mercredi 29 janvier 2020

"Monsieur Legrain... dans son domaine de Karnak", par René Delaporte

"le seul béret blanc vu dans ce pays"

"Il faut regarder Karnak comme le plus bel amas de ruines qui se puisse voir dans ce voyage. On peut en admirer la masse imposante, frappant l'esprit par sa grandeur et l'entassement de ses matériaux. Il faut le voir aussi pour les travaux de restauration dont il est l'objet et du déblaiement complet, oeuvre de Monsieur Legrain.
Vous connaissez Monsieur Legrain, nous l'avons rencontré ensemble à Saqqarah. Signe particulier, porte le seul béret blanc vu dans ce pays.
Pendant mon séjour à Louqsor, j'eus l'occasion de le voir souvent. Il est de ces personnes dont on se fait un camarade d'abord, mais qui ne tardent pas à être bientôt de vos amis.
Avant son arrivée dans son domaine de Karnak, (c'est son empire à lui, ce temple qu'il déblaie et qu'il remet debout), j'avais vu les 
nombreux travaux de restauration, j'en avais admiré l'exécution et la reconstitution, particulièrement à l'un des pylônes de la salle hypostyle et au petit temple de Ramsès III. J'avais admiré ce travail parfois dangereux sans savoir que l'ami Legrain en était le directeur.
Son arrivée me permit d'éclaircir beaucoup de points obscurs. Il m'expliquait les procédés, les moyens d'exécution. Il me montrait le plan tracé pour cet hiver-ci. Pour les travaux, il a une dizaine de mille francs à sa disposition, produit de la taxe payée par les touristes. Aucun ne la regrettera après avoir vu Karnak. Avec cette modique somme, il déblaie tous les ans le temple et le restaure, en partie. Il reste encore beaucoup à faire, la consolidation complète de la salle hypostyle, le déblaiement de la grande cour, la reconstitution des salles de cariatides ou des dix-huit colonnes et des appartements en granit, etc.
Certes, voilà beaucoup de travail, mais avec un peu plus d'argent, un homme comme le restaurateur de Karnak mènera vite, à bonne fin, cette oeuvre qui parait colossale.
À bonne fin, ai-je dit. À très bonne fin, car pour arriver à cela, et au but exposé, il faut y mettre du goût, de la science et l'amour de ce 
que l'on entreprend. Tout cela, M. Legrain le met dans son oeuvre Karnak, c'est un peu sa chose, son lui-même, une partie de son coeur et de son esprit.
Quels touristes n'ont pas vu ce Monsieur en béret blanc parlant très bien l'arabe, dirigeant son petit monde de 200 à 300 ouvriers, hommes et enfants (un capitaine en commande moins). Il faut le voir se mettant en plein danger quand il y en a, afin de forcer ses hommes à rester à leur poste. Quiconque a pu suivre les travaux, verra que l'on ne chôme pas, du reste tout le monde peut voir le déblaiement. Tout s'y fait au grand jour sans crainte de la critique, car celle-ci ne peut attaquer que le mal et ce n'est pas le cas.
Après ce travail de la journée, c'est le classement et la numération de ce qui a été découvert afin de retrouver les statuettes que le feu d'un vandalisme peu pardonnable a réduites en morceaux. Ce sont des problèmes à résoudre pour la reconsolidation de pierres se tenant en équilibre par des prodiges de la statique ; c'est l'enregistrement et la comptabilité.
Qu'importe la besogne, au jeune directeur des travaux, car c'est sa passion à lui, cette oeuvre, passion qui n'est pourtant pas assez
forte pour en effacer une autre que de beaux yeux ont allumée et pour laquelle nous lui souhaitons tout le bonheur possible. Avec la rose choisie dans le grand jardin humain pour être la compagne de sa vie, nous verrons bientôt fleurir le buisson de sa descendance et se ramifier à lui-même comme l'arbre généalogique des Ramsès."

extrait de Dans la Haute-Égypte, 1898, par René Delaporte, ex-chargé de missions du ministère du Commerce, auteur d'un recueil de poésies sous le pseudonyme Henry Mercq

"Le Nil est large, tranquille. Il a une majesté sereine qui impose." (Louis Malosse)

photo datée de 1870 - auteur non mentionné
"Elles glissent doucement comme de grands oiseaux blancs..."


