lundi 10 février 2020

"Si l'Égypte vit du Nil, il faut l'aider dans son œuvre" (H. Richardot)

photo de J.P. Sébah (1838-1890)


"(Le mot sakkieh) demande une explication. Ce serait une erreur de croire que les Égyptiens n’ont qu'à semer, récolter et attendre chaque année l’inondation bienfaisante ; il faut une irrigation continuelle pour empêcher le soleil de dessécher les moissons, et lorsque le Nil est bas, les berges sont ordinairement élevées de trois à six mètres. Pour parvenir à monter l'eau nécessaire, les indigènes emploient deux procédés : la sakkieh, qui est la noriah algérienne, roue semblable à celles de nos machines à draguer et qui, au moyen d’un treuil et d’une corde qui s’y enroule, hisse les seaux jusqu’au plateau.
Bien que la sakkieh produise un travail bien plus considérable que le chédouf, elle est peu commune, car elle demande un matériel assez important et un buffle, tandis que le chédouf est d’une simplicité enfantine. Il était employé dès la plus haute antiquité et les tombeaux des premières dynasties nous le montrent déjà gravé sur leurs murailles. C’est une longue perche munie à une extrémité d’une outre ou d'une corbeille et à l’autre d’une lourde pierre ; au milieu, elle s’appuie sur une autre perche placée transversalement entre deux bornes de limon séché, de manière à basculer aisément. 
Selon la hauteur du talus, trois, quatre, même cinq chédoufs sont disposés les uns au-dessus des autres et mis en mouvement par des fellahs, qui tirant sur l’outre, la plongent dans l'eau, puis, laissant agir la pierre fixée à opposée jusqu'à la hauteur voulue, la vident dans un bassin où le deuxième chédouf reprend l’eau pour la transmettre au troisième, et ainsi de suite jusqu’à la plaine ; un système de chédoufs peut arroser environ deux hectares par jour.
C'est le grand labeur du fellah, car si l'Égypte vit du Nil, il faut  l'aider dans son œuvre et c’est par un système compliqué de canaux, de rigoles et de bassins que les champs participent à son eau bienfaisante. Bienfaisante par excellence en effet, puisque par sa composition unique au monde (18 % de carbonate de chaux et 4 % de carbonate de magnésie) elle fume en arrosant.
Ces chédoufs donnent une singulière et amusante animation aux rives du fleuve, mais dans quelques années on n’en verra plus que dans les musées archéologiques : les puissantes pompes à vapeur des Anglais les auront remplacés.
Si vous désirez voir l'Égypte, hâtez-vous !"


extrait de Cinq Semaines en Égypte. Notes de voyage, 1903, par H. R. (vraisemblablement, Henri Richardot, 1845-1927,
 poète et homme de droit français)

