vendredi 9 octobre 2020

"Le désert libyque est plus riant qu’hostile, et très varié dans ses aspects" (René Burnand)

par Henry Bacon, 1906

"Les matins sont toujours beaux en Égypte - et plus encore le matin d’un départ, pour des débutants pleins d’ardeur qui vont pour la première fois aborder des terres inconnues.
Le chemin pierreux côtoie d’abord les pyramides de Ghizeh, vraies montagnes d’or, ardentes sur le ciel profond. Dix minutes plus tard, nous quittions les routes tracées et, abordant le désert, nous nous dirigions droit au nord, grimpant les pentes des premiers coteaux.
C’est un moment grisant : mesurer de l’œil l’espace nu qui s'étend devant soi et imaginer le but qu’il faut atteindre à plus de cent kilomètres au delà des dernières dunes pâles qui marquent l’horizon, cela vous fait vibrer d’une émotion inconnue. On se sent joyeusement affranchi des servitudes coutumières, soulagé de l’obsession des défenses, des restrictions, des poteaux indicateurs, auxquels, chez nous, se heurtent à chaque carrefour nos vieux instincts et de liberté.
Le désert n’est pas ce que nos candides lectrices imaginent sans doute, savoir un océan de sable mou, plat comme un billard et dévoré de soleil, où la Providence a sagement disposé de loin en loin une oasis, dans les eaux de laquelle s’abreuvent à longs traits des caravanes exténuées. 
Le désert libyque est plus riant qu’hostile, et très varié dans ses aspects. C’est une succession de collines basses aux formes changeantes, coupées parfois de falaises rocheuses, et séparées par des étendues de sable uni. Partout les détours de la piste découvrent au voyageur des sites charmants, auxquels ne manquent pour égaler en grâce les vallons de nos pays que la végétation et l’eau.
Souvent, l’on cède au désir de s'arrêter, de descendre du véhicule qui vous emporte trop vite, pour le seul plaisir de fouler le sol de ces endroits hospitaliers. Il est doux de se coucher familièrement sur le gravier menu qui revêt les coteaux. La main ramasse de petites pierres brunes, noires, rouges, ou transparentes comme des perles d’ambre ; elles sont légères et bien polies. Ailleurs s’offre un tapis de sable ferme et chaud, comme celui d’une plage, mais d’une plage idéale, sans baigneurs, sans débris, sans souillures.
Majestueusement, sur ces détails délicats du paysage, règne l’espace sans limites qui les entoure et qui les noie. La coupole du ciel est vertigineuse, la lumière flamboie, mêlant en mirages tremblotants des nappes au miroitement des sables ; et l'immensité des horizons s'agrandit encore, à cause de ces moires de clarté qui en rendent incertains et fuyants les bords jamais atteints.
Selon les heures, ces contrées arides se parent de teintes incessamment changeantes, plus que la mer et plus que nos campagnes, car les plaines de sable, comme la neige, sont un champ pâle où tous les reflets du ciel, du jour, du soleil et de la nuit font glisser leurs nuances. D'un gris de cendre avant l'aurore, le désert se réchauffe d’or et de rose lorsque le soleil paraît. Des traînées et des stries d’ocre foncé marquent les ombres des collines. Le soir, les tons lilas, gris-bleu, roses, composent avec le vert léger du ciel des harmonies précieuses. Ainsi le désert, terre ingrate et nue, trouve ici sa revanche. Époux de la lumière, il se fait, sous ses effluves splendides, plus riche de beautés que les terres fertiles.
Par places, la piste que nous suivions, tantôt riante et accidentée, tantôt pareille à une arène illimitée, quittait les ondulations des crêtes pour s'engager dans des régions plus basses où croissent quelques buissons maigres. Dans ces plaines des chameaux solitaires pâturent nonchalamment, indifférents aux touristes. Ou bien, des gazelles, surprises par le bruit des autos, s’enfuient en bonds affolés, faisant jaillir le sable sous le ressort de leurs fins jarrets : bêtes gracieuses couleur de sable, aussi saines et aussi pures que la nature où elles vivent.
Le désert est hospitalier aux voyageurs aussi longtemps qu’on le domine et que les moteurs marchent. Il peut se faire menaçant d’une minute à l’autre, sans que pour cela son visage change. Il n’est besoin ni du simoun, ni de la nuit, ni de bédouins voleurs. Il suffirait d’une sérieuse avarie aux voitures, ou d’un ensablement profond. Nous avons un instant pressenti cette anxiété : ayant suivi de fausses traces qui nous conduisirent très loin vers des régions inconnues, nous nous sommes trouvés, vers midi, sous un soleil droit, dûment perdus dans le labyrinthe des collines.
Or, lorsque l’on commence à "tournicoter" dans le désert, que le profil de l’horizon s’embrouille, que l’on brûle trop d'essence et que le sable s'épaissit, l'on se trouve exactement dans la situation d'une chaloupe en pleine mer : la mer est calme, c'est vrai, mais elle est vaste, et elle est circulaire.
La perspective de laisser en panne les voitures bloquées, de partir à pied à la recherche d’un secours, dans un sol mou, les épaules chargées de sacs et de bidons, apparaît comme nettement indésirable. Les carcasses de chameaux que l’on rencontre par hasard vous parlent alors un curieux langage, et le sourire des endroits enchanteurs que l’on traverse se fait soudain plus équivoque.
Grâce à une vieille boussole, d’ailleurs lunatique, dont l’un de nous s'était muni par un hasard providentiel, ces sombres aventures nous furent épargnées, et après deux heures d’explorations vaguement inquiètes, nous tombâmes droit sur les bonnes traces."