"L'Égypte, dit un dicton populaire, est le territoire que l'inondation atteint. Elle n'existerait pas en effet sans le fleuve qui, aux quatre mois d'été, se déverse sur elle et l’enrichit. (...)
L'impression est saisissante quand on s'éloigne de la rive, quand on remonte le fleuve entre ses bords verdoyants, quand on s'éloigne du fouillis de minarets qu'est le Caire, quand on se sent porté sur ces eaux sacrées vers le libre espace. Le Nil est large, tranquille. Il a une majesté sereine qui impose, qui fait comprendre que des populations l'aient tenu pour une divinité.
Plutarque rapporte que rien n'était aussi vénéré chez les Égyptiens que le Nil. Ils croient, dit-il, que son eau engraisse et donne un embonpoint extraordinaire. Aussi éloignent-ils de lui le bœuf Apis. Ils veulent que le corps, enveloppe de l’âme, soit leste et dégagé, qu'il ne la surcharge pas, ne l’écrase pas, que l'élément mortel n'ait aucune prépondérance par laquelle le principe divin soit étouffé.
Tel le Nil apparaît dans la première heure avec son escorte de palmiers, de huttes de terre, de fellahs profilant leur silhouette sur le ciel bleu au sommet d'un monticule, tel il apparaîtra aux heures suivantes jusqu'au terme du voyage, serpentant entre les deux chaînes rocheuses qui l'enserrent, l'emprisonnent et sont les remparts du désert contre ses flots : la chaîne libyque du côté du couchant, la chaîne arabique vers l'Orient.
Il s’en va, aimant les courbes, les sinuosités, jetant un perpétuel défi à la ligne droite. Il baigne des champs de luzerne ou de blé, des villages où grouille une masse indigène, des ruines du passé. Il est impétueux ou calme. Mais toujours, de chaque côté, c'est un éternel défilé de bandes de terre vertes entrecoupées de bosquets de palmiers, de cabanes faites de ce même limon mélangé à de la paille, de terrains arides, et encore des palmiers poussés le plus souvent obliquement sous lesquels s'abritent encore des fellahs dans leurs huttes misérables. Cette monotonie des choses qui passent n’ennuie pas, ne lasse jamais. Du premier jour au dernier, l'œil suit sans fatigue ces terres qui viennent, vont et disparaissent. Les spectacles, toujours les mêmes en apparence, sont d'une variété infinie en réalité. Ils deviennent familiers à l'esprit, sont bientôt les compagnons inséparables du recueillement qu'inspirent la grande sérénité de cette nature et l'isolement dans lequel on se trouve. On se plaît à les voir chaque matin, à vivre avec eux dans la journée, à les laisser s'obscurcir et se voiler à l'heure du repos.
Comme le ciel a ses étoiles pour faire rêver le voyageur, l'air ses vols d'oiseaux pour distraire ses yeux, le Nil a ses barques aux grandes voiles latines triangulaires pour charmer ses pensées, les faire aller à la dérive comme elles. Elles sillonnent le fleuve par centaines, par milliers, poussées par le vent qui gonfle leurs toiles. Leur défilé ne s'arrête jamais. Elles sont comme les flots du Nil. Il en vient toujours, toujours. À chaque détour du fleuve, il en apparaît de nouvelles. Il semble que bien loin, bien loin, dans des régions inexplorées, il y ait des sources inconnues qui en envoient sans cesse, qui ne tarissent jamais. Elles sont les hôtes de ce fleuve qui les aime et qui les porte à leur but. Elles glissent doucement comme de grands oiseaux blancs qui voleraient à la surface, qui se laisseraient emporter sans crainte, avec une heureuse quiétude. Elles sont comme les esprits familiers de ce vieux Nil qui a assisté à tant de mystères, qui a vu passer tant de religions, tant de races, tant de conquérants, qui a vu déchoir tant d’empires."

extrait de Impressions d'Égypte, par Louis Malosse (1870-1896), homme de lettres et journaliste

mardi 28 janvier 2020

Les "précieuses qualités" du dromadaire, dans le désert égyptien, par Charles de Pardieu

