vendredi 1 juillet 2022

"Il n'y a rien ici, pas même la mort ; le néant seul" (comte Albert de Luppé, à propos de la Vallée des Rois)

Biban el-Moulouk,  par Henri Duval (18...-19...)

"Étageant ses terrasses au fond d'un cirque dominé par un gigantesque mur de roches, le temple de Deir el-Bahari, longue colonnade presque blanche, se voit de partout.
Mais la vallée se rétrécit brusquement. Au pied du promontoire qui grandit devant nous, le village arabe de Kourna annonce le temple de Séti I. Monument incomplet et peu grandiose. Mais son rôle aujourd'hui est presque symbolique. Près de lui, on tourne à gauche, on quitte la vallée nourricière et l'on s'engage dans la montagne, par le chemin qui mène aux Tombeaux des Rois.
Pendant près d'une heure, la voiture nous transporte au petit trot par le défilé de mort. Vallée de torrent, raide st sinueuse, que les eaux dédaignent depuis des milliers d'années. Lointaines ou menaçantes, les roches grises, nues, usées, accentuent leur tristesse près des cailloux blancs du chemin. Partout le pied des falaises a été sondé, fouillé, creusé par les chercheurs de trésors, indigènes ou savants. Mais en vain. Il n'y a rien ici, pas même la mort ; le néant seul. Il y a le soleil qui se déchaîne et éclaire le désolant paysage, comme un visage fané. Tout est immobilité et tout est lumière. Il n'y a point d'ombre. Dans cette tortueuse vallée de montagne, le soleil n'est pas le visiteur, parfois indiscret, mais bienveillant, de nos climats. C'est un dieu, toujours présent, maître de l'air, et maître de la terre qui réfléchit ses rayons et nous plonge dans un bain de feu.
La route, enfin, aboutit à un cirque de dimensions restreintes. Murailles grises, sol éclatant de blancheur. Quelques sommets dénudés, une falaise à pic, comme boursouflée d'immenses tuyaux d'orgue, dominent des amoncellements de cailloux blancs, où courent des chemins. C'est là-dessous que l'on a découvert, que l'on découvrira encore l'entrée des tombes royales qui s'enfoncent sous la montagne.
À peu de distance de la barrière, au milieu même du cirque, un petit mur bas, une guérite, un soldat en armes. C'est le tombeau de Toutankhamon. Il vient d'être comblé et ne se distingue pas du sol voisin ; jusqu'à l'automne prochain, les fouilles sont interrompues. Les visiteurs, naguère, pouvaient y pénétrer. Des chambres, déjà, sont vides ; mais le sarcophage où le roi repose est encore inviolé, l'uræus ceint d'une humble couronne de fleurs naturelles. Nous, nous n'entrerons pas chez Toutankhamon ; mais nous avons vu son double au musée du Caire, et nous savons les disputes scientifiques, personnelles, administratives et nationales qu'a déchaînées sa découverte."

extrait de "Six semaines en Orient", in Le Correspondant N°1516 - 25 novembre 1925, par le comte Albert de Luppé (1893-1970), homme de lettres et historien français

"L'Égypte reçut l'empreinte du désert meurtrier et du Nil fertilisant" (Ludwig Borchardt)

photo MC

"Il faut revenir d'environ douze mille ans en arrière pour se représenter ce curieux pays autrement qu'il n'est aujourd'hui, jusqu'au temps où le Nil cherchait son cours actuel et où se combla le golfe aigu qui, jadis, pénétrant profondément dans les terres, ne couvrait pas seulement le delta, mais s'étendait jusqu'à Assiout. Jadis toutefois les rebords des plateaux qui avoisinent la basse vallée du Nil étaient habitables, bien que les dunes mouvantes de l'ouest de ces plaines eussent déjà commencé à se former.
La ceinture de déserts qui traverse l'Afrique et l'Asie, qui s'étend aujourd'hui avec de faibles interruptions du Maroc à la Mandchourie, s'était constituée. Elle aurait recouvert entièrement l'Égypte, détruit toute vie humaine, animale et végétale, si le Nil n'y avait pas rendu plus longtemps possible la vie en général. Ainsi l'Égypte reçut l'empreinte du désert meurtrier et du Nil fertilisant. À tous deux elle doit ses aspects divers qui ne se retrouvent réunis nulle part ailleurs dans le monde, l'attrait unique de ses colorations, sa végétation grandiose dans sa simplicité.
Celui qui se représente, comme il est fréquent, le désert ainsi qu'une plaine de sable infinie, devra modifier beaucoup ses notions devant ce qui s'offre à sa vue en bordure de la vallée du Nil, et plus loin dans le désert proprement dit. Assurément il existe aussi de ces surfaces dont l'être vivant finit par se fatiguer, malgré les plus belles colorations, par exemple autour des couvents sur les lacs de Natron, mais déjà en se rendant de l'oasis de Dakleh à celle de Kargeh, ce qui se fait aujourd'hui aisément en automobile, le voyageur voit défiler devant lui le désert dans sa configuration la plus variée, avec des restes de formations archaïques.
Du reste les vues d'oasis (...) sont un témoignage éloquent du peu d'obstacles que mettent aujourd'hui à la circulation les déserts, qui jouent plutôt un rôle de liaison grâce à leurs routes naturelles. Fini le romantisme des chameaux !
L'attrait propre du désert apparaît surtout sur ses bords, au point où les plateaux s'abaissent vers la coupure profonde de la vallée du Nil en des vallées rocheuses, sortes de crevasses, nommées ouadi, qui descendent graduellement vers le fleuve. Naturellement les formes extérieures de ces ouadi dépendent entièrement de la nature des roches dans lesquelles ils sont taillés. Les ouadi creusés dans le calcaire blanc tendre près d'Helouan n'ont pas le même aspect que ceux qui sont creusés dans le calcaire rougeâtre fortement entremêlé de silex de l'Ouest de Thèbes. Mais ils ont partout pris naissance de même façon, ce sont les vallées des affluents du Nil, mais les vallées de fleuves où l'eau ne coule que tout à fait rarement. Lorsqu'en un lieu quelconque loin de la vallée du Nil une averse est tombée sur les plateaux désertiques pierreux et imperméables, l'eau se cherche un écoulement vers les bords du désert et s'y creuse des rigoles profondes.
En amont, à la naissance de ces rigoles, le flot se précipite en cascade, et plus loin, quand il est devenu un fort torrent, il se creuse une vallée qui s'étend toujours davantage, et où s'éboulent par gros blocs les murailles rocheuses minées par en dessous. Chaque année l'on entend parler, tantôt dans une région de l'Égypte, tantôt dans une autre, de tels torrents dont, par un ciel clair et sans le moindre signe avant-coureur, le flot dévastateur s'élance hors des vallées rocheuses, entraînant des villages entiers, coupant les remblais de voies ferrées sur de grandes longueurs.
Dans les vallées rocheuses elles-mêmes ces torrents, qui disparaissent aussi vite qu'ils sont venus, laissent derrière eux une végétation fort jolie, quoique maigre. C'est d'ailleurs à un tel torrent que l'égyptologie doit une des plus notables trouvailles dont elle se soit enrichie au cours de ces dernières années. L'entrée du tombeau du pharaon Tout Ank amon, située au bas d'un des versants d'une vallée désertique, fut recouverte peu après l'inhumation par les éboulis entraînés par un torrent qui se précipita dans cette vallée, et fut ainsi dissimulée aux anciens détrousseurs de tombeaux.
Les images graves et sévères du désert que nous retrouvons dans toute l'Égypte, et qui ne cessent véritablement de se rappeler à notre souvenir que dans certaines parties du delta du Nil, s'effacent cependant devant les images aimables, riantes et verdoyantes du Nil et de la végétation qu'il fait naître, dont l'exubérance ne saurait être dépassée que sous les Tropiques. Il existe une catégorie de botanistes pour qui chaque plante cultivée est un objet d'horreur et qui ne sont heureux que lorsqu'ils peuvent compter beaucoup d'espèces, autant que possible non encore décrites, au kilomètre carré. Ceux-ci ne trouveraient pas leur compte en Égypte. Le monde végétal de l'Égypte est justement, si du moins nous négligeons les plantes qui ne sont pas indigènes, beau par sa simplicité. On ne doit pas s'attendre à des forêts luxuriantes comme en ont l'Europe du Nord et l'Europe centrale, avec des arbres à feuilles caduques, des arbres à aiguilles et une futaie épaisse. Même les "forêts pétrifiées" que célèbrent les Guides, ne sont que des troncs d'arbres du Nord déposés sur les anciennes côtes du Delta et qui s'y sont pétrifiés."

extrait de L'Égypte, architecture, paysages, scènes populaires, par Ludwig Borchardt (1863-1938), égyptologue, auteur, avec Gaston Maspero, d'un Catalogue du Musée égyptien.

Étrange rapprochement entre la statuaire égyptienne et le dernier des "Mohicans", selon Maurice Valette

 Musée du Louvre / Christian Décamps

"Les préoccupations des artistes égyptiens, en fait de dessin de la figure humaine, ne vont guère au delà de l'épiderme ; ils s'en tiennent aux lignes générales, aux contours principaux du corps et ne s'attachent pas à rendre le jeu des muscles et des veines, qui varie suivant les diverses positions des membres et du tronc. Cela s'explique chez un peuple où il était de règle fondamentale que celui qui touchait à un cadavre était impur. Les gens chargés des embaumements s'enfuyaient, leur besogne faite, de crainte d'être lapidés. En cet état de choses, la médecine et la chirurgie, pas plus que la sculpture et la peinture, ne pouvaient faire beaucoup de progrès ; tous ces arts étaient condamnés dès le berceau. Et pourtant, l'anatomie est l'âme du dessin ! C'est elle qui donne la clef des plus secrets rouages qui produisent le mouvement, la vie, et priver de son secours l'homme dont l'étude a pour objet le corps humain, c'est entraver, paralyser fatalement la marche des sciences et des arts !
Ce fut le cas des Égyptiens. Ce qui frappe dans leurs statues, c'est la direction uniforme, voulue, des lignes qui contournent d'une façon monotone, sans mouvement et sans grâce, des corps aux membres épais et lourds. Il est rare de rencontrer de l'élégance et de la finesse dans les attaches des mains et des pieds, signe des races d'élite, et moins encore dans les traits du visage des figures égyptiennes, lesquels sont en général écrasés, durs et peu soigneusement exécutés ou fouillés.
Tout cela est sommaire, alors que l'habileté de l'artiste à traiter ces détails passe partout ailleurs pour l'indice le plus certain du degré de perfection où il est parvenu dans son art. Oui, c'est dans le modelé des fines parties de la tête et de l'extrémité des membres qu'il se plaît à montrer sa dextérité, son habileté de main, et ce sont ces parties aussi, il faut le dire, qui appellent tout d'abord l'attention et valent au sculpteur et au peintre un tribut d'éloges proportionné aux qualités dont il fait preuve. Chez les Égyptiens, dis-je, rien de pareil. Leurs têtes, presque toutes modelées uniformément d'après un même type, ayant le même air, n'offrent ni traits fins et délicats, ni expressions nobles et belles : un sourire calme, béat, leur donne je ne sais quelle expression tranquille, mélancolique, d'un sens quasi mystérieux, mais qui, à force d'être répété, finit par causer de l'ennui. Quant au dessin des pieds et des mains, il n'est guère plus varié dans son exécution que le reste, c'est-à-dire que les attitudes compassées des personnages et l'air froid, sans accent, de leur physionomie.
Prenons pour exemple une statue de prêtre égyptien du Louvre. Ce personnage est à genoux, accroupi en arrière sur ses talons, les bras allongés et comme soudés le long des cuisses ; il tient sa tête droite, fixe, et regarde au loin en avant, d'un air vague et avec des yeux presque à fleur de sourcils. Ce regard, quelque peu hébété, ne s'accorde pas trop mal avec le sourire calme, silencieux, rappelant, si je ne me trompe, celui de Bas-de-cuir, des "Mohicans", qu'on rencontre dans la plupart des statues égyptiennes. Celle-ci nous donne l'idée la plus exacte de l'état de la sculpture à Memphis, sous les rois des premières dynasties. On y retrouve toutes les qualités de l'ancien style : la coiffure lourde qui enveloppe en totalité les cheveux, suffit d'ailleurs à le prouver. Quant aux proportions d'ensemble de la figure, elles 
sont exactes, et les indications des os et des muscles, quoique superficielles, sont assez justes. En général, dans les statues de ce style, les pieds sont larges et écrasés ; les détails des doigts ne se remarquent ni aux mains, ni aux pieds, et les ongles sont indiqués par un simple trait. Dans la statue de prêtre qui nous occupe, le caractère national du type se montre particulièrement dans le visage et dans l'élévation des oreilles. Cet ouvrage est, du reste, d'une parfaite conservation et taillé dans une pierre jaunâtre, fort dure, qui est le saxum arenaceum de Wad. Les hiéroglyphes qui couvrent la plinthe et le pilastre contre lequel la figure est adossée, sont traités avec assez de finesse pour une pierre aussi dure et d'un grain aussi grossier. Cette statue, dis-je, est de l'ancien style."

extrait de Les Révolutions de l'Art, 1890, par Maurice Valette, critique d'art

jeudi 30 juin 2022

"Nous allons au mystère, à l'inconnu, et l'âme est émue de ce calme implacable" (Lucien Augé de Lassus, visitant la Vallée des Rois)

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"La nécropole de Thèbes, digne de la cité dont elle reçoit les morts, se partage en plusieurs groupes, le plus souvent nettement distincts ; ces groupes correspondent à des époques diverses ou à des classes de citoyens particulières. La pieuse Égypte ne connut jamais la promiscuité de la tombe. C'est ainsi que les collines de Gournah-Murray, d'Abd-el-Gournah, d'Assassif, paraissent avoir été réservées aux sépultures des prêtres ou des fonctionnaires importants, tandis que les pentes rocailleuses qui s'étendent alentour étaient abandonnées au profane vulgaire. Les dépouilles plus précieuses encore des rois, des reines, étaient enfermées aux profondes vallées de la chaîne libyque. (...)
Dans son ensemble, la nécropole de Thèbes couvre une superficie de quatre kilomètres de longueur environ sur deux kilomètres dans sa plus grande largeur. Quelle énorme population ! quel entassement de générations il a fallu pour peupler ce dortoir éternel !
Il est, sur la rive gauche du Nil, un rempart de montagnes dont Thèbes s'environne, cherchant, dirait-on, derrière cette enceinte, un refuge contre les envahissements du désert ; c'est vers ce rempart qu'il faut se diriger. Là, aux défilés de Bab-el-Molouk, se dérobent les sépultures des rois.
La piété jalouse des sujets exilait, loin des tombes vulgaires, les tombes royales. Il y a ici comme une sévère étiquette jusque dans la mort : le maître qui n'est plus reste le maître ; il ne saurait souffrir le voisinage de quelqu'un de ces pauvres humains que foulaient ses sandales.
Bab-el-Molouk est comme le Saint-Denis des Pharaons de la dix-neuvième et de la vingtième dynasties. Ces dynasties présidèrent aux destinées de l'Égypte, du quinzième au douzième siècle avant notre ère.
La chaîne libyque apparaît comme une barrière, qu'on ne saurait franchir sans une escalade aventureuse. Une brèche cependant se découvre, puis une vallée étroite. Cette vallée incline, serpente ; à peine y sommes-nous entrés, qu'elle se referme derrière nous.
On ne voit aucune issue. Est-ce un piège perfide où nous aurait pris quelque divinité jalouse de punir notre curiosité impie ? Quelle enceinte désolée ! Les montagnes se dressent formidables, affreusement arides. Tantôt ce sont des falaises taillées à pic, tantôt des entassements confus. Des blocs se sont écroulés des cimes les plus hautes et encombrent le sentier, d'autres se découpent sur le ciel en créneaux dentelés, puis s'arc-boutent, surplombent et menacent nos têtes d'un effroyable écrasement. Les rocailles font de larges traînées, comme si les eaux d'un torrent tari depuis des siècles les avaient charriées. Pas un brin d'herbe qui germe en quelque petit coin, pas un lichen qui s'accroche à quelque rocher, pas un insecte qui bourdonne, pas un reptile qui se glisse sur le sable. Il semble que la nature ait oublié de peupler ces solitudes. Le soleil flamboie 
d'aplomb ; ses rayons furieux nous enveloppent, et la terre et les rochers se renvoient des reflets embrasés. Tout est blanc ou jaunâtre et d'un éclat qui fait pleurer les yeux. Nous sommes enfermés en d'étroites limites ; nous avançons, il est vrai, mais notre prison marche avec nous. Plus d'horizon lointain où se perde librement le regard, et avec l'horizon a disparu toute pensée de joie et de vie. Quelle avenue grandiose cependant, majestueuse, sublime comme ne le fut jamais avenue que l'homme flanqua de sphinx et borda de colosses ! Nous allons au mystère, à l'inconnu, et l'âme est émue de ce calme implacable.
Quel étrange et magnifique spectacle ce dut être que celui des funérailles royales, pompeusement promenées dans l'horreur de ces gorges funèbres ! Quelles voix mystérieuses s'éveillaient aux flancs des rochers ! Quels échos répondaient aux hymnes sacrés ! Puis le grand silence retombait. Il ne ne sera plus de bruits glorieux qui le troublent jamais. Seule la mort encadre la mort.
La vallée change de direction, mais sans changer d'aspect ; toujours les mêmes rochers abrupts, les mêmes montagnes qui croulent en ruines, les mêmes sommets chauves. Nous cheminons ainsi durant plus de trois kilomètres. Puis des trous noirs apparaissent, faisant brutalement tache sur les falaises blanches et les rocailles jaunâtres : ce sont les lombes royales."

