mercredi 3 octobre 2018

"Fouiller, toujours fouiller, avec l'ardeur passionnée du savant qui veut arracher à cette vieille terre des Pharaons quelques lambeaux de son passé, telle est la nature des travaux de l'égyptologue" (Henry de Vaujany)

Fouilles dirigées par Mariette à Memphis, en 1893 (source : Egypt Museum)

"Le Musée d'antiquités égyptiennes de Boulaq a été fondé par Mariette-Pacha pour conserver les précieuses collections provenant des fouilles exécutées dans toute l'Égypte, et pour servir à l'étude pratique de l'égyptologie. Mais bien qu'il soit, sous ce point de vue, le plus riche du monde, il est cependant
incomplet, et les rives du Nil recèlent encore sous
leurs sables plus d'un monument qui devra jeter la lumière sur plusieurs points de l'histoire restés obscurs jusqu'ici.
Mariette-Pacha est mort, brisé par ses travaux, à la fin de l'année 1880, et M. Maspéro, un des maîtres de l'égyptologie, a été appelé pour continuer sa lourde tâche. Cette tâche est rude, en effet, et souvent ingrate ; les difficultés à vaincre demandent un courage à toute épreuve, et souvent même anéantissent les forces de l'homme le plus robuste. Parcourir les déserts sous un soleil de plomb, sonder le terrain à chaque pas, attaquer le granit d'une montagne ou s'engager dans les galeries croulantes des temples et des hypogées, déblayer des monuments, fouiller, toujours fouiller ce sable incandescent qui aveugle, avec l'ardeur passionnée du savant qui veut arracher à cette vieille terre des Pharaons quelques lambeaux de son passé, telle est la nature des travaux de l'égyptologue. Déjà des fouilles entreprises par M. Maspéro dans la nécropole de Memphis et à Thèbes ont été couronnées d'un succès éclatant ; la découverte de Deir-el-Bahari surtout est venue enrichir l'histoire de documents précieux, et fixer les incertitudes sur quelques points douteux. (...)
Aujourd'hui tous ces trésors sont venus prendre place au milieu des monuments du Musée de Boulaq. (...)

Le musée de Boulaq rivalise avec tous les autres musées d'Europe pour les monuments royaux de grandes dimensions. Il possède en effet ces stèles de reines et ces beaux sarcophages de granit des princes de l'Ancien-Empire ; il peut surtout montrer, comme un admirable spécimen de l'art à ces époques si prodigieusement reculées, la statue de Khéphren (Khafra, fondateur de la seconde pyramide de Giseh), chef-d’œuvre qu'aucun autre temps n'a surpassé et qui compte près de six mille ans d'existence." 



extrait de Le Caire et ses environs : caractères, mœurs, coutumes des égyptiens modernes, par Henry de Vaujany (1848-1893), égyptologue français

"La plus grande merveille de l'Égypte, c'est le Nil" (comte de Ségur)

photo Marc Chartier
"La plus grande merveille de l'Égypte n'est pas l'ouvrage des hommes ; la nature seule l'a créée : c'est le Nil. Il ne pleut presque jamais dans ce pays ; mais son fleuve lui apporte annuellement, par des débordements réglés, le tribut des pluies qui tombent dans les contrées voisines.  
L'Égypte était coupée de canaux qui distribuaient partout ses eaux bienfaisantes. Ainsi ce fleuve, répandant la fécondité, unissant les villes entre elles et la mer Méditerranée avec la mer Rouge, servait d'engrais à l'agriculture, de lien au commerce, de barrière au royaume, et était tout ensemble, comme le dit Rollin, le nourricier et le défenseur de l'Égypte.
Le Nil a ses sources en Abyssinie ; il coule paisiblement dans les vastes solitudes de l'Éthiopie ; mais, en entrant en Égypte, il se trouve resserré dans un lit étroit, rempli de rochers énormes qu'on appelle cataractes, et qui le rendent furieux. Il précipite rapidement son cours du haut de ces roches dans la plaine, avec un tel bruit qu'on l'entend de trois lieues. 
Ce qui cause ces débordements si nécessaires à la fertilité de l'Égypte, ce sont les pluies qui tombent régulièrement en Éthiopie, depuis le mois d'avril jusqu'à la fin d'août. L'inondation du Nil commence en Égypte à la fin de juin, et dure trois mois. Les plaines de ce beau royaume offrent ainsi deux aspects bien différents dans deux saisons de l'année. Tantôt c'est une vaste mer sur laquelle s'élèvent une grande quantité de villes et de villages ; tantôt c'est une belle et féconde prairie, peuplée de troupeaux, couverte de palmiers et d'orangers, dont la verdure émaillée de fleurs charme les yeux."
 
