vendredi 14 février 2020

Le "ruissellement de splendeur" sur le Nil, par Louis Bertrand

par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Cinq heures du matin sur le balcon qui surplombe le tambour. Le vent brûlant s'est calmé. Néanmoins, l'atmosphère pacifiée reste très lourde, d’une opacité presque matérielle.
Simplifié par les brumes qui l'enveloppent, le paysage garde toujours sa nudité géométrique : trois zones superposées, l'eau, la terre, le ciel, séparées les unes des autres par deux lignes rigides qui courent à l'infini et qui se perdent dans les vapeurs de l'horizon. Les premiers plans ont une couleur cendreuse, qui, graduellement, se fonce jusqu’au violet sombre vers les fonds des montagnes encore invisibles. En ce moment, le Nil est immobile et lisse comme une eau morte. Le ciel d'argent s'arrondit comme une coupole solide. Un silence angoissant pèse sur l'étendue, et toute cette nature éteinte a l'air de se recueillir dans on ne sait quelle attente...
Les montagnes violettes de la chaîne arabique se dessinent sur le ciel d’aurore, se veloutent d’une couleur de pensée.Le soleil a percé les brumes flottantes. Il monte, et, soudain, c'est, par tout l’espace, un ruissellement de splendeur. La terre est toute d'or sous l’azur allégé du ciel. Les contours des berges sont comme frottés d’ambre liquide. De l’or coule le long des mâts des dahabiehs. Toutes voiles déployées, elles planent, comme de gros oiseaux d’or, sur le fleuve embrasé. Du haut du balcon, au-dessus du sillage qui fait, dans la moire orangée des eaux, une longue déchirure mauve, je contemple, les yeux ivres de lumière : toutes mes souffrances de la veille sont payées.
Dans cette richesse et cette beauté triomphante de l'aube, les êtres et les choses, touchés par l’engourdissement du khamsin, semblent renaître. Des battements d'ailes, des pépiements se répondent d’une rive à l’autre. Les trous des rochers sont pleins de tourterelles et de martins-pêcheurs, qui prennent leur volée. Au bord des berges, des enfants nus s’ébrouent dans l’eau vaseuse, s’éclaboussent en poussant de petits rires aigus, qui rebondissent jusqu'à nous, sur l’eau calme du fleuve, comme des ricochets.
On dirait des statuettes de bois ou d’albâtre bruni, telles qu’on en voit derrière les vitrines du musée du Caire. Le torse grêle, les épaules larges, les pectoraux en saillie sur le tronc, comme des gorgerins incrustés d’émaux, ils ressemblent trait pour trait aux petits fellahs d'il y a trois mille ans, qui ont servi de modèles aux sculpteurs et aux peintres des Pharaons. Et ils ressemblent aussi à leurs ancêtres des syringes et des hypogées, ces hommes aux maigreurs de sauterelles qui, en ce moment, sous le haut mur calcaire de la falaise, sont attelés à une corde de halage. Et le bateau archaïque, qu’ils traînent dans l’eau pesante, est tout pareil aux barques d'Ammon, qui sont peintes sur les tombeaux enfouis, là-bas, au milieu des sables.
Devant ce paysage du Nil, si raréfié par moments qu'il se dépouille de tout caractère particulier, je pouvais me croire hors du monde, dans une région abstraite qui ne connaît d’autres accidents que les jeux élémentaires de l'ombre et de la lumière. Ces silhouettes humaines me rappellent que je suis dans un pays où tout est marqué, au contraire, d’une empreinte si fortement individuelle qu’elle défie les siècles, - sur la terre d'Égypte, où rien ne meurt...
Il me semble qu’au sortir d’une féerie, je rentre dans la réalité. L’Égypte moderne elle-même réapparaît à côté de l'antique. Dans l'atmosphère purifiée, des bâtisses, qui se confondaient hier avec la blancheur des terrains, leurs contours s'évaporant dans les tourbillons de la poussière, s'accusent, aujourd'hui, en lignes précises et déplaisantes : gros cubes en plâtras qui sont des palais administratifs, obélisques de briques qui sont des cheminées d’usines, - sucreries ou distilleries, - pylônes aplatis en boue noire du Nil, qui ont des huttes de fellahs.
Vers le soir, un mur, percé d'arches colossales, coupe en deux tout l'horizon, émerge du lit de fleuve ; c'est le barrage d'Assiout. Nous nous engageons dans un canal latéral qui franchit la digue. Mais il est trop tard : l’écluse est fermée. Il faut s'arrêter, passer là toute la nuit. Au fond du canal, entre les deux parois de maçonnerie qui nous enferment comme une fosse étroite, - dans l'air étouffant, sans autre vue que le ciel plein d'étoiles au-dessus de nos têtes, - nous attendons l'aube, et le départ vers l'inconnu..."