extrait de Les tombeaux, par Lucien Augé de Lassus (1841-1914), auteur dramatique, poète, librettiste de Camille de Saint-Saëns, archéologue, passionné de voyages.

mercredi 29 juin 2022

"L'histoire de l'Égypte devrait être partout le livre de l'éducation de la jeunesse" (Gratien-Michel Ollivier-Beauregard - XIXe s.)

Scribes - relief en calcaire de la tombe d'Horemheb, Saqqarah

"Mieux qu'aucune autre histoire des peuples primitifs, l'histoire des Égyptiens peut satisfaire, élargir et intéresser l'esprit moderne.
L'histoire des Égyptiens, telle que nous l'ont révélée leurs livres de pierre, n'est empanachée d'aucune oiseuse subtilité ; et, par exemple, si, dès les premiers jours de leur avènement à la vie sociale, les Égyptiens se trouvent en face de cataclysmes qui menacent de les détruire, en gens de cœur qu'ils sont ils vont tout droit au fait et s'en tirent par le travail et l'industrie. Ils savent, d'ailleurs, si sainement employer leur temps, leur esprit et leurs forces, qu'ils font, des causes de leur désastre présent, les instruments de leur fortune prochaine.
Tout est ainsi, pour nous, enseignement dans la vie de l'Égypte, ses difficultés d'existence plus encore que sa bonne fortune.
Les murs de ses palais et de ses temples, couverts d'inscriptions contemporaines des faits qu'elles relatent, sont aujourd'hui des pages d'histoire ouvertes à tous venants, des pages d'histoire simplement mais franchement dite.
Par elles on apprend que l'Égypte a conquis le monde des temps primitifs et qu'elle l'a civilisé ; que le sol qui l'a nourrie et qui la nourrit encore, est sa plus glorieuse conquête sur le désert ; que sa fertilité, dont a profité le monde ancien avec elle, est l'immédiate conséquence de son travail intelligent et de sa persévérante patience ; que l'Égypte s'est ainsi faite elle-même et d'elle-même, à l'encontre des sables envahissants et des vents desséchants du désert qu'elle a su dominer sinon vaincre absolument ; que des inondations qui d'abord la menacèrent périodiquement de mort, elle a su faire des instruments de prospérité, lesquels, après des siècles d'influence salutaire et bénie, attestent encore aujourd'hui sa gloire impérissable et assurent le renouvellement perpétuel de sa fortune.
Cinquante siècles et plus avant notre ère, l'Égypte a su par les faits de son expérience journalière et continue, que la patience et le travail sont, par leur union, le capital le plus réel que puissent jamais posséder les individus et les peuples ; que ce capital est inviolable et assurément le moins périssable, puisqu'il est fait de la vie des familles et des peuples.
L'étude des choses de l'Égypte conduit tout droit à la science du monde. On y voit naître, grandir et s'éteindre des peuples. On y apprend les causes de leur grandeur et celles de leur décadence, le secret de la superbe des rois ou de leur honteuse abjection.
Dans ses huit ou dix mille ans d'existence antérieure, l'Égypte elle-même a connu toutes les caresses de la fortune, toutes les aigreurs de la défaite. Les difficultés à vaincre l'ont grandie, élevée jusqu'au sublime ; la fortune l'a rabaissée et fait disparaître. Elle s'était appauvrie par la prospérité.
L'histoire de l'Égypte est le grand livre de l'humanité, elle embrasse l'existence du plus grand peuple qui fut dans l'antiquité première : à ce titre, et par préférence, elle devrait être partout le livre de l'éducation de la jeunesse. Hommes du peuple, personnes du monde n'entendront jamais trop dire, n'apprendront jamais trop tôt que la patience et le travail sont les éléments les plus vrais et les plus puissants de la prospérité publique, sont les agents les plus nobles de la fortune individuelle ; et il est honnête, sain et bon que chacun sache que l'Égypte, la contrée la plus justement glorieuse de la haute antiquité, n'a dû son existence d'abord, sa grande fortune ensuite, qu'à son travail incessant et persévérant, qu'à son infatigable patience."