dimanche 9 février 2020

La Cité des Morts, au Caire, vue par Octave Béliard

Circa 1895, vintage photochrome

"
Je ne suis pas le cortège, mais ma promenade errante me conduira tout de même aux cimetières. Car, à qui va droit devant soi, au Caire, il est impossible de ne pas aboutir à des tombes. Insensiblement la cité vivante se continue par la cité morte, dont elle n’est séparée çà et là, que par des collines de décombres, amas condensé de cette poussière éternelle qui flotte partout, que les balayages et les démolitions ont amoncelée depuis des siècles. Souvent même, cette frontière de cendres n'existe pas. On s'aperçoit seulement que les passants se raréfient et que les maisons sont muettes, inhabitées. Le silence, surtout quand le soir descend, est énorme et solennel. On remarque que beaucoup de ces maisons, dont les portes sont closes, n'ont qu'une façade. Elles ont l'air abandonnées depuis longtemps. Leurs fenêtres vides béent sur un enclos plein de pierres tombales nues et sans inscriptions.
Ce sont les maisons où les familles viennent à certains jours se recueillir auprès de leurs morts et celles qui sont à l’abandon sont celles des morts qui n'ont plus de famille. Les pauvres sont enterrés tout autour dans les carrefours, dans les terrains vagues, au bord des rues. C'est une ville sans limites précises, mais qui ressemble à l’autre comme un spectre ressemble à un homme. Elle a ses mosquées, merveilleux jardin de coupoles et de minarets, dont les silhouettes harmonieusement découpées sur le ciel ravissent de loin et cachent souvent hélas ! d’irrémédiables ruines. Ici, les Tombeaux dits des Califes, parmi lesquels on chercherait en vain la sépulture d’un calife, là les Tombeaux dits des Mamelucks. Au delà, c'est le désert, immédiatement. À le bien concevoir, ces tombes musulmanes sur lesquelles aucun nom n'est inscrit, c'est déjà le désert, le néant qui efface l'Histoire, des simulacres qui ne parlent plus, qui ont perdu la parole. Le souvenir des morts qui ne furent pas des saints se prolonge à peine au delà de la vie de la génération qui les a connus.
Les vieilles tombes sont celles de morts oubliés. Mais pour connaître le passé il n’est besoin que de regarder les vivants : les traditions ne meurent que lentement et de vieillesse ; les pierres même continuent de vivre aussi longtemps qu'elles le peuvent : on ne détruit rien mais on ne restaure rien non plus ; on laisse tomber. Et l'on ne bâtit pas sur les ruines, mais à côté d'elles. Cela, ou je suis bien trompé, c'est le vrai respect du passé. Je ne dis pas que ce soit toujours extrêmement pratique ; mais c'est aussi une façon d'aimer le présent.
Un ânier rencontré dans la nécropole, à qui nous demandâmes, René V....et moi, de nous en faire voir les plus beaux tombeaux, nous conduisit nous conduisit tout droit, à travers un petit jardin bien ratissé, au mausolée encore tout neuf de Tewfik !
Et peut-être la mosquée dont les Cairotes sont le plus glorieux est-elle justement celle qui n’a rien d’égyptien, la turquerie, d’ailleurs grandiose, construite sur la citadelle pour Méhémet-Ali entre 1824 et 1857 et ornée d’une horloge donnée par Louis-Philippe. Je ne discuterai point ce goût-là.
Il me plaît que le Caire soit ainsi couronné."



extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949

samedi 8 février 2020

"La patience des fellahs dont le travail persévérant a fertilisé la terre égyptienne depuis des milliers d'années", par la Comtesse de La Morinière de La Rochecantin

photo d'Émile Béchard (1844 - 18..?)

"Descendre le Nil est une chose idéale, chaque heure apporte une impression différente. Dès que l'aube se lève, de tous ses yeux on regarde et l'on s'émerveille du spectacle. Il semble que dans l'air flotte comme une ambiance qui vous prépare à l'enthousiasme ; on est attentif au moindre rayon, au plus léger vol d'oiseau. L'âme ne demande qu'à admirer, à comprendre, à s'identifier avec tout ce qui l'entoure. Passé et présent se fondent l'un dans l'autre.
Aujourd'hui comme jadis on glisse lentement devant les berges, tour à tour vertes ou de couleur neutre, entre lesquelles coule, calme et majestueux comme un jeune dieu, le fleuve sacré, ce fleuve des rois et des empereurs que chérissent également bédouins et fellahs.
Les choses, par un caprice de la nature, semblent immuables, et cette terre, grasse et légère à la fois, des bords du Nil, ne paraît pas avoir souffert des mille blessures que les hommes lui ont infligées depuis tant de siècles.
Les coupures des berges sablonneuses ne sont autres que des puits superposés, creusés à même la terre, où les fellahs s'échelonnent pour déverser l'eau du fleuve et l'amener jusqu'aux canaux qui servent à irriguer les champs. À cet effet sont utilisées en guise de seaux des peaux de bouc qui se balancent au bout d'un souple bâton de tamaris dont l'une des extrémités est alourdie de terre glaise. Ces chadoufs sont en tout semblables à ceux employés par les Égyptiens depuis les temps les plus reculés.
On ne saurait admirer assez la patience de ces fellahs dont le travail persévérant a fertilisé la terre égyptienne depuis des milliers d'années. Que penser de leur résignation inlassable : leur obtiendra-t-elle une place d'honneur au paradis des délices ?
Pour remplacer le travail des hommes, parfois une paire de bœufs ou un chameau actionnent des saquiehs, mode d'arrosage que son modernisme rend plus avantageux.
Tout le long du fleuve, on voit des villages gris, construits avec des briques séchées au soleil. Certaines demeures affectent des airs de petites forteresses et leurs murs nous paraissent décorés de sortes de boules informes, emmanchées sur des pals qui, de loin, ressemblent à des têtes coupées de croyants. Ce ne sont, en réalité, que des pigeonniers, décorés de poteries, où nichent les couples roucoulants. Les branches d'arbre servent de perchoir.
D'autres demeures plus humbles, aux toitures de roseaux ou de canne à sucre, s'appuient contre les dattiers à panaches ébouriffés.
Que de passants sur le chemin étroit des chaussées ! Que d'hommes en robe sombre ou bleu clair ! Et pour fond de tableau, des murailles friables d'une teinte douce et dorée dont la pureté de l'air nous permet de percevoir à distance les aspérités et jusqu'aux moindres détails. Qu'y a-t-il derrière ces frêles barrières ? Des sables et encore d'autres sables qui composent les déserts libyque et arabique."