extrait de Promenades égyptiennes, par René Burnand (1882-1960), médecin et homme de lettres suisse, fils du peintre Eugène Burnand. Il résida trois années en Égypte, comme
médecin-directeur du sanatorium Fouad-Ier, à Hélouan.

mercredi 7 octobre 2020

"Ce je ne sais quoi d’étrange, d'impénétrable, qui est si particulier à l'Égypte..." (Albert Pauphilet)


Feluccas on the Nile, by Augustus Osborne Lamplough (1877-1930)

"Si séduisante que soit la ville du Caire, elle emprunte encore un charme nouveau aux paysages qui l'entourent. Et d’abord c'est vers le désert qu’on se sent attiré, vers cette illumination fauve qui, selon les heures, flamboie ou s'éteint sur le haut horizon. Au-dessus des larges tours de la citadelle que bâtit le sultan Saladin, au-dessus des minarets minces de la mosquée qu’y superposa Mohammed-Ali, se dresse la montagne fauve, au-delà de laquelle l'imagination suppose de vastes lieux d'enchantement. Nulle part la puissance d’attrait du désert ne se fait mieux sentir qu'au bord de ces plaines d'une inépuisable fécondité.
Lorsque, du haut de la montagne qui domine le Caire, l’œil embrasse à la fois l'étroite vallée du Nil et les deux solitudes qui l'entourent, on comprend qu'en Afrique le désert est le maître de la terre, maître de douleur et de rêves merveilleux, hostile et charmeur... Les vues photographiques vous en montreront mieux que moi les aspects variés, les larges plateaux, les ravins, les montagnes. Mais ce dont rien ne saurait vous donner une idée suffisante, c’est le charme toujours nouveau de la lumière dans le désert. Les matins gracieux, la somptuosité des soirs, les clairs de lune où le sable est rose sous le ciel encore bleu, comment vous les dépeindre ? Et comment dépeindre encore ce sentiment de liberté sans borne, cette exaltation qui s'empare de l’âme, à la vue de cet espace où nulle convention ne diminue la primitive indépendance !
Si grande est cette liberté, qu'elle épouvante presque. Habitués aux entraves sociales, nous n’osons pas d'abord errer en hommes libres et, comme le marin sur la mer, tracer nous-mêmes notre chemin sur la terre éternellement vierge. Nous prenons garde de suivre les pistes, à peine indiquées parmi le sable et les pierres, tandis qu'autour de nous des montagnes roses se dissolvent dans l’azur léger, et que s'étale au loin le continuel mirage des lacs couleur de ciel. Comment distinguer le vrai de l'illusion dans toute cette magie ? Mieux vaut oublier cette distinction ordinaire et obéir à la suggestion du désert, qui invite à vivre d’une vie imprégnée de rêve, aux bords incertains du réel.
Le contraste est fort, du désert aux campagnes égyptiennes. De ce sol noir, bien entretenu, que travaillent constamment hommes et bêtes, ne sortent autour de nous ni mirages, ni rêves ; rien que des idées précises, et la saine poésie du travail, de la fécondité, de la paix agricole. Et pourtant il s’y rencontre des lieux où nous retrouvons ce je ne sais quoi d’étrange, d'impénétrable, qui est si particulier à l'Égypte.
Les palmeraies où la lumière est si joliment tamisée, où dorment des canaux sans barques ni courant, ont l'air de jardins enchantés. De minuscules villages aux maisons de terre s’y cachent, et se rendent plus mystérieux encore par leurs murs sans fenêtres. Enfin quelques mosquées funéraires, tombeaux de saints, toujours abrités dans les palmiers et les acacias, ajoutent à ces paysages légers et un peu étranges la grâce de leur architecture et quelque mystère religieux.
Toute cette campagne est fertilisée par l’eau qui y coule en mille canaux. Or il n’y a pas en Égypte d'autre eau que celle du Nil. Hérodote l’a dit, vous le savez, l'Égypte est un don du Nil. Laissons aux économistes le soin de vanter les bienfaits agricoles du fleuve, et louons-le seulement, en simples voyageurs, de sa beauté. On le dit de couleur changeante avec les saisons ; j'avoue l'avoir vu toujours à peu près semblable, à une légère nuance près, toujours limoneux et d’un rouge brun. Certes, il n’est guère limpide, le beau fleuve, et les vers de nos poètes, habitués à chanter nos claires rivières, lui conviennent peu. Mais sa teinte ne sied pas mal aux terres noires, aux verdures sombres qu'il baigne. Et elle fait mieux ressortir la blancheur des voiles qu’il porte. Car au milieu des campagnes le Nil semble souvent un autre champ, tout fleuri de hautes voilures. Des felouques innombrables y voguent, à la fois pesantes et sveltes, enfoncées jusqu’au bord dans l'eau épaisse et haussant la pointe de leurs immenses voiles, pareilles à des pétales échevelés, jusqu'au limpide azur."