extrait de La caricature égyptienne, 1894,  par  Gratien-Michel Ollivier-Beauregard (1817-1901) égyptologue et orientaliste, président de la Société d'anthropologie de Paris, auteur dramatique

mardi 28 juin 2022

"On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, d'entêtement même" (Textor de Ravisi - XIXe s.)

L'archéologue allemand Bollacher,
enregistrant des hiéroglyphes au temple de Medinet Habou

"Ce n'est pas un mince mérite pour les égyptologues que de ne pas garder un peu, dans leurs personnes ou dans leurs oeuvres, le pli et comme la ride de l'effort soutenu. Si nous cherchions, en effet, à rendre notre sentiment par une image, nous comparerions l'égyptologie à un vaste atelier encombré d'outils, où se prépare pièce à pièce, avec une activité toujours croissante, au milieu de la fumée et du bruit, le matériel d'une immense construction future. Les ouvriers sont dans tout le feu du travail, et ils ont tant à faire !
Si les femmes savent tout, suivant un ancien, (et quel moderne oserait le contredire ?) les égyptologues sont moins heureux : ils doivent tout apprendre. D'un côté, leur science est nouvelle, et sur aucun point ils ne trouvent la besogne achevée ; d'un autre côté, leurs ressources sont limitées, et aucun sujet ne leur fournit assez de matière pour les occuper longtemps. Force leur est donc de toucher à tous les détails de l'antique civilisation qui fait l'objet de leurs études : or, comment traiter d'un art ou d'un métier sans s'en rendre compte ?
 (...)
Nous avons fait une autre remarque. Il existe entre tous les égyptologues une véritable confraternité, et ils sont pleins d'indulgence pour les néophytes et pour les amis de l'égyptologie : Sinite parvulos ad me venire. Nulle part la collaboration n'est aussi fréquente que chez eux : Chabas a collaboré avec Goodwin et Birch, Pleyte avec Rossi, Brugsch avec Dümichen, Guieyesse avec Lefébure, Grébaut avec Pierret, Ebers avec Stern... Nous ne disons rien de Salvolini qui collaborait de la manière que l'on 
sait avec Champollion. (...)
Nous n'affirmerons pas assurément qu'il n'a jamais existé dans la famille égyptologique d'autre sentiment que celui de la bienveillance -, les luttes de Chabas nous réfuteraient ; mais si pour pour être égyptologue on n'en reste pas moins homme, ce n'est pas ici du moins, avouons-le, que les coteries ont été 
inventées. (...)
On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, 
d'entêtement même. (...)
Nous venons de mentionner la patience des égyptologues : c'est leur grande qualité. Il n'est pas de science où les matériaux soient aussi disséminés, ni où l'on doive par suite, compulser plus de livres et faire plus de recherches. Les textes sont classés par dynasties dans un recueil, par villes dans un autre, par sujets dans un troisième, si bien qu'il faut réunir, planche par planche, 
des documents épars de tous côtés, quand on étudie un règne, un monument ou un fait, ce qui nécessite la tenue de véritables répertoires correspondant à de volumineux index. Des difficultés du même genre existent sans doute dans d'autres branches de l'archéologie, mais elles se compliquent ici d'une façon particulière.
En premier lieu, suivant que le manque de temps, les obstacles matériels et l'ensablement des édifices ont plus ou moins gêné les copistes, les mêmes textes sont plus ou moins complets dans les différents recueils : - éternel sujet de perquisitions et de comparaisons, - éternel sujet, aussi, de précieuses découvertes, procurant ces joies d'antiquaire que Walter Scott a si bien comprises.
De plus, et c'est là un inconvénient bizarre dont il faut pourtant tenir compte, on n'étudie guère les hiéroglyphes qu'à la force du poignet. (...) Nous défions n'importe quel égyptologue de faire la monographie complète d'un seul mot sans compulser presque tous ses livres, et par conséquent sans manier, en détail, un poids d'au moins mille kilogrammes. (...)
Si nous avions voix consultative dans le cénacle égyptologique, nous rappellerions trois desiderata qui sont dans la bouche de tous, concernant la conservation, la reproduction et la vulgarisation des monuments égyptiens.
Que les mutilations et les dévastations des splendeurs pharaoniques restées debout malgré les efforts des temps et des hommes s'arrêtent donc enfin ! Lord Elgin enlevant les marbres du Parthénon a eu des modèles et des imitateurs en Égypte, à toutes les époques anciennes et modernes, et les débris des palais et des temples des Pharaons ornent les musées, les collections et les places publiques de tous les peuples. Ils y figurent sans doute magnifiquement, mais la photographie et la lottinoplastie nous enlèvent actuellement toute excuse pour continuer ce cruel vandalisme. Des photographies exactes et grossies, ou des moulages de grandeur naturelle (si facilement exécutables avec les procédés de Lottin de Laval et d'un prix de revient si minime) ne rappelleraient-ils pas suffisamment leurs originaux ?
Nous avons pu apprécier par nous-même en revenant de l'Inde par l'Egypte (1863) avec quelle déplorable facilité on pouvait, pour quelques pièces d'or et même d'argent, se procurer avec les Arabes des débris de monuments, des papyrus et des objets de toutes sortes qu'ils ont enlevés aux tombeaux et aux hypogées, peut-être même volés aux fouilles dirigées par les agents du Vice-Roi et à ses propres musées !"


