vendredi 1 juillet 2022

"Cette fameuse excavation est sans doute le plus splendide tombeau qui soit au monde" (M. A. Matthey, à propos de la tombe de Séti Ier)

tombe de Séthi Ier, par Jean-Pierre Dalbéra (Wikimedia Commons)

"La merveille de la vallée funèbre de Biban-el-Molouk est la tombe de Séti Ier, père du grand Ramsès, cette tombe n'a pas de rivale pour la fraîcheur des peintures et pour la finesse du travail. 
Ce magnifique tombeau fut découvert par l'infatigable Belzoni. Il reconnaît par une sorte de seconde vue des traces qui lui indiquent l'existence d'un sépulcre. Il fait creuser, et à la profondeur de 18 pieds il trouve l'entrée de la tombe fermée par d'énormes pierres. On comprend facilement la joie et l'enthousiasme de Belzoni qui s'avance de merveille en merveille dans l'immense excavation. Cette tombe frappe d'autant plus le voyageur qu'il est moins préparé au spectacle qui l'attend. 
Il quitte cette triste nature, aride, désolée, où tout parle de mort, il descend quelques pas, et sa surprise n'est pas moindre que s'il eût plongé dans la grotte d'Aladdin. L'éclat des flambeaux se reflète non pas, il est vrai, sur des arbres de diamants, mais bien sur toute une légion de personnages de l'autre monde et de figures bizarres et monstrueuses très activement occupées à s'acquitter du rôle qu'elles ont à remplir dès qu'une âme séparée de son corps entre dans la région des ombres. Ces curieuses sculptures sont encore aujourd'hui revêtues de brillantes couleurs, que le laps de 3000 ans n'a pas ternies.
Au bout d'une des galeries s'ouvre un puits de 30 pieds de profondeur, de l'autre côté est un mur, la tombe semble finir là. En travers du puits est une poutre à laquelle est attachée une corde, mais corde et bois tombent en poudre dès qu'on les touche. Belzoni fait apporter deux autres poutres et traverse le puits. La muraille du fond rend un son creux, il l'enfonce au moyen d'un tronc de palmier en guise de bélier et pénètre dans une nouvelle salle de toute magnificence.
Cette fameuse excavation est sans doute le plus splendide tombeau qui soit au monde. Franchissons une longue suite de salles plus ou moins richement ornées, et arrivons à la dernière chambre où l'heureux Belzoni trouve son célèbre sarcophage. Ce monument est du plus bel albâtre oriental, il a 9 pieds 5 pouces de long et 3 pieds et demi de large, son épaisseur n'a pas 2 pouces ; il devient transparent dès qu'on met une lumière dans l'intérieur. En dehors comme en dedans, il est couvert de plusieurs centaines de figures sculptées, hautes de deux pouces à peine ; rien de ce qu'on avait apporté d'Égypte jusqu'à ce jour, ne peut se comparer à cet admirable monument. Le couvercle manquait, il avait été enlevé, porté au dehors et brisé en plusieurs pièces qu'on retrouva dans les décombres. Le sarcophage reposait au milieu du salon sur un escalier qui communiquait avec un passage souterrain ; le courageux explorateur y pénétra et s'avança jusqu'à la distance de 300 pieds. Là, des immondices dus à la présence de chauves-souris obstruaient le passage, il fallut revenir. La partie du souterrain qui s'étend depuis l'entrée jusqu'à la salle du sarcophage, a une longueur de 320 pieds, sa profondeur verticale est de 90 pieds (d'après les mesures de Wilkinson).
Prokesch qui a visité cette tombe, nous dit : Quiconque tenterait de la décrire avec exactitude, devrait écrire des volumes, et cependant tout en restant dans la vérité, il passerait aux yeux du lecteur pour un visionnaire. Cette quantité de corridors, de chambres, de salles hautes de deux étages, creusés dans le roc vif, ces milliers d'images et d'hiéroglyphes d'une exécution admirable l'éclat des couleurs, tout cela dépasse de beaucoup tout ce qu'on pourrait imaginer de nos jours.
La dépense de splendeur, de travail, de science religieuse dans l'exécution des plus petits détails, est si prodigieuse qu'on ne peut concevoir comment un souverain, eut-il été le plus puissant du monde, ait pu imaginer de faire exécuter une pareille construction."


extrait de Les Tombes d'Égypte, nouvelles recherches dans les nécropoles de Memphis et de Thèbes. Cinq séances données à Genève et à Lausanne par M. A. Matthey. 
Données biographiques incertaines sur cet auteur. Sans doute son nom est-il le pseudonyme d'Arthur Arnould (1833-1895) à Paris, est un ancien employé de l’Assistance publique, écrivain et journaliste libertaire français. 

Une "perfection absolue devant laquelle les âges modernes ne peuvent que s'incliner" (Jean Doresse, à propos de la civilisation égyptienne)

photo de Jean-Pascal Sebah (1872-1947)

"Ce qu'il y a d'étrange dans la civilisation égyptienne telle qu'aujourd'hui nous la voyons, perdue très loin dans des brumes d'il y a quatre ou cinq mille ans, c'est que rien n'a subsisté des longs siècles de préparation d'où jaillirent ses premières œuvres. Car ses tout premiers ouvrages sont trop parfaits déjà pour que l'on puisse admettre qu'ils soient nés subitement, spontanément. La construction de pyramides, loin d'être un essai, suppose à la fois une technique précise et une intelligence sûre de ses ambitions.
Si encore cette apparence de génération spontanée se bornait aux origines ! Mais le phénomène se répète pour toutes les grandes époques de l'Égypte. Regardons ce que les siècles ont bien voulu épargner de cet art : même si nous perdions, de la littérature ou des mythes pharaoniques, tout ce qui est connu, bref, tout le bagage de la science égyptologique -, ces monuments ne diminueraient pas, de ce fait, à nos yeux, et leur beauté suffirait à nous inspirer une même admiration pour cette civilisation défunte.
Car on sent, dans ce passé, l'expression de forces colossales, illimitées. On découvre que rien n'y est vraiment monotone. On y distingue des époques séparées par des fossés profonds. Chacune de ces périodes créatrices semble avoir atteint, par un nombre toujours respectable de chefs-d'œuvre, tel ou tel point de cette perfection absolue devant laquelle les âges modernes ne peuvent que s'incliner. En doutons-nous ? Voici quelques exemples précis de ce que furent les plus grands monuments et les œuvres maîtresses qui les enrichirent encore.
À peine l'Ancien Empire a-t-il développé autour de Memphis, à cette limite de la Haute Égypte et du Delta marquée par le "Mur Blanc", des principes politiques, moraux et religieux admirablement équilibrés qu'il en jaillit, comme une étincelle aveuglante, de pâles monuments aux lignes pures, dépouillées, puissantes. C'est l'architecture sans tache de l'ensemble funéraire de Djéser, la montée vers le ciel des grandes pyramides, les lignes massives des temples d'Abousir. À cela s'ajoutent les minutieux bas-reliefs des tombeaux de Ti à Saqqarah ; l'admirable mobilier plaqué d'or d'Hétep-Hérès, mère du grand Chéops ; la tête de faucon en or, presque vivante, de Kôm-el-Ahmar ; le portrait modelé sur bois, tout en nuances, de Hésirè : art de dessinateurs exigeants, capables de réussir des œuvres sans bavures. Qu'admirera-t-on le plus dans tout cela ? Est-ce ce grand talent de paraître simple et sans emphase, manifesté par une civilisation à son début ? Est-ce ce génie d'un Snéfrou qui, en trois essais de pyramides successives, - on le sait depuis peu -, brûle les étapes et opère à lui tout seul la transition entre la pyramide à étages et la pyramide parfaite, s'acquérant ainsi, plus que Chéops, sur ce qui va être le colossal ensemble de Gizeh, un absolu droit de paternité ?"

extrait de Regards sur l'Égypte, 1956, texte par Jean Doresse (1917-2007), archéologue et historien, spécialiste de la littérature copte, docteur ès lettres

"Il n'y a rien ici, pas même la mort ; le néant seul" (comte Albert de Luppé, à propos de la Vallée des Rois)

Biban el-Moulouk,  par Henri Duval (18...-19...)

"Étageant ses terrasses au fond d'un cirque dominé par un gigantesque mur de roches, le temple de Deir el-Bahari, longue colonnade presque blanche, se voit de partout.
Mais la vallée se rétrécit brusquement. Au pied du promontoire qui grandit devant nous, le village arabe de Kourna annonce le temple de Séti I. Monument incomplet et peu grandiose. Mais son rôle aujourd'hui est presque symbolique. Près de lui, on tourne à gauche, on quitte la vallée nourricière et l'on s'engage dans la montagne, par le chemin qui mène aux Tombeaux des Rois.
Pendant près d'une heure, la voiture nous transporte au petit trot par le défilé de mort. Vallée de torrent, raide st sinueuse, que les eaux dédaignent depuis des milliers d'années. Lointaines ou menaçantes, les roches grises, nues, usées, accentuent leur tristesse près des cailloux blancs du chemin. Partout le pied des falaises a été sondé, fouillé, creusé par les chercheurs de trésors, indigènes ou savants. Mais en vain. Il n'y a rien ici, pas même la mort ; le néant seul. Il y a le soleil qui se déchaîne et éclaire le désolant paysage, comme un visage fané. Tout est immobilité et tout est lumière. Il n'y a point d'ombre. Dans cette tortueuse vallée de montagne, le soleil n'est pas le visiteur, parfois indiscret, mais bienveillant, de nos climats. C'est un dieu, toujours présent, maître de l'air, et maître de la terre qui réfléchit ses rayons et nous plonge dans un bain de feu.
La route, enfin, aboutit à un cirque de dimensions restreintes. Murailles grises, sol éclatant de blancheur. Quelques sommets dénudés, une falaise à pic, comme boursouflée d'immenses tuyaux d'orgue, dominent des amoncellements de cailloux blancs, où courent des chemins. C'est là-dessous que l'on a découvert, que l'on découvrira encore l'entrée des tombes royales qui s'enfoncent sous la montagne.
À peu de distance de la barrière, au milieu même du cirque, un petit mur bas, une guérite, un soldat en armes. C'est le tombeau de Toutankhamon. Il vient d'être comblé et ne se distingue pas du sol voisin ; jusqu'à l'automne prochain, les fouilles sont interrompues. Les visiteurs, naguère, pouvaient y pénétrer. Des chambres, déjà, sont vides ; mais le sarcophage où le roi repose est encore inviolé, l'uræus ceint d'une humble couronne de fleurs naturelles. Nous, nous n'entrerons pas chez Toutankhamon ; mais nous avons vu son double au musée du Caire, et nous savons les disputes scientifiques, personnelles, administratives et nationales qu'a déchaînées sa découverte."

extrait de "Six semaines en Orient", in Le Correspondant N°1516 - 25 novembre 1925, par le comte Albert de Luppé (1893-1970), homme de lettres et historien français

"L'Égypte reçut l'empreinte du désert meurtrier et du Nil fertilisant" (Ludwig Borchardt)

photo MC

"Il faut revenir d'environ douze mille ans en arrière pour se représenter ce curieux pays autrement qu'il n'est aujourd'hui, jusqu'au temps où le Nil cherchait son cours actuel et où se combla le golfe aigu qui, jadis, pénétrant profondément dans les terres, ne couvrait pas seulement le delta, mais s'étendait jusqu'à Assiout. Jadis toutefois les rebords des plateaux qui avoisinent la basse vallée du Nil étaient habitables, bien que les dunes mouvantes de l'ouest de ces plaines eussent déjà commencé à se former.
La ceinture de déserts qui traverse l'Afrique et l'Asie, qui s'étend aujourd'hui avec de faibles interruptions du Maroc à la Mandchourie, s'était constituée. Elle aurait recouvert entièrement l'Égypte, détruit toute vie humaine, animale et végétale, si le Nil n'y avait pas rendu plus longtemps possible la vie en général. Ainsi l'Égypte reçut l'empreinte du désert meurtrier et du Nil fertilisant. À tous deux elle doit ses aspects divers qui ne se retrouvent réunis nulle part ailleurs dans le monde, l'attrait unique de ses colorations, sa végétation grandiose dans sa simplicité.
Celui qui se représente, comme il est fréquent, le désert ainsi qu'une plaine de sable infinie, devra modifier beaucoup ses notions devant ce qui s'offre à sa vue en bordure de la vallée du Nil, et plus loin dans le désert proprement dit. Assurément il existe aussi de ces surfaces dont l'être vivant finit par se fatiguer, malgré les plus belles colorations, par exemple autour des couvents sur les lacs de Natron, mais déjà en se rendant de l'oasis de Dakleh à celle de Kargeh, ce qui se fait aujourd'hui aisément en automobile, le voyageur voit défiler devant lui le désert dans sa configuration la plus variée, avec des restes de formations archaïques.
Du reste les vues d'oasis (...) sont un témoignage éloquent du peu d'obstacles que mettent aujourd'hui à la circulation les déserts, qui jouent plutôt un rôle de liaison grâce à leurs routes naturelles. Fini le romantisme des chameaux !
L'attrait propre du désert apparaît surtout sur ses bords, au point où les plateaux s'abaissent vers la coupure profonde de la vallée du Nil en des vallées rocheuses, sortes de crevasses, nommées ouadi, qui descendent graduellement vers le fleuve. Naturellement les formes extérieures de ces ouadi dépendent entièrement de la nature des roches dans lesquelles ils sont taillés. Les ouadi creusés dans le calcaire blanc tendre près d'Helouan n'ont pas le même aspect que ceux qui sont creusés dans le calcaire rougeâtre fortement entremêlé de silex de l'Ouest de Thèbes. Mais ils ont partout pris naissance de même façon, ce sont les vallées des affluents du Nil, mais les vallées de fleuves où l'eau ne coule que tout à fait rarement. Lorsqu'en un lieu quelconque loin de la vallée du Nil une averse est tombée sur les plateaux désertiques pierreux et imperméables, l'eau se cherche un écoulement vers les bords du désert et s'y creuse des rigoles profondes.
En amont, à la naissance de ces rigoles, le flot se précipite en cascade, et plus loin, quand il est devenu un fort torrent, il se creuse une vallée qui s'étend toujours davantage, et où s'éboulent par gros blocs les murailles rocheuses minées par en dessous. Chaque année l'on entend parler, tantôt dans une région de l'Égypte, tantôt dans une autre, de tels torrents dont, par un ciel clair et sans le moindre signe avant-coureur, le flot dévastateur s'élance hors des vallées rocheuses, entraînant des villages entiers, coupant les remblais de voies ferrées sur de grandes longueurs.
Dans les vallées rocheuses elles-mêmes ces torrents, qui disparaissent aussi vite qu'ils sont venus, laissent derrière eux une végétation fort jolie, quoique maigre. C'est d'ailleurs à un tel torrent que l'égyptologie doit une des plus notables trouvailles dont elle se soit enrichie au cours de ces dernières années. L'entrée du tombeau du pharaon Tout Ank amon, située au bas d'un des versants d'une vallée désertique, fut recouverte peu après l'inhumation par les éboulis entraînés par un torrent qui se précipita dans cette vallée, et fut ainsi dissimulée aux anciens détrousseurs de tombeaux.
Les images graves et sévères du désert que nous retrouvons dans toute l'Égypte, et qui ne cessent véritablement de se rappeler à notre souvenir que dans certaines parties du delta du Nil, s'effacent cependant devant les images aimables, riantes et verdoyantes du Nil et de la végétation qu'il fait naître, dont l'exubérance ne saurait être dépassée que sous les Tropiques. Il existe une catégorie de botanistes pour qui chaque plante cultivée est un objet d'horreur et qui ne sont heureux que lorsqu'ils peuvent compter beaucoup d'espèces, autant que possible non encore décrites, au kilomètre carré. Ceux-ci ne trouveraient pas leur compte en Égypte. Le monde végétal de l'Égypte est justement, si du moins nous négligeons les plantes qui ne sont pas indigènes, beau par sa simplicité. On ne doit pas s'attendre à des forêts luxuriantes comme en ont l'Europe du Nord et l'Europe centrale, avec des arbres à feuilles caduques, des arbres à aiguilles et une futaie épaisse. Même les "forêts pétrifiées" que célèbrent les Guides, ne sont que des troncs d'arbres du Nord déposés sur les anciennes côtes du Delta et qui s'y sont pétrifiés."

extrait de L'Égypte, architecture, paysages, scènes populaires, par Ludwig Borchardt (1863-1938), égyptologue, auteur, avec Gaston Maspero, d'un Catalogue du Musée égyptien.

Étrange rapprochement entre la statuaire égyptienne et le dernier des "Mohicans", selon Maurice Valette

 Musée du Louvre / Christian Décamps

"Les préoccupations des artistes égyptiens, en fait de dessin de la figure humaine, ne vont guère au delà de l'épiderme ; ils s'en tiennent aux lignes générales, aux contours principaux du corps et ne s'attachent pas à rendre le jeu des muscles et des veines, qui varie suivant les diverses positions des membres et du tronc. Cela s'explique chez un peuple où il était de règle fondamentale que celui qui touchait à un cadavre était impur. Les gens chargés des embaumements s'enfuyaient, leur besogne faite, de crainte d'être lapidés. En cet état de choses, la médecine et la chirurgie, pas plus que la sculpture et la peinture, ne pouvaient faire beaucoup de progrès ; tous ces arts étaient condamnés dès le berceau. Et pourtant, l'anatomie est l'âme du dessin ! C'est elle qui donne la clef des plus secrets rouages qui produisent le mouvement, la vie, et priver de son secours l'homme dont l'étude a pour objet le corps humain, c'est entraver, paralyser fatalement la marche des sciences et des arts !
Ce fut le cas des Égyptiens. Ce qui frappe dans leurs statues, c'est la direction uniforme, voulue, des lignes qui contournent d'une façon monotone, sans mouvement et sans grâce, des corps aux membres épais et lourds. Il est rare de rencontrer de l'élégance et de la finesse dans les attaches des mains et des pieds, signe des races d'élite, et moins encore dans les traits du visage des figures égyptiennes, lesquels sont en général écrasés, durs et peu soigneusement exécutés ou fouillés.
Tout cela est sommaire, alors que l'habileté de l'artiste à traiter ces détails passe partout ailleurs pour l'indice le plus certain du degré de perfection où il est parvenu dans son art. Oui, c'est dans le modelé des fines parties de la tête et de l'extrémité des membres qu'il se plaît à montrer sa dextérité, son habileté de main, et ce sont ces parties aussi, il faut le dire, qui appellent tout d'abord l'attention et valent au sculpteur et au peintre un tribut d'éloges proportionné aux qualités dont il fait preuve. Chez les Égyptiens, dis-je, rien de pareil. Leurs têtes, presque toutes modelées uniformément d'après un même type, ayant le même air, n'offrent ni traits fins et délicats, ni expressions nobles et belles : un sourire calme, béat, leur donne je ne sais quelle expression tranquille, mélancolique, d'un sens quasi mystérieux, mais qui, à force d'être répété, finit par causer de l'ennui. Quant au dessin des pieds et des mains, il n'est guère plus varié dans son exécution que le reste, c'est-à-dire que les attitudes compassées des personnages et l'air froid, sans accent, de leur physionomie.
Prenons pour exemple une statue de prêtre égyptien du Louvre. Ce personnage est à genoux, accroupi en arrière sur ses talons, les bras allongés et comme soudés le long des cuisses ; il tient sa tête droite, fixe, et regarde au loin en avant, d'un air vague et avec des yeux presque à fleur de sourcils. Ce regard, quelque peu hébété, ne s'accorde pas trop mal avec le sourire calme, silencieux, rappelant, si je ne me trompe, celui de Bas-de-cuir, des "Mohicans", qu'on rencontre dans la plupart des statues égyptiennes. Celle-ci nous donne l'idée la plus exacte de l'état de la sculpture à Memphis, sous les rois des premières dynasties. On y retrouve toutes les qualités de l'ancien style : la coiffure lourde qui enveloppe en totalité les cheveux, suffit d'ailleurs à le prouver. Quant aux proportions d'ensemble de la figure, elles 
sont exactes, et les indications des os et des muscles, quoique superficielles, sont assez justes. En général, dans les statues de ce style, les pieds sont larges et écrasés ; les détails des doigts ne se remarquent ni aux mains, ni aux pieds, et les ongles sont indiqués par un simple trait. Dans la statue de prêtre qui nous occupe, le caractère national du type se montre particulièrement dans le visage et dans l'élévation des oreilles. Cet ouvrage est, du reste, d'une parfaite conservation et taillé dans une pierre jaunâtre, fort dure, qui est le saxum arenaceum de Wad. Les hiéroglyphes qui couvrent la plinthe et le pilastre contre lequel la figure est adossée, sont traités avec assez de finesse pour une pierre aussi dure et d'un grain aussi grossier. Cette statue, dis-je, est de l'ancien style."

extrait de Les Révolutions de l'Art, 1890, par Maurice Valette, critique d'art

jeudi 30 juin 2022

"Nous allons au mystère, à l'inconnu, et l'âme est émue de ce calme implacable" (Lucien Augé de Lassus, visitant la Vallée des Rois)

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"La nécropole de Thèbes, digne de la cité dont elle reçoit les morts, se partage en plusieurs groupes, le plus souvent nettement distincts ; ces groupes correspondent à des époques diverses ou à des classes de citoyens particulières. La pieuse Égypte ne connut jamais la promiscuité de la tombe. C'est ainsi que les collines de Gournah-Murray, d'Abd-el-Gournah, d'Assassif, paraissent avoir été réservées aux sépultures des prêtres ou des fonctionnaires importants, tandis que les pentes rocailleuses qui s'étendent alentour étaient abandonnées au profane vulgaire. Les dépouilles plus précieuses encore des rois, des reines, étaient enfermées aux profondes vallées de la chaîne libyque. (...)
Dans son ensemble, la nécropole de Thèbes couvre une superficie de quatre kilomètres de longueur environ sur deux kilomètres dans sa plus grande largeur. Quelle énorme population ! quel entassement de générations il a fallu pour peupler ce dortoir éternel !
Il est, sur la rive gauche du Nil, un rempart de montagnes dont Thèbes s'environne, cherchant, dirait-on, derrière cette enceinte, un refuge contre les envahissements du désert ; c'est vers ce rempart qu'il faut se diriger. Là, aux défilés de Bab-el-Molouk, se dérobent les sépultures des rois.
La piété jalouse des sujets exilait, loin des tombes vulgaires, les tombes royales. Il y a ici comme une sévère étiquette jusque dans la mort : le maître qui n'est plus reste le maître ; il ne saurait souffrir le voisinage de quelqu'un de ces pauvres humains que foulaient ses sandales.
Bab-el-Molouk est comme le Saint-Denis des Pharaons de la dix-neuvième et de la vingtième dynasties. Ces dynasties présidèrent aux destinées de l'Égypte, du quinzième au douzième siècle avant notre ère.
La chaîne libyque apparaît comme une barrière, qu'on ne saurait franchir sans une escalade aventureuse. Une brèche cependant se découvre, puis une vallée étroite. Cette vallée incline, serpente ; à peine y sommes-nous entrés, qu'elle se referme derrière nous.
On ne voit aucune issue. Est-ce un piège perfide où nous aurait pris quelque divinité jalouse de punir notre curiosité impie ? Quelle enceinte désolée ! Les montagnes se dressent formidables, affreusement arides. Tantôt ce sont des falaises taillées à pic, tantôt des entassements confus. Des blocs se sont écroulés des cimes les plus hautes et encombrent le sentier, d'autres se découpent sur le ciel en créneaux dentelés, puis s'arc-boutent, surplombent et menacent nos têtes d'un effroyable écrasement. Les rocailles font de larges traînées, comme si les eaux d'un torrent tari depuis des siècles les avaient charriées. Pas un brin d'herbe qui germe en quelque petit coin, pas un lichen qui s'accroche à quelque rocher, pas un insecte qui bourdonne, pas un reptile qui se glisse sur le sable. Il semble que la nature ait oublié de peupler ces solitudes. Le soleil flamboie 
d'aplomb ; ses rayons furieux nous enveloppent, et la terre et les rochers se renvoient des reflets embrasés. Tout est blanc ou jaunâtre et d'un éclat qui fait pleurer les yeux. Nous sommes enfermés en d'étroites limites ; nous avançons, il est vrai, mais notre prison marche avec nous. Plus d'horizon lointain où se perde librement le regard, et avec l'horizon a disparu toute pensée de joie et de vie. Quelle avenue grandiose cependant, majestueuse, sublime comme ne le fut jamais avenue que l'homme flanqua de sphinx et borda de colosses ! Nous allons au mystère, à l'inconnu, et l'âme est émue de ce calme implacable.
Quel étrange et magnifique spectacle ce dut être que celui des funérailles royales, pompeusement promenées dans l'horreur de ces gorges funèbres ! Quelles voix mystérieuses s'éveillaient aux flancs des rochers ! Quels échos répondaient aux hymnes sacrés ! Puis le grand silence retombait. Il ne ne sera plus de bruits glorieux qui le troublent jamais. Seule la mort encadre la mort.
La vallée change de direction, mais sans changer d'aspect ; toujours les mêmes rochers abrupts, les mêmes montagnes qui croulent en ruines, les mêmes sommets chauves. Nous cheminons ainsi durant plus de trois kilomètres. Puis des trous noirs apparaissent, faisant brutalement tache sur les falaises blanches et les rocailles jaunâtres : ce sont les lombes royales."

extrait de Les tombeaux, par Lucien Augé de Lassus (1841-1914), auteur dramatique, poète, librettiste de Camille de Saint-Saëns, archéologue, passionné de voyages.

mercredi 29 juin 2022

"L'histoire de l'Égypte devrait être partout le livre de l'éducation de la jeunesse" (Gratien-Michel Ollivier-Beauregard - XIXe s.)

Scribes - relief en calcaire de la tombe d'Horemheb, Saqqarah

"Mieux qu'aucune autre histoire des peuples primitifs, l'histoire des Égyptiens peut satisfaire, élargir et intéresser l'esprit moderne.
L'histoire des Égyptiens, telle que nous l'ont révélée leurs livres de pierre, n'est empanachée d'aucune oiseuse subtilité ; et, par exemple, si, dès les premiers jours de leur avènement à la vie sociale, les Égyptiens se trouvent en face de cataclysmes qui menacent de les détruire, en gens de cœur qu'ils sont ils vont tout droit au fait et s'en tirent par le travail et l'industrie. Ils savent, d'ailleurs, si sainement employer leur temps, leur esprit et leurs forces, qu'ils font, des causes de leur désastre présent, les instruments de leur fortune prochaine.
Tout est ainsi, pour nous, enseignement dans la vie de l'Égypte, ses difficultés d'existence plus encore que sa bonne fortune.
Les murs de ses palais et de ses temples, couverts d'inscriptions contemporaines des faits qu'elles relatent, sont aujourd'hui des pages d'histoire ouvertes à tous venants, des pages d'histoire simplement mais franchement dite.
Par elles on apprend que l'Égypte a conquis le monde des temps primitifs et qu'elle l'a civilisé ; que le sol qui l'a nourrie et qui la nourrit encore, est sa plus glorieuse conquête sur le désert ; que sa fertilité, dont a profité le monde ancien avec elle, est l'immédiate conséquence de son travail intelligent et de sa persévérante patience ; que l'Égypte s'est ainsi faite elle-même et d'elle-même, à l'encontre des sables envahissants et des vents desséchants du désert qu'elle a su dominer sinon vaincre absolument ; que des inondations qui d'abord la menacèrent périodiquement de mort, elle a su faire des instruments de prospérité, lesquels, après des siècles d'influence salutaire et bénie, attestent encore aujourd'hui sa gloire impérissable et assurent le renouvellement perpétuel de sa fortune.
Cinquante siècles et plus avant notre ère, l'Égypte a su par les faits de son expérience journalière et continue, que la patience et le travail sont, par leur union, le capital le plus réel que puissent jamais posséder les individus et les peuples ; que ce capital est inviolable et assurément le moins périssable, puisqu'il est fait de la vie des familles et des peuples.
L'étude des choses de l'Égypte conduit tout droit à la science du monde. On y voit naître, grandir et s'éteindre des peuples. On y apprend les causes de leur grandeur et celles de leur décadence, le secret de la superbe des rois ou de leur honteuse abjection.
Dans ses huit ou dix mille ans d'existence antérieure, l'Égypte elle-même a connu toutes les caresses de la fortune, toutes les aigreurs de la défaite. Les difficultés à vaincre l'ont grandie, élevée jusqu'au sublime ; la fortune l'a rabaissée et fait disparaître. Elle s'était appauvrie par la prospérité.
L'histoire de l'Égypte est le grand livre de l'humanité, elle embrasse l'existence du plus grand peuple qui fut dans l'antiquité première : à ce titre, et par préférence, elle devrait être partout le livre de l'éducation de la jeunesse. Hommes du peuple, personnes du monde n'entendront jamais trop dire, n'apprendront jamais trop tôt que la patience et le travail sont les éléments les plus vrais et les plus puissants de la prospérité publique, sont les agents les plus nobles de la fortune individuelle ; et il est honnête, sain et bon que chacun sache que l'Égypte, la contrée la plus justement glorieuse de la haute antiquité, n'a dû son existence d'abord, sa grande fortune ensuite, qu'à son travail incessant et persévérant, qu'à son infatigable patience."

extrait de La caricature égyptienne, 1894,  par  Gratien-Michel Ollivier-Beauregard (1817-1901) égyptologue et orientaliste, président de la Société d'anthropologie de Paris, auteur dramatique