chameliers du Sinaï, par Pascal Sébah



"Le 1er octobre 1849, nous étions sur pied de bon matin. Il s'agissait d'organiser sur les chameaux, l’arrimage de tout notre butin. Nous jetâmes d’abord un coup d'œil sur les animaux intéressants qui devaient être nos compagnons de route pendant trois semaines. Nos huit chameaux étaient paisiblement accroupis sur la terre, étendant au bout de leurs longs cous une petite tête à figure béate. Huit Arabes étaient là, au milieu du monceau de bagages, criant, gesticulant, faisant un bruit tel qu’on aurait cru qu'ils allaient en venir aux mains.
Mahmoud se multipliait ; il activait le chargement, et trouvait avec intelligence la place pour chaque objet. Le premier chargement est toujours très long ; il faut arriver à se reconnaître au milieu de tout cela, et choisir le meilleur arrimage. Enfin à huit heures, chaque chose avait trouvé sa place, et nos bêtes étaient chargées.
On nous avait fait bien des histoires sur le genre de monture que nous allions employer. Il fallait, nous avaient dit quelques personnes, prendre beaucoup de précautions, et s'assurer si le chameau n'était pas difficile à monter, ce qui aurait pu entraîner des chutes dangereuses, du haut de ce grand animal. Il fallait aussi, disait-on, faire bien attention pour se tenir, lorsque le dromadaire s'agenouillait où se relevait ; car on risquait d'être jeté par dessus le cou. Enfin on nous avait signalé le mouvement de la marche, comme très fatigant. Nous ne voulûmes donc pas monter en ville, et nous partîmes à pied pour attendre notre caravane au dehors, ne nous souciant pas de donner aux curieux le spectacle de notre inexpérience.

Pauvres dromadaires, comme on vous avait calomniés ! C'est l'animal le plus paisible de la création ; j'en a vu beaucoup, et pas un qui ne fût doux comme un agneau. Quant à l'ascension, c’est la chose du monde la plus simple. On tire en bas la longe du licou du dromadaire, en accompagnant ce mouvement du cri ordinaire aux chameliers "Krrr !". Il s'agenouille alors, et l'on n’a plus qu'à enjamber sur la selle. Lorsqu'il se relève, il suffit de poser légèrement la main sur l'arçon ; on est enlevé en l’air, tout naturellement.

Le chameau est très obéissant, se conduit très bien, en portant la longe à droite ou à gauche, et par des appels de langue. La selle est un arçon maintenu par des cordes sur la bosse de l'animal, et muni à l'avant et à l'arrière d’une pointe en bois destinée à maintenir le cavalier, et à accrocher divers objets. Sur cet arçon, on place des couvertures, des manteaux, des besaces et des sacs de fèves. On s’assied là dessus, les jambes croisées sur le cou de la monture. Nous avions fait adapter à la selle des étriers, de manière à pouvoir changer de position, sans fatigue. On peut ainsi s’asseoir devant, de côté, se placer commodément, lire, fumer ; on est enfin parfaitement à son aise.
La marche du dromadaire imprime au corps un mouvement de balancement d'avant en arrière, auquel on s'habitue bien vite, et qui n’a rien de fatigant. Quand on veut descendre, on fait agenouiller l'animal. Ce mouvement se fait lentement ; on dirait une charnière rouillée. Il fléchit d’abord les jambes de devant, et tombe sur les genoux ; il en fait ensuite autant des jambes de derrière, et enfin un troisième mouvement de la masse en avant le fait asseoir. On n’a alors qu'à passer la jambe, et à mettre pied à terre. (...)
Le chameau a été réellement créé pour le désert ; aussi l'appelle-t-on le vaisseau du désert. Fort et patient, il porte des fardeaux considérables et marche ainsi chargé jusqu'à ce qu'il tombe mort de fatigue. Au reste, lorsque la charge dépasse ses forces, il ne peut se relever, et alors reste agenouillé. D'une grande sobriété, supportant la soif et la faim, c'est le seul animal qui puisse vivre dans ce pays essentiellement aride. Il peut rester sans boire pendant huit jours ; et, pour nourriture, se contente d'une poignée de fèves et de quelques broussailles qu'il broie avec ses dures molaires. Ses pieds sont larges, garnis d'une épaisse couche graisseuse, doublée par une membrane flexible, mais dure et résistante, qui le soutient sur les sables mouvants, et lui permet de marcher dans les roches les plus âpres sans se blesser. La sécheresse de ses formes anguleuses et montueuses, la placidité majestueuse de sa marche, l'expression sérieuse et douce de cette tête emmanchée au bout d'un long cou d'autruche, lui donne une certaine harmonie avec le désert aride et silencieux, pour lequel il a été destiné. C'est un bon animal, dont j'apprécie les précieuses qualités, et pour lequel mon estime augmentait à mesure que je vivais avec lui."

