mercredi 5 avril 2023

"Le surnom de "Veilleur du Désert" convient mieux au grand Sphinx de Gizeh" (Charles Lallemand, XIXe s.)

photo MC


"Les Arabes ne voient en lui qu'une image placée sur le bord de ce désert redouté, d'où vient le Khamsin soufflant la soif et la mort, ensevelissant des caravanes entières sous les tourbillons de ses sables brûlants… Et ils l'ont appelé Abou'-l-hôl, le père de l'épouvante.
Le surnom de "Veilleur du Désert" convient mieux au grand Sphinx de Gizeh, qui montre sa grosse tête balafrée au-dessus des amoncellements des sables qui l'environnent, non loin de la pyramide de Chephren.
Symbole de la toute puissance physique par son corps de lion, symbole de la plus haute force intellectuelle par sa tête humaine ornée de la coiffure royale, le grand Sphinx regardait fixement le soleil levant.
C'est bien "regardait" qu'il faut dire : car ses pauvres yeux, crevés par des artilleurs mamelouks auxquels sa tête servait de cible, ne regardent plus ! De cet acte de vandalisme qui remonte à un siècle, proviennent les déchirures que l'on voit sur cette colossale face de pierre, haute de neuf mètres, que les boulets de ces imbéciles n'ont pu décoller.
Ceux qui ont vu jadis la tête magnifique de ce dieu bienveillant, se sont accordé à écrire que sa bouche exprimait l'ineffable bonté et que son regard était d'une grande douceur.
Les Pharaons passaient pour être, sur terre, l'incarnation du dieu solaire ; et ils avaient choisi les sphinx, emblèmes de la force dirigée par l'intelligence, pour représenter allégoriquement la nature divine de leur être.
Image d'un dieu puissant, le grand sphinx était appelé Harmakhis par les Grecs - ce qui était une corruption du nom égyptien Hor-em-khou, qui signifie "Horus dans le soleil, ou sur l'horizon", le Sphinx faisant face, en effet, au Soleil levant, lumière qui triomphe de l'obscurité, âme qui triomphe de la mort, fertilité qui triomphe de la stérilité.
Harmakhis, au milieu des tombes, est la résurrection pour les morts ! Harmakhis, sur la lisière des terres fertiles et des sables inféconds, arrête la stérilité et protège les champs cultivés contre les envahissements du désert.
Je l'aime ainsi, le Colosse assis dans les sables mouvants, souriant aux plaines superbes que le Nil féconde et qui s'étalent à ses pieds. Je l'aime, ce colosse haut de vingt mètres, long de près de soixante, taillé tout d'une pièce dans le roc vif, tranquille, indestructible, tournant le dos au désert dont les tourmentes couvrent sans cesse d'un linceul de sable l'immense ville des morts... pour la conserver, saisissante antithèse !
Du temps de Chéops, un rocher s'élevait sur la terrasse de la nécropole de Gizéh. Le pharaon décida que la grande pierre "deviendrait dieu". Chephren, le constructeur de la seconde pyramide, acheva l'œuvre de son prédécesseur et la statue cyclopéenne s'orienta vers le Nil.
Dès l'an 1500 avant J.-C., il fallut dégager le Sphinx des sables qui le recouvraient. Plus tard, Thoutmès IV, qui chassait souvent la gazelle dans ces parages, ne manquait jamais de rendre hommage à Harmakhis, lorsque le train de ses lévriers l'amenait près des pyramides. Un jour, il s'endormit à l'ombre du grand Sphinx et, dans un rêve, il entendit le divin colosse qui lui parlait de sa propre bouche, "comme si un père eût parlé à son enfant". Il lui ordonna de déblayer les sables qui recouvraient son image, déjà presqu'ensevelie. Thoutmès obéit ; et, pour fixer le souvenir de ce rêve, ainsi que celui du déblaiement qui s'ensuivit, le pharaon fit graver une grande stèle commémorative en granit, qui existe encore aujourd'hui et que chacun peut consulter... s'il comprend quelque chose aux hiéroglyphes."


extrait de Le Caire, de Charles Lallemand (1826-1904), écrivain, peintre dessinateur et illustrateur

lundi 20 mars 2023

"Pour les modernes comme pour les anciens, le Nil est en quelque sorte un fleuve mystérieux" (Marie-Joseph de Géramb - XIXe s.)

by Kelly, Robert Talbot (1861-1934)

