lundi 17 février 2020

À bord du "Champollion", avant de débarquer à Alexandrie, par Roland Dorgelès



"Je sais bien : des millions m'ont précédé, et des écrivains par centaines, parmi les plus grands. Mais est-ce que cela compte ? Leurs livres, je les ai oubliés. Les récits des touristes, je ne m'en soucie pas. Ce que je veux, c’est voir moi-même, avec mes yeux à moi. Tous les pays sont vierges, tant que je n’y ai pas mis le pied.
Cet après-midi, lorsque la côte a été en vue et que la ville m’est apparue, toute rose, au ras des vagues, j'étais plus agité sur le pont du Champollion, que le premier malouin qui aperçut Terre-Neuve, niché dans la mâture. Mes doigts devaient trembler sur la rambarde.
Repoussant les jumelles, pour mieux jouir de mon regard nu, je construisais fébrilement la ville, autour du gros phare noir et blanc.
On ne distinguait rien, d’abord, qu'un fourmillement doré de maisons, et la silhouette fumeuse des navires à l’ancre. Puis, lentement, les formes se précisaient ; de grands hangars, des dômes bulbeux, un palais qui doit être la douane, quelques palmiers réfugiés au haut d’un talus. Les bruits aussi se détachaient progressivement du brouhaha : sirènes, treuils déroulés, coups de marteaux sur la tôle des cargos. Le pilote, déjà grimpé sur la passerelle, vociférait des ordres dans son porte-voix et ceux du remorqueur lui répondaient avec des
hurlements. Cris sur le môle, cris sur les barques, cris déchirants dans le ciel et sur l’eau. Le murmure de l’Orient, c’est la clameur.
Je me laissais saouler par ce breuvage inconnu, quand le commandant m’a pris par le bras.
- Vous voyez, m’a-t-il dit, le doigt tendu : la colonne Pompée.
J'ai regardé. C'était, parmi les cheminées d’usines, une cheminée toute pareille, une cheminée inutile qui dresse à vingt-cinq mètres, un chapiteau qu’on ne regarde plus.
- Vous n’avez qu’à sauter dans le premier taxi venu. En cinq minutes vous y serez...
J’ai répondu oui, en remerciant, mais, sitôt débarqué, j'ai délibérément tourné le dos à la colonne et je suis parti à pied.
Non ! Je ne ferai pas de visites. Ni aux vivants, ni aux morts. Je sais qu'il faut visiter les catacombes de Kôm ech-Choukâfa, et les hypogées, et le musée gréco-romain : eh bien ! je n'irai pas. Tout de suite courir aux vestiges, aux ruines, aux stèles funéraires : ce pays est donc défunt ? J’aime mieux respirer le tumulte heureux de ces rues animées, me perdre dans le quartier indigène où les marchands ambulants promènent leurs pastèques, leurs cris chantants, leur eau fraîche dans les outres et leurs tintements de gobelets, revenir au large quai-promenade, le long de l’ancien port, pour sentir, dans l’odeur des algues, le parfum des jolies filles, qu’emportent les autos.
- Jadis, commence à dévider ma mémoire, sous Marc Antoine ou Vespasien, les courtisanes venaient sur la jetée inscrire leur...
Mais tais-toi donc ! Les Aphrodites d’à présent, on les rencontre à l’Excelsior ou au Pavillon Bleu. Je m’en moque de l’Heptastade et du Sérapeion ! Je ne viens pas ici cataloguer les ruines. Malheureusement, notre tête est ainsi fabriquée que certains mots déclenchent automatiquement des idées et qu’au seul nom d'Égypte, les Pharaons, le Nil, Cléopâtre, les momies, Osiris, Mariette, se mettent à tomber de l’esprit comme les marrons d’un arbre.
Ce ne sont pourtant pas les galères d’Octave qui menacent la ville, ce sont celles des Anglais, qui viennent d’entrer dans le port pour braquer leurs canons. Aux engins près, rien de changé. Mais Alexandrie, qui en a l’habitude, reste indifférente sous le danger. Elle bavarde, elle travaille, elle rit.
- Bah ! Ils ne bombarderont toujours pas le Caire, me disait philosophiquement un Égyptien, en fouettant son champagne.
Il y a toujours une reine dans un palais, toujours des chants dans les ruelles, toujours les mêmes bateaux plats sur le canal, avec des mâts si longs qu'ils semblent vouloir chercher le vent au fond du ciel. Non, rien de changé...
Je vais à l’aventure, je regarde, j'écoute, j'apprends."



extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt

dimanche 16 février 2020

Les "monuments les plus dignes de la curiosité de ceux qui voyagent en Égypte ; j'entends les pyramides", par Frédéric Louis Norden

illustration extraite de l'ouvrage de Norden

"Avant que de quitter le Caire et ses environs, je ne saurais me dispenser de parler des monuments les plus dignes de la curiosité de ceux qui voyagent en Égypte ; j'entends les pyramides, qu'on a mises autrefois au nombre des sept merveilles du monde, et qu'on admire encore aujourd'hui depuis le Caire jusqu'à Maidoun.
Les pyramides ne sont point fondées dans des plaines, mais sur le roc, au pied des hautes montagnes qui accompagnent le Nil dans son cours, et qui font la séparation entre l'Égypte et la Libye.
Elles ont toutes été élevées dans la même intention, c'est-à-dire pour servir de sépulture ; mais leur architecture, tant intérieure qu'extérieure, est bien différente, soit pour la distribution, soit pour la matiÈre, soit pour la grandeur.
Quelques-unes sont ouvertes, d'autres sont ruinées ; et la plus grande partie est fermée ; mais il n'y en a point qui n'ait été, plus ou moins, endommagée.
On conçoit aisément qu'elles n'ont pu être élevées dans le même temps. La prodigieuse quantité de matériaux nécessaires, en fait sentir l'impossibilité. La perfection avec laquelle les dernières sont fabriquées le témoigne également ; car elles surpassent de beaucoup les premières en grandeur et en magnificence. Tout ce qu'on peut avancer de plus positif, c'est que leur fabrique est de l'antiquité la plus reculée et qu'elle remonte même au-delà des temps des plus anciens historiens dont les écrits nous aient été transmis.
Il me paraît probable que l'origine des pyramides a précédé celle des hiéroglyphes ; et comme on n'avait plus la connaissance de ces caractères dans le temps que les Perses firent la conquête de l'Égypte, il faut absolument faire remonter la premiÈre époque des pyramides à des temps si reculés dans l'antiquité que la chronologie vulgaire ait peine à en fixer les années.
Si je suppose que les pyramides, même les dernières, ont été élevées avant que l'on eût l'usage des hiéroglyphes, je ne l'avance pas sans fondement. Qui pourrait se persuader que les Égyptiens eussent laissé ces superbes monuments sans la moindre inscription hiéroglyphique, eux qui, comme on le voit partout, prodiguaient les hiéroglyphes sur tous les édifices de quelque importance ? Or, on n'en aperçoit aucun, ni au dehors, ni au dedans des pyramides, pas même sur les ruines des temples de la seconde et de la troisième pyramide : n'est-ce pas une preuve que l'origine des pyramides précède celle des hiéroglyphes, que l'on regarde néanmoins comme les premiers caractères dont on se soit servi en Égypte ?"



extrait de Voyage d'Égypte et de Nubie, par Frédéric Louis Norden (1708-1742), voyageur danois, "capitaine des vaisseaux du roi". Texte publié par la Bibliothèque portative des voyages, traduit de l'anglais par MM. Henri et Breton, tome X, 1817.

samedi 15 février 2020

Quand l'aube se lève sur la Vallée du Nil, par Gabriel Hanotaux

"... des hommes se rendant au travail, parmi les champs d'orge blanc...le plumeau des palmiers balayant la brume.
Le ciel devient clair, puis rose et, d’un seul coup, splendide.
"
photo Marie Grillot