extrait de Excursion en Orient : l'Égypte, le mont Sinaï, l'Arabie, la Palestine, la Syrie, le Liban, 1851, par Charles-Louis-Étienne, comte de Pardieu (1811-1881) 

lundi 27 janvier 2020

Les "mille et un Ali Baba" du Caire, par Paul Marie Lenoir

la rue du Mouski, par Eugène Baugnies (1842-1891) 

"Le Mouski, tel est le nom de la première rue qui se présenta devant nous, véritable type de ce que l'on peut rencontrer au Caire de plus animé et de plus brillant ; cette rue immense, ou plutôt cette véritable avenue couverte, résume d'une façon complète et admirable toute la circulation des rues orientales dans ce qu'elles ont de plus vivant et de plus pittoresque : boutiques interminables et encombrées des marchandises les plus extraordinaires par leur variété et leur profusion ; boucheries, cafés, coiffeurs, fabricants de babouches, antiquaires et cuisines en plein vent, tout se suit dans l'ordre le plus imprévu, et emprunte à son voisinage disparate un nouveau cachet de bizarrerie. 
Ce ne sont partout que caisses ouvertes ou à moitié chavirées dans la rue pour attirer le chaland. 
Faire marcher l'amateur sur la marchandise pour le forcer à mettre l'article en main, tel est le problème industriel admirablement résolu par le commun de ces mille et un Ali-Baba. 
Depuis le vieux Juif à lunettes qui se fait prier pour déranger des débris d'antiquailles enfouis dans de mystérieux petits coffrets, jusqu'au fabricants de bottes de scheiks pour qui la bottine à élastique est le dernier mot de la civilisation, tous semblent remplir un sacerdoce. Ce n'est pas ce débit fatigant et effronté de nos petits boutiquiers, c'est le calme le plus religieux qui préside à tous les achats, à toutes les transactions de la rue. L'empressement de nos commis de magasin, leur distinction et les dissertations à perte de vue auxquelles ils se livrent en France à propos d'un mètre de grenadine ou de madapolam (1), seraient ici du plus mauvais goût ; c'est presque le silence religieux de la mosquée qui règne dans les rayons et sur les comptoirs du Mouski. Voulez-vous une kouffie (2), vous montrez l'objet d'une main et la monnaie de l'autre, suivant l'estimation que vous en aura faite votre drogman, à moins que vous ne soyez déjà assez fort pour débattre vos prix vous-même.
Après avoir proposé en moyenne la moitié du prix qui vous a été fait d'une chose, vous vous retirez avec le calme d'un homme qui sait la valeur de ce qu'il veut acheter et vous n'insistez pas ; le marchand d'un signe imperceptible vous rappelle ; il consent à déranger sa pipe, accepte votre argent, et vous lance sa marchandise avec le gémissement plaintif d'une femme à qui l'on a arraché son enfant.
Vos prétentions sont-elles inacceptables pour le marchand, il manifeste alors la plus amère douleur par des claquements de langue qui rappellent les expérimentations des amateurs en vins ; et avec des larmes dans la voix il repousse sa marchandise en maugréant comme si vous l'aviez battu. Là, là, là, mafich, murmure-t-il entre sa pipe et ses dents. Car le chibouk ou le narghiléh sont l'accessoire indispensable du marchand du Caire qui se respecte.
Les étoffes du pays aux couleurs changeantes, aux reflets nacrés et aux broderies merveilleuses, attirèrent nécessairement notre attention, et nous serions encore dans les boutiques, si notre admiration pour la soie jaune l'avait emporté sur notre désir de parcourir d'abord la ville avant d'en apprécier les richesses en détail. La tentation était pourtant trop forte, et dès ce jour-là, presque au galop  de mon âne, je trouvai le moyen d'acheter plusieurs de ces foulards soyeux que l'on nomme kouffies et que les Égyptiens emploient comme coiffure de luxe. 
Jaunes rayées de vert et de rouge, ou jaune sur jaune ornées de petites floches du même ton, ces pièces d'étoffes miroitent au soleil de la façon la plus étonnante. D'imperceptibles fils d'or ou d'argent artistiquement mélangés dans leurs tissus leur donnent des tons métalliques du plus brillant effet pour l'œil. 
Quand nous passerons la revue des bazars, nous insisterons davantage sur la nature des étoffes, des vêtements et des costumes qui forment le fond des marchandises les plus caractéristiques du pays."

extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérôme, par Paul Marie Lenoir (1843-1881), artiste français


(1) tissu de coton blanc
(2) fichu de cotonnade rouge à raies de soie verte, rouge ou jaune

dimanche 26 janvier 2020

"Ces animaux ont certainement l'instinct de la circulation" (Paul Marie Lenoir, à propos des ânes du Caire)

ânier du Caire - photo de G. Lekegian, 1880

"À âne, Messieurs ! à âne ! ! ! Et comme dans un rêve japonais, nous étions tous à âne avant d'avoir eu le temps de savoir pourquoi. Et dans ce songe d'opium, sans pouvoir ni vouloir opposer la moindre résistance, nous étions emportés à fond de train dans une direction que Adha Anna, notre drogman provisoire, connaissait seul. 
Lancés comme dans un tourbillon humain, nous avions à peine conscience de notre situation fantastique ; un vacarme infernal nous mettait dans l'impossibilité de nous appeler ni de nous entendre les uns les autres, et la petite bande tenait la corde dans cette course effrénée, où les traînards pouvaient être considérés comme des hommes à la mer. 
"Chmâlak ! Veminak ! Reglak !" hurlaient à l'envi les petits conducteurs de nos montures, heureux de notre ébahissement, de nos terreurs, et voulant s'assurer notre pratique par les qualités incomparables de vitesse qu'ils savaient activer à coups de bâton chez les moins bien partagés de nos coursiers. 
Enfin, après avoir avalé en une heure plus de poussière que dans tout un déménagement, nous commencions à nous apercevoir de loin en loin et à constater qu'il n'y avait pas encore eu de victimes. Nous avions quitté la route de Choubra, et le tumulte des cavaliers, des dromadaires, des voitures et des passants commençait à se calmer un peu. Des calèches d'un à huit ressorts allaient au grand trot, précédées de coureurs aux riches costumes ; en cet endroit plus aristocratique, l'édilité avait prudemment supprimé la circulation des chameaux, qui, attachés en procession, compliquent horriblement le libre parcours des avenues. Vingt fois, dans notre course furibonde, je me voyais accroché par l'une de ces cathédrales mouvantes, à qui le milieu de la rue appartient ; vingt fois mon âne merveilleux sut les éviter, car un choc eût été terrible pour lui comme pour moi. Ces animaux ont certainement l'instinct de la circulation. L'Ezbekyèh, tel était le lieu enchanteur où nous pûmes enfin modérer un peu notre allure. Nous étions sur le boulevard des Italiens de l'endroit, et nous nous devions à nous-mêmes une cavalcade moins apocalyptique. 
L'âne joue un rôle trop important dans la vie au Caire et dans tout l'Orient, pour qu'il ne mérite pas les honneurs d'une digression zoologique. 
D'abord, mon âne n'était pas un âne ; c'était, à proprement parler, ce que l'on nomme en Égypte le bourriquot du Caire, quadrupède d'une nature toute spéciale et qui ne saurait se confondre avec la bête de somme, l'âne vulgaire. 
Le bourriquot du Caire est aussi vif, aussi adroit, aussi intelligent et aussi infatigable que ses frères de Montmorency sont vicieux, paresseux et têtus. 
L'âne n'est pas seulement le premier ami que l'on se fait en Orient, c'est aussi la meilleure paire de chaussures ; on n'use ses bottes qu'en les mettant sous son lit. Toujours à âne, à cheval ou à dromadaire, les clients de saint Crépin font ici de fortes économies de semelles. Nous vécûmes à âne pendant toute notre expédition dans la province du Fayoum, de même que nous vécûmes à dromadaire pendant nos deux mois de désert au Sinaï et à Pétra."


extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérôme, par Paul Marie Lenoir (1843-1881), artiste français

samedi 25 janvier 2020

"Dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx", par Louis Bertrand

dessin de Miner Kilbourne Kellogg (1814-1889)

"... sous ce ciel opaque, étouffé de chaleur, où pas une scintillation ne palpite, dans le gris indistinct qui m'environne, je songe à une nuit d'étoiles contemplée, quelques jours auparavant, dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx, nuit de velours et d’or, nuit limpide comme un autre azur, nuit merveilleuse, auprès de laquelle pâlissent, dans mes souvenirs, mes plus belles nuits africaines.
Il n’y avait pas un être humain, ce soir-là, dans la cuvette sablonneuse où le colosse est à demi enlisé. Derrière lui, le triangle formidable de la pyramide de Khéphren tombait d’une chute écrasante, comme perpendiculaire ; et, derrière Khéphrem, se haussaient les crêtes du désert lybique, hérissées de pierres tranchantes, qui se découpaient en dents de scie sur un ciel vert, teinté de nacre. C’était la solitude de la haute mer, le silence accablant des espaces désertiques.