"Enfin, mes yeux purent voir le roi des fleuves, le fleuve dont aucun voyageur n'approcha sans un vif mouvement de curiosité, dont aucun ne parla avec indifférence, le Nil. Je m'embarquai sur-le-champ. Le rivage était couvert de petits bâtiments pleins de soldats. Nous eûmes la plus grande peine à nous en éloigner. Parvenus au milieu du courant, nous trouvâmes le vent si contraire, que nous nous vîmes dans la nécessité d'aller aborder à Fouah, sur la rive opposée, et d'y attendre le lendemain. (...)
Comme le climat y est brûlant, et qu'il n'y pleut presque jamais, l'Égypte, sans le Nil, serait tout à fait stérile et inhabitable ; aussi n'est-il aucun fleuve dont les bienfaits soient mieux appréciés. Les Égyptiens ne trouvent point d'expressions assez fortes pour le louer dignement : le Nil est pour eux, le bon, le béni, le saint, l'abondant, le don de Dieu, le sacré. Ils sentent et se plaisent à déclarer en toute circonstance qu'ils lui doivent tout. (...)
Pour les modernes comme pour les anciens, le Nil est en quelque sorte un fleuve mystérieux. D'où vient-il ? où sont ses sources ? Voilà des milliers d'années que la science s'occupe de les découvrir, et personne encore ne peut dire où il les cache. Les voyageurs et les géographes les plus récents les placent dans les montagnes de la Lune ou d'El-Kamar, et cette opinion est assez générale ; mais eux-mêmes, ils ne l'avancent pas sans quelque doute, et n'allèguent d'ailleurs aucune raison qui ne soit contredite. Image de l'homme bienfaisant et modeste, le Nil se dérobe aux regards en tout ce qui tient à une vaine curiosité, et ne se révèle que par les services que rendent ses eaux. Elles vivifient les régions sur lesquelles elles se répandent ; elles fertilisent les terres, non seulement par elles-mêmes, mais aussi par le limon qu'elles y apportent et qu'elles y laissent en se retirant ; distribuées dans une infinité de rigoles et de canaux que l'homme leur a ouverts, elles vont lui fournir, ainsi qu'aux animaux qui l'entourent, la boisson dont ils ont besoin ; elles vont arroser ses jardins, ses prairies, ses champs ; amollir, préparer le sol à recevoir la semence, et épargnent au cultivateur l'effort de tracer péniblement avec la charrue le sillon auquel elle doit être confiée.
La crue periodique du Nil, de laquelle dépendent l'existence et la prospérité de l'Égypte, a lieu tous les ans vers le 20 juin. Au milieu du mois suivant, les eaux commencent à déborder ; elles augmentent progressivement de manière à inonder tout le pays. Aux derniers jours de septembre, elles se retirent, mais insensiblement, et ce n'est qu'à l'approche de novembre qu'elles sont tout à fait rentrées dans leur lit, ce qui a fait dire à certains écrivains qui ne tiennent pas compte de quelques légères différences qu'elles sont aussi longtemps à croître qu'à décroître. Dans l'intervalle, l'Égypte est semblable à une vaste mer au-dessus de laquelle dominent les villes et les villages, tous bâtis sur un terrain assez élevé pour ne pas courir le risque d'être submergés."


Extrait de Pèlerinage à Jérusalem et au Mont Sinaï, 1843, 
par Marie-Joseph de Géramb (1772-1848), général et m
oine de l'Ordre des Cisterciens de la stricte observance (ou Trappistes)

dimanche 19 mars 2023

"L'enivrement de la fouille" : portrait de Georges Legrain par Georges Clairin (André Beaunier)

Travaux de restauration de la grande salle hypostyle de Karnak après l'effondrement du 3 octobre 1899. Photo par Georges Legrain, le 29 décembre 1899.
(domaine public)