extrait de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française

jeudi 13 février 2020

Les Colosses de Memnon, de la légende à l'histoire, par Myriam Harry

Photoglob co. - 1890

"Cher Memnon ! poétique statue ! décevant colosse ! c’est pour toi que nous avons retraversé le Nil, que nous avons, sous la radieuse aurore, repris le chemin de l'Occident funèbre.
C'est ainsi qu'on venait, à l'époque romaine, écouter l'oracle harmonieux.
Mais alors existait encore le Memnonium, le temple d'âme, auquel s'adossaient les deux pendants gigantesques, le double "double" formidable du grand pharaon qui avait érigé ces massives "ombres" de pierre pour soutenir sa parcelle de lumière et aider son âme volatile à affronter l'Éternité.
Et combien il est étrange, il est émouvant de songer qu'il y a réussi, que cet Aménophis III mort, il y a plus de trois millénaires, vit dans un paysage à peine changé, voit de la hauteur excessive de son front couler le Nil, et qu'il nous est plus familier que s’il était venu, y a un siècle, avec la mission de Bonaparte, à laquelle il doit, d’ailleurs, sa revie.
Évidemment, je l’aimais mieux quand je le connaissais moins, quand il n’était que le pauvre Memnon de mon enfance, seul dans l'immense désert et attendant, dressé sur la pointe des pieds, les divins baisers de sa mère qu'il saluait d’un mélodieux soupir.
Mais je m'accommode de ce couple de colosses assis sur leur cube de syène, les bras scellés aux cuisses et le visage absent, encadré du pshent pharaonique, semblable à la couffié des bergers. (...)
Un seul des deux colosses était sonore. Encore devait-il cette vertu à un tremblement de terre qui avait, au début du premier siècle de notre ère, fait de grands ravages dans la vallée du Nil, abattu un des obélisques de Hatasou, renversé des temples, éventré des pylônes.
Lui, la secousse ne l'avait qu'effleuré. Elle avait, dans son torse, creusé une légère fente. Le matin, le vent du désert s'y glissait et la statue tout entière vibrait comme une lyre éolienne.
Aussitôt naquit la légende. (...) Et comme les colosses s'adossaient au temple d'Aménophis III, les prêtres installèrent dans la statue sonore un oracle que l'on venait, en foule, consulter.
C'était, durant deux siècles, le but des touristes qui couvraient le socle immense d'inscriptions grecques et latines. Ils y venaient dès la première aube pour assister au musical miracle : beaucoup campaient plusieurs jours près de la statue, ne voulant partir avant d’avoir entendu l'heureux présage du gosier granitique. (...)
Plus tard, devant Septime Sévère, Memnon se refusa de vibrer. L'empereur, le croyant irrité, ordonna de dorer sa statue. Son âme mélodieuse, qui lui était venue de la colère des éléments, s'évanouit entre les mains obséquieuses des hommes. Il devint muet à jamais. Alors les pèlerins cessèrent d'affluer. (...)
Nous nous approchons des socles pour mesurer leur immensité. De loin, on ne s'en douterait pas. Le vide environnant et le fond des montagnes faussent complètement leurs proportions. Et c’est seulement quand j'ai escaladé le piédestal et me suis hissée à côté du pâtre, que je m'aperçois qu'il était adossé contre un orteil.
Je m'avise aussi que Memnon n'est pas solitaire. Il a, pour lui tenir compagnie dans l’éternité, à droite et à gauche de ses mollets, deux fines et sveltes statuettes que leur couronne effile encore. Elles n’atteignent pas le genou royal et pourtant elles ont trois fois ma hauteur.
L'une représente la mère d'Aménophis III, la charmante reine au nom de chatte : Moutamiaou que nous avons vue au temple de Louqsor en conversation ultra-intime avec le dieu Amon. L'autre est Taya, son inséparable épouse. (...)
Et n'est-elle pas touchante, cette tendresse familiale chez ce grand traqueur de lions, chez ce roi magnifique et munificent auquel un seul vassal envoyait du même coup trois cent dix-huit vierges ?
S'il aimait à s’éterniser gigantesquement, du moins, savait-il apprécier l'intimité d'un foyer si gai que même le voisinage de son temple funéraire ne parvenait à le rendre mélancolique. Car, de la dix-huitième Dynastie, il est le seul roi qui ait osé installer sur la triste rive d'Occident sa maison temporaire. (...)
Et, tandis que, doucement, je contourne la colline, j'aperçois encore, en bas, dans la plaine, les deux "doubles" gigantesques. Sous le soleil matinal, le granit de Syène prend une teinte de chair. Ils semblent s'animer de leur mythe mélodieux, et pourtant, je me demande si maintenant, les connaissant bien, je ne préfère pas leur histoire à leur légende..."


extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869-1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry. L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.

mercredi 12 février 2020

"Le Mokattam est superbe" (Eugène Fromentin)

Félix Bonfils (1831-1885), Le Caire, Montagne du Mokattam

"Le Vieux-Caire confine au désert. En deux pas, on a quitté l'ombre de ses ruelles pour déboucher dans le soleil et dans la poussière des décombres. Pas de transition : quelques masures ruinées, quelques vieux fours à briques, et puis les mamelons désolés, sans une herbe, sans autres cailloux que des débris bien ou mal pulvérisés succédant l'un à l'autre, des sentiers battus par le pas des animaux ou des voyageurs, incessamment piétinés, aussi recouverts et nivelés par la poussière en mouvement. On circule à travers ces mornes monticules ; on a devant soi, beaucoup au-dessus, la chaîne escarpée du Mokattam qui continue vers le Midi, et on soupçonne, entre ce dernier rempart lointain et la zone torride qu'on escalade, une assez large vallée : c'est la vallée des Mamlouks.
On y arrive par un chemin plus large, dur au pas, une légère couche de sable ou de terre sablonneuse sur de la pierre. La couche sonore est à fleur du sol.
Très bel aspect de la vallée. C'est autre chose que la vallée des Khalifes à laquelle elle fait suite.
Peu de monuments saillants, sauf une mosquée isolée, à l'extrémité de la nécropole, et en marquant l'entrée du côté du désert ; mais le Mokattam est superbe. L'étendue de l'horizon est immense, et la dernière, l'extrême ligne cendrée, filée comme à la règle, à la base du ciel, et si finement lavée d'une teinte d'opale, donne une première idée charmante de cette chose grave, solennelle, monotone souvent, redoutable quelquefois, jamais ennuyeuse, qu'on appelle le désert. 

C'est ainsi que je l'ai vu partout apparaître, de très loin, entre des collines de sable fauve, ou de terre très claire, aplati, infini et n'ayant d'autre couleur que la couleur idéale de la distance, de la solitude et de la lumière."

extrait de Voyage en Égypte, 1869, par Eugène Fromentin (1820-1876), peintre et écrivain

mardi 11 février 2020

"La création de cette montagne de pierre était un miracle d'organisation" (Arthur Weigall, à propos de la pyramide de Khéops)

photo d'Émile Béchard (1844-18..?) 


