dimanche 26 janvier 2020

"Ces animaux ont certainement l'instinct de la circulation" (Paul Marie Lenoir, à propos des ânes du Caire)

ânier du Caire - photo de G. Lekegian, 1880

"À âne, Messieurs ! à âne ! ! ! Et comme dans un rêve japonais, nous étions tous à âne avant d'avoir eu le temps de savoir pourquoi. Et dans ce songe d'opium, sans pouvoir ni vouloir opposer la moindre résistance, nous étions emportés à fond de train dans une direction que Adha Anna, notre drogman provisoire, connaissait seul. 
Lancés comme dans un tourbillon humain, nous avions à peine conscience de notre situation fantastique ; un vacarme infernal nous mettait dans l'impossibilité de nous appeler ni de nous entendre les uns les autres, et la petite bande tenait la corde dans cette course effrénée, où les traînards pouvaient être considérés comme des hommes à la mer. 
"Chmâlak ! Veminak ! Reglak !" hurlaient à l'envi les petits conducteurs de nos montures, heureux de notre ébahissement, de nos terreurs, et voulant s'assurer notre pratique par les qualités incomparables de vitesse qu'ils savaient activer à coups de bâton chez les moins bien partagés de nos coursiers. 
Enfin, après avoir avalé en une heure plus de poussière que dans tout un déménagement, nous commencions à nous apercevoir de loin en loin et à constater qu'il n'y avait pas encore eu de victimes. Nous avions quitté la route de Choubra, et le tumulte des cavaliers, des dromadaires, des voitures et des passants commençait à se calmer un peu. Des calèches d'un à huit ressorts allaient au grand trot, précédées de coureurs aux riches costumes ; en cet endroit plus aristocratique, l'édilité avait prudemment supprimé la circulation des chameaux, qui, attachés en procession, compliquent horriblement le libre parcours des avenues. Vingt fois, dans notre course furibonde, je me voyais accroché par l'une de ces cathédrales mouvantes, à qui le milieu de la rue appartient ; vingt fois mon âne merveilleux sut les éviter, car un choc eût été terrible pour lui comme pour moi. Ces animaux ont certainement l'instinct de la circulation. L'Ezbekyèh, tel était le lieu enchanteur où nous pûmes enfin modérer un peu notre allure. Nous étions sur le boulevard des Italiens de l'endroit, et nous nous devions à nous-mêmes une cavalcade moins apocalyptique. 
L'âne joue un rôle trop important dans la vie au Caire et dans tout l'Orient, pour qu'il ne mérite pas les honneurs d'une digression zoologique. 
D'abord, mon âne n'était pas un âne ; c'était, à proprement parler, ce que l'on nomme en Égypte le bourriquot du Caire, quadrupède d'une nature toute spéciale et qui ne saurait se confondre avec la bête de somme, l'âne vulgaire. 
Le bourriquot du Caire est aussi vif, aussi adroit, aussi intelligent et aussi infatigable que ses frères de Montmorency sont vicieux, paresseux et têtus. 
L'âne n'est pas seulement le premier ami que l'on se fait en Orient, c'est aussi la meilleure paire de chaussures ; on n'use ses bottes qu'en les mettant sous son lit. Toujours à âne, à cheval ou à dromadaire, les clients de saint Crépin font ici de fortes économies de semelles. Nous vécûmes à âne pendant toute notre expédition dans la province du Fayoum, de même que nous vécûmes à dromadaire pendant nos deux mois de désert au Sinaï et à Pétra."


extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérôme, par Paul Marie Lenoir (1843-1881), artiste français

samedi 25 janvier 2020

"Dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx", par Louis Bertrand

dessin de Miner Kilbourne Kellogg (1814-1889)

"... sous ce ciel opaque, étouffé de chaleur, où pas une scintillation ne palpite, dans le gris indistinct qui m'environne, je songe à une nuit d'étoiles contemplée, quelques jours auparavant, dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx, nuit de velours et d’or, nuit limpide comme un autre azur, nuit merveilleuse, auprès de laquelle pâlissent, dans mes souvenirs, mes plus belles nuits africaines.
Il n’y avait pas un être humain, ce soir-là, dans la cuvette sablonneuse où le colosse est à demi enlisé. Derrière lui, le triangle formidable de la pyramide de Khéphren tombait d’une chute écrasante, comme perpendiculaire ; et, derrière Khéphrem, se haussaient les crêtes du désert lybique, hérissées de pierres tranchantes, qui se découpaient en dents de scie sur un ciel vert, teinté de nacre. C’était la solitude de la haute mer, le silence accablant des espaces désertiques.