D'abord, la masse du Sphinx s’ébaucha confusément dans la noirceur de la pyramide prochaine. Une lune orangée montait, toute gonflée, sous un voile de nuages blancs. Et ce fut l'ascension lente du globe vermeil. Peu à peu, la tête du colosse émergea de l’ombre, s'éclaira vaguement. Le profil se dégageait, lourd profil de nègre aux narines aplaties, à l’expression bestiale. Puis l’ovale du visage resplendit, si baigné de clarté que ses affreuses mutilations disparaissaient dans le rayonnement total, et, bientôt, sous la splendeur lunaire, la lourde face fut un pur miroir dressé vers les astres.
La croupe repliée du monstre, comme écrasée sous le poids de Khéphrem, semblait se perdre au loin, dans les profondeurs des sables. Mais la tête victorieuse se levait, d'un puissant effort, vers les étoiles. Et l'on aurait dit la tête de la planète Terre, haletant sous sa charge de montagnes, de peuples et de cités, et traînant derrière elle ses continents et ses océans inconnus, parmi tous les embrasements et tous les éblouissements stellaires."


extrait de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française

vendredi 24 janvier 2020

Conseils aux archéologues qui souhaitent faire des fouilles en Thébaïde, par Jean-Jacques Rifaud

vendeur de momies, par Félix Bonfils, circa 1875

"Le voyageur qui vient à Thèbes, et particulièrement à Qournah, pour faire des recherches archéologiques, doit s'attendre à y rencontrer bon nombre de difficultés de la part des habitants. Ces gens semblent avoir dans l'idée que le monopole des objets d'antiquité est leur patrimoine ; aussi ne manquent-ils jamais de regarder d'un oeil jaloux les Européens qui viennent remuer, par eux-mêmes, le sol dont ils ont en quelque sorte usurpé la propriété. C'est inutilement qu'on leur demande des renseignements. S'ils vous voient commencer quelques tentatives, ils cherchent à vous prouver qu'elles sont mal conçues, ou qu'elles ne portent que sur des terrains déjà déblayés et remués cent fois. 

À l'arrivée d'un étranger soupçonné de vouloir faire des fouilles, ils interrompent celles qu'ils avaient commencées eux-mêmes ; ils profitent de l'obscurité de la nuit pour aller masquer avec de la terre l'entrée des hypogées qui promettaient d'heureux résultats, ou s'ils en laissent qui soient d'une découverte facile, on est certain d'y apercevoir d'abord des débris de momies, et tous les signes les plus manifestes d'une entière dévastation. Celui qui céderait à des conseils intéressés et se découragerait sur des apparences trompeuses et adroitement préparées, aurait certainement abordé d'une manière peu digne de l'intérêt qu'il est en droit d'exciter le champ de la Thébaïde le plus riche en antiquités, et n'emporterait qu'une idée erronée de ses vastes et nombreuses catacombes. 
Les Arabes ou fellahs de Qournah habitent à l'entrée des hypogées ; et c'est dans les recoins de leurs profonds compartiments que sont cachées leurs collections d'antiquités. L'exhibition de ces collections se fait pièce à pièce, lorsqu'il se présente des acheteurs d'Europe. Les hommes ont leurs collections distinctes de celles des femmes ; la même collection appartient quelquefois à plusieurs Arabes associés. Le nombre de ces marchands d'antiquités n'est pas très considérable ; et ils passent pour les plus riches d'entre les fellahs, surtout depuis les visites fréquentes qu'ils ont reçues des Européens à partir de 1816."

extrait de Tableau de l'Égypte, de la Nubie et des lieux circonvoisins ; ou Itinéraire à l'usage des voyageurs qui visitent ces contrées, 1830, par Jean-Jacques Rifaud (1786-1852), membre de l'Académie royale de Marseille, de la Société Statistique de la même ville, de la Société de Géographie de Paris et de la Société Asiatique ; membre correspondant de la Société royale des Antiquaires de France, et membre correspondant de l'Académie de Nantes. Grand voyageur, passionné de fouilles archéologiques, il séjourna en Égypte treize années.