"À Karnac, je trouvai un homme très intelligent, tout jeune et vraiment délicieux, un artiste et un savant, M. Legrain.
Une figure gaie, de gaies moustaches blondes, une perpétuelle bonne humeur, un entrain charmant dans son activité circonspecte d'archéologue. Toute la précaution qu'exige le délicat métier de restaurateur des vieux temples, et toute la fougue de qui a la noble passion de son art.
Il habitait, parmi les ruines des siècles morts, une cahute en terre avec un toit fait de branches de palmier. Dans cette solitude, il était heureux, il s'amusait : les ressources de son esprit et la joie de sa belle besogne lui tenaient lieu d'une agréable compagnie.
Un Parisien ; et qu'il me pardonne si je l'appelle un gamin de Paris : il était cela de la façon la meilleure, la plus spirituelle. Fils d'un typographe, si je ne me trompe, et sans fortune, il avait de bonne heure manifesté un goût très vif pour le dessin. Ses dimanches, il les passait dans les musées ; il n'avait de souci que de l'art, de telle sorte que bientôt on vit qu'il ne serait jamais typographe, ni rien de ce genre, et qu'il fallait, coûte que coûte, le laisser s'établir artiste. C'est ainsi qu'il entra à l'atelier de Gérôme. Et, quand nous nous vîmes à Karnac, n'étions-nous pas collègues ?
Nous fûmes amis en peu de temps.
Au Louvre, Legrain s'était féru des choses égyptiennes. Il avait dessiné et redessiné sphinx, dieux et momies. Les hiéroglyphes l'avaient intrigué… Bref, la maladie de l'Égypte le prit et, dès lors, il ne rêva que d'aller, sur les bords du Nil, voir les ibis vivants et les pharaons morts, parmi les pierres écroulées des temples.
Il n'était pas riche et le tourisme lui était refusé. Alors, volontaire, il passa les examens qu'il fallait... Bref, il se fit envoyer à l'École du Caire, où il se distingua. De Morgan vit en lui un collaborateur de premier ordre ; il le chargea de restaurer le temple de Karnac.
C'est à quoi travaillait Legrain quand je le connus. Il dirigeait trois ou quatre cents ouvriers. Il avait appris l'arabe et il menait cette petite armée avec aisance. Tout à son affaire, dévoué absolument à sa tâche, il allait, venait, voyait tout. Je suis resté deux mois auprès de lui. Nous faisions la popote ensemble ; et que j'étais loin de toute civilisation vivante!... Je me souviens de cette époque de ma vie avec une sorte d'émerveillement. Jamais je n'ai passé d'heures plus sereines, plus calmes, meilleures.
Le temple était à moi. J'en avais fait mon atelier. J'étais le maître de ces architectures prodigieuses que le temps avait abîmées, mais où l'histoire subsistait.
Quand les ouvriers - des fellahs - travaillaient, c'était une animation singulière. Avec leurs robes blanches, ils semblaient à mon imagination complaisante les prêtres, soudain ressuscités, de ce temple en délabre... Et voici : les prêtres ont décidé de rebâtir, après la catastrophe mystérieuse, le sanctuaire de leur piété longtemps abolie. Sous l'alluvion des sables que les siècles ont jetés sur ces ruines, ils cherchent une à une les pierres consacrées et les retrouvent et les remettent en place. Le temple surgira de l'amoncellement de ses décombres et la vie ancienne avec l'ancienne dévotion refleurira... Ah ! qu'ils avaient de hâte et de soin ! Comme ils employaient bien leur vie posthume à relever de l'oubli leur dogme!...
Le soir, quand les ouvriers s'en allaient, la solitude était immense, extraordinaire ; le magique silence, plein de siècles morts, enveloppait ces lieux ; et puis la belle nuit régnait, impératrice de la solitude...
Souvent, j'accompagnais Legrain. Je subissais comme lui l'enivrement de la fouille. C'est une sorte de vertige qui vous prend et qui vous fait frissonner de la tête aux talons. On devient un chien qui flaire et qui creuse. On devine que c'est ici qu'il faut remuer le sol. On trouve, et c'est une allégresse poignante. Le temps actuel n'existe plus. C'est lui, ce n'est plus le passé, qui s'est effondré, qui a disparu dans l'oubli. Le passé renaît et vous occupe et vous accapare..."

extrait de Les souvenirs d'un peintre, 1906, par André Beaunier (1869-1925).
L'auteur reproduit ici les souvenirs et propos du peintre Georges Clairin (1843-1919) qui visita la Haute-Égypte en 1895, louant un bateau avec son vieil ami Camille Saint-Saëns.

"Ils sont pareils à des moines laborieux" (Georges Clairin/André Beaunier - XXe s. - à propos des archéologues français)

Medinet Habou, par John Beasly Greene, 1854

"Je fus reçu, à Médinet-Habou, par M. Daressy, l'archéologue chargé de ce temple. M. Daressy dirigeait les travaux, à Médinet-Habou, comme Legrain à Karnac, Amélineau à Abydos.
C'est une belle chose que cette pléiade de jeunes savants français qui se sont partagé la tâche de ressusciter la vieille Égypte. Éparpillés tout le long du Nil et dociles tous à la même méthode prudente et scientifique, ils relèvent les temples, ils délivrent les statues, ils déchiffrent les inscriptions et les papyrus où, depuis des siècles, dormait le secret d'une civilisation prodigieuse, le mystère des origines. L'œuvre qu'ils ont assumée les occupe absolument. Séparés de tout le reste de la vie, seuls durant des mois et des mois, loin des plaisirs et des commodités de l'existence, ils sont pareils à des moines laborieux. Ils sont pareils aux solitaires de l'ancienne Thébaïde, pour l'abnégation, le dévouement à une pensée, la puissance de rêve et le détachement de tout ce qui n'est pas leur unique résolution. Ils demeurent dans des cabanes et ils se nourrissent n'importe comment. Mais ils sont gais et heureux, parce que leur besogne est belle et que la joie de découvrir est la plus belle joie d'ici-bas.
Après qu'ils ont dégagé du sable séculaire les anciennes architectures, ces colonnes et ces murailles devenues débiles et qui ont perdu leur soutien, comme étonnées de ne plus s'appuyer sur la funèbre alluvion, menacent ruine. Et il les faut affermir de nouveau sur leurs bases consolidées. Nos égyptologues font un travail d'érudits, d'ingénieurs et d'architectes. Sur tous les points de leur immense chantier, le succès fut le même, complet.
Un temple, une maison et puis le désert tout autour, c'est Médinet-Habou. La maison, la seule de l'endroit, est celle qu'habitait, avec sa femme et ses enfants, M. Daressy. Une vraie maison, d'ailleurs, plus confortable que la cahute de Legrain. Mme Daressy, - une Alsacienne, je crois, - était une femme excellente, qui s'occupait des malheureux fellahs, les soignait et cherchait tous les moyens d'améliorer leur sort. Elle était leur providence ; et ils avaient pour elle une sorte de dévot respect."

extrait de Les souvenirs d'un peintre, 1906, par André Beaunier (1869-1925).
L'auteur reproduit ici les souvenirs et propos du peintre Georges Clairin (1843-1919) qui visita la Haute-Égypte en 1895, louant un bateau avec son vieil ami Camille Saint-Saëns.

lundi 16 janvier 2023

Origine du nom du Nil, selon Plutarque (Ier-IIe s.)



"Le Nil, fleuve d'Égypte, qui coule auprès d'Alexandrie, s'appelait anciennement Mêlas, d'un fils de Neptune de ce nom. Il prit ensuite le nom d'Egyptus, par la raison que je vais rapporter. Egyptus, fils de Vulcain et de Leucippe, régnait dans cette contrée. Pendant une guerre qu'il eut à soutenir contre ses propres sujets, les eaux du Nil ne se retirant point des terres, et les peuples étant pressés par la famine, l'oracle leur promit une récolte abondante si, pour apaiser les dieux, le roi du pays sacrifiait sa propre fille. Egyptus, que les maux accablaient de toutes parts, conduisit à l'autel sa fille Aganippé, et l'immola. Mais bientôt, désespéré de cette perte, il se jeta dans le fleuve Mêlas, qui prit dès lors le nom d'Egyptus. Il le changea depuis en celui de Nil, et voici quelle en fut la cause. 
Garmathone, reine d'Égypte, pleurait amèrement, avec toute sa cour, son fils Chrysochoas, qui était mort avant d'avoir atteint l'âge de puberté. Isis lui ayant apparu subitement, la reine suspendit les témoignages de sa douleur, fit à la déesse l'accueil le plus gracieux, et lui laissa voir toute la satisfaction que sa présence lui causait. Isis, pour reconnaître sa piété, engagea Osiris à rappeler son fils des enfers. Il se rendit aux prières de la déesse ; mais Cerbère, que d'autres appellent Phobérus, poussa des hurlements si terribles, que Nilus, le mari de Garmathone, saisi d'une fureur soudaine, se précipita dans le fleuve Egyptus, qui depuis prit son nom.
On trouve dans ce fleuve une pierre qui ressemble à une fève : dès qu'un chien l'aperçoit, il cesse d'aboyer. Elle a la plus grande vertu contre les possessions des esprits, car on ne l'a pas plutôt approchée du nez d'un homme possédé du démon, que l'esprit malin se retire de lui.
Il produit d'autres pierres nommées collotes, que les hirondelles ramassent après que les eaux du Nil se sont retirées, pour construire le mur Chélidonien, qui résiste à l'impétuosité des flots et empêche que le pays ne soit ravagé par l'inondation du fleuve. 
Près du Nil est le mont Argillus, qui fut ainsi nommé à l'occasion suivante. Jupiter ayant enlevé de Lycte, ville de Crète, la nymphe Argé, dont il était amoureux, la transporta sur la montagne d'Égypte nommée aujourd'hui Argillus. Il en eut un fils nommé Dionysus, et qui, devenu grand, donna à cette montagne le nom d' Argillus, en l'honneur de sa mère. Dans la suite, il rassembla une armée de pans et de satyres, fit la conquête de l'Inde, et après avoir soumis l'Ibérie, il y laissa pour gouverneur Pan, qui, de son nom, appela le pays Panie, dont on a formé depuis celui de Spanie." 

extrait de Oeuvres morales de Plutarque, traduites du grec par Ricard, tome cinquième, 1844.
Plutarque, né vers 46 à Chéronée en Béotie et mort vers 125, est un philosophe, biographe, moraliste et penseur majeur de la Rome antique, d'origine grecque.

lundi 22 août 2022

"Cette grande figure mutilée est comme une apparition éternelle" (Jean-Jacques Ampère - XIXe s. - à propos du Sphinx de Giza)

photo d'Henri Béchard, vers 1880

"Oublions toutes ces folies (relatives aux pyramides de Giza) en contemplant cet admirable sphinx placé au pied des pyramides qu'il semble garder. Le corps du colosse a près de 90 pieds de long et environ 74 pieds de haut ; la tête a 98 pieds du menton au sommet. Le sphinx m'a peut-être plus frappé que les pyramides. Cette grande figure mutilée, qui se dresse enfouie à demi dans le sable, est d'un effet prodigieux ; c'est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre paraît attentif ; on dirait qu'il écoute et qu'il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l'orient semblent épier l'avenir ; le regard a une profondeur et une fixité qui fascinent le spectateur.
Le sphinx est taillé dans le rocher sur lequel il repose ; les assises du rocher partagent sa face en zones horizontales d'un effet étrange. On a profité, pour la bouche, d'une des lignes de séparation des couches. Sur cette figure moitié statue, moitié montagne, toute mutilée qu'elle est, on découvre une majesté singulière, une grande sérénité, et même une certaine douceur. C'est bien à tort qu'on avait cru y reconnaitre un profil nègre. Cette erreur, que Volney avait répandue et qui a été combattue par M. Jomard et M. Letronne, est due à l'effet de la mutilation qui a détruit une partie du nez ; le visage, dans son intégrité, n'a jamais offert les traits du nègre. De plus, il n'était pas peint en noir, mais en rouge. On pout s'en assurer encore, et l'œil exercé de M. Durand m'a signalé des traces évidentes de celte couleur. Abdallatif, qui vit le sphinx au douzième siècle, dit que le visage était rouge.
Après avoir contemplé et admiré le sphinx, il faut l'interroger. Qu'était le sphinx égyptien en général ? qu'était ce sphinx colossal de pyramides en particulier ? Le sphinx égyptien fut peut-être le type du sphinx grec ; mais il y eut toujours entre eux de grandes différences. D'abord le sphinx grec ou plutôt la sphinx comme disent constamment les poètes grecs, était un être féminin. Chez les Égyptiens, au contraire, à un bien petit nombre d'exceptions près, le sphinx est mâle. On connaît maintenant le sens hiéroglyphique de cette figure ; ce sens est celui de seigneur, de roi. Par cette raison, les sphinx sont en général des portraits de roi ou de prince ; celui qu'on voit à Paris dans la petite cour du musée est le portrait d'un fils de Sésostris. L'idée d'énigme, de secret, l'idée de cette science formidable dont le sphinx grec était dépositaire, paraît avoir été entièrement étrangère aux Égyptiens. Le sphinx était pour eux le signe au moyen duquel on écrivait hiéroglyphiquement le mot seigneur, et pas autre chose. Ces idées de mystère redoutable, de science cachée, n'ont été probablement attachées au sphinx grec que parce qu'il avait une origine égyptienne, et qu'il fallait trouver du mystère et de la science dans tout ce qui venait d'Égypte ; mais, en Égypte, on n'a jamais vu dans le sphinx qu'une désignation de la royauté. Le sphinx des pyramides n'est autre chose que le portrait colossal du roi Thoutmosis IV."