D'abord, la masse du Sphinx s’ébaucha confusément dans la noirceur de la pyramide prochaine. Une lune orangée montait, toute gonflée, sous un voile de nuages blancs. Et ce fut l'ascension lente du globe vermeil. Peu à peu, la tête du colosse émergea de l’ombre, s'éclaira vaguement. Le profil se dégageait, lourd profil de nègre aux narines aplaties, à l’expression bestiale. Puis l’ovale du visage resplendit, si baigné de clarté que ses affreuses mutilations disparaissaient dans le rayonnement total, et, bientôt, sous la splendeur lunaire, la lourde face fut un pur miroir dressé vers les astres.
La croupe repliée du monstre, comme écrasée sous le poids de Khéphrem, semblait se perdre au loin, dans les profondeurs des sables. Mais la tête victorieuse se levait, d'un puissant effort, vers les étoiles. Et l'on aurait dit la tête de la planète Terre, haletant sous sa charge de montagnes, de peuples et de cités, et traînant derrière elle ses continents et ses océans inconnus, parmi tous les embrasements et tous les éblouissements stellaires."


extrait de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française

vendredi 24 janvier 2020

Conseils aux archéologues qui souhaitent faire des fouilles en Thébaïde, par Jean-Jacques Rifaud

vendeur de momies, par Félix Bonfils, circa 1875

"Le voyageur qui vient à Thèbes, et particulièrement à Qournah, pour faire des recherches archéologiques, doit s'attendre à y rencontrer bon nombre de difficultés de la part des habitants. Ces gens semblent avoir dans l'idée que le monopole des objets d'antiquité est leur patrimoine ; aussi ne manquent-ils jamais de regarder d'un oeil jaloux les Européens qui viennent remuer, par eux-mêmes, le sol dont ils ont en quelque sorte usurpé la propriété. C'est inutilement qu'on leur demande des renseignements. S'ils vous voient commencer quelques tentatives, ils cherchent à vous prouver qu'elles sont mal conçues, ou qu'elles ne portent que sur des terrains déjà déblayés et remués cent fois. 

À l'arrivée d'un étranger soupçonné de vouloir faire des fouilles, ils interrompent celles qu'ils avaient commencées eux-mêmes ; ils profitent de l'obscurité de la nuit pour aller masquer avec de la terre l'entrée des hypogées qui promettaient d'heureux résultats, ou s'ils en laissent qui soient d'une découverte facile, on est certain d'y apercevoir d'abord des débris de momies, et tous les signes les plus manifestes d'une entière dévastation. Celui qui céderait à des conseils intéressés et se découragerait sur des apparences trompeuses et adroitement préparées, aurait certainement abordé d'une manière peu digne de l'intérêt qu'il est en droit d'exciter le champ de la Thébaïde le plus riche en antiquités, et n'emporterait qu'une idée erronée de ses vastes et nombreuses catacombes. 
Les Arabes ou fellahs de Qournah habitent à l'entrée des hypogées ; et c'est dans les recoins de leurs profonds compartiments que sont cachées leurs collections d'antiquités. L'exhibition de ces collections se fait pièce à pièce, lorsqu'il se présente des acheteurs d'Europe. Les hommes ont leurs collections distinctes de celles des femmes ; la même collection appartient quelquefois à plusieurs Arabes associés. Le nombre de ces marchands d'antiquités n'est pas très considérable ; et ils passent pour les plus riches d'entre les fellahs, surtout depuis les visites fréquentes qu'ils ont reçues des Européens à partir de 1816."

extrait de Tableau de l'Égypte, de la Nubie et des lieux circonvoisins ; ou Itinéraire à l'usage des voyageurs qui visitent ces contrées, 1830, par Jean-Jacques Rifaud (1786-1852), membre de l'Académie royale de Marseille, de la Société Statistique de la même ville, de la Société de Géographie de Paris et de la Société Asiatique ; membre correspondant de la Société royale des Antiquaires de France, et membre correspondant de l'Académie de Nantes. Grand voyageur, passionné de fouilles archéologiques, il séjourna en Égypte treize années.