"Le nouveau monarque qui est (...) le premier de la IVe dynastie et qui monta sur le trône en 2789 avant Jésus-Christ, s'appelait Khoufou, nom que les Grecs ont rendu par Khéops ; il paraît avoir été fils de Snefrou, bien que probablement d'une femme de rang inférieur. D’après les données dont nous disposons, il était fanatique en matière
religieuse et favorisa peut-être le culte du dieu-soleil Rê au détriment du reste du panthéon, car Manéthon dit de lui qu' "il était arrogant envers les dieux, mais écrivit néanmoins un livre sacré que les Égyptiens tiennent pour une œuvre de haute importance". Hérodote mentionne le fait qu'il aurait fermé certains temples et interdit les sacrifices. Mais, puisque sa mémoire a été révérée par bien des générations et que le culte de son esprit fut réintroduit deux mille ans plus tard, il semble que cette intolérance religieuse ait été inspirée par sectarisme et non par impiété.
Son œuvre la plus célèbre fut la construction de la Grande Pyramide qui dut commencer assez tôt sous son règne. En effet, à travers toute l’histoire de l'Égypte, la première préoccupation d’un pharaon, lorsqu'il montait sur le trône, était de préparer le lieu de son dernier repos et son équipement funéraire. Sur le plateau désertique situé derrière la ville de Memphis, s'élevait déjà la pyramide à degrés de Djeser et, quelques kilomètres plus au-sud, celle de Snefrou. Le choix du nouveau roi tomba sur un site plus au nord, en partie peut-être pour que son tombeau fût à l’écart des autres, en partie aussi afin d’être plus près du point géographique qui séparait la Haute de Basse Égypte, enfin pour avoir vue sur le temple duSoleil à On, de l’autre côté du fleuve. 
Au lieu choisi se trouvait un haut plateau de calcaire blanc d’où la vue s’étendait sur tous les environs. Vers le nord, la vallée s’ouvrait sur les grandes plaines du Delta ; vers le sud se déroulait le cours sinueux du Nil, bordé de champs verdoyants et de luxuriantes palmeraies et s’avançant du haut pays entre les falaises désertiques de l'est et de l’ouest. À quelques kilomètres au sud-est, les maisons blanches et les temples de Memphis se détachaient sur le vert des champs et, à une distance à peu près égale au nord-est, de l’autre côté du Nil, la ville sacrée d’On se profilait contre les falaises arides.
Sur ce plateau, on délimita un carré dont, chacun des côtés avait 230 mètres et dont la surface totale mesurait environ 54.000 mètres carrés. Sur cette base on édifia la pyramide dont la hauteur atteignit 146 mètres et dont les deux millions de blocs calcaires qui entrèrent dans sa construction représentaient un -volume de 2.500.000 mètres cubes. Dans les couches inférieures, la plupart des blocs pesaient deux tonnes et plus ; ces blocs devaient être portés par voie d’eau des carrières situées sur l’autre rive du fleuve, jusqu’au pied du plateau, et cela à l'époque des inondations, lorsque toute la vallée ne formait qu'un lac ; puis il fallait les hisser sur le plateau et les mettre en tas pour la construction. 
Durant les trois mois d'inondation annuelle, les paysans ne pouvaient pas travailler aux champs. Aussi, au cours de cette période, une armée d'ouvriers pouvait-elle être employée aux constructions sans que la prospérité du pays en souffrît. En fait, de fréquents rapports ultérieurs relatent qu’en utilisant une centaine de milliers d'hommes chaque année durant ces trois mois, toute la pyramide pouvait être terminée en vingt ans. Si ces chiffres sont exacts, il fallait poser au cours de chaque journée de travail une moyenne de 1200 blocs. 
Les blocs étaient hissés sur des traîneaux le long de rampes en zigzag, construites temporairement en briques séchées au soleil sur la face extérieure de la pyramide, une trentaine d'hommes sans doute ayant à s'occuper d'un seul bloc ; si chaque équipe avait besoin de deux jours en moyenne pour mettre en place un bloc, les mille deux cents qu'on édifiait chaque jour requéraient les services de 70.000 hommes, 17 à 18.000 ouvriers étant occupés sur chacun des quatre côtés de la pyramide.
Il y avait probablement 18 à 20 rampes en zigzag sur chaque face et tous les jours, au plus fort du travail, 80 équipes environ se succédaient les unes aux autres sur le sentier en pente, chacune hâlant un bloc sur son traîneau dont les patins avançaient facilement sur la surface qu'on avait rendue glissante en l’arrosant d’eau. (...)
L'extraction des blocs ses poursuivait probablement durant toute l’année et comme on employait à chaque saison environ 100.000blocs, il en fallait produire environ 2000 par semaine, soit près de 300 par jour, tâche que pouvaient facilement accomplir quelques milliers de carriers.
La création de cette montagne de pierre était un miracle d'organisation et le revêtement final des côtés de la pyramide au moyen de blocs polis et parfaitement ajustés constituait un chef-d'œuvre de technique. Les couloirs intérieurs et les chambres funéraires attestent dans leur construction une habileté inégalable car leurs blocs sont joints de façon presque invisible. L'entrée s'ouvre assez haut sur la face septentrionale ; après l’enterrement on l'obtura avec de la maçonnerie analogue à celle qui revêtait toute la surface, de manière que rien ne décelât sa position sur la face lisse et inaccessible de la pyramide. 
Pourtant le tombeau fut pillé à une époque où les pharaons n’existaient plus ; mais l’entrée ne fut découverte que lorsqu'on eut enlevé les pierres du revêtement pour les employer à d’autres constructions ou pour chercher à découvrir des trésors cachés. Durant toute l’antiquité, le pharaon reposa en paix au cœur de ce vaste benben du Soleil et son esprit semblait présider éternellement aux destinées de son peuple ; il vivait à jamais dans sa montagne de pierre blanche et resplendissante et son nom se transmettait d'âge en âge, révéré et inoubliable." 