extrait de Voyage en Egypte et en Nubie, 1868, par Jean-Jacques 
Ampère (1800-1864), historien, écrivain et voyageur français

dimanche 7 août 2022

"Les Égyptiens ne faisaient qu'enluminer, c'est-à-dire qu'ils remplissaient l'espace laissé vide par le trait du dessin" (Adolphe Siret, XIXe s.)

tombe de Horemheb - Vallée des Rois 
photo  de Jean-Pierre Dalbéra (Wikipédia, licence Creative Commons)

"De même que les Chinois et les Indiens, les Égyptiens ne faisaient qu'enluminer, c'est-à-dire qu'ils remplissaient l'espace laissé vide par le trait du dessin, de la couleur en rapport avec leur intention. Ce n'est que longtemps plus tard, et après que les Grecs eurent inventé la partie de l'art qu'on nomme le clair-obscur, qu'ils donnèrent à leur peinture un certain relief.
D'après le témoignage de Platon, qui vivait quatre cents ans avant l'ère vulgaire, la peinture était exercée en Égypte depuis un temps immémorial. Aucune œuvre n'a traversé cette haute antiquité pour venir jusqu'à nous et aucune preuve d'existence n'appuie l'assertion de Platon. Nous en sommes donc réduits à des suppositions puisées dans les œuvres du disciple de Socrate et dans quelques livres de Pline, dont le témoignage a plus d'une fois été mis en doute.
Les seuls monuments qui soient arrivés jusqu'à nous et qui puissent déterminer en quelque sorte le mode de peinture adopté par les Égyptiens, sont des vases, des bandelettes, des momies, et ces murailles immenses sur lesquelles sont peintes des enluminures colossales.
Les bandelettes de toile des momies, après avoir été préalablement soumises à quelque opération chimique, sont enduites d'un blanc de céruse qui en constitue le fond. Le rouge, le bleu, le jaune et le vert sont les seules couleurs qui paraissent y avoir été employées, et encore le sont-elles sans être fondues les unes dans les autres. Les contours sont tracés en noir et fortement marqués. La plupart des hiéroglyphes que le peintre y a reproduits ont trait à des cérémonies religieuses, lesquelles se retrouvent très souvent sur les monuments de cette nation et à diverses époques.
De ce rapide examen on doit conclure nécessairement que ce n'est point là de la véritable peinture, mais bien un travail grossier, manuel, sans inspiration, sans portée presque, si l'on voulait y chercher autre chose que l'application d'une formalité religieuse. Du reste, ce n'est pas à l'Égypte qu'il faut demander des artistes ; on n'y trouve que des ouvriers, dont toute la besogne consistait à colorier des figures sur des vases de terre, sur des coupes, sur des colonnes, sur des barques, et qui ne voyaient qu'une branche d'industrie là où la civilisation a placé un noble et glorieux sacerdoce.
Les Égyptiens donnaient à toutes leurs figures une pose raide, rapprochaient le plus souvent leurs jambes, et collaient les bras le long du corps. Les oreilles étaient placées plus haut que le nez, et le menton arrondi avec excès était rarement en rapport avec les dimensions naturelles.
Leur religion s'opposant à ce qu'ils étudiassent l'anatomie, ils en étaient réduits à la sciagraphie. Les pratiques religieuses semblent avoir déterminé une pose consacrée que l'on retrouve sur la plupart des monuments. Cette pose est devenue le type distinctif des anciennes peintures égyptiennes. Que l'on y joigne les formes monstrueuses indiquées et peut-être peintes par des prêtres, et qui représentaient pour la plupart des corps d'animaux avec des têtes d'hommes, et l'on aura ce qui caractérise le plus l'art ancien chez les peuples orientaux. L'anatomie des muscles leur était inconnue, et quoiqu'on ait beaucoup vanté leur science dans les proportions, il suffira de jeter un coup d'œil  sur les nombreux monuments de la haute Égypte pour se convaincre que cette réputation n'est rien moins que méritée. La longueur parfois prodigieuse des jambes, la largeur disproportionnée de toutes les parties du corps, constituent évidemment une ignorance profonde de la perspective linéaire et aérienne."

extrait du Dictionnaire historique des peintres de toutes les écoles depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours... précédé d'un abrégé de l'histoire de la peinture, suivi de la nomenclature des peintres modernes et d'une collection complète de monogrammes, 1848, par Adolphe Siret (1818-1887), membre de l'Académie royale de Belgi
que, de la commission royale des monuments pour la Flandre orientale, de l'Académie impériale de Reims, de l'Académie d'archéologie de Madrid...