jeudi 23 janvier 2020

"Regarder défiler les rives comme dans un rêve" (Samuel Manning, voyageant vers la Haute-Égypte en dahabiyeh)

illustration extraite de l'ouvrage de Samuel Manning

"Les phénomènes atmosphériques sont aussi très variés et très remarquables. Il n'y a cependant pas de temps dans la vallée du Nil. Au début du voyage, nous disons encore par habitude : "Belle matinée, soirée splendide !", mais peu à peu, nous nous apercevons qu'en Égypte les jours se suivent et se ressemblent. Les remarques intéressantes et originales sur le temps, qui, en Europe, forment si souvent le thème des conversations, seraient ridicules et déplacées en ce pays où la pluie est presque un prodige. Au commencement du printemps, l'apparition désagréable du khamsin pourrait, à la rigueur, fournir un sujet d'entretien. C'est un vent brûlant, desséchant, chargé de fines parcelles d'une poussière qui pénètre partout, remplit les yeux et les oreilles, irrite la peau et donne une impression de malaise extrême. On n'aperçoit les objets qu'à travers un brouillard livide. Les sables du désert se soulèvent en tourbillons qui courent à la surface du sol, puis se dissipent. Sur le fleuve, le khamsin n'est que désagréable ; dans le désert, il devient dangereux. On assure que des caravanes entières ont péri sous le sable amoncelé. À part ce changement atmosphérique, les jours se ressemblent.
Mais quelles variations dans la même journée ! Les matinées sont délicieuses, d'une pureté, d'une fraîcheur et d'une transparence sans égales ; vers midi, toutes les couleurs disparaissent : le paysage est inondé d'une lumière blanche, aveuglante. Même alors, il est doux d'être étendu sur le pont, à l'ombre du tendelet, et livré à la plus délicieuse indolence, d'écouter le clapotement de l'eau le long de la dahabiyèh, de regarder défiler les rives comme dans un rêve. Le soir vient : les couleurs reparaissent et étincellent dans l'embrasement du soleil couchant. Les montagnes se teintent de reflets pourprés. Les rouges et les gris des grès, des granits et des calcaires des berges contrastent admirablement avec le jaune foncé du désert, le vert des rives et le bleu du fleuve, et forment des combinaisons et des oppositions de couleurs merveilleuses. Un crépuscule grisâtre suit immédiatement le coucher du soleil.
Quelques minutes s'écoulent, et un reflet rose tendre envahit la terre et le ciel. Je n'ai jamais vu d'effet de couleur plus féerique. Au lever et au coucher du soleil, les cimes neigeuses des Alpes se colorent d'un rose semblable ; mais l'Égypte a ceci de particulier, que la lumière et la coloration reparaissent après un intervalle de gris pâle, comme lorsque la vie revient dans un corps , et que le phénomène est commun à tout le pays. Je n'ai vu nulle part l'explication de ce splendide phénomène ; je l'attribue, dans mon ignorance, à la réflexion et à la réfraction des rayons du soleil couchant par les sables du désert libyque. Puis la nuit tombe ; et quelle nuit ! Les étoiles brillent avec une intensité inouïe telle que j'ai vu une ombre distincte formée par la planète Jupiter, et que j'ai pu apercevoir ses satellites avec des jumelles ordinaires. Orion étincelait splendidement. Je ne puis dire dans laquelle de ses phases la lune était la plus belle.
Une étroite bande de végétation, de quelques kilomètres de large, borde le fleuve ; au delà, c'est le désert. Les montagnes se retirent quelquefois à de grandes distances ; d'autres fois elles descendent jusqu'au fleuve, formant des falaises hardies souvent couronnées par un couvent copte."


extrait de La terre des Pharaons : Égypte et Sinaï, 1890, par Samuel Manning (1822-1881), ministre baptiste ; traduit librement de l'anglais par E. Dadre

mercredi 22 janvier 2020

"Il y avait dans leurs contours quelque chose qui dénotait la vie" (Enrique Gómez Carrillo, à propos des Colosses de Memnon)