extrait de Histoire de l'Égypte ancienne, 1949, par Arthur Edward Pears Weigall (1880-1934), égyptologue britannique, ancien inspecteur général des Antiquités du gouvernement égyptien 

lundi 10 février 2020

"Si l'Égypte vit du Nil, il faut l'aider dans son œuvre" (H. Richardot)

photo de J.P. Sébah (1838-1890)


"(Le mot sakkieh) demande une explication. Ce serait une erreur de croire que les Égyptiens n’ont qu'à semer, récolter et attendre chaque année l’inondation bienfaisante ; il faut une irrigation continuelle pour empêcher le soleil de dessécher les moissons, et lorsque le Nil est bas, les berges sont ordinairement élevées de trois à six mètres. Pour parvenir à monter l'eau nécessaire, les indigènes emploient deux procédés : la sakkieh, qui est la noriah algérienne, roue semblable à celles de nos machines à draguer et qui, au moyen d’un treuil et d’une corde qui s’y enroule, hisse les seaux jusqu’au plateau.
Bien que la sakkieh produise un travail bien plus considérable que le chédouf, elle est peu commune, car elle demande un matériel assez important et un buffle, tandis que le chédouf est d’une simplicité enfantine. Il était employé dès la plus haute antiquité et les tombeaux des premières dynasties nous le montrent déjà gravé sur leurs murailles. C’est une longue perche munie à une extrémité d’une outre ou d'une corbeille et à l’autre d’une lourde pierre ; au milieu, elle s’appuie sur une autre perche placée transversalement entre deux bornes de limon séché, de manière à basculer aisément. 
Selon la hauteur du talus, trois, quatre, même cinq chédoufs sont disposés les uns au-dessus des autres et mis en mouvement par des fellahs, qui tirant sur l’outre, la plongent dans l'eau, puis, laissant agir la pierre fixée à opposée jusqu'à la hauteur voulue, la vident dans un bassin où le deuxième chédouf reprend l’eau pour la transmettre au troisième, et ainsi de suite jusqu’à la plaine ; un système de chédoufs peut arroser environ deux hectares par jour.
C'est le grand labeur du fellah, car si l'Égypte vit du Nil, il faut  l'aider dans son œuvre et c’est par un système compliqué de canaux, de rigoles et de bassins que les champs participent à son eau bienfaisante. Bienfaisante par excellence en effet, puisque par sa composition unique au monde (18 % de carbonate de chaux et 4 % de carbonate de magnésie) elle fume en arrosant.
Ces chédoufs donnent une singulière et amusante animation aux rives du fleuve, mais dans quelques années on n’en verra plus que dans les musées archéologiques : les puissantes pompes à vapeur des Anglais les auront remplacés.
Si vous désirez voir l'Égypte, hâtez-vous !"