extrait de Impressions d'Égypte (Bulletin de la Société de 
Géographie de Lille), décembre 1911, par Albert Pauphilet (1884-1948), médiéviste, détaché comme professeur de littérature française à l'Université du Caire de 1908 à 1910, professeur de littérature française au Lycée Faidherbe de Lille (1912), maître de conférences de littérature française à la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand (1919), chargé de cours de langue et littérature du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Lyon (1922), professeur de langue et littérature françaises du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Lyon (1923), professeur de littérature française du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Paris à partir de 1934, directeur de l'École normale supérieure de 1944 à 1948.

lundi 5 octobre 2020

Les "fameux temples" d'Abou Simbel "vaudraient à eux seuls le voyage" (le peintre Auguste André)

photo de  Félix Bonfils (1831-1885)

"Notre voyage dans le sud est fini. C’est avec un serrement de cœur que j'entends les cloches électriques donner le signal du départ. Qu’y avait-il devant nous ? Être si près de pays mystérieux et revenir dans les sentiers battus.
Pas de crocodiles, hippopotames, autruches, girafes. Nous en avons approché tout près. Nous sommes à une énorme distance de la France. Plus de quinze jours et tout finit subitement devant une ville de garnison bête. Que l’on voudrait donc avoir des compagnons et s'élancer dans ces pays inconnus.
Nous repassons devant les belles montagnes qui émergent des sables comme des îlots. C’est un aspect très particulier que je n'avais jamais vu. N’allez pas croire que les Anglais y ont fait attention. Ils sont tous en train de lire ou dans leur cabine.