Photoglob Co. Date : 1890

"Oh ! l'extraordinaire, l'invraisemblable magie des nuances dans ces soirs thébains, au pied de ces montagnes qui semblent des décors de théâtre !... Dans la plaine, les sanctuaires en ruines s'animent avec des illuminations de féerie. Le soleil pénètre entre les colonnes et constelle les plafonds d'étoiles d'or. Parfois, un seul pilastre offre toute une gamme de nuances, grâce aux tons rosés de son chapiteau et aux douceurs violacées de son socle. Les figures polychromes des murs s'animent sous les agitations irisées des rayons légers du soleil, que l'on dirait tamisés par des voiles d'améthyste et de rubis. Dans les angles intérieurs, où la pénombre triomphe de la clarté dans leur lutte de demi-teintes, les pierres se couvrent de mystérieuses taches phosphorescentes. Mais, dès que nous nous approchons des vastes espaces libres, les colonnes et les plafonds se baignent dans de délicieuses lueurs. À chaque moment, une de ces figures de carmin, qui perpétuent dans les vestibules la grâce svelte des princesses lointaines, s'étire comme une flamme. Dans l'atmosphère diaphane, il n'y a pas un détail qui ne s'anime, pas une ligne qui n'apparaisse en pleine valeur, pas un relief qui ne palpite.
Et plus encore que les merveilles intimes des temples, leurs grandes masses extérieures nous impressionnent. Le soir, particulièrement, les silhouettes monumentales, baignées dans le crépuscule, se détachent avec une majesté fabuleuse. Tout est disposé avec un art suprême à l'endroit qui lui convient le mieux. 

Hier, comme nous revenions de Medinet Habou, deux gigantesques apparitions sortirent à notre rencontre. Enveloppées de l'ombre de la nuit tombante, elles semblaient les gardiens nocturnes du désert. On ne voyait ni leurs visages, ni leurs bras, ni leurs torses. C'étaient deux masses énormes, fantomatiques et informes. Mais il y avait dans leurs contours quelque chose qui dénotait la vie. "Les colosses de Memnon", murmura mon guide. Je m'arrêtai pour frissonner longuement devant eux du frisson du surhumain. Et, tandis que je me taisais, mon compagnon me narrait l'histoire de l'humble scribe d'Atribis qui, élevé au rang de ministre par Aménothès III, fit sculpter les deux terribles monolithes. "Ce fut, murmure-t-il, un grand plébéien, fils d'un cordonnier et qui, à force d'intrigues, se fit diviniser."
Que sont les hommes et leurs préjugés de caste et leur orgueil de race, à côté de cette humanité de granit ? Le champ interminable des tombes s'étend à nos pieds. Cent civilisations gisent sous cette terre. De ce qui fut vie, mouvement, agitation, amour, seule, l'image subsiste, dans les bas-reliefs des hypogées. Par contre, les géants de calcaire sont toujours là, aussi jeunes qu'au premier jour où ils apparurent au monde épouvanté. La véritable idée de l'Égypte antique se trouve dans ces masses surhumaines. Devant les colonnades de Karnak, devant les Ramsès de Louxor, devant les colosses de la plaine de Thèbes, la formidable grandeur de la plus ancienne civilisation surgit. Là, les sensations légères qui, au musée du Caire, au milieu des tout petits meubles, des visages mutins et des humbles bijoux, nous font évoquer les siècles des Pharaons les plus illustres comme des époques aussi dépourvues de grandeur que la nôtre, s'évanouissent dans une atmosphère de divines énormités. À l'ombre de ces murs fantastiques, ce n'est pas la vie réelle d'il y a trois mille ans qui apparaît à notre vue, mais l'existence hiératique de ces dynasties de dieux et de rois qui, dans le secret des sanctuaires, arrivaient à confondre mystérieusement leurs grandeurs."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

mardi 21 janvier 2020

Une séance chez le barbier et le tailleur, avant de visiter le Caire, par Adrien Dauzats - Alexandre Dumas