extrait de Histoire ancienne, par le comte Louis-Philippe de Ségur (
1753-1830), diplomate, auteur dramatique, historien, poète ; élu à l'Académie française en 1803

"Le puits qui porte le nom de ce saint patriarche (Joseph) mérite d'être vu" (Charles de Sainte-Maure)

Extrait de l'ouvrage de Paul Lucas "Voyage du sieur Paul Lucas fait en MDCCXIV, &c. par ordre de Louis XIV, dans la Turquie, l'Asie, Sourie, Palestine, Haute et Basse Egypte, &c...", vol. Ι, Amsterdam, Steenhouwer & Uytwerp, 1720.

"Le Château où le (Pacha) fait sa résidence, quoique très négligé, est encore assez beau, le peu de peinture et d'architecture qu'on y remarque montrent un bel échantillon de la magnificence des princes qui l'ont bâti : la vue de ce château, qui règne sur la ville, sur le Nil et sur la campagne est incomparable : bien des Égyptiens croient, sans le témoignage d'aucune tradition écrite, que le château dont je vous parle était le palais de Joseph ; on y montre les greniers, et la salle où l'on veut qu'il ait donné ses audiences, mais comme les commencements du Caire qui certainement n'ont été bâtis que des ruines de la ville de Babylone, même d'une partie de celle de Memphis, sont beaucoup moins anciens que ce patriarche. 
J'ai prié Messieurs les habitants du Grand Caire de trouver bon que je ne prenne point Joseph pour le fondateur de leur principal édifice : ce qu'il y a de vrai c'est que le puits qui porte le nom de ce saint patriarche mérite d'être vu ; il est creusé dans le roc, et peut avoir quarante toises de profondeur : son ouverture qui en a quatre en carré, continue de la même grandeur jusqu'au fond. On y descend par un escalier de neuf à dix pieds de large, les marches en sont si commodes que les bœufs les descendent et les montent fort aisément. La forme de ce puits est carrée, on s'y promène tout autour. Dans le tour qu'on fait des quatre façades, on trouve deux ouvertures sur chacune qui donnent du jour à l'escalier. On ne peut descendre que jusqu'à la moitié du puits, où l'on trouve des bœufs qui tirent de l'eau pour la jeter dans un réservoir, duquel d'autres bœufs qui sont en haut font monter la même eau dans un autre réservoir pour la distribuer.
J'ai été voir les pyramides bâties à quatre lieues du Caire, et à une demie du Nil, par les anciens rois d'Égypte. Ces édifices furent mis au nombre des merveilles du monde. Hérodote et plusieurs autres auteurs décrivent que deux cent vingt mille hommes travaillèrent à la première durant vingt années, par ordre du roi Chaemis ou Chresomis. Chaque face de son carré par le bas est de plus de deux cents toises, et sa hauteur de huit cents pieds.
La seconde qu'on croit avoir été bâtie par les soins du roi Chaeops, prince qui fut indigne du trône, n'est pas si considérable ; et la troisième qu'on attribue à la courtisane Rodope, sans pouvoir l'assurer, est un diminutif des deux autres.
On ne peut entrer que dans la première, parce que le roi qui l'avait fait bâtir, n'ayant pas été jugé digne des honneurs de la sépulture, n'y fut point enterré ; par cette même raison, l'entrée n'en a point été fermée. J'ai craint d'étouffer dans ce terrible labyrinthe où je me suis bien promis de ne rentrer jamais de ma vie. On y grimpe avec beaucoup de peine et assez d'apparence de s'y casser le cou si l'on fait un faux pas. On y trouve après bien des difficultés une chambre de douze pas de longueur, de six de large, et d'environ vingt pieds de haut ; neuf pierres larges de quatre pieds chacune, qui couvrent cette chambre, s'appuient sur deux murs dont les murailles en dedans sont d'un marbre granite noir parfaitement poli et merveilleusement employé. Dans le fond de cette chambre, on voit un tombeau dans lequel il n'y a rien ; il est long en dedans de sept pieds ; il en a trois de large, près de quatre de haut et cinq pouces d'épaisseur. Il est d'une pierre grisâtre approchante de l'orphire (porphyre) sans être rouge, et la pierre qui est fort dure résonne comme une cloche quand on frappe dessus.
Au surplus, Monsieur, il n'y a point de potentat en Europe qui ne pût immortaliser son nom par de semblables édifices, s'il était malheureusement infatué des mêmes principes où étaient les Égyptiens. Pour les mumies ou momies, comme il vous plaira de les nommer, telles qu'on les trouve dans le désert, je suis persuadé que le moindre pharmacien qui saurait son métier pourrait s'acquitter aussi bien que les anciens de vider un corps après sa mort, de l'emplâtrer, de le remplir de gomme et de parfums et de le serrer avec une si grande quantité de bandages que l'air n'y pouvant entrer, l'accès en serait interdit à la corruption
(...) Ce qui me paraît de plus clair, c'est que les Égyptiens se croient les premiers et les plus anciens de tous les peuples, avec assez de fondement, et si les Phéniciens n'avaient pas inventé l'écriture, les Égyptiens auraient la gloire d'être les auteurs ou les pères des Arts les plus utiles. Ces derniers avaient deux sortes de lettres : les sacrées et les vulgaires. Les sacrées étaient des sculptures et des figures fort extraordinaires que les auteurs ont nommées hiéroglyphes : ils les faisaient tailler sur des pierres, sur des obélisques, ou sur des pyramides, où des prétendues figures sacrées représentaient les principaux dogmes de leur théologie et de leur science politique et morale; mais ils ont toujours fait un si grand mystère de cette science hiéroglyphique que Pythagore, comme bien d'autres philosophes, l'ont étudiée sans y avoir compris grand-chose."



extrait de Nouveau voyage de Grèce, d'Égypte, de Palestine, d'Italie, de Suisse, d'Alsace et des Pais-Bas, fait en 1721, 1722 et 1723, par Charles de Sainte-Maure (16..-17..), commandeur de Beaulieu, qui se présente comme un officier, fils de militaire

mardi 2 octobre 2018

Philae : "Quelle retraite merveilleuse, féerique, digne de l'Orient !" (Juliette de Robersart)

Philae : photo datée de 1902 ; auteur non mentionné
14 février 1864. 
"Samedi matin, je suis montée à âne pour aller à Philée ; toute cette frontière est habitée par des Nubiens peu vêtus et qu'on dit doux et très fidèles. Quelle route grandiose ! quel chaos de blocs gigantesques ! quel autre monde que ce désert de granit rose qu'on traverse, n'entendant que le cri des chacals !
Quel est le Pharaon dont le marteau et le compas sont restés subitement glacés par la mort ? Un obélisque ébauché, de trente-deux mètres de longueur et resté sur place, dit à sa manière : vanité ! De cette hauteur, on voit les ruines de la Syène des Égyptiens, de la ville romaine et de l'actuelle cité qui ne vaut guère mieux. Le passé, le présent, l'avenir : Vanité ! 

La poussière des carrières de granit forme des routes excellentes sur lesquelles nos ânes prirent le mors aux dents. (...)
Les rochers s'entassent les uns sur les autres et se surplombent d'une manière sombre et effrayante ; le Nil est mugissant et armé d'écueils, les rives, si vertes d'ordinaire, sont là d'une sublimité sauvage ; aussi Philée, avec ses colonnades, ses temples, ses palmiers, la riante campagne qui l'entoure, semble-t-elle la plus ravissante des apparitions ; on la voit tout à coup telle que le poète nous peint les jardins d'Armide. Nous avons laissé nos ânes sous un sycomore. Un Nubien nous conduisit dans sa petite barque au pied d'un temple charmant où nous débarquâmes. Le Nil entoure Philée de toutes parts sans l'inonder jamais.
Les antiquaires n'ont point pour elle, malgré ses charmes, un véritable amour, une passion, parce qu'elle ne date que des Ptolémées ou d'un
certain Nectabos, trente ans avant Alexandre, peuh ! et enfin des Romains. Elle était couverte de monuments sacrés ; il ne reste plus que deux temples, une colonnade et des débris épars sur le sol.
Au sud, il y a un petit obélisque qui a perdu son pyramidion, et tout auprès les ruines d'Athor (Vénus) (370 avant J.-C.). Les chapiteaux sont formés par des têtes de femmes très grosses, et dont les oreilles allongées ressemblent à des plumes et non point aux oreilles d'ânes si fort prisés en Égypte. Je ne dis pas que ces petits ânes, doux au trot et vaillants comme Alexandre le Grand, leur ancien maître, ne le méritent, mais j'ai donné tout ce que j'avais d'enthousiasme en ce genre aux mules d'Espagne.
Un propylée m'a surprise ; il est formé de deux colonnades de longueur inégale et de plan différent. Il est vrai que cette divergence permet de voir les pylônes du temple d'Isis. La bonne Isis, sous les traits de Joseph Moussalli, nous a offert à déjeuner dans son pronaos et au milieu de dix colonnes pharaoniques couvertes de sculptures et de restes de peintures. 

Rien ne nous a manqué, pas même le délicieux moka qu'une cange amarrée au rivage, en attendant un vent favorable pour repasser la cataracte, nous a gracieusement envoyé.
Le sanctuaire d'Isis n'offre de curieux qu'une niche en granit rosé ; mais autour de lui s'ouvrent plusieurs pièces dont les murailles sont ornées de bas-reliefs d'un grand mérite, qui donnent une idée des costumes, des coupes et des vases du IIIe siècle avant Jésus-Christ.
Un escalier sans appui, (rampant) comme un limaçon le long de la muraille et mis (au) jour par la chute d'une pierre, nous a introduites dans un caveau où on croit que les prêtres d'Isis faisaient disparaître leurs ennemis. D'autres chambres retirées servaient aux embaumements ; on dirait qu'elles sentent encore le natron.
Sous une des portes, une inscription dont une malveillance bornée a gratté quelques mots, rappelle que le général français Desaix poursuivit les Mamelucks au-delà de la cataracte après la victoire des Pyramides. Une inscription bilingue, en l'honneur de Ptolémée et de Cléopâtre, a une grande célébrité. 

Je suis restée de longues heures, tantôt assise sur le fût d'une colonne, tantôt sur la tête du sphinx renversé, pendant que la chaleur accablait, regardant les palmiers, les fleurs, les hautes herbes qui envahissent les ruines, les pierres croulantes amoncelées ici avec coquetterie par la main du temps, les perspectives charmantes, le Nil aux flots d'or ; quelle retraite merveilleuse, féerique, digne de l'Orient !"


extrait de Orient, Égypte : journal de voyage dédié à sa famille, par Mme la Comtesse Juliette de Robersart (1824-1900), femme de lettres belge d'expression française, auteure de récits de voyage

"Ce ne fut pas sans un sentiment de tristesse que je foulai aux pieds les restes de Memphis" (Édouard de Montulé)

Dessin de Memphis, 1849, extrait de Monuments from Egypt and Ethiopia to the drawings of the kings of Prussia, Friedrich Wilhelm IV to these countries sent by his Majesty and ausgefuhrten in the years 1842-1845
 "Le soleil n'était pas encore levé, que déjà nous étions sur la route de Memphis. Toutes les pyramides s'étendaient devant nous sur les roches sablonneuses qui bordent la partie fertile de l'Égypte, du côté de la Libye ; nous n'avions pas fait deux lieues que nous nous trouvions au milieu des ruines de cette ville, presque au pied du désert ; un canal l'en séparait autrefois. 
Que reste-t-il de cette cité si fameuse entre toutes les cités ? Que reste-t-il de cette Memphis dont le nom seul commande encore l'admiration ? Quelques monticules de ruines couverts de dattiers, et, d'espace en espace, des membres épars de statues colossales en granit qui ne semblent avoir survécu aux révolutions que pour indiquer que les Égyptiens avaient travaillé là.
Si je n'eusse pas visité Thèbes et la Haute Égypte, si je n'eusse vu partout que tout ce qui n'était pas monument public est rentré sous le niveau des terres, je me fusse difficilement figuré que cet assemblage de collines renfermât les restes d'une grande ville. En effet, écartées les unes des autres, elles sont séparées par des plaines que les débordements du Nil ont parfaitement égalisées. 

En y réfléchissant, on croira peut-être que les monuments de Memphis ne furent jamais aussi vastes et aussi gigantesques que ceux de Thèbes, à laquelle elle succéda. Des portes comme celles de Carnack ou d'Etfu, peuvent être déformées, détruites, abattues, il en restera toujours une pyramide, une montagne de pierres de taille ; mais rien n'indique à Memphis aucun de ces vestiges. 
Comme cette ville se trouvait plus que les autres à la portée des Perses, ils la détruisirent aussi plus complètement. Les Grecs, les Romains, les Arabes, et en dernier lieu les Turcs, en exportèrent, pièce à pièce, presque tous les monuments. Les palais du Caire, les mosquées nombreuses qui décorent cette ville, présentent un grand nombre de colonnes en granit ou en marbre, qui n'ont certes pas été travaillées dans les temps modernes. Les monuments de cette dernière matière se trouvent rarement dans les ruines d'Égypte ; je ne me rappelle avoir vu que deux colosses en avant d'une porte à Thèbes ; ils sont de marbre blanc, et M. Savary a presque toujours donné ce nom à des pierres calcaires à peu près semblables à celles de Paris ; ce qu'il y a de surprenant, c'est que toutes ces colonnes sont monolithes (d'une seule pièce), et qu'on n'en voit aucune de cette sorte dans les ruines égyptiennes.
Ce ne fut pas sans un sentiment de tristesse que je foulai aux pieds les restes de Memphis ; en vain mes yeux cherchaient l'emplacement du temple de Vulcain que Ménès, son fondateur, avait bâti, et que tant de rois s'étaient plu à embellir ; j'interrogeais chaque colline, aucune ne me parut recéler ce vaste monument.
J'avais mis pied à terre, je me promenais sous les dattiers, lorsqu'un renard m'apparut tout à coup ; je ne pus l'atteindre, il entra dans son terrier. Peut-être quelque temple, quelque palais, autrefois l'admiration des hommes, lui sert-il de refuge !"


extrait de Voyage en Amérique, en Italie, en Sicile et en Égypte, pendant les années 1816, 1817, 1818 et 1819, tome 2, par Édouard de Montulé (1792-1828), voyageur français

dimanche 30 septembre 2018

Karnak : "la rencontre avec le sublime", selon Valérie de Gasparin

photo Schroeder & Cie, circa 1900

"Ce matin a commencé la plus belle journée de notre voyage : Karnak. Nous partons de bonne heure à pied, nous traversons la plaine au soleil levant, pour entrer dans l'avenue de sphinx qui conduit au premier temple ou palais. Les têtes des sphinx, têtes de bélier dont on retrouve quelques fragments à terre, ont été coupées par les Perses ; l'effet reste majestueux. Un pylône isolé termine cette allée et se découpe dans le ciel limpide ; il est du haut en bas couvert de bas-reliefs. Nous montons sur le faîte du temple par un escalier qui pourrait encore servir d'épreuve aux initiés ; il y a là une certaine enjambée par-dessus une ouverture de quarante pieds de profondeur, qui semble plus du domaine des cauchemars que du domaine de la vie réelle. 
Devant nous, le grand temple, le plus vaste des monuments connus, avec ses cinq pylônes aux extrémités, ses trois obélisques en tête, ses colonnades qu'on devine ; et à droite, à gauche, d'autres temples, d'autres pylônes, les lacs antiques. On saisit mal de si haut les véritables proportions de ces gigantesques ruines. 
Nous nous hâtons de descendre. Une perspective telle que jamais nos yeux n'en virent, s'offre à nous : colonnes après colonnes, pylônes après pylônes, et les obélisques, et des pylônes encore, jusqu'au dernier qui n'encadre plus qu'un petit carré du ciel. Cet aspect est une première révélation de la grandeur de Karnak. Nous nous arrêtons dans une belle salle entourée de colosses à demi enterrés : voici la même perspective, avec un trait de plus ; une colonne isolée qui la coupe au quart, gravée dans toute sa hauteur ; des restes de colosses en granit s'appuient contre le pylône.

Mais la féerie, l'écrasante merveille, c'est la salle, c'est le monde, l'expression vaut mieux, qui vient après. Cent trente quatre colonnes, debout, intactes sauf quelques écorchures, s'élancent à cinquante pieds au-dessus du sol, s'enfoncent de vingt par-dessous, s'épanouissent en coupe élégante, s'arrondissent comme le bouton fermé de la tulipe, portent légèrement dans les airs leurs architraves énormes, colossales de circonférence, couvertes de figures et d'hiéroglyphes ! Tout autour, une muraille sculptée comme un joyau !
La rencontre avec le sublime produit une commotion électrique, elle fait vibrer l'âme. Nous tournons autour de ces prodigieuses colonnes, nous regardons en haut, nous regardons en bas, nous allons voir cette perspective de lignes pures que termine une des géantes à demi renversées ; nous allons contempler les obélisques encore et les pylônes, au bout de cette colonnade à perte de vue ; nous passons, nous repassons, et nous revenons fatigués nous asseoir sur un bloc. Notre imagination n'était jamais allée jusque-là. 

Plus tard, nous avons vu le reste : le sanctuaire de granit orné de têtes charmantes, de colosses dont Champollion a emporté les bustes (impardonnable vandalisme) ; l'obélisque couché, poli comme du marbre ; la salle de Totmès III, à chapiteaux renversés ; des temples à l'orient et à l'occident ; d'autres avenues de sphinx. Cet examen nous fait mieux comprendre les dimensions, les richesses de Karnak. Mais la salle aux cent trente-quatre colonnes ! Le reste se conçoit, ceci est surnaturel.
Nous y avons passé la journée, c'était le centre vers lequel convergeaient tous les rayons de nos promenades."


extrait de Journal d'un voyage au Levant, par Valérie de Gasparin (1813-1894),
écrivaine suisse romande

Surprise, stupeur et admiration du comte de Forbin devant la Grande Pyramide de Guizeh

 
photo de Zangaki
"Après avoir traversé le Nil à Fostat (le vieux Caire), que le voyageur Norden a pris si improprement pour l'ancienne Memphis, on marche presque directement vers la grande pyramide de Gyzeh. Nous fîmes deux lieues à travers les prairies et les jardins que le Nil venait de rafraîchir et de féconder. La végétation cesse tout-à-coup à un quart de lieue des pyramides : citadelles immenses, éternelles, elles sont assises sur les confins du désert comme sur les frontières de l'empire de la mort. Les efforts du temps, la fureur des orages, se brisent contre les pyramides, comme les flots de la mer contre le rocher que Dieu lui assigne pour limite.
Rien ne saurait rendre les impressions qui s'emparèrent exclusivement de moi, à mesure que j'approchais des plus grands monuments élevés par la main des hommes. Lorsqu'on est au pied pied de ces masses énormes, que l'on ne peut comparer à rien, l'âme est d'abord frappée d'une sorte de surprise, de stupeur, qui ne fait place que longtemps après au sentiment de l'admiration. J'étais tenté de croire, avec le Tarykh Tabary, que ce qui s'offrait alors à ma vue était l'ouvrage des pery, des fées qui gouvernèrent le monde pendant deux mille ans, après lesquels Eblis, envoyé de Dieu pour les chasser, les confina dans la partie du monde la plus reculée.
Ces pyramides, que l'auteur arabe nomme el-Ahrâm [les décrépites], sont-elles l'ouvrage de Djihân ben-Djihân, ce roi des génies, avant la création de l'homme ? (...) Je ne suivis pas la marche ordinaire ; je n'écoutai point les avis de mes guides : j'éprouvais le besoin d'arriver au sommet de cette montagne artificielle et merveilleuse ; ses angles forment des escaliers très élevés, mais assez faciles. Lorsque j'eus atteint la plate-forme qui termine la pyramide, je crus voir l'univers entier se dérouler devant moi. (...) 

Il serait inutile d'entrer dans de grands détails relativement aux pyramides : Maillet, de Pauw, Niebuhr, Norden, Savary, le P. Sicard, Volney, Denon, et l'ouvrage de la Commission d'Égypte ne laissent rien à désirer ; les critiques les plus éclairés ont tout dit à ce sujet. (...)
Il me paraît bien prouvé que les pyramides n'ont jamais été des observatoires, que jamais les recherches astronomiques n'ont pu être le but de cette construction gigantesque. Ces tombeaux, élevés sans doute avec des matériaux apportés de carrières éloignées, ne sont point le résultat du nivellement du terrain sur lequel ils sont assis ; ce qui supposerait l'existence d'une montagne dans un lieu où rien ne porte à croire qu'il en ait jamais pu exister. 

Les souverains sont quelquefois peuple en fait de croyance : les dogmes religieux des Égyptiens faisaient espérer à leurs rois qu'ils reprendraient leur corps après quatre mille ans, si cette enveloppe se trouvait alors préservée de la corruption ; cela explique comment un roi a fait souffrir tout un peuple, pour cacher sa misérable dépouille mortelle sous un amas de rochers. Mais quel fut ce roi ? le voile le plus épais couvre cette partie de l'histoire. Il est difficile d'ajouter foi aux exactions tyranniques de Chéops, aux prostitutions de sa fille, qui payaient ces immenses travaux. (...) 
Nous déjeunâmes, avant d'entrer dans la pyramide, sur une énorme pierre qui sert de fronton à la porte. Plus de cinquante Arabes se disputaient à qui servirait de guide dans les détours des pyramides. Après que le nombre et l'ordre de notre escorte furent déterminés, on alluma des flambeaux, et, le corps très courbé, nous entrâmes dans un corridor d'environ trois pieds de hauteur. Ce chemin , qui descend avec assez de rapidité, est encombré de morceaux de pierre détachés des murailles ou apportés de l'intérieur, dans les dernières fouilles que M. Salt, consul général d'Angleterre, vient d'y faire faire conjointement avec MM. Kabitzsch et Caviglia, et qui furent couronnées du succès : ils parvinrent jusqu'à la communication du grand puits avec ce que l'on croit être la chambre sépulcrale du roi ; ils ont en outre découvert une chambre dans la partie la plus basse de la pyramide ; mais on sait qu'ils n'ont trouvé ni sarcophages ni bas-reliefs, ni statues, pas même des médailles.
Après être descendu et monté environ l'espace de soixante pas, aidé par un Arabe, j'arrivai, le visage battu par les chauves-souris, jusqu'à la chambre du roi : on n'y voit autre chose que le sarcophage de granit brisé. J'éprouvais une oppression presque insupportable. Nous redescendîmes toujours courbés, étouffés par la fumée des flambeaux, et chacun atteignit avec grand plaisir la porte de ce labyrinthe terrible, dont le séjour produit l'impression d'un mauvais rêve."


extrait de Voyage dans le Levant, par Louis Nicolas Philippe Auguste de Forbin (1777-1841), peintre, écrivain archéologue, successeur de Vivant Denon en 1816 comme directeur général du musée du Louvre.