Abou-Simbel. — Nous arrivons à 3 heures 1/2 aux fameux temples. Nous nous amassons devant. Ils vaudraient à eux seuls le voyage. Le grand temple est une merveille. Les quatre statues colossales de Rhamsès sont assises devant. Les figures sont pareilles et ressemblent à celle de Memphis, ce qui prouvent qu’elles devaient être dans le caractère. L'une d'elles malheureusement est à moitié brisée. La partie tombée ressemble à un rocher. On y remarque l'oreille et la coiffure. Aux pieds des grandes figures sont des petites, puis des statues d'oiseaux, précédant les dernières, rappellent un peu les monstres des tours de Notre-Dame. Tout cela a été taillé dans le roc sur le bord du Nil. L'intérieur est remarquable.
La première salle contient une rangée de statues de 10 mètres de haut (Les yeux indiqués en noir). Elles ne sont pas trop abîmées. L’une a sa figure complète. Elles étaient peintes autrefois.
Sur les murs et colonnes, nombreuses scènes de la vie de Rhamsès et de sa femme Nefert-Ali.
Il tient à la main gauche les têtes d’ennemis suppliants. De la droite, levée en arrière, il va les frapper. Il est sur un char, bien plus grand que les autres figures. Les rênes des deux chevaux au galop sont attachées autour du corps. Il perce de ses flèches, l'arc tendu et le bras allongé, les ennemis situés sur un fort.
L'un d'eux tombe des murs, blessé. Un autre est en bas des murs, poussant devant lui des animaux. Il se retourne suppliant.
Les chevaux du roi ont leurs têtes ornées de plumes. Plus loin, le roi est assis sur un char traîné par deux chevaux au pas. C’est sans doute un triomphe. Des prisonniers enchaînés le précèdent. Ce sont des nègres avec leur couleur.
Sorte de sacrifice.
Encore une espèce de triomphe. Les soldats marchent armés de boucliers et de lances. Plus loin le roi est assis. Des femmes viennent pleurer et demander la vie de leurs maris situés en dessous.
Les malheureux sont conduits à coups de fouet.
Le roi tient à la main gauche les toupets des ennemis qui sont à genoux et tendent leurs mains suppliantes des deux côtés. À gauche, des hommes à nez crochus, de race sémitique, sans doute. À droite, des nègres.
Horus reçoit le roi, représenté aussi le bras droit étendu. Des soldats portent un bateau.
En haut, la femme de Rhamsès est sous des feuillages. Sur les colonnes, Rhamsès est représenté avec des femmes ou des divinités. Il n’est pas toujours convenable. Plusieurs figures sont inconvenantes.
Dans les autres temples, on les à généralement détruites. Je ne comprends pas la pose qu’il prend dans un des bas-reliefs. Il a un bras en arrière et l'autre je ne sais.
La chambre du fond comprend plusieurs colosses assis, mais bien détruits. Horus, Hammon Rha, etc.
Les autres pièces sont intéressantes. L'une d'elles est remplie de chauves-souris. Elles sont pressées dans tous les coins. ll y en a des centaines qui voltigent autour de nous d'un air effrayé. Je promène ma bougie sous elles et elles sont affolées. Ces bêtes donnent une odeur fort désagréable."

extrait de Égypte et Palestine. Notes de voyage, 1905, par (J.-) Auguste André.

Nous ne disposons malheureusement d'aucune information sur ce peintre, sinon qu' "atteint très jeune d'une maladie de poitrine, il succomba bientôt aux assauts du terrible mal, sans avoir donné la mesure de ses facultés. Il s'était mis visiter les plus beaux pays du monde, demandant en vain au soleil et aux éternels printemps une santé perdue." ( revues Études, 1905)

"Vivement pénétré du charme ou de la splendeur des magnifiques pays qu'il traversait, doutant de lui-même, jamais satisfait mais jamais découragé, il mettait tout son effort à traduire exactement la nature sans rien accorder aux roueries du métier et aux faibles habiletés du pinceau.
Ce consciencieux labeur avait déjà porté ses fruits : les nombreuses études et les quelques tableaux qu'il avait rapportés de ses derniers voyages d'Égypte sont remarquables de vie, d'intensité de lumière et de personnalité et lui promettaient le plus brillant avenir, avenir bientôt brisé, hélas ! par un mal sans espoir." (H. Louvet, préface de l'ouvrage)



samedi 3 octobre 2020

"Des saisons de l'Égypte", par Johann Michael Vansleb - XVIIe s.

Jacob Jacobs, Le khamsin, ou le vent chaud du désert (1859)

"La saison tempérée, qui tient du printemps et de l'automne ensemble, lesquelles deux saisons on ne saurait bien distinguer en Égypte, commence au mois de septembre ; et c'est alors seulement qu'on commence à respirer, à cause de l'air frais qui se fait sentir. Mais parce qu'en cette saison la campagne est encore toute couverte d'eau, et qu'on ne se peut ni promener, ni faire aucun voyage par terre, sans une très grande incommodité, on ne reçoit pas encore une entière satisfaction ; il faut attendre jusqu'au milieu de novembre ; alors la campagne est sèche, la chasse des oiseaux commence, les chemins sont libres et battus, les eaux étant écoulées ; l'air est agréablement frais, la chaleur du soleil est supportable, les champs verdoient, et on y ressent de doux zéphyrs, et agréables. Enfin, la saison est pour lors pleine d'agréments, et dure jusqu'au milieu d'avril.
La saison fraîche, qui répond à notre hiver, commence au milieu de décembre. C'est un temps doux et agréable, excepté les sept jours que les Arabes appellent Berd il agiuz, ou le froid de la Vieille : ils commencent le 7 de février, et durent les sept jours suivants, pendant lesquels on sent le matin un froid un peu rude 
; l'air est couvert ordinairement de nuages ; les pluies y sont fréquentes, et les vents impétueux y règnent fort pendant ce temps-là.
Quoique l'hiver soit fort doux, les gens un peu accommodés ne laissent pas de porter des robes fourrées, depuis le mois de novembre, jusqu'au mois de mars. Ce n'est pas que le grand froid les oblige à cela, car il n'y en a point du tout, mais 
parce qu'alors le temps étant fort variable, ils craignent d'être incommodés par des maladies que le changement du temps produit ordinairement.
L'été est la saison la plus incommode de toutes, à cause des chaleurs excessives, des vents chauds, et des maladies dangereuses qui y règnent, particulièrement dans le temps que les Égyptiens appellent le Camsins, que nous nommons le temps pascal. Il commence le lundi après la Pâque des Coptes, et dure jusqu'au lundi d'après leur Pentecôte. C'est en ce temps-là que les vents du Midi, appelé en arabe Merissi, règnent ; ils sont si 
chauds, et si incommodes, qu'ils empêchent tout à fait la respiration, et enlèvent avec impétuosité en l'air une si grande quantité de paille et de sable que le ciel semble être couvert de nuages épais. Ce sable est si subtil qu'il pénètre non seulement les coffres bien fermés, mais même dans un oeuf qui est tout entier.
C'est cette saison aussi qu'il y a beaucoup de fièvres malignes, de 
dysenteries, et plusieurs autres maladies, que la moindre devient incurable, si d'abord on n'y applique pas le remède nécessaire. Et ceux même qui ne sont pas malades, quand ces vents soufflent, ils se sentent tout à fait abattus.
Il faut néanmoins remarquer que ces vents méridionaux ne soufflent pas tous les jours dans cette saison, ni toutes les 
années également, et avec la même force. Car en l'année 1672, ils n'ont soufflé que douze fois, et l'année suivante deux seulement, et même avec modération ; tout le reste du temps pascal régnèrent des vents maestraux frais, et très sains, et on ne saurait exprimer la joie que le peuple ressent lorsque ces vents méridionaux soufflent peu.
Le temps ordinaire des pluies et des vents, qu'on pourrait comparer avec notre automne, commence au mois de décembre, et dure les mois de janvier et février, quoiqu'à Alexandrie et à Rosette, il pleuve encore hors de cette saison, à cause du voisinage de la mer. (...) Ce qui fait voir qu'il est faut, ce qu'on dit ordinairement, qu'il ne pleut pas en Égypte."


extrait de Nouvelle relation en forme de journal d'un voyage fait en Égypte en 1672 & 1673, par Johann Michael Vansleb (Wansleben), 1635-1679, père dominicain, théologien, voyageur, orientaliste. (texte établi selon l'orthographe actuelle)

"L'Allemand Johann Michael Wansleben fit un premier voyage en Égypte en 1664 à la demande du duc de Saxe-Gotha. Revenu en Europe, il alla à Rome, abjura le protestantisme et prit l'habit des dominicains. Il publia en italien une relation de son premier voyage (1671), rencontra l'évêque de Montpellier qui le présenta à Colbert. Celui-ci le chargea alors d'un second voyage en Égypte dans le but de récolter des manuscrits et médailles et de nouer une alliance avec l'Éthiopie. Le Père Vansleb, comme il se faisait appeler alors, visita l'Égypte d'avril 1672 à octobre 1673, et fut le Français à avoir pénétré le plus au Sud dans le pays. De 1674 à 1676 il traversa l'Asie mineure et séjourna à Constantinople d'où il fut rappelé en France. Colbert se montra peu satisfait de lui et refusa de lui rembourser une partie de ses dépenses. Vansleb mourut dans la pauvreté en 1679, après avoir publié en français la présente relation de son second voyage en Égypte." (Drouot estimations)

vendredi 2 octobre 2020

"Philae est le bijou de l'Égypte ; l'Égypte est la terre des merveilles !" (Mag Dalah)

Philae, par Edward Lear (1812-1888)

"Ceux qui ont dit : « Voir Naples et mourir ! » ne connaissaient pas Philae. Ils n'avaient pas, comme nous, longé la cataracte pour déboucher tout à coup sur cette île charmante, dont Dieu et les hommes on fait un des sites les plus idéalement beaux qui soient au monde. (...)
C'est surtout lorsque, arrivé sur les crêtes, on descend en longeant le flanc des montagnes, que la vue est admirable. Le Nil, séparé en une infinité de petits bras par des îlots de rochers, ici mugit et écume entre les blocs de granit rendus polis et luisants par le frottement des eaux, là s'endort comme un lac tranquille, entre des berges basses envahies par la végétation. Des bouquets de palmiers se balancent au-dessus des écueils, des barques s'aventurent dans les endroits où le courant n'est pas trop violent. Ce panorama extraordinaire est d'une beauté que je ne saurais peindre.
Le soleil se couchait dans la pourpre et l'or quand nous arrivâmes en vue de Philae, qui nous apparut comme une île enchantée. La masse entière de ses pylônes, pleinement éclairés, se détachait sur le fond déjà assombri des montagnes lointaines, tandis que ses palmiers et les élégantes colonnes du temple hypèthre perçaient dans le ciel bleu et rose. Un paysage d'une beauté plus achevée, plus classique, d'une grâce plus exquise, existe-t-il au monde ? Je ne le crois pas : Philae est le bijou de l'Égypte ; l'Égypte est la terre des merveilles ! (...)
Le lendemain à l'aube, Philae nous parut encore plus belle dans sa fraîcheur matinale ! Le sommet des temples était éclairé d'un beau rayon rose, et le Nil, comme un miroir, réfléchissait les rochers noirs couronnés de verdure, de cette île incomparable.
Nous nous apprêtions à prendre possession de Philae pour toute la journée, lorsque nous l'avons vue envahie par les infidèles, je veux dire par une bande nombreuse de voyageurs Cook. Ah ! ces Cooks ! c'est la onzième plaie d'Égypte. Moïse ne la connaissait pas ! Je les connais trop bien, moi, ces voyageurs pressés, qui semblent tous n'avoir d'autre but, en parcourant les pays étrangers, que de contrôler les assertions de leur Guide. Ils vont, leur Murray à la main, vérifiant d'un coup d'oeil la hauteur des pylônes, la grosseur des colonnes, la superficie des cours. Ne leur parlez pas de la poésie des lieux, ils n'ont pas le temps d'y songer. Le barnum est là qui leur crie : "Voyez,, messieurs, ceci est la grande cour : elle mesure quarante-trois mètres sur quarante-neuf cinquante. Maintenant passons au sanctuaire, puis aux terrasses, et dépêchons-nous de déjeuner, pour aller ensuite à la cataracte !"
Et ils vont, essoufflés, suivant le programme depuis huit heures du matin jusqu'à la nuit close. Ne leur dites pas que Philae est bien belle au clair de lune : cela n'est pas dans le programme ! (...)
Ayant abandonné Philae aux Cooks, nous sommes allées faire une jolie promenade dans une île voisine et beaucoup plus grande, qui s'appelle Biggeh. Nous avons escaladé une colline d'où la vue s'étend au loin, sur cet invraisemblable chaos de rochers et de sable qui forme la cataracte. (...)
Les Cooks partis, Philae est retombée dans son calme habituel. Nous en avons profité pour la parcourir en tous sens, cette île enchanteresse, et visiter à notre aise les temples qui la couvrent. Il y a en Égypte des temples incomparablement plus beaux ; mais ce qui est merveilleux ici, c'est l'ensemble, c'est l'île entière : les monuments, les palmiers, le Nil et cet aperçu qu'on a de loin sur la cataracte. De quelque côté que se porte le regard, le spectacle est splendide. (...)
Le soir, nous avons fait une longue promenade en barque au clair de lune. Le Nil, uni comme un lac d'argent, enserrait Philae toute baignée de lumière, si belle, si gracieuse, avec ses pylônes blancs et les colonnes aériennes du temple de Tibère entouré de palmiers ! Tout était frais, calme, silencieux. De temps en temps nos rameurs chantaient à mi-voix de ces litanies plaintives que j'aime tant, ou bien, les avirons levés, ils nous laissaient aller à la dérive, lentement.
En voyant Philae si belle, nous avons failli arrêter ici notre voyage ; mais la crainte des regrets que nous aurions plus tard de n'avoir pas vu Abou-Simbel, et ce désir inconscient et irrésistible qu'on a d'aller toujours en avant, ont eu vite raison de nos indécisions. Nous partons demain."




extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

"Je suis éblouie de ce spectacle merveilleux, sans doute unique au monde" (Mag Dalah, à propos de la Vallée des Rois)