illustration d'Adrien Dauzats

"Le barbier se plaça sur une chaise et me fit asseoir à terre. Puis il tira de sa ceinture un petit instrument de fer que je reconnus pour un rasoir en le lui voyant frotter sur la paume de la main. L'idée que cette espèce de scie allait me courir sur la tête me fit dresser les cheveux, mais presque aussitôt je me trouvai le front pris entre les genoux de mon adversaire, comme dans un étau, et je compris que ce qu'il y avait de mieux à faire était de ne pas bouger. En effet, je sentis courir successivement sur toutes les parties de mon crâne ce petit morceau de fer si méprisé, avec une douceur, une adresse et un velouté qui m'allèrent à l'âme. Au bout de cinq minutes, le barbier desserra les jambes, je relevai le front, j'entendis tout le monde rire ; je me regardai dans une glace, j'étais complètement rasé, et sur tout le crâne il ne me restait de ma chevelure que cette charmante teinte bleuâtre qui décore le menton à la suite des barbes bien faites. J'étais stupéfait de cette promptitude ; puis je ne m'étais jamais vu ainsi, et j'avais quelque peine à me reconnaître. Je cherchai, au-dessus de la bosse de la théosophie, la mèche par laquelle l'ange Gabriel enlève les musulmans au ciel, elle n'y était même pas. Je crus que j'avais le droit de la réclamer ; mais, au premier mot que j'en dis, le barbier me répondit que cet ornement n'était adopté que par une secte dissidente, peu vénérée parmi les autres à cause de l'irrégularité de ses mœurs. Je l'arrêtai au milieu de sa phrase en l'assurant que 
j'avais à cœur de n'appartenir qu'à une secte parfaitement pure, attendu que mes mœurs avaient toujours été, en Europe, l'objet de l'admiration générale. 
Ce point accordé, je passai sans regret entre les mains du tailleur, qui commença par mettre sur ma tête rase une calotte blanche, sur cette calotte blanche un tarbouch rouge, et sur le tarbouch un châle roulé, qui me transformait presque en vrai croyant.
On me passa ensuite ma robe et mon abbaye ; la taille, comme la tête, fut serrée avec un châle, et dans ce châle, auquel je suspendis fièrement un sabre, je passai un poignard, des crayons, du papier et de la mie de pain. Dans cet accoutrement, qui ne me faisait pas un pli sur le corps, mon tailleur m'assura que je pouvais me présenter partout. Je n'en fis aucun doute ; aussi attendis-je avec la plus grande impatience, et comme un acteur qui va entrer en scène, que le travestissement de mes compagnons fût opéré. Il leur fallut, à leur tour, subir sous mes yeux l'opération que j'avais subie sous les leurs ; et décidément, ce n'était point encore moi qui avais la plus drôle de tête. Enfin, la toilette achevée, nous descendîmes l'escalier, nous franchîmes le seuil de la porte et nous débutâmes.
J'étais assez embarrassé de ma personne : mon front était alourdi par mon turban ; les plis de ma robe et de mon manteau embarrassaient ma marche ; mes babouches et mes pieds, encore mal habitués l'un à l'autre, éprouvaient de fréquentes solutions de continuité. Mohammed marchait sur nos flancs, marquant le pas avec les mots : Doucement, doucement. Enfin, lorsque la pétulance française fut un peu calmée, qu'un peu plus de lenteur cadencée nous eut permis d'observer le balancement du corps nécessaire pour donner la grâce arabe à notre allure, tout alla pour le mieux. En somme, ce costume, parfaitement approprié au climat, est infiniment plus commode que le nôtre, en ce qu'il ne serre que la taille et laisse toutes les articulations parfaitement libres. Quant au turban, il forme autour de la tête une espèce de muraille à l'aide de laquelle celle-ci transpire à son aise, sans que le reste du corps ait à s'en inquiéter, ce qui ne laisse pas que d'être fort satisfaisant.
Une demi-heure passée à nous mahométaniser, nous commençâmes nos investigations."



extrait de Quinze jours au Sinaï, 1841, par Alexandre Dumas (1802-1870), romancier, dramaturge et écrivain français, et Adrien Dauzats (1804-1868)

 "Ce récit de voyage, genre que Dumas a souvent pratiqué, fait pourtant exception: le narrateur n'y est pas l'auteur, mais Adrien Dauzats (1804-1868), ami fidèle de Dumas, peintre et grand voyageur de son temps. Dumas n'est pas allé en Egypte, mais a rédigé d'après les notes de voyage de Dauzats, avec qui il signe le texte. Ce n'est donc pas lui-même que Dumas met pour une fois en scène dans ce voyage, et le récit y gagne à notre avis en sobriété et en précision. Malgré cela, on y retrouve le style si particulier à l'auteur, quelques traits d'humour de sa facture, et son intérêt pour les batailles, croisade de Saint-Louis ou campagne d'Egypte de Bonaparte. Ibrahim Pacha aurait même dit que Dumas était «un des hommes qui avaient le mieux vu l'Egypte»!" (http://www.dumaspere.com/)