extrait de L'égyptologue, par le baron Anatole-Arthur Textor de Ravisi (1822-1902), officier supérieur de l'Infanterie de Marine, puis percepteur de 1863 à 1885 ; officier de la Légion d'Honneur ; président du premier Congrès provincial des Orientalistes français ; président, vice-président et membre de plusieurs sociétés académiques, françaises et étrangères.

vendredi 24 juin 2022

"Il garde encore malgré ses blessures une sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au fond du cœur" (G. Gaillot, XIXe s., à propos du Sphinx)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"On traverse le Nil au vieux Caire, près de l'ile Rodah, tout éclatante de verdure, et on aborde à Gizeh, à quelque distance du village d'Embabeh où les Mamelucks furent si rudement culbutés par l'infanterie française.
L'herbe verte pousse partout dans les plaines et sous les palmiers qui abritent les dômes blanchis de quelques cheiks vénérés.

Tout à coup, la verdure cesse brusquement et le sable commence ; on aperçoit les pyramides, à mesure que l'on s'en approche, elles grandissent et on en distingue les assises ; le sphinx apparaît. Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert et regardant le fleuve, ressemblant par derrière à un incommensurable champignon et par devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'Empyrée, il garde encore malgré ses blessures une sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au fond du cœur.
Les Arabes l'appellent "le Père de l'épouvante". Avant-garde de pyramides, impassible sous le ciel, que fait-il là depuis 50 siècles au milieu des solitudes ? Les Pharaons, les Ethéopiens (sic), les Perses, les Romains, les conquérants Arabes, les Mamelucks, les Turcs, les Français ont dormi sous son ombre ; les temps, les nations, les religions, les mœurs, les lois ont défilé devant lui ; chaque mot de l'histoire a frappé sa large oreille entourée de bandelettes sacrées ; on est tenté de lui dire : Oh ! si tu pouvais parler.
Est-il la muette sentinelle du désert de Libye ?  Est-il l'immobile gardien de ces montagnes bâties à mains et à existence d'hommes ?
Est-il le symbole toujours cherché et toujours introuvé de l'inconnu qui nous sollicite et nous attend ? Ou n'est-il seulement qu'un fantôme grandiose et majestueux d'un roi des temps passés qui voulait perpétuer son nom que nul ne sait plus aujourd'hui ? Enraciné aux rochers de la chaine de Libye dans lesquels on l'a taillé en abaissant les terrains voisins de toute sa hauteur, il disparaît chaque jour sous les sables envahissants, sa croupe, son dos, ses pattes en sont couverts ; devant lui à son ombre, les Bédouins viennent souvent s'étendre et les vautours fatigués se reposent sur sa tête.
On est frappé d'admiration à la vue des pyramides, écrasé devant leur masse dont les mesures mathématiques peuvent seules donner une idée."

extrait de Le Nil, l'Égypte et la Nubie, 1881, par G. Gaillot, capitaine au 1er régiment de chasseurs à pied, capitaine à l'Institut cartographique militaire de Bruxelles.