extrait de Du Caire à Assouân : impressions d'Égypte, par la Comtesse Le Bault de La Morinière de La Rochecantin (18.. - 1919), née Marie Madeleine de Menou, originaire du Perche (Normandie), mariée le 30 Juin 1879 au comte Olivier Le Bault de la Morinière de la Rochecantin (1851-1915). Ouvrage préfacé par Georges Legrain.

vendredi 7 février 2020

Après Karnak, "il me restait à contempler, avec la Vallée des Rois, l'œuvre formidable de la nature" (Albert Denis)

La Vallée des Rois, par Antonio Beato (1835 ? - 1906)

"Avec Karnak, j'avais été vivement impressionné par la splendeur colossale des temples. En présence des efforts de l’homme pour magnifier, par la pierre, la gloire de ses dieux ; devant  cet ensemble prodigieux d’édifices et de statues, qui demanda deux millénaires d'activité architecturale et artistique, je pensais que rien de plus grandiose ne pourrait s’offrir désormais à ma pensée et à ma sensibilité. Je me trompais. Auprès de l'effort colossal humain que Karnak représente, il me restait à contempler, avec la Vallée des Rois, l'œuvre formidable de la nature.
De quelles expressions se servir pour décrire la majesté effrayante de ce défilé de la montagne libyque ? C’est ici le cadre sublime, où s'appellent et se pénètrent ces deux choses suprêmes qui sont le Silence et la Mort. De quelle grandiose horreur avez-vous su entourer votre Nécropole, ô Pharaons, qui, pendant votre vie terrestre, avez voulu être plus que des hommes, et dans vos hypogées, plus que des morts... 
Dominé par une impression profonde, et pénétré par une émotion qui exalte l’âme, nous chevauchons maintenant dans la Vallée funéraire. Tout y est stérile et morne. C’est ici le royaume de la matière inerte. Aucun vestige de vie ne vient rompre l'aspect désolé des roches torréfiées par un soleil de feu. Les parois fauves ou rougeâtres de la Vallée, s’enveloppent d’une teinte d’améthyste qui étend, sur les tons excessifs et chauds de ses silex et de ses calcaires, un voile transparent d’idéalité, comme pour tempérer, pour atténuer, la brutalité effroyable de ses aspects et de ses lignes. Tantôt, en effet, se détachant presque de la paroi qui les retient encore par on ne sait quel impossible équilibre, de gigantesques roches, aux formes tourmentées, semblent attendre votre passage pour vous écraser sous leur masse formidable. Tantôt, ce sont des parois sinistres, dont la régularité, imaginée et réalisée par un effort de titans, paraissent être, couronnant les sommets prodigieux, les remparts fantastiques d'on ne sait quelles cités d’épouvante. Stupéfaits d admiration, nous avançons à travers les roches prodigieuses. Malgré moi, les noms de ceux qui ont réalisé dans leurs œuvres le sublime : Michel-Ange, Dante, Bossuet, se présentent à ma mémoire. Les pensées souveraines de la mort, du jugement universel, de l’enfer éternel et du ciel sans fin, offrent à mon souvenir leurs conceptions suprêmes... C’est sous l'empire de ces écrasantes sensations, ainsi que de ces idées grandioses, que nous arrivons tout au fond de la Vallée de la Mort. Une sorte d’esplanade, dominée par les formidables murailles de l'Assassif, termine le défilé. C'est ici et dans les ravins qui s’enfoncent de toutes parts dans la montagne, que sont creusés les hypogées des Pharaons thébains.
Les tombeaux de l'Égypte - il n'est pas inutile de le redire -, furent, à la fois, des monuments de mort ou lieux de sépulture, et - la doctrine égyptienne en fait foi -, des asiles pour la survie. Sépulture et asile : tel est donc le double caractère du tombeau égyptien."