"Nous prenons, le soir, le train pour Louqsor et Karnak...
Lever du soleil sur la vallée. Calme uni de l'aube, fraîcheur suave. Les taches noires du troupeau des hommes se rendant au travail, parmi les champs d'orge blanc, font comme des lambeaux de nuit déchirés par la brise. Peu à peu le réveil s'ébroue au village, le plumeau des palmiers balayant la brume. Le ciel devient clair, puis rose et, d’un seul coup, splendide. Au-dessus des falaises rousses, le disque d'or s’élance, et, soudain, il est maître. La vallée, drapée de rayons, a revêtu sa robe couleur du jour. De minces raies, réfugiées dans les sillons alignés, hersent la terre, derniers refuges de l'ombre. Mais le soleil donne le coup d’éponge suprême ; il poudre, de son rayon d'or, la verdure ; la toilette est achevée. 
Au-dessus de la mer de lumière, les formes des arbres flottent comme des voiles pendues au mât blanc d’un minaret. Une nuée de grands oiseaux noirs s’envolent et encombrent l'étendue de leurs battements d’ailes fous. La vallée entière, - êtres et choses, - est en alerte : les fellahs courent, les baudets trottent, la vache se hâte au sentier. Une vierge noire, gardant son maigre troupeau, nous reporte à quelque Rebecca biblique.
Partout, le gras humide de la fécondité ; partout les tableaux variés de cette vie appliquée et nourricière que bas-reliefs, fresques et mosaïques représentent à satiété depuis des milliers d'années. Fermes grises, si vieilles et si rapiécées sous leurs toitures d’herbes sèches et de roseaux, qu'il semble qu'elles vont s’effondrer demain, alors qu’elles tiennent, pareilles à elles-mêmes, depuis toujours.
Arrivée à Louqsor, les yeux mi-clos, aveuglés par la lumière accablante, après une nuit insomne. Mais, à l'hôtel, la figure à peine trempée dans l'eau fraîche, nous voilà tout ragaillardis et prêts aux fatigues de la journée  tant attendue. En route pour Karnak !"


extrait de Regards sur l'Égypte et la Palestine, par Gabriel Hanotaux (1853-1944), de l'Académie française, diplomate, historien et homme politique français.

vendredi 14 février 2020

Le "ruissellement de splendeur" sur le Nil, par Louis Bertrand

par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Cinq heures du matin sur le balcon qui surplombe le tambour. Le vent brûlant s'est calmé. Néanmoins, l'atmosphère pacifiée reste très lourde, d’une opacité presque matérielle.
Simplifié par les brumes qui l'enveloppent, le paysage garde toujours sa nudité géométrique : trois zones superposées, l'eau, la terre, le ciel, séparées les unes des autres par deux lignes rigides qui courent à l'infini et qui se perdent dans les vapeurs de l'horizon. Les premiers plans ont une couleur cendreuse, qui, graduellement, se fonce jusqu’au violet sombre vers les fonds des montagnes encore invisibles. En ce moment, le Nil est immobile et lisse comme une eau morte. Le ciel d'argent s'arrondit comme une coupole solide. Un silence angoissant pèse sur l'étendue, et toute cette nature éteinte a l'air de se recueillir dans on ne sait quelle attente...
Les montagnes violettes de la chaîne arabique se dessinent sur le ciel d’aurore, se veloutent d’une couleur de pensée.Le soleil a percé les brumes flottantes. Il monte, et, soudain, c'est, par tout l’espace, un ruissellement de splendeur. La terre est toute d'or sous l’azur allégé du ciel. Les contours des berges sont comme frottés d’ambre liquide. De l’or coule le long des mâts des dahabiehs. Toutes voiles déployées, elles planent, comme de gros oiseaux d’or, sur le fleuve embrasé. Du haut du balcon, au-dessus du sillage qui fait, dans la moire orangée des eaux, une longue déchirure mauve, je contemple, les yeux ivres de lumière : toutes mes souffrances de la veille sont payées.
Dans cette richesse et cette beauté triomphante de l'aube, les êtres et les choses, touchés par l’engourdissement du khamsin, semblent renaître. Des battements d'ailes, des pépiements se répondent d’une rive à l’autre. Les trous des rochers sont pleins de tourterelles et de martins-pêcheurs, qui prennent leur volée. Au bord des berges, des enfants nus s’ébrouent dans l’eau vaseuse, s’éclaboussent en poussant de petits rires aigus, qui rebondissent jusqu'à nous, sur l’eau calme du fleuve, comme des ricochets.
On dirait des statuettes de bois ou d’albâtre bruni, telles qu’on en voit derrière les vitrines du musée du Caire. Le torse grêle, les épaules larges, les pectoraux en saillie sur le tronc, comme des gorgerins incrustés d’émaux, ils ressemblent trait pour trait aux petits fellahs d'il y a trois mille ans, qui ont servi de modèles aux sculpteurs et aux peintres des Pharaons. Et ils ressemblent aussi à leurs ancêtres des syringes et des hypogées, ces hommes aux maigreurs de sauterelles qui, en ce moment, sous le haut mur calcaire de la falaise, sont attelés à une corde de halage. Et le bateau archaïque, qu’ils traînent dans l’eau pesante, est tout pareil aux barques d'Ammon, qui sont peintes sur les tombeaux enfouis, là-bas, au milieu des sables.
Devant ce paysage du Nil, si raréfié par moments qu'il se dépouille de tout caractère particulier, je pouvais me croire hors du monde, dans une région abstraite qui ne connaît d’autres accidents que les jeux élémentaires de l'ombre et de la lumière. Ces silhouettes humaines me rappellent que je suis dans un pays où tout est marqué, au contraire, d’une empreinte si fortement individuelle qu’elle défie les siècles, - sur la terre d'Égypte, où rien ne meurt...
Il me semble qu’au sortir d’une féerie, je rentre dans la réalité. L’Égypte moderne elle-même réapparaît à côté de l'antique. Dans l'atmosphère purifiée, des bâtisses, qui se confondaient hier avec la blancheur des terrains, leurs contours s'évaporant dans les tourbillons de la poussière, s'accusent, aujourd'hui, en lignes précises et déplaisantes : gros cubes en plâtras qui sont des palais administratifs, obélisques de briques qui sont des cheminées d’usines, - sucreries ou distilleries, - pylônes aplatis en boue noire du Nil, qui ont des huttes de fellahs.
Vers le soir, un mur, percé d'arches colossales, coupe en deux tout l'horizon, émerge du lit de fleuve ; c'est le barrage d'Assiout. Nous nous engageons dans un canal latéral qui franchit la digue. Mais il est trop tard : l’écluse est fermée. Il faut s'arrêter, passer là toute la nuit. Au fond du canal, entre les deux parois de maçonnerie qui nous enferment comme une fosse étroite, - dans l'air étouffant, sans autre vue que le ciel plein d'étoiles au-dessus de nos têtes, - nous attendons l'aube, et le départ vers l'inconnu..."