lundi 20 janvier 2020

La "nostalgie", la "leçon" du désert d'Égypte, par Fernand Leprette

photo de Brian Christensen


"On résiste mal à l'appel du désert. Il y a un instant, vous rouliez dans la cohue des souks, entre des maisons qui cachaient le ciel. Des passants, des ânes, des taxis, des autobus vous rejetaient sans cesse jusque sous la griffe
des marchands, jusque dans le pavillon braillard de leurs
phonographes. Avec ses voiles de couleur, ses parfums brutaux, ses cris, le souk vous possédait. Et maintenant, vous venez de franchir une frontière, vous abordez dans une autre planète. Encore un quart d’heure de marche et vous voilà perdu dans une solitude sans nom. Un vent vif vous nettoie la face, vous emplit d’une griserie aussi prompte mais plus légère que la brise marine. Extra dry. Vous tournez la tête : il a suffi d’une bien faible colline pour vous cacher la vallée, pour que vous soyez au centre d’un univers singulièrement dépouillé où ne règnent plus que le sable, l'air et le feu. Vous rattachant au cosmos, il vous rend tout de suite le juste sentiment de votre être, de la pureté et de la grandeur. L'agitation citadine vous paraît incompréhensible. Ses colifichets vous font sourire. Vous avancez dans un silence que rien ne trouble, comme primordial, à travers une étendue qui, sans nul souci de vous, se livre à des jeux subtils d'ombre et de lumière, à d'imperceptibles glissements de formes, où tout change et demeure éternel. Personne ? Mais si. Au revers d'une dune et faisant quasi corps avec elle, une tente basse te rapiécée fume. Un bédouin fier vous évalue. Il connaît les tourbillons du khamsin, l'interminable marche sous un soleil fulgurant, il sait le prix de l’eau, le prix de l’indépendance, que Dieu est grand, que le monde est un, où qu’il faille transporter sa tente. 
Il suffit. Vous pouvez retourner dans la vallée, à l'ombre des villes, parmi les hommes. Jamais les tons verts qui nuancent les champs ne vous auront paru plus frais si l'on est en décembre. Jamais l’étain du Nil n’aura rayonné pareille douceur. Peut-être, pour vous faire honneur, le soleil couchant tendra-t-il derrière votre marche, et au-dessous d’un horizon lavé de jade, la plus somptueuse des pourpres cardinalices. De nouveau, l’oasis vous accueille, vous invite au charnel déduit. Ô paradis ! Mais quoi ! Vos pas sonnent sur le trottoir d’une cité d’où vous êtes absent. L’éblouissement doré des étendues de sable continue de vous environner. Et, lorsqu’enfin vous vous éveillez, cette petite foule qui se presse ou se dandine sur le trottoir vous inspire quelque mépris. Vous avez beau respirer profondément en bombant la poitrine, et faire peser vos souliers sur le sol, vous vous sentez comme humilié, vous souffrez d’un manque. La nostalgie du désert n’est point près de vous lâcher. Vous n’êtes point près d'oublier sa leçon.
Sous sa monotonie apparente, et malgré sa stérilité, le désert enseigne la grandeur. Il vous refuse les plaisirs trop faciles, les gâteries et même le simple confort. Il est sans complaisance pour votre teint, pour la plante de vos pieds, pour votre fatigue. Il impose la frugalité. Il ne fait jouer que pour ceux qui en sont dignes des nuances comparables aux plus abstraites spéculations mathématiques. Il ternit tout éclat emprunté. Il détache des faux biens. Au bout d'une heure, il ne vous laisse, pour toute richesse, que votre souffle, vos muscles et votre âme. Il éveille en vous un sens planétaire, cosmique. Dans le pur silence de l'étendue sans limites, on comprend que des hommes y soient venus pour se rapprocher de Dieu. Il rend de la noblesse au loisir. Il desserre les contraintes sociales et, parfois, les abolit, comme le temps. La mort y paraît une chose très simple, qui serait dans l’ordre, contre quoi l’on se défendra, à coups de fusil, s’il le faut, de toutes ses forces, qu’on saura également accueillir en souriant. 
Pour l'Égypte, le désert est le cadre qui fait valoir la fécondité du noir limon, le visage de la vallée. C’est aussi une menace et une protection. Il défend à l’homme de la vallée de s’amollir dans trop de confort et de bien-être, de mordre trop goulûment aux biens et aux jouissances terrestres. Il lui rappelle que demain tout peut lui être ravi, qu'il doit sans cesse être prêt à la lutte en même temps qu'à la résignation. Voilà ce que dit le maigre Bédouin qui veille en sentinelle, le fusil en bandoulière à crête des dunes. Voilà ce que, peut-être, il faut lire sur le visage à demi rongé de cette autre sentinelle accroupie au bord des sables, le Sphinx."



extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte