mercredi 14 octobre 2020

"L'Égypte a son caractère propre : c’est toujours, d’un bout à l’autre, l'opposition violente entre les terres d’une fécondité inépuisable et les grands espaces sans vie" (Auguste Le Dentu)

photo MC

"Le désert, on ne le perd jamais de vue, depuis le Caire jusqu’à Assouan, et au delà jusqu’à Ouadi-Halfa et Khartoum. Plaines étroites ou océans de sables, montagnes dépourvues de toute trace de végétation, il est là toujours présent, et c’est pourquoi l'Égypte a son caractère propre. C’est toujours, d’un bout à l’autre, l'opposition violente entre les terres d’une fécondité inépuisable et les grands espaces sans vie.
Les longues traînées de roches qui constituent les collines et les montagnes se ramassent de distance en distance en groupements pittoresques et envoient vers le fleuve de puissants contreforts. Leurs flancs creusés de profondes érosions attestent les ravages des eaux aux temps plus que préhistoriques où la vallée n’était qu’un immense lac. 
Les stratifications du calcaire blanc fortement accusées par l'effritement des parties les moins dures, dessinent par places des ruines gigantesques aux formes de tours et de forteresses. Les crêtes, perdant leur habituelle régularité, se coupent parfois de dentelures pittoresques ou se dressent en masses puissantes. Tantôt parallèles, tantôt presque perpendiculaires au fleuve, elles s'offrent sous des incidences très diverses aux jeux de la lumière diffuse ou aux embrasements solaires. Les sinuosités de la route, imposant aux regards d’incessants changements d'orientation, les montrent sous des aspects tellement mobiles que, pour qui aime à scruter le détail des choses, la monotonie ne peut naître de leur contemplation prolongée.
La rive libyque s’élargit à notre droite et la verdure semble s’étaler jusqu'aux collines lointaines à peine aperçues. De vastes champs de cannes à sucre alternent avec les céréales. De temps en temps les banales constructions d’une usine, les murs de briques, les cheminées hautes et massives souillant le ciel pur par des jets de noire fumée, nous causent un sursaut de révolte. Cette note moderne nous ramène du fond de si lointaines rêveries ! Il faut cependant bien l'accepter sans trop de résistance. D'ailleurs que sont les quelques hectares devenus le 
domaine de l'utilitarisme par rapport aux immenses étendues encore baignées dans l'atmosphère antique ?
Sur l’autre rive le désert et l'aridité ne se laissent pas oublier. Presque toujours la chaîne arabique nous accompagnera jusqu’à Assiout. À Magagah, limite de la haute et de la basse Égypte, nous contournons le Gébel Karara, grandiose promontoire surmonté d’une sorte de tiare de rochers. Les tons clairs du calcaire ont des délicatesses exquises, et les ombres portées mettent, avec les noirs des excavations, des notes fermes dans ces douceurs. Partout ce sont carrières, affouillements naturels,
entrées d’hypogées, et à leur pied de larges vagues de sable accumulées par les tempêtes de khamsin, et plus loin, au Gébel el Tyr, se reproduisent sous une forme toujours majestueuse les mêmes aspects, les mêmes effets de lumière."


extrait de Visions d'Égypte, 1911, par Auguste Le Dentu (1841-1926), chirurgien français, suppléant de la chaire de clinique chirurgicale à l'hôtel-Dieu, professeur de clinique chirurgicale à Necker, président du Comité de l'Association française de chirurgie.
Il fut "initié aux choses d'Égypte" par Maspero, "le savant illustre, l'infatigable chercheur", auquel il dédie cet ouvrage.

mardi 13 octobre 2020

La "majesté sereine" et la "fière solitude" des pyramides de Gizeh, par Auguste Le Dentu

Aucune précision sur la date de cette photo. Publisher: Lehnert & Landrock - Cairo

"Nous dépassons à gauche deux villages de Bédouins, parasites au milieu de ce peuple de fellahs, implantés là on ne sait comment, méprisés, paraît-il, par le pur Bédouin de désert arabique.
Maisons cubiques en pisé à couverture de feuillage, étroitement groupées les unes contre les autres, à peine distinctes du sable jaune foncé, presque brun, le type de la maison de paysan égyptienne, reproduisant vraisemblablement celui de l'habitation ancienne ; interprétation très admissible dans ce pays où tant de choses du passé se sont transmises intactes et comme cristallisées.
Maintenant les pyramides se montrent leur majesté sereine. En ligne l’une derrière autre, se masquant un peu par une partie de leur masse, elles nous attendent sans émoi comme elles ont attendu jusqu’à cette heure des milliers de visiteurs, ainsi qu'autrefois elles ont accueilli Hérodote et Strabon. Mais combien changé leur entourage, depuis cette date reculée, et même, sans remonter aussi haut, depuis un demi-siècle !
Si tant est que l’âme de l’histoire, dans un pays où celle-ci est si vieille, ait pu les pénétrer, elles ont dû frémir d’indignation, ces souveraines du désert inhabité, en voyant la végétation des cultures et des arbres gagner jusqu’à leur pied, un hôtel s'élever tout à côté d'elles avec ses annexes obligatoires, écuries et remises, puis garage pour automobiles, en sentant monter jusqu'à elles les senteurs brutales des boissons américaines et de la délétère absinthe, chères aux touristes anglo-saxons et aux chauffeurs.
Elles ont eu raison de frémir, car cette intrusion de choses banales, d’un modernisme insolent, dans leur fière solitude, nuit à l'impression qu'elles devraient produire. Et puis, on les a vues si souvent figurées par la peinture et la gravure, si souvent reproduites par la photographie! On s'attend trop à les trouver telles qu’elles sont réellement, sans l’amplification ordinaire de l'objet qu'on voit, par rapport à l’idée qu’on s’en est faite d'après l'insuffisante documentation de l’image, et l’on est dépité de ne pas sentir courir dans les profondeurs de son être le frisson d’admiration mêlé d’étonnement et de vénération que provoque habituellement la réunion dans une même chose de la ligne, de l'énormité et de la vétusté.
Et surtout on y arrive trop vite et trop facilement. Il faudrait avoir à traverser une large étendue de désert, une solitude impressionnante, avant de les voir se dresser devant soi. L'esprit serait mieux préparé au spectacle saisissant de ces monumentales et étranges constructions.
Montés sur de bons petits ânes, nous cheminons pour la première fois sur le sable qui commence là et couvre le sol à perte de vue vers l’ouest et le sud, et voici que l'ambiance s'empare de nous peu à peu et semble transformer nos dispositions. Bientôt presque oublié, le Mena house, oubliés les garages d'autos laissés derrière nous et en partie cachés dans un pli de terrain. Devant nous, là, tout près, les bases immenses, les arêtes et les faces fuyantes, les énormes blocs disloqués par places, les marches démesurées qu’escaladent de nombreux touristes soulevés et poussés par des Arabes, et tout là-haut le sommet tronqué sur lequel un petit groupe noir s’agite. La voici, l’ouverture mystérieuse si longtemps dérobée aux recherches, donnant accès dans les corridors intérieurs et dans la chambre mortuaire. 
L’extraordinaire vision que sont ces trois colossales figures géométriques se profilant en perspective montante sur le ciel d’un bleu délicat ! Et cela date de cinq ou six mille ans avant notre ère, et consacre la mémoire de trois pharaons de la quatrième dynastie, associés dans l’immortalité du souvenir humain, Khéops ou Khofrou, Képhren ou Khafra, Mykerinos ou Menkanra !
Des choses reviennent à la pensée, tellement vulgarisées qu’on ose à peine les rappeler, et l’on suppute le nombre de mains qu’il a fallu pour amener jusque-là, pour élever, agencer toute cette accumulation formidable de pierres. Évocation banale, soit, mais à laquelle je ne crois pas que personne puisse se soustraire. Ce sont ces réflexions, c’est ce ressouvenir de faits invraisemblables mais bien réels, qui imposent l'admiration plus encore que l’esthétique de ces masses, car, indépendamment de la majesté du colossal, on ne peut plaider en leur faveur que l’harmonie immanente aux figures d’une parfaite régularité et de proportions irréprochables.
On comprend que, la nuit, alors qu'un silence de cimetière les enveloppe, et que la clarté lunaire les couvre d'un blanc suaire, elles acquièrent un caractère de beauté terrifiante. Cette lumière faite d’éclat et d'ombre, même à ses heures de plus vive splendeur, qui communique aux choses une douceur infinie ou une tragique apparence, selon qu'elles l'absorbent partiellement ou la reflètent brutalement sur des surfaces environnées de ténèbres, cette lumière qui semble se plaire aux oppositions violentes, doit prêter aux trois pyramides géantes un relief prodigieux et faire monter très haut vers le ciel leurs cimes aiguës, en se déversant inégalement sur leurs pans divergents. Malheureusement ce spectacle magique nous est interdit ; le cycle lunaire n’en est encore qu’à son premier stade."



extrait de Visions d'Égypte, 1911, par Auguste Le Dentu (1841-1926), chirurgien français, suppléant de la chaire de clinique chirurgicale à l'hôtel-Dieu, professeur de clinique chirurgicale à Necker, président du Comité de l'Association française de chirurgie.
Il fut "initié aux choses d'Égypte" par Maspero, "le savant illustre, l'infatigable chercheur", auquel il dédie cet ouvrage.

lundi 12 octobre 2020

"Quand je suis loin de toi, je sais bien ce qui me manque" (Charles Puech-Barrera, dans son "Offrande" au ciel bleu d'Égypte)

photo MC

"Sous ton ciel bleu, je t’ai vue, Égypte, et je t’ai aimée. Non pas d’amours passagères et touristiques, mais avec la ferveur de ceux qui tentent de pénétrer ton âme si vieille et pourtant si naïve, de découvrir ton mystère incessant, et de remplir leurs yeux des merveilles de tes siècles enfouis.
Loin de ton ciel bleu, j'ai revécu les heures mortes sur ta terre, les douces comme les douloureuses, qui ont creusé dans ma vie leur ineffaçable sillon et j’ai souffert de ta nostalgie : j’avais bu l’eau du Nil ! Ne comparons pas les ciels. D’autres sont beaux, d’autres sont sacrés, d’autres sont ceux de mon enfance et des parents de mes parents. Je les aime plus que le tien et je les regrette, mais quand je suis loin de toi, je sais bien ce qui me manque !
Vers ton ciel bleu, mon âme est attirée par les mille liens qu'ont noués entre nous ta lumière, ton soleil, ton fleuve, tes barques, ton désert, tes nuits. Que d’autres choses m’appellent à toi, que d’impondérables ! Peut-être, quelle lointaine hérédité maure ! Et tu m'accueilleras à mon retour, immuable et nonchalante, avec un rire léger de femme victorieuse, un instant délaissée, mais sûre de son emprise.
Sous ton ciel bleu, j'ai ouvert tout grands mes yeux qui voulaient tout connaître et je t'ai chantée pour mieux graver en moi-même, au fil des jours, ce qui me plaisait en toi. Au hasard de mes promenades, les mille aspects de ton visage m'ont apparu et j’ai tâché de les décrire. Sois indulgente à mon audace, pardonne à mes malices aussi bien qu’à mes erreurs : je t’ai chantée avec amour et dans la joie."


extrait de Sous ton ciel bleu - Impressions d'Égypte, 1934, de Charles Puech-Barrera (1878-?), docteur en droit, président du Tribunal Mixte du Caire.

"Sous la forme nonchalante d'une série de petits tableaux, nous voyons défiler toute l'Égypte, son décor naturel, le ciel, le Nil, le désert, la mer, quelques monuments caractéristiques, quelques types des espèces humaine et animale, les fruits nationaux, si l'on peut dire, coton, canne à sucre, pastèque, sans oublier la truculente description des sous-produits de la gamousse. Le ton passe du sentimental au mordant. J'avoue, pour ma part, préférer la verve un peu rosse de l'auteur, d'une rosserie qui ne fait qu'égratigner, mais devant laquelle rien ne trouve grâce. La sérénité de l'ambiance donne à l'ensemble un cachet spécial d'émotion, qu'il s'agisse de la nuit douce et tendre de l'Orient, ou de la palmeraie, cette forêt aérée, sans embûches, sans ombre, sans mystère, illuminée. Ailleurs, "c'est une toute petite mosquée, sans faste et sans dorures". Puech-Barrera a vu également les gestes calmes et graves du Nubien, la noblesse de certaines de ses attitudes, même lorsqu'il va se distraire à son petit café tranquille." (Gaston Wiet, dans La Revue du Caire, juin 1939)

La "pure majesté des lignes" des pyramides (Charles Puech-Barrera)

photo de Félix Bonfils (1831 - 1885)

"Laissons aux touristes hâtifs la joie modeste de les découvrir en plein jour, quand le soleil les écrase. Elles ne sont alors que pierres sur pierres, effritées et calcinées. Nous, nous saurons aller les aimer par une nuit d’octobre ou de novembre, lorsque la lune à son quatorzième jour les pare d’une clarté mystérieuse et les découpe sur le fond bleu noir où pâlissent les étoiles.
Surtout, nous saurons demeurer respectueusement à distance et, pour les voir dans toute la beauté, nous tendrons, entre elles et nous, le sombre miroir du lac.
Serrés l'un contre l’autre, sur les coussins de la felouque, nous dérivons lentement sur cette eau voyageuse qui nous vient de si loin, pour bientôt s’enfuir et nous regardons avidement, intensément.
La pure majesté des lignes s’échappe de la terre indistincte pour se joindre en un point qui paraît atteindre aux astres. Et les mêmes lignes, inversées, s'enfoncent en reflets que les rides du flot ne parviennent pas à rendre incertains.
Elles demeurent rigides, nettes, volontaires, aussi violentes pour creuser l’abîme que pour escalader les cieux.
Dans le silence de la nuit illuminée, elles se dressent, immenses et terribles, comme des monts magiques que les génies auraient subitement érigés. Elles étendent leurs masses, comme des montagnes et, cependant, elles ont la fierté mince des sommets. Et le miracle du reflet les pose en un équilibre inouï sur leur pointe retournée.
Toi, que je sens près de moi, frémissante et grave, toi, qui sais pieusement écouter le murmure des âmes éparses dans la nuit, tu sauras ne jamais oublier l'heure unique où tu as compris, une fois encore, que l'effort des hommes n’est jamais vain.
Qu'importe le but poursuivi par ces Princes mortels dont l’orgueil insensé a voulu ces tombeaux, au prix de mille fois mille vies, puisqu'ils ont su les vouloir là. Qu'importe, puisque la terre, l’eau, le feu, le ciel et le temps les ont laissé faire, qu’ils ont respecté leur œuvre et qu’ils l'aiment, pour accepter ainsi de la présenter encore au monde. Qu'importe, puisque d’autres mortels dont nous sommes, ont senti leur cœur se fondre, par une nuit lumineuse et pure, devant l’idéale beauté."

extrait de Sous ton ciel bleu - Impressions d'Égypte, 1934, de Charles Puech-Barrera (1878-?), docteur en droit, président du Tribunal Mixte du Caire.


"Sous la forme nonchalante d'une série de petits tableaux, nous voyons défiler toute l'Égypte, son décor naturel, le ciel, le Nil, le désert, la mer, quelques monuments caractéristiques, quelques types des espèces humaine et animale, les fruits nationaux, si l'on peut dire, coton, canne à sucre, pastèque, sans oublier la truculente description des sous-produits de la gamousse. Le ton passe du sentimental au mordant. J'avoue, pour ma part, préférer la verve un peu rosse de l'auteur, d'une rosserie qui ne fait qu'égratigner, mais devant laquelle rien ne trouve grâce. La sérénité de l'ambiance donne à l'ensemble un cachet spécial d'émotion, qu'il s'agisse de la nuit douce et tendre de l'Orient, ou de la palmeraie, cette forêt aérée, sans embûches, sans ombre, sans mystère, illuminée. Ailleurs, "c'est une toute petite mosquée, sans faste et sans dorures". Puech-Barrera a vu également les gestes calmes et graves du Nubien, la noblesse de certaines de ses attitudes, même lorsqu'il va se distraire à son petit café tranquille." (Gaston Wiet, dans La Revue du Caire, juin 1939) 

vendredi 9 octobre 2020

"Thèbes, livre sublime aux pages de granit - Le regard te dévore et l'esprit te bénit !" (Leconte de Lisle)

photo de Lekegian, circa 1875

"Ô sainte et vieille Égypte, empire radieux, 
Impénétrable temple où se cachaient les dieux, 
Ô terre d'Osiris, ô reine des contrées, 
Heureux qui vit le jour dans tes plaines sacrées ! 
Bienheureux l'étranger ! - Vînt-il des bords aimés 
Où l'Hymète frémit de souffles embaumés, 
Où la belle Aphrodite en passant illumine 
Des reflets de sa conque Andros ou Salamine ; 
Eût-il surpris, caché dans l'ombre du vallon, 
Le roseau pastoral aux lèvres d'Apollon ! 
Bienheureux ! - Eût-il vu la fille de Latone, 
Sous le chêne touffu que le pampre festonne, 
De son cothurne d'or détachant le lien, 
Éveiller d'un baiser le blond Thessalien ! 
Eût-il d'un pied poudreux foulé sous d'autres nues 
Du Gange et de l'Indus les rives inconnues, 
Et, des dieux endormis troublant la morne paix, 
Interrogé le brahme au fond des bois épais ; 
Eût-il sur la montagne où s'incline le mage 
Adoré de Mithra la rayonnante image... 
Heureux qui, reprenant le bâton voyageur, 
Vers ton large horizon tourne un regard songeur! 
Qui, long-temps fatigué du vulgaire esclavage, 
S'arrête pour un jour sur ton divin rivage, 
Et voit passer de loin, tout couronnés d'épis, 
La symbolique Isis avec le grave Apis ! 
Thèbes, perle du Nil, Thèbes législatrice, 
Des antiques cités antique impératrice ; 
Thèbes, livre sublime aux pages de granit, 
Le regard te dévore et l'esprit te bénit ! 
Ô fille du soleil, reine des vastes sables, 
À tes pieds affermis les races périssables 
Roulent sans t'ébranler de leurs flots orageux... 
Pour ton éternité les siècles sont des jeux ! 
Ô temple lumineux, ô vivant Cosmolabe, 
Heureux qui de ce livre a lu quelque syllabe ! 
Bienheureux qui, couché parmi les verts roseaux, 
Voit le fleuve sacré mener ses grandes eaux ; 
Et, l'oreille tendue aux paroles des sages, 
D'un regard plein d'amour contemplant leurs visages, 
Sous les cieux élargis, avec sérénité, 
Adore gravement la sainte vérité ! 
Quand vint l'heure où ma lèvre encore inassouvie 
Dut boire en frémissant à la coupe de vie, 
Temple d'Isis, autel de mon mythique hymen, 
Tes voiles sont tombés au devant de ma main ; 
Et dans les profondeurs de ton ombre sévère 
Que le profane ignore et que l'esprit révère, 
Pauvre aveugle inondé de vie et de clarté, 
J'ai passé du néant à l'immortalité ! 
Égypte vénérable, ô féconde nourrice, 
Ton lait coule à doux flots sans que rien le tarisse ; 
Et pourtant, de ton sein aussitôt détachés, 
Combien de tes enfants au tombeau sont couchés ! 
Combien n'ayant que l'ombre et le doute en partage 
Ont été dépouillés du céleste héritage ! 
Ils ont vécu, sont morts, et sans cesse à leurs yeux 
Le symbole impassible a dérobé les cieux ! 
Ah ! si l'humble étranger épris de ta sagesse, 
Mérita mieux sa part d'une telle largesse ; 
Si j'ai quitté pour toi mon pays enchanteur, 
Mes amours et mes dieux et mon toit protecteur, 
Ah ! laisse-moi pleurer plus d'une larme amère 
Sur ces peuples enfants qu’a rejetés leur mère, 
Et dont l'oeil n'a point lu, dans les pages du ciel, 
La science et la vie et le monde éternel !"

extrait de Poésies - Le voile d'Isis, par Charles Marie René Leconte de Lisle, dit Leconte de Lisle (1818-1894), poète parnassien et auteur dramatique français, élu le 11 février 1886 à l'Académie française au fauteuil de Victor Hugo, et reçu le 31 mars 1887 par Alexandre Dumas fils.

"L'idée maîtresse de ce poème est inspirée du "Génie des Religions" de Quinet. Cet auteur a montré que la religion égyptienne était la première qui ait manifesté l'effort humain vers l'individualité: "En Égypte l'homme au lieu de se laisser absorber comme dans l'Inde, par son idole, a cherché souvent à rivaliser avec elle." (
Ashnadelle Amin Hilmy)

"Le désert libyque est plus riant qu’hostile, et très varié dans ses aspects" (René Burnand)

par Henry Bacon, 1906

"Les matins sont toujours beaux en Égypte - et plus encore le matin d’un départ, pour des débutants pleins d’ardeur qui vont pour la première fois aborder des terres inconnues.
Le chemin pierreux côtoie d’abord les pyramides de Ghizeh, vraies montagnes d’or, ardentes sur le ciel profond. Dix minutes plus tard, nous quittions les routes tracées et, abordant le désert, nous nous dirigions droit au nord, grimpant les pentes des premiers coteaux.
C’est un moment grisant : mesurer de l’œil l’espace nu qui s'étend devant soi et imaginer le but qu’il faut atteindre à plus de cent kilomètres au delà des dernières dunes pâles qui marquent l’horizon, cela vous fait vibrer d’une émotion inconnue. On se sent joyeusement affranchi des servitudes coutumières, soulagé de l’obsession des défenses, des restrictions, des poteaux indicateurs, auxquels, chez nous, se heurtent à chaque carrefour nos vieux instincts et de liberté.
Le désert n’est pas ce que nos candides lectrices imaginent sans doute, savoir un océan de sable mou, plat comme un billard et dévoré de soleil, où la Providence a sagement disposé de loin en loin une oasis, dans les eaux de laquelle s’abreuvent à longs traits des caravanes exténuées. 
Le désert libyque est plus riant qu’hostile, et très varié dans ses aspects. C’est une succession de collines basses aux formes changeantes, coupées parfois de falaises rocheuses, et séparées par des étendues de sable uni. Partout les détours de la piste découvrent au voyageur des sites charmants, auxquels ne manquent pour égaler en grâce les vallons de nos pays que la végétation et l’eau.
Souvent, l’on cède au désir de s'arrêter, de descendre du véhicule qui vous emporte trop vite, pour le seul plaisir de fouler le sol de ces endroits hospitaliers. Il est doux de se coucher familièrement sur le gravier menu qui revêt les coteaux. La main ramasse de petites pierres brunes, noires, rouges, ou transparentes comme des perles d’ambre ; elles sont légères et bien polies. Ailleurs s’offre un tapis de sable ferme et chaud, comme celui d’une plage, mais d’une plage idéale, sans baigneurs, sans débris, sans souillures.
Majestueusement, sur ces détails délicats du paysage, règne l’espace sans limites qui les entoure et qui les noie. La coupole du ciel est vertigineuse, la lumière flamboie, mêlant en mirages tremblotants des nappes au miroitement des sables ; et l'immensité des horizons s'agrandit encore, à cause de ces moires de clarté qui en rendent incertains et fuyants les bords jamais atteints.
Selon les heures, ces contrées arides se parent de teintes incessamment changeantes, plus que la mer et plus que nos campagnes, car les plaines de sable, comme la neige, sont un champ pâle où tous les reflets du ciel, du jour, du soleil et de la nuit font glisser leurs nuances. D'un gris de cendre avant l'aurore, le désert se réchauffe d’or et de rose lorsque le soleil paraît. Des traînées et des stries d’ocre foncé marquent les ombres des collines. Le soir, les tons lilas, gris-bleu, roses, composent avec le vert léger du ciel des harmonies précieuses. Ainsi le désert, terre ingrate et nue, trouve ici sa revanche. Époux de la lumière, il se fait, sous ses effluves splendides, plus riche de beautés que les terres fertiles.
Par places, la piste que nous suivions, tantôt riante et accidentée, tantôt pareille à une arène illimitée, quittait les ondulations des crêtes pour s'engager dans des régions plus basses où croissent quelques buissons maigres. Dans ces plaines des chameaux solitaires pâturent nonchalamment, indifférents aux touristes. Ou bien, des gazelles, surprises par le bruit des autos, s’enfuient en bonds affolés, faisant jaillir le sable sous le ressort de leurs fins jarrets : bêtes gracieuses couleur de sable, aussi saines et aussi pures que la nature où elles vivent.
Le désert est hospitalier aux voyageurs aussi longtemps qu’on le domine et que les moteurs marchent. Il peut se faire menaçant d’une minute à l’autre, sans que pour cela son visage change. Il n’est besoin ni du simoun, ni de la nuit, ni de bédouins voleurs. Il suffirait d’une sérieuse avarie aux voitures, ou d’un ensablement profond. Nous avons un instant pressenti cette anxiété : ayant suivi de fausses traces qui nous conduisirent très loin vers des régions inconnues, nous nous sommes trouvés, vers midi, sous un soleil droit, dûment perdus dans le labyrinthe des collines.
Or, lorsque l’on commence à "tournicoter" dans le désert, que le profil de l’horizon s’embrouille, que l’on brûle trop d'essence et que le sable s'épaissit, l'on se trouve exactement dans la situation d'une chaloupe en pleine mer : la mer est calme, c'est vrai, mais elle est vaste, et elle est circulaire.
La perspective de laisser en panne les voitures bloquées, de partir à pied à la recherche d’un secours, dans un sol mou, les épaules chargées de sacs et de bidons, apparaît comme nettement indésirable. Les carcasses de chameaux que l’on rencontre par hasard vous parlent alors un curieux langage, et le sourire des endroits enchanteurs que l’on traverse se fait soudain plus équivoque.
Grâce à une vieille boussole, d’ailleurs lunatique, dont l’un de nous s'était muni par un hasard providentiel, ces sombres aventures nous furent épargnées, et après deux heures d’explorations vaguement inquiètes, nous tombâmes droit sur les bonnes traces."

extrait de Promenades égyptiennes, par René Burnand (1882-1960), médecin et homme de lettres suisse, fils du peintre Eugène Burnand. Il résida trois années en Égypte, comme
médecin-directeur du sanatorium Fouad-Ier, à Hélouan.

mercredi 7 octobre 2020

"Ce je ne sais quoi d’étrange, d'impénétrable, qui est si particulier à l'Égypte..." (Albert Pauphilet)


Feluccas on the Nile, by Augustus Osborne Lamplough (1877-1930)

"Si séduisante que soit la ville du Caire, elle emprunte encore un charme nouveau aux paysages qui l'entourent. Et d’abord c'est vers le désert qu’on se sent attiré, vers cette illumination fauve qui, selon les heures, flamboie ou s'éteint sur le haut horizon. Au-dessus des larges tours de la citadelle que bâtit le sultan Saladin, au-dessus des minarets minces de la mosquée qu’y superposa Mohammed-Ali, se dresse la montagne fauve, au-delà de laquelle l'imagination suppose de vastes lieux d'enchantement. Nulle part la puissance d’attrait du désert ne se fait mieux sentir qu'au bord de ces plaines d'une inépuisable fécondité.
Lorsque, du haut de la montagne qui domine le Caire, l’œil embrasse à la fois l'étroite vallée du Nil et les deux solitudes qui l'entourent, on comprend qu'en Afrique le désert est le maître de la terre, maître de douleur et de rêves merveilleux, hostile et charmeur... Les vues photographiques vous en montreront mieux que moi les aspects variés, les larges plateaux, les ravins, les montagnes. Mais ce dont rien ne saurait vous donner une idée suffisante, c’est le charme toujours nouveau de la lumière dans le désert. Les matins gracieux, la somptuosité des soirs, les clairs de lune où le sable est rose sous le ciel encore bleu, comment vous les dépeindre ? Et comment dépeindre encore ce sentiment de liberté sans borne, cette exaltation qui s'empare de l’âme, à la vue de cet espace où nulle convention ne diminue la primitive indépendance !
Si grande est cette liberté, qu'elle épouvante presque. Habitués aux entraves sociales, nous n’osons pas d'abord errer en hommes libres et, comme le marin sur la mer, tracer nous-mêmes notre chemin sur la terre éternellement vierge. Nous prenons garde de suivre les pistes, à peine indiquées parmi le sable et les pierres, tandis qu'autour de nous des montagnes roses se dissolvent dans l’azur léger, et que s'étale au loin le continuel mirage des lacs couleur de ciel. Comment distinguer le vrai de l'illusion dans toute cette magie ? Mieux vaut oublier cette distinction ordinaire et obéir à la suggestion du désert, qui invite à vivre d’une vie imprégnée de rêve, aux bords incertains du réel.
Le contraste est fort, du désert aux campagnes égyptiennes. De ce sol noir, bien entretenu, que travaillent constamment hommes et bêtes, ne sortent autour de nous ni mirages, ni rêves ; rien que des idées précises, et la saine poésie du travail, de la fécondité, de la paix agricole. Et pourtant il s’y rencontre des lieux où nous retrouvons ce je ne sais quoi d’étrange, d'impénétrable, qui est si particulier à l'Égypte.
Les palmeraies où la lumière est si joliment tamisée, où dorment des canaux sans barques ni courant, ont l'air de jardins enchantés. De minuscules villages aux maisons de terre s’y cachent, et se rendent plus mystérieux encore par leurs murs sans fenêtres. Enfin quelques mosquées funéraires, tombeaux de saints, toujours abrités dans les palmiers et les acacias, ajoutent à ces paysages légers et un peu étranges la grâce de leur architecture et quelque mystère religieux.
Toute cette campagne est fertilisée par l’eau qui y coule en mille canaux. Or il n’y a pas en Égypte d'autre eau que celle du Nil. Hérodote l’a dit, vous le savez, l'Égypte est un don du Nil. Laissons aux économistes le soin de vanter les bienfaits agricoles du fleuve, et louons-le seulement, en simples voyageurs, de sa beauté. On le dit de couleur changeante avec les saisons ; j'avoue l'avoir vu toujours à peu près semblable, à une légère nuance près, toujours limoneux et d’un rouge brun. Certes, il n’est guère limpide, le beau fleuve, et les vers de nos poètes, habitués à chanter nos claires rivières, lui conviennent peu. Mais sa teinte ne sied pas mal aux terres noires, aux verdures sombres qu'il baigne. Et elle fait mieux ressortir la blancheur des voiles qu’il porte. Car au milieu des campagnes le Nil semble souvent un autre champ, tout fleuri de hautes voilures. Des felouques innombrables y voguent, à la fois pesantes et sveltes, enfoncées jusqu’au bord dans l'eau épaisse et haussant la pointe de leurs immenses voiles, pareilles à des pétales échevelés, jusqu'au limpide azur."


extrait de Impressions d'Égypte (Bulletin de la Société de 
Géographie de Lille), décembre 1911, par Albert Pauphilet (1884-1948), médiéviste, détaché comme professeur de littérature française à l'Université du Caire de 1908 à 1910, professeur de littérature française au Lycée Faidherbe de Lille (1912), maître de conférences de littérature française à la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand (1919), chargé de cours de langue et littérature du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Lyon (1922), professeur de langue et littérature françaises du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Lyon (1923), professeur de littérature française du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Paris à partir de 1934, directeur de l'École normale supérieure de 1944 à 1948.