extrait de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française

jeudi 13 février 2020

Les Colosses de Memnon, de la légende à l'histoire, par Myriam Harry

Photoglob co. - 1890

"Cher Memnon ! poétique statue ! décevant colosse ! c’est pour toi que nous avons retraversé le Nil, que nous avons, sous la radieuse aurore, repris le chemin de l'Occident funèbre.
C'est ainsi qu'on venait, à l'époque romaine, écouter l'oracle harmonieux.
Mais alors existait encore le Memnonium, le temple d'âme, auquel s'adossaient les deux pendants gigantesques, le double "double" formidable du grand pharaon qui avait érigé ces massives "ombres" de pierre pour soutenir sa parcelle de lumière et aider son âme volatile à affronter l'Éternité.
Et combien il est étrange, il est émouvant de songer qu'il y a réussi, que cet Aménophis III mort, il y a plus de trois millénaires, vit dans un paysage à peine changé, voit de la hauteur excessive de son front couler le Nil, et qu'il nous est plus familier que s’il était venu, y a un siècle, avec la mission de Bonaparte, à laquelle il doit, d’ailleurs, sa revie.
Évidemment, je l’aimais mieux quand je le connaissais moins, quand il n’était que le pauvre Memnon de mon enfance, seul dans l'immense désert et attendant, dressé sur la pointe des pieds, les divins baisers de sa mère qu'il saluait d’un mélodieux soupir.
Mais je m'accommode de ce couple de colosses assis sur leur cube de syène, les bras scellés aux cuisses et le visage absent, encadré du pshent pharaonique, semblable à la couffié des bergers. (...)
Un seul des deux colosses était sonore. Encore devait-il cette vertu à un tremblement de terre qui avait, au début du premier siècle de notre ère, fait de grands ravages dans la vallée du Nil, abattu un des obélisques de Hatasou, renversé des temples, éventré des pylônes.
Lui, la secousse ne l'avait qu'effleuré. Elle avait, dans son torse, creusé une légère fente. Le matin, le vent du désert s'y glissait et la statue tout entière vibrait comme une lyre éolienne.
Aussitôt naquit la légende. (...) Et comme les colosses s'adossaient au temple d'Aménophis III, les prêtres installèrent dans la statue sonore un oracle que l'on venait, en foule, consulter.
C'était, durant deux siècles, le but des touristes qui couvraient le socle immense d'inscriptions grecques et latines. Ils y venaient dès la première aube pour assister au musical miracle : beaucoup campaient plusieurs jours près de la statue, ne voulant partir avant d’avoir entendu l'heureux présage du gosier granitique. (...)
Plus tard, devant Septime Sévère, Memnon se refusa de vibrer. L'empereur, le croyant irrité, ordonna de dorer sa statue. Son âme mélodieuse, qui lui était venue de la colère des éléments, s'évanouit entre les mains obséquieuses des hommes. Il devint muet à jamais. Alors les pèlerins cessèrent d'affluer. (...)
Nous nous approchons des socles pour mesurer leur immensité. De loin, on ne s'en douterait pas. Le vide environnant et le fond des montagnes faussent complètement leurs proportions. Et c’est seulement quand j'ai escaladé le piédestal et me suis hissée à côté du pâtre, que je m'aperçois qu'il était adossé contre un orteil.
Je m'avise aussi que Memnon n'est pas solitaire. Il a, pour lui tenir compagnie dans l’éternité, à droite et à gauche de ses mollets, deux fines et sveltes statuettes que leur couronne effile encore. Elles n’atteignent pas le genou royal et pourtant elles ont trois fois ma hauteur.
L'une représente la mère d'Aménophis III, la charmante reine au nom de chatte : Moutamiaou que nous avons vue au temple de Louqsor en conversation ultra-intime avec le dieu Amon. L'autre est Taya, son inséparable épouse. (...)
Et n'est-elle pas touchante, cette tendresse familiale chez ce grand traqueur de lions, chez ce roi magnifique et munificent auquel un seul vassal envoyait du même coup trois cent dix-huit vierges ?
S'il aimait à s’éterniser gigantesquement, du moins, savait-il apprécier l'intimité d'un foyer si gai que même le voisinage de son temple funéraire ne parvenait à le rendre mélancolique. Car, de la dix-huitième Dynastie, il est le seul roi qui ait osé installer sur la triste rive d'Occident sa maison temporaire. (...)
Et, tandis que, doucement, je contourne la colline, j'aperçois encore, en bas, dans la plaine, les deux "doubles" gigantesques. Sous le soleil matinal, le granit de Syène prend une teinte de chair. Ils semblent s'animer de leur mythe mélodieux, et pourtant, je me demande si maintenant, les connaissant bien, je ne préfère pas leur histoire à leur légende..."


extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869-1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry. L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.

mercredi 12 février 2020

"Le Mokattam est superbe" (Eugène Fromentin)