extrait de Terre d'Égypte, 1922, par l'abbé Albert Denis qui, participant à "l'expédition militaire de Palestine-Syrie", profita de ses permissions pour visiter l'Égypte. "Ce fut pour lui à la fois une révélation et un éblouissement."

jeudi 6 février 2020

"Un voyage dans les régions de la mort", par Gaston Maspero, à propos de la Vallée des Rois

La Vallée des Rois, par Émile Béchard, 1870 
"Le seuil franchi et la porte refermée, les visiteurs semblaient avoir dit au jour un adieu éternel"
"... je me demande parfois si ces tombeaux, à s'illuminer si largement, ne perdent pas quelque peu de l'attrait qu'ils présentaient. Certes, ce n'est pas ainsi que les Égyptiens les avaient conçus, et jamais, en aucun temps de leur histoire, ils ne les virent plus distinctement que ne faisaient les voyageurs européens il y a un demi-siècle, avant l'invasion du fil de magnésium. Le seuil franchi et la porte refermée, les visiteurs semblaient avoir dit au jour un adieu éternel. L'ombre les engloutissait, mordant sans relâche sur le faible halo rougeâtre que leur torche émettait.
Sous cette lueur tremblante et courte, les murs et leur décor demeuraient presque invisibles : les figures de dieux et les inscriptions sorties imparfaitement de la nuit s'y replongeaient aussitôt, dès que le cortège était passé. L'on avançait comme dans un rêve hanté de formes mystérieuses, et de fait, l'hypogée n'était déjà plus de notre monde à 
nous. On l'avait creusé à l'image des vallées sourdes que le soleil parcourait chaque soir, et où les âmes non vouées à Osiris séjournaient mélancoliques : on avait peint ou ciselé sur ses parois la course de l'astre à travers ces populations d'esprits dolents et de génies farouches, son escorte de dieux magiciens, le portrait des ennemis qu'il y combattait et des amis qui l'aidaient à vaincre ces ennemis, les incantations qu'il lui fallait entonner pour sortir triomphant de ses épreuves. 
Une descente chez Sétouî mal éclairé était, pour les modernes comme pour les anciens, l'image affaiblie d'un voyage dans les régions de la mort ; n'est-ce pas détruire l'effet calculé par les Égyptiens que d'y prodiguer la lumière ? Aux touristes qui connaissent la destinée des Pharaons, il manquera peut-être la sensation d'horreur religieuse qu'ils attendaient, mais combien seront-ils par année ? La foule, qui veut avant tout voir les merveilles dont on lui a parlé et non pas les deviner, n'a point de ces scrupules : la promenade lui est plus facile depuis que l'électricité fonctionne, et elle est ravie. Les choses sont d'ailleurs arrangées de telle manière que chacun, s'il le veut, se remet instantanément dans les conditions anciennes. Au tombeau d'Aménôthès II, par exemple, où la momie est encore à sa place dans le sarcophage, on procède à la répétition de l'une des cérémonies qu'on célébrait le jour des funérailles. À un moment donné, les lampes s'éteignent et les ténèbres se font, puis une lueur pointe au-dessus de la tête du souverain. C'est ce que les prêtres appelaient l'Illumination de la Face : ils projetaient la flamme de leurs lampes au masque de la momie pour lui assurer la jouissance de la lumière éternelle. Après quelques minutes, le guide rallume les autres lampes, toutes à la fois si on le lui demande, l'une après l'autre lorsqu'on le préfère ainsi : il a donc de quoi varier ses effets et montrer la tombe sous son aspect d'autrefois avant de la ramener à celui d'à-présent.
Les six hypogées sont machinés de même, et notre système offre du moins l'avantage de pouvoir contenter tout le monde. À ceux qui désirent connaître la décoration en détail et la bien voir, il verse la lumière à flots, sans risque ni dommage pour le monument. Il laisse aux raffinés la demi-obscurité et il leur procure l'illusion d'une visite aux dieux de l'enfer égyptien."



Extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.

mercredi 5 février 2020

"Le grand temple d’Ibsamboul vaut à lui seul le voyage de Nubie" (Jean-François Champollion)


Temple d'Abou Simbel, David Roberts, 1838


"Enfin, le 26, à neuf heures du matin, je débarquai à Ibsamboul, où nous avons séjourné aussi le 27. Là, je pouvais jouir des plus beaux monuments de la Nubie, mais non sans quelque difficulté. Il y a deux temples entièrement creusés dans le roc, et couverts de sculptures. La plus petite de ces excavations est un temple d’Hathôr, dédié par la reine Nofré-Ari, femme de Rhamsès-le-Grand, décoré extérieurement d’une façade contre laquelle s’élèvent six colosses de trente-cinq pieds chacun environ, taillés aussi dans le roc, représentant le Pharaon et sa femme, ayant à leurs pieds, l’un ses fils, et l’autre ses filles, avec leurs noms et titres. Ces colosses sont d’une excellente sculpture ; leur stature est svelte et leur galbe très-élégant ; j’en aurai des dessins très fidèles. Ce temple est couvert de beaux reliefs, et j’en ai fait dessiner les plus intéressants.
Le grand temple d’Ibsamboul vaut à lui seul le voyage de Nubie : c’est une merveille qui serait une fort belle chose, même à Thèbes. Le travail que cette excavation a coûté effraye l’imagination. La façade est décorée de quatre colosses assis, n’ayant pas moins de soixante-un pieds de hauteur : tous quatre, d’un superbe travail, représentent Rhamsès-le-Grand ; leurs faces sont portraits, et ressemblent parfaitement aux figures de ce roi qui sont à Memphis, à Thèbes et partout ailleurs. C’est un ouvrage digne de toute admiration. Telle est l’entrée ; l’intérieur en est tout-à-fait digne ; mais c’est une rude épreuve que de le visiter. À notre arrivée, les sables, et les Nubiens qui ont soin de les pousser, avaient fermé l’entrée. Nous la fîmes déblayer ; nous assurâmes le mieux que nous le pûmes le petit passage qu’on avait pratiqué, et nous prîmes toutes les précautions possibles contre la coulée de ce sable infernal qui, en Égypte comme en Nubie, menace de tout engloutir. Je me déshabillai presque complètement, ne gardant que ma chemise arabe et un caleçon de toile, et me présentai à plat-ventre à la petite ouverture d’une porte qui, déblayée, aurait au moins 25 pieds de hauteur. Je crus me présenter à la bouche d’un four, et, me glissant entièrement dans le temple, je me trouvai dans une atmosphère chauffée à 51 degrés : nous parcourûmes cette étonnante excavation, Rosellini, Ricci, moi et un de nos Arabes, tenant chacun une bougie à la main. La première salle est soutenue par huit piliers contre lesquels sont adossés autant de colosses de trente pieds chacun, représentant encore Rhamsès-le-Grand : sur les parois de cette vaste salle règne une file de grands bas-reliefs historiques, relatifs aux conquêtes du Pharaon en Afrique ; un bas-relief surtout, représentant son char de triomphe, accompagné de groupes de prisonniers nubiens, nègres, etc., de grandeur naturelle, offre une composition de toute beauté et du plus grand effet. Les autres salles, et on en compte seize, abondent en beaux bas-reliefs religieux, offrant des particularités fort curieuses. Le tout est terminé par un sanctuaire, au fond duquel sont assises quatre belles statues, bien plus fortes que nature et d’un très bon travail. Ce groupe, représentant Amon-Ra, Phré, Phtha, et Rhamsès-le-Grand assis au milieu d’eux, mériterait d’être dessiné de nouveau.
Après deux heures et demie d’admiration, et ayant vu tous les bas-reliefs, le besoin de respirer un peu d’air pur se fit sentir, et il fallut regagner l’entrée de la fournaise en prenant des précautions pour en sortir. J’endossai deux gilets de flanelle, un bernous de laine, et mon grand manteau, dont on m’enveloppa aussitôt que je fus revenu à la lumière ; et là, assis auprès d’un des colosses extérieurs dont l’immense mollet arrêtait le souffle du vent du nord, je me reposai une demi-heure pour laisser passer la grande transpiration. Je regagnai ensuite ma barque, où je passai près de deux heures sur mon lit. Cette visite expérimentale m’a prouvé qu’on peut rester deux heures et demie à trois heures dans l’intérieur du temple sans éprouver aucune gêne de respiration, mais seulement de l’affaiblissement dans les jambes et aux articulations ; j’en conclus donc qu’à notre retour nous pourrons dessiner les bas-reliefs historiques, en travaillant par escouades de quatre (pour ne pas dépenser trop d’air), et pendant deux heures le matin et deux heures le soir. Ce sera une rude campagne ; mais le résultat en est si intéressant, les bas-reliefs sont si beaux, que je ferai tout pour les avoir, ainsi que les légendes complètes. Je compare la chaleur d’Ibsamboul à celle d’un bain turc, et cette visite peut amplement nous en tenir lieu."

extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

mardi 4 février 2020

"Là m’apparut toute la magnificence pharaonique" (Jean-François Champollion, à propos de Karnak)

temple de Karnak, par Jean Pascal Sebah (1838-1910)

"Le quatrième jour (hier 23), je quittai la rive gauche du Nil pour visiter la partie orientale de Thèbes. Je vis d’abord Louqsor, palais immense, précédé de deux obélisques de près de 80 pieds, d’un seul bloc de granit rose, d’un travail exquis, accompagnés de quatre colosses de même matière, et de 30 pieds de hauteur environ, car ils sont enfouis jusqu’à la poitrine. C’est encore là du Rhamsès-le-Grand. Les autres parties du palais sont des rois Mandoueï, Horus et Aménophis-Memnon ; plus, des réparations et additions de Sabacon l’Éthiopien et de quelques Ptolémées, avec un sanctuaire tout en granit, d’Alexandre, fils du conquérant. J’allai enfin au palais ou plutôt à la ville de monuments, à Karnac. Là m’apparut toute la magnificence pharaonique, tout ce que les hommes ont imaginé et exécuté de plus grand. Tout ce que j’avais vu à Thèbes, tout ce que j’avais admiré avec enthousiasme sur la rive gauche, me parut misérable en comparaison des conceptions gigantesques dont j’étais entouré. 
Je me garderai bien de vouloir rien décrire ; car, ou mes expressions ne vaudraient que la millième partie de ce qu’on doit dire en parlant de tels objets, ou bien si j’en traçais une faible esquisse, même fort décolorée, on me prendrait pour un enthousiaste, peut-être même pour un fou. Il suffira d’ajouter qu’aucun peuple ancien ni moderne n’a conçu l’art de l’architecture sur une échelle aussi sublime, aussi large, aussi grandiose, que le firent les vieux Égyptiens ; ils concevaient en hommes de 100 pieds de haut, et l’imagination qui, en Europe, s’élance bien au-dessus de nos portiques, s’arrête et tombe impuissante au pied des 140 colonnes de la salle hypostyle de Karnac.
Dans ce palais merveilleux, j’ai contemplé les portraits de la plupart des vieux Pharaons connus par leurs grandes actions, et ce sont des portraits véritables ; représentés cent fois dans les bas-reliefs des murs intérieurs et extérieurs, chacun conserve une physionomie propre et qui n’a aucun rapport avec celle de ses prédécesseurs ou successeurs (...).
J’ai trouvé autour des palais de Karnac une foule d’édifices de toutes les époques, et lorsque, au retour de la seconde cataracte vers laquelle je fais voile demain, je viendrai m’établir pour 5 ou 6 mois à Thèbes, je m’attends à une récolte immense de faits historiques, puisque, en courant Thèbes comme je l’ai fait pendant 4 jours, sans voir même un seul des milliers d’hypogées qui criblent la montagne Libyque, j’ai déjà recueilli des documents fort importants."


extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)