Vallée des Rois - photo de Bonfils

"Louqsor, Karnak, Bab-el-Molouk, voilà ce que nous avons vu depuis trois jours. Je suis éblouie de ce spectacle merveilleux, sans doute unique au monde, et j'hésite à le décrire, tant je me sens impuissante à donner une idée, même lointaine, des ruines de Thèbes.
Vingt auteurs ont essayé de peindre ce tableau, sans jamais y réussir ; j'aime mieux m'avouer vaincue d'avance, et, sans faire une description nouvelle de ces lieux tant de fois décrits, parler seulement de mon émotion en les visitant.
Dès le matin du premier jour, lorsque en ouvrant nos fenêtres nous avons aperçu, entre les palmiers du jardin, le Nil d'abord, puis une plaine verdoyante dans laquelle nous distinguions des monticules que nous savions être des ruines, puis les montagnes toutes roses avec des ombres bleues, nous avons jeté un cri de joie. Depuis lors j'ai vécu dans un émerveillement continuel.
Suivant le conseil de "Guido", et pour graduer l'intérêt de la visite, nous avons commencé par la rive gauche du Nil, réservant pour la fin les splendeurs de Karnak.
J'ai déjà dit que les anciens Égyptiens, assimilant la vie de l'homme à la course du soleil, ont presque toujours placé leurs nécropoles sur la rive occidentale du Nil, cachant la dernière demeure des morts dans les flancs de la montagne derrière laquelle le soleil disparaît chaque soir. Ce sont donc des tombes que nous allions visiter, des tombes royales et des temples funéraires. (...)
Après avoir traversé la plaine cultivée, on arrive au pied des montagnes libyques, et le sentier s'engage dans une vallée étroite, évidemment le lit d'un torrent desséché depuis des siècles. 
Brusquement toute trace de végétation a disparu. La gorge étroite et sinueuse court entre des falaises aux formes étranges, qui semblent parfois l'ébauche de quelque temple gigantesque. La montagne est d'une couleur extraordinaire, rougeâtre avec des éclats roses, et des ombres transparentes. Le sol blanc est encombré de rochers. Du sable et du rocher, on ne voit que cela. Tout est silencieux et terrible dans cette vallée de mort : pas un brin d'herbe, pas un être animé ne remue dans cette solitude. Parfois dans le ciel imperturbable un vautour passe et plane un instant, puis s'éloigne.
Cependant, telle est la magie de la couleur, que la stupeur se mêle d'admiration en contemplant ces rochers où le soleil d'Afrique verse à flots sa lumière. Nous allions à petits pas, oppressés par la chaleur, et nos âniers eux-mêmes devenaient silencieux.
J'ai vu en rêve la procession des prêtres égyptiens venant, il y a quatre mille ans, conduire un pharaon à son dernier palais : les prêtres en robes blanches, portant les insignes sacrés, brûlant des parfums, chantant des hymnes à la gloire du défunt. Les litières chargées de présents, puis la momie enfermée dans un triple cercueil peint et doré, fleuri de guirlandes. La procession passait où j'ai passé, entre ces mêmes rochers brûlants, où se dissimule, l'entrée d'autres tombes royales. Après une marche lente, on arrivait au lieu choisi par le roi lui-même, où, dès le commencement de son règne, les ouvriers avaient creusé sa tombe. Chaque année, tant que le roi vivait, on avait pénétré plus avant dans le flanc de la montagne, creusé de nouvelles chambres au bout des longs corridors, créant un véritable labyrinthe souterrain, au bout duquel était enfin déposé l'énorme sarcophage de granit ou de marbre.
Le roi mort, on s'est hâté de finir les peintures, et maintenant le pharaon arrive pour prendre possession de son palais funèbre. On a déposé la momie dans le sarcophage ; ayant accompli les rites, les prêtres se retirent silencieux, laissant derrière eux comme offrandes, des objets d'ameublement, des armes, des instruments de musique, même des vivres. Le sol est jonché de statuettes en faïence bleue, l'air chargé de lourds parfums. Quand le dernier prêtre est sorti, les ouvriers murent rapidement la porte, font glisser devant l'ouverture, désormais condamnée, un amas de sable et de débris, et tous s'éloignent. Personne ne viendra plus troubler le repos du mort.
Personne ?... Hélas ! quelques siècles à peine sont écoulés, et de hardis voleurs viennent la nuit chercher, derrière les décombres, le chemin oublié qui mène aux sépultures : ils arrachent au roi ses bijoux cousus au linceul. Le vol accompli, la momie dépouillée, la tombe violée retrouve le calme et le silence, jusqu'au jour où la pioche de l'archéologue découvre à nouveau l'entrée du souterrain. Mais le savant n'est pas seul ; derrière lui viennent les touristes, race sacrilège, qui grave des noms inconnus sur les bas-reliefs précieux et transforme la tombe en salle à manger. J'entends crier à la profanation ; je demande bien pardon aux mânes de Séti si j'ai déjeuné dans le vestibule de son tombeau : c'est que dans la brûlante vallée de Bab-el-Molouk il n'y a pas d'autre abri contre la chaleur de midi."


extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

jeudi 1 octobre 2020

"Tout embellit ce cours merveilleux qui créa une nature, un pays, une histoire" (Robert de Flers, à propos du Nil)

date de ce cliché : circa 1880 - auteur non mentionné

"Le désert inspire toujours celui qui arrive au seuil de ses plaines sans fin de graves réflexions. Avant de mettre le pied sur le premier grain de sable, le mahométan s'agenouille dans la direction de la Mecque et, balançant son corps de droite à gauche, il gesticule la plus humble de ses prières. Chacun, en sa langue et en son esprit, murmure quelque grave parole, fût-ce un blasphème, au seuil de cette immensité qui le dépasse et le rejette au milieu de ces grains de sable comme une misérable poussière.
Cette séparation entre la terre cultivée et le commencement des sables marque nettement où s'arrête la bienfaisante inondation du Nil, le fleuve-pays "présent des dieux". La dernière touffe de dourah et le dernier épi de maïs poussent sur la dernière motte de vase limoneuse. Des paillettes commencent à étinceler ; puis ce sont de petites plages lumineuses, encore séparées par les plaques vertes de l'herbe, bientôt plus rare, plus sèche, un peu plus loin roussie et fauve jusqu'à se confondre avec le sol, jusqu'à disparaître dans la teinte générale du désert désormais ininterrompu. Vers l'horizon, un bosquet de palmiers et de dattiers, le dernier, projette une ombre démesurée et violette.
Nous avons quitté le royaume d'Osiris ; celui de Typhon commence. Mais bientôt une verdure nouvelle éclate en taches vigoureuses sur la roseur pâle des terrains arides, et l'on pense une fois encore au fleuve, source de toute fraîcheur, véhicule sacré du bienfaisant limon. 
Le chemin de fer, en effet, ne tarde pas à traverser la branche phalétique du Nil, déroulant vers Damiette une large bande d'un jaune mat et violent. Ce n'est point sans émotion que l'on passe au-dessus de ses eaux fameuses qui, à vrai dire, semblent épaisses et lourdes. La végétation molle et luxuriante des berges atteste déjà la puissance vivifiante du fleuve. Tous les symboles dont on entoure son nom ne sont que les hommages d'une pieuse reconnaissance à l'égard de cette "grande eau" de cette "eau supérieure" de cette "eau vivifiante" de ce "père de Zeus" de ce "Dieu Nilus" artère féconde portant jusqu'au coeur de la vieille Égypte un sang toujours jeune et vigoureux. 
Albukerque, voulant ruiner le pays, chercha à détourner son cours et "si Mahomet avait bu l'eau du Nil, disent les Arabes, il aurait demandé l'éternité afin d'en boire toujours". Cette vénération n'a point disparu, et la Sublime Porte reçoit encore tous les jours la quantité d'eau nécessaire pour la consommation du Sultan et de son harem.
Évoquant les deux vers de Victor Hugo :
Comme une peau de tigre au couchant s'allongeait
Le Nil tacheté d'îles,
de minces palmiers, sur une bande de terre encore immergée, dressent au-dessus du courant leur sombre et régulier panache. Un jeune étudiant égyptien s'écrie avec conviction :"Ce qu'il y a de  beau, voyez-vous, monsieur, dans notre fleuve, c'est qu'on ne sait pas d'où il vient."
À sa puissance le Nil n'ajoute-t-il pas le charme de cette éternelle et prodigieuse énigme, la vieille questio capitis ? Jusqu'au mystère de ses sources qui sut accroître le prestige des dieux et faire rêver d'ambition César lui-même, tout embellit ce cours merveilleux qui créa une nature, un pays, une histoire. Et véritablement sa largeur, son courant à la fois grave et impétueux et la majesté de ses évolutions, ne le rendent pas inférieur à des souvenirs d'une aussi fameuse antiquité.
Après de nouvelles incertitudes entre la terre et le sable s'entremêlant comme en une lutte, et peut-être pour décider de la victoire du sol fertile sur le désert aride, apparaît soudain avec ses minarets embrasés, ses blanches coupoles, ses toits en équerre, entourée d'une ceinture de fleuve et de collines, une ville immense dont les derniers plans sont déjà noyés dans la brume violâtre du soir."

extrait de Vers l'Orient, par Robert de Flers (1872-1927), dramaturge, librettiste et académicien français.
"Ayant un temps songé, après des études de lettres et de droit, à faire carrière dans la diplomatie, c’est finalement vers la littérature et le journalisme qu’il s’orienta. Un voyage en Orient qu’il avait fait à la fin de ses études lui inspira ses premiers écrits : une nouvelle, La Courtisane Taïa et son singe vert, un récit de voyage, Vers l’Orient, et un conte, Ilsée, princesse de Tripoli." (site internet de l'Académie française)