Félix Bonfils (1831-1885), Le Caire, Montagne du Mokattam

"Le Vieux-Caire confine au désert. En deux pas, on a quitté l'ombre de ses ruelles pour déboucher dans le soleil et dans la poussière des décombres. Pas de transition : quelques masures ruinées, quelques vieux fours à briques, et puis les mamelons désolés, sans une herbe, sans autres cailloux que des débris bien ou mal pulvérisés succédant l'un à l'autre, des sentiers battus par le pas des animaux ou des voyageurs, incessamment piétinés, aussi recouverts et nivelés par la poussière en mouvement. On circule à travers ces mornes monticules ; on a devant soi, beaucoup au-dessus, la chaîne escarpée du Mokattam qui continue vers le Midi, et on soupçonne, entre ce dernier rempart lointain et la zone torride qu'on escalade, une assez large vallée : c'est la vallée des Mamlouks.
On y arrive par un chemin plus large, dur au pas, une légère couche de sable ou de terre sablonneuse sur de la pierre. La couche sonore est à fleur du sol.
Très bel aspect de la vallée. C'est autre chose que la vallée des Khalifes à laquelle elle fait suite.
Peu de monuments saillants, sauf une mosquée isolée, à l'extrémité de la nécropole, et en marquant l'entrée du côté du désert ; mais le Mokattam est superbe. L'étendue de l'horizon est immense, et la dernière, l'extrême ligne cendrée, filée comme à la règle, à la base du ciel, et si finement lavée d'une teinte d'opale, donne une première idée charmante de cette chose grave, solennelle, monotone souvent, redoutable quelquefois, jamais ennuyeuse, qu'on appelle le désert. 

C'est ainsi que je l'ai vu partout apparaître, de très loin, entre des collines de sable fauve, ou de terre très claire, aplati, infini et n'ayant d'autre couleur que la couleur idéale de la distance, de la solitude et de la lumière."

extrait de Voyage en Égypte, 1869, par Eugène Fromentin (1820-1876), peintre et écrivain

mardi 11 février 2020

"La création de cette montagne de pierre était un miracle d'organisation" (Arthur Weigall, à propos de la pyramide de Khéops)

photo d'Émile Béchard (1844-18..?) 