extrait de Cinq Semaines en Égypte. Notes de voyage, 1903, par H. R. (vraisemblablement, Henri Richardot, 1845-1927,
 poète et homme de droit français)

dimanche 9 février 2020

La Cité des Morts, au Caire, vue par Octave Béliard

Circa 1895, vintage photochrome

"
Je ne suis pas le cortège, mais ma promenade errante me conduira tout de même aux cimetières. Car, à qui va droit devant soi, au Caire, il est impossible de ne pas aboutir à des tombes. Insensiblement la cité vivante se continue par la cité morte, dont elle n’est séparée çà et là, que par des collines de décombres, amas condensé de cette poussière éternelle qui flotte partout, que les balayages et les démolitions ont amoncelée depuis des siècles. Souvent même, cette frontière de cendres n'existe pas. On s'aperçoit seulement que les passants se raréfient et que les maisons sont muettes, inhabitées. Le silence, surtout quand le soir descend, est énorme et solennel. On remarque que beaucoup de ces maisons, dont les portes sont closes, n'ont qu'une façade. Elles ont l'air abandonnées depuis longtemps. Leurs fenêtres vides béent sur un enclos plein de pierres tombales nues et sans inscriptions.
Ce sont les maisons où les familles viennent à certains jours se recueillir auprès de leurs morts et celles qui sont à l’abandon sont celles des morts qui n'ont plus de famille. Les pauvres sont enterrés tout autour dans les carrefours, dans les terrains vagues, au bord des rues. C'est une ville sans limites précises, mais qui ressemble à l’autre comme un spectre ressemble à un homme. Elle a ses mosquées, merveilleux jardin de coupoles et de minarets, dont les silhouettes harmonieusement découpées sur le ciel ravissent de loin et cachent souvent hélas ! d’irrémédiables ruines. Ici, les Tombeaux dits des Califes, parmi lesquels on chercherait en vain la sépulture d’un calife, là les Tombeaux dits des Mamelucks. Au delà, c'est le désert, immédiatement. À le bien concevoir, ces tombes musulmanes sur lesquelles aucun nom n'est inscrit, c'est déjà le désert, le néant qui efface l'Histoire, des simulacres qui ne parlent plus, qui ont perdu la parole. Le souvenir des morts qui ne furent pas des saints se prolonge à peine au delà de la vie de la génération qui les a connus.
Les vieilles tombes sont celles de morts oubliés. Mais pour connaître le passé il n’est besoin que de regarder les vivants : les traditions ne meurent que lentement et de vieillesse ; les pierres même continuent de vivre aussi longtemps qu'elles le peuvent : on ne détruit rien mais on ne restaure rien non plus ; on laisse tomber. Et l'on ne bâtit pas sur les ruines, mais à côté d'elles. Cela, ou je suis bien trompé, c'est le vrai respect du passé. Je ne dis pas que ce soit toujours extrêmement pratique ; mais c'est aussi une façon d'aimer le présent.
Un ânier rencontré dans la nécropole, à qui nous demandâmes, René V....et moi, de nous en faire voir les plus beaux tombeaux, nous conduisit nous conduisit tout droit, à travers un petit jardin bien ratissé, au mausolée encore tout neuf de Tewfik !
Et peut-être la mosquée dont les Cairotes sont le plus glorieux est-elle justement celle qui n’a rien d’égyptien, la turquerie, d’ailleurs grandiose, construite sur la citadelle pour Méhémet-Ali entre 1824 et 1857 et ornée d’une horloge donnée par Louis-Philippe. Je ne discuterai point ce goût-là.
Il me plaît que le Caire soit ainsi couronné."



extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949

samedi 8 février 2020

"La patience des fellahs dont le travail persévérant a fertilisé la terre égyptienne depuis des milliers d'années", par la Comtesse de La Morinière de La Rochecantin

photo d'Émile Béchard (1844 - 18..?)

"Descendre le Nil est une chose idéale, chaque heure apporte une impression différente. Dès que l'aube se lève, de tous ses yeux on regarde et l'on s'émerveille du spectacle. Il semble que dans l'air flotte comme une ambiance qui vous prépare à l'enthousiasme ; on est attentif au moindre rayon, au plus léger vol d'oiseau. L'âme ne demande qu'à admirer, à comprendre, à s'identifier avec tout ce qui l'entoure. Passé et présent se fondent l'un dans l'autre.
Aujourd'hui comme jadis on glisse lentement devant les berges, tour à tour vertes ou de couleur neutre, entre lesquelles coule, calme et majestueux comme un jeune dieu, le fleuve sacré, ce fleuve des rois et des empereurs que chérissent également bédouins et fellahs.
Les choses, par un caprice de la nature, semblent immuables, et cette terre, grasse et légère à la fois, des bords du Nil, ne paraît pas avoir souffert des mille blessures que les hommes lui ont infligées depuis tant de siècles.
Les coupures des berges sablonneuses ne sont autres que des puits superposés, creusés à même la terre, où les fellahs s'échelonnent pour déverser l'eau du fleuve et l'amener jusqu'aux canaux qui servent à irriguer les champs. À cet effet sont utilisées en guise de seaux des peaux de bouc qui se balancent au bout d'un souple bâton de tamaris dont l'une des extrémités est alourdie de terre glaise. Ces chadoufs sont en tout semblables à ceux employés par les Égyptiens depuis les temps les plus reculés.
On ne saurait admirer assez la patience de ces fellahs dont le travail persévérant a fertilisé la terre égyptienne depuis des milliers d'années. Que penser de leur résignation inlassable : leur obtiendra-t-elle une place d'honneur au paradis des délices ?
Pour remplacer le travail des hommes, parfois une paire de bœufs ou un chameau actionnent des saquiehs, mode d'arrosage que son modernisme rend plus avantageux.
Tout le long du fleuve, on voit des villages gris, construits avec des briques séchées au soleil. Certaines demeures affectent des airs de petites forteresses et leurs murs nous paraissent décorés de sortes de boules informes, emmanchées sur des pals qui, de loin, ressemblent à des têtes coupées de croyants. Ce ne sont, en réalité, que des pigeonniers, décorés de poteries, où nichent les couples roucoulants. Les branches d'arbre servent de perchoir.
D'autres demeures plus humbles, aux toitures de roseaux ou de canne à sucre, s'appuient contre les dattiers à panaches ébouriffés.
Que de passants sur le chemin étroit des chaussées ! Que d'hommes en robe sombre ou bleu clair ! Et pour fond de tableau, des murailles friables d'une teinte douce et dorée dont la pureté de l'air nous permet de percevoir à distance les aspérités et jusqu'aux moindres détails. Qu'y a-t-il derrière ces frêles barrières ? Des sables et encore d'autres sables qui composent les déserts libyque et arabique."

extrait de Du Caire à Assouân : impressions d'Égypte, par la Comtesse Le Bault de La Morinière de La Rochecantin (18.. - 1919), née Marie Madeleine de Menou, originaire du Perche (Normandie), mariée le 30 Juin 1879 au comte Olivier Le Bault de la Morinière de la Rochecantin (1851-1915). Ouvrage préfacé par Georges Legrain.