dimanche 7 octobre 2018

Claude Aveline découvrant Abydos : "L'Égypte ancienne m'accueille"

photo : J.P. Sébah
"Abydos, enfin. Quelques maisons si l'on peut appeler ainsi de petits cubes misérables - entourées d'arbres poudreux. Le local qui abrite la police est naturellement plus soigné. Sur la prière de mon compagnon, un soldat qui en sort se joint à nous. 
- Comme ça, nous ne serons pas embêtés par les marchands dit Tahan. 
Tout de suite les ruines, basses et au premier abord sans majesté, du temple de Séthi. Cour jonchée de pierres, portique à piliers, entre lesquels a été dressée une grille protectrice. Elle s'ouvre. Et c'est la découverte, l'émerveillement. Non point immédiat, comme dans certaines de nos cathédrales d'Europe, où il faut, dès l'entrée, lever la tête et subir un vertige. Ce n'est ni haut ni même très grand. Des colonnes, une muraille. Colonnes pleines comme des tiges de fleurs, muraille épaisse percée de portes. On prend vite conscience de l'ordre qui régit cet ensemble : que les colonnes, par paires, forment des travées menant chacune à l'une des portes - il y en a sept - par où l'on passe dans une deuxième salle hypostyle. Mêmes colonnes, mais plus nombreuses, mêmes travées, par conséquent plus longues, et mêmes portes, s'ouvrant cette fois sur sept chapelles, pareilles à de petites chambres. Elles sont consacrées à Osiris, Isis, sa femme, Horus, leur fils, Ptah, dieu de Memphis, Harmakhis, dieu d'Héliopolis, Amon, dieu de Thèbes, dieu d'Empire, qui préside, et à Séthi lui-même, déifié. 
Et voici qu'entre les pierres du plafond à moitié détruit le soleil apparaît. Rien dans le ciel ne pouvait le faire prévoir tout à l'heure. C'est un miracle. L'Égypte ancienne m'accueille, ses dieux m'envoient un signe de leur réalité. La lumière les éveille sur les murs, mystérieux, impassibles, recevant Séthi Ier, père du grand Ramsès et fondateur du temple, dont les attitudes figées ne sont pas moins faites que les leurs pour durer l'éternité. 
Ce qui évoque ici non plus le monde des morts et des dieux, mais la terre dans ce qu'elle a de plus vivant et de plus tendre, ce sont les couleurs de ces reliefs. Posées là il y a plus de trois mille ans, leur fraîcheur est telle que je me suis surpris m'écartant d'un mur pour ne pas tacher mes vêtements. Tahan n'a pas ri. Le chapeau rejeté sur la nuque, il pose un doigt tremblant sur ces jaunes, ces bleus, ces rouges, il hoche la tête, il murmure : 
- Croyez-vous...
Et le soldat qui nous comprend sans nous entendre sourit de fierté. 
Maintenant, une chaleur d'or fait resplendir le temple. Mille oiseaux victorieux chantent dans les pierres. Non, il n'est pas possible de penser à la mort. Les constructeurs s'en sont allés plus loin. Ils écoutent sous un ciel aussi clair des chants pareils, en élevant un autre temple pour les mêmes dieux."


extrait de La Promenade égyptienne, 1934, par Eugen Avtsine, dit Claude Aveline (1901-1992), romancier, poète,  peintre, éditeur d'art, ayant participé, durant la Seconde Guerre mondiale, à la création du mouvement de la Résistance aux côtés de Vercors

samedi 6 octobre 2018

Lorsque le Sphinx "parlait encore le grand langage des ruines, qui sont en train de se muer en sites archéologiques" (André Malraux)

Photo de Donald McLeish (1921)
 "Ici, je n'attends de retrouver que l'art, et la mort. (...) J’ai rencontré en Égypte [les inspirations] qui, des années durant, ont ordonné ma réflexion sur l’art.
La première est née du Sphinx. Il n'était pas complètement dégagé. Il n'était plus enterré comme en 1934, mais il parlait encore le grand langage des ruines, qui sont en train de se muer en sites archéologiques. C'est en 1955, que j'avais écrit devant lui : "La dégradation, en poussant ses traits à la limite de l'informe, leur donne l'accent des pierres-du-diable et des montagnes sacrées ; les retombées de la coiffure encadrent, comme les ailes des casques barbares, la vaste face usée qu'efface encore l'approche de la nuit. C'est l'heure où les plus vieilles formes gouvernées raniment le lieu où les dieux parlaient, chassent l'informe immensité, et ordonnent les constellations qui semblent ne sortir de la nuit que pour graviter autour d'elles.
Qu'y a-t-il donc de commun entre la communion dont la pénombre médiévale emplit les nefs, et le sceau dont les ensembles égyptiens ont marqué l'immensité : entre toutes les formes qui captèrent leur part d'insaisissable ? Pour toutes, à des degrés divers, le réel est apparence ; et autre chose existe, qui n'est pas apparence et ne s'appelle pas toujours Dieu. L'accord de l'éternelle dérive de l'homme avec ce qui le gouverne ou l'ignore leur donne leur force et leur accent : la coiffure anguleuse du Sphinx s'accorde aux Pyramides, mais ces formes géantes montent ensemble de la petite chambre funéraire qu'elles recouvrent, du cadavre embaumé qu'elles avaient pour mission d'unir à l’éternité."
C'est alors que je distinguai deux langages que j'entendais ensemble depuis trente ans. Celui de l'apparence, celui d'une foule qui avait sans doute ressemblé à ce que je voyais au Caire : langage de l'éphémère. Et celui de la Vérité, langage de l'éternel et du sacré. Sans doute l'Égypte découvrit-elle l'inconnu dans l'homme comme le découvrent les paysans hindous, mais le symbole de son éternité n'est pas un rival de Çiva qui reprend, sur le corps écrasé de son dernier ennemi, sa danse cosmique dans les constellations : c'est le Sphinx. Il est une chimère, et les mutilations qui en font une colossale tête de mort accroissent encore son irréalité."