"Le nouveau monarque qui est (...) le premier de la IVe dynastie et qui monta sur le trône en 2789 avant Jésus-Christ, s'appelait Khoufou, nom que les Grecs ont rendu par Khéops ; il paraît avoir été fils de Snefrou, bien que probablement d'une femme de rang inférieur. D’après les données dont nous disposons, il était fanatique en matière
religieuse et favorisa peut-être le culte du dieu-soleil Rê au détriment du reste du panthéon, car Manéthon dit de lui qu' "il était arrogant envers les dieux, mais écrivit néanmoins un livre sacré que les Égyptiens tiennent pour une œuvre de haute importance". Hérodote mentionne le fait qu'il aurait fermé certains temples et interdit les sacrifices. Mais, puisque sa mémoire a été révérée par bien des générations et que le culte de son esprit fut réintroduit deux mille ans plus tard, il semble que cette intolérance religieuse ait été inspirée par sectarisme et non par impiété.
Son œuvre la plus célèbre fut la construction de la Grande Pyramide qui dut commencer assez tôt sous son règne. En effet, à travers toute l’histoire de l'Égypte, la première préoccupation d’un pharaon, lorsqu'il montait sur le trône, était de préparer le lieu de son dernier repos et son équipement funéraire. Sur le plateau désertique situé derrière la ville de Memphis, s'élevait déjà la pyramide à degrés de Djeser et, quelques kilomètres plus au-sud, celle de Snefrou. Le choix du nouveau roi tomba sur un site plus au nord, en partie peut-être pour que son tombeau fût à l’écart des autres, en partie aussi afin d’être plus près du point géographique qui séparait la Haute de Basse Égypte, enfin pour avoir vue sur le temple duSoleil à On, de l’autre côté du fleuve. 
Au lieu choisi se trouvait un haut plateau de calcaire blanc d’où la vue s’étendait sur tous les environs. Vers le nord, la vallée s’ouvrait sur les grandes plaines du Delta ; vers le sud se déroulait le cours sinueux du Nil, bordé de champs verdoyants et de luxuriantes palmeraies et s’avançant du haut pays entre les falaises désertiques de l'est et de l’ouest. À quelques kilomètres au sud-est, les maisons blanches et les temples de Memphis se détachaient sur le vert des champs et, à une distance à peu près égale au nord-est, de l’autre côté du Nil, la ville sacrée d’On se profilait contre les falaises arides.
Sur ce plateau, on délimita un carré dont, chacun des côtés avait 230 mètres et dont la surface totale mesurait environ 54.000 mètres carrés. Sur cette base on édifia la pyramide dont la hauteur atteignit 146 mètres et dont les deux millions de blocs calcaires qui entrèrent dans sa construction représentaient un -volume de 2.500.000 mètres cubes. Dans les couches inférieures, la plupart des blocs pesaient deux tonnes et plus ; ces blocs devaient être portés par voie d’eau des carrières situées sur l’autre rive du fleuve, jusqu’au pied du plateau, et cela à l'époque des inondations, lorsque toute la vallée ne formait qu'un lac ; puis il fallait les hisser sur le plateau et les mettre en tas pour la construction. 
Durant les trois mois d'inondation annuelle, les paysans ne pouvaient pas travailler aux champs. Aussi, au cours de cette période, une armée d'ouvriers pouvait-elle être employée aux constructions sans que la prospérité du pays en souffrît. En fait, de fréquents rapports ultérieurs relatent qu’en utilisant une centaine de milliers d'hommes chaque année durant ces trois mois, toute la pyramide pouvait être terminée en vingt ans. Si ces chiffres sont exacts, il fallait poser au cours de chaque journée de travail une moyenne de 1200 blocs. 
Les blocs étaient hissés sur des traîneaux le long de rampes en zigzag, construites temporairement en briques séchées au soleil sur la face extérieure de la pyramide, une trentaine d'hommes sans doute ayant à s'occuper d'un seul bloc ; si chaque équipe avait besoin de deux jours en moyenne pour mettre en place un bloc, les mille deux cents qu'on édifiait chaque jour requéraient les services de 70.000 hommes, 17 à 18.000 ouvriers étant occupés sur chacun des quatre côtés de la pyramide.
Il y avait probablement 18 à 20 rampes en zigzag sur chaque face et tous les jours, au plus fort du travail, 80 équipes environ se succédaient les unes aux autres sur le sentier en pente, chacune hâlant un bloc sur son traîneau dont les patins avançaient facilement sur la surface qu'on avait rendue glissante en l’arrosant d’eau. (...)
L'extraction des blocs ses poursuivait probablement durant toute l’année et comme on employait à chaque saison environ 100.000blocs, il en fallait produire environ 2000 par semaine, soit près de 300 par jour, tâche que pouvaient facilement accomplir quelques milliers de carriers.
La création de cette montagne de pierre était un miracle d'organisation et le revêtement final des côtés de la pyramide au moyen de blocs polis et parfaitement ajustés constituait un chef-d'œuvre de technique. Les couloirs intérieurs et les chambres funéraires attestent dans leur construction une habileté inégalable car leurs blocs sont joints de façon presque invisible. L'entrée s'ouvre assez haut sur la face septentrionale ; après l’enterrement on l'obtura avec de la maçonnerie analogue à celle qui revêtait toute la surface, de manière que rien ne décelât sa position sur la face lisse et inaccessible de la pyramide. 
Pourtant le tombeau fut pillé à une époque où les pharaons n’existaient plus ; mais l’entrée ne fut découverte que lorsqu'on eut enlevé les pierres du revêtement pour les employer à d’autres constructions ou pour chercher à découvrir des trésors cachés. Durant toute l’antiquité, le pharaon reposa en paix au cœur de ce vaste benben du Soleil et son esprit semblait présider éternellement aux destinées de son peuple ; il vivait à jamais dans sa montagne de pierre blanche et resplendissante et son nom se transmettait d'âge en âge, révéré et inoubliable." 


extrait de Histoire de l'Égypte ancienne, 1949, par Arthur Edward Pears Weigall (1880-1934), égyptologue britannique, ancien inspecteur général des Antiquités du gouvernement égyptien