extrait de Antimémoires, 1972, par André Malraux (1901-1976), écrivain, homme politique et intellectuel français

"L'Égypte c’est le Nil. Le grand fleuve n'a pas seulement fait le pays ; il a surtout façonné l'esprit des hommes" (Marius Fontane)

photo datée de 1875 - auteur non mentionné
"L'Égypte c’est le Nil. Le grand fleuve n'a pas seulement "fait le pays" ; il a surtout façonné l'esprit des hommes, en tourmentant leur raison, en stimulant leur curiosité. Ce fut la gloire et le malheur des Égyptiens, que cette fertilité miraculeuse des terres arrosées par le "fleuve-roi". Les convoitises les plus audacieuses ne cessèrent jamais d’être excitées vers ce "couloir africain" où la semence donne trois fois ce qu’on lui demande.
Il faut avoir vu le fleuve devant Memphis, devant Thèbes, devant Philæ, surtout devant Ibsamboul, pour comprendre l'attrait de l'Égypte, pour éprouver la fascination du Nil.

En faisant du Nil le "Jupiter égyptien", les Grecs exprimaient bien la pensée craintive qui vient à l'esprit lorsque, dans le silence lumineux des lourdes journées égyptiennes, l’homme, qu'il soit de Perse, de Grèce, de Rome ou de Byzance, voit descendre, et couler, lentement, inévitablement, ce fleuve magnifique portant en soi toute la richesse d’un pays. Tel despote pourra décréter la destruction des temples, la flagellation du peuple, le bouleversement du sol ; l'Égyptien sait que le Nil viendra à l’heure dite, et que la terre lui sera rendue, comme si le despotisme n'avait rien ordonné. L'Égyptien, par le Nil, à appris à attendre ; et lorsqu'il souffre, il compte sur le "grand ami" qui sait le consoler.
La constante régularité avec laquelle depuis tant de siècles le Nil accomplit ses bontés, fut pour l'homme plus qu’un sujet d’étonnement. L'Égyptien ne pouvait pas prévoir les lois scientifiques qui devaient expliquer un jour ce phénomène. Il croyait autant à l'intervention d'un maître inconnu qui "créait" le fleuve et l’envoyait, qu’à l'intelligence du fleuve lui-même, agissant de sa propre volonté, venant à l'Égypte avec résolution. (...)
... l’Égyptien de notre siècle, comme celui du temps d'Amrou, et du temps de Ménès, émerveillé, plein de confiance, comptant sur le Nil, ne semble pas avoir la curiosité de surprendre le secret de la merveille dont il jouit. D'où vient le Nil ? où va-t-il ? quelle est la raison de sa régularité prodigieuse, qui le fait blanc, et vert, et bleu, et rouge tour à tour ? Quel ami, quelle puissance met en lui ce limon fécondant ? À quelle source inépuisable emprunte-t-il sa richesse ? Qu importe ! Il est le maître de son mystère, et son despotisme est si bon qu’il y aurait de l’ingratitude à le questionner. Il n'a jamais failli à son devoir ; il entretient l'Égypte qui est son œuvre ; il sait, sans doute, ce qu’il veut, et nul au monde ne serait capable, eût-il des armées innombrables, de faire avancer d’un jour ou retarder d’une heure le flot bienfaisant qu’il apporte de l'inconnu. Qu'est l’homme devant cette puissance qui, si elle se détourne, détruit un monde par le seul fait de son abandon, et le vivifie malgré tout si elle continue à l'aimer ? Tout dépend du Nil ; les pharaons ne sont que ses esclaves ; l'Égypte n'existe que parce qu’il est là. Sous la dépendance du Nil, l’Égyptien accepte les munificences du fleuve, sans oser, sans vouloir rechercher les causes des bienfaits qu'il reçoit."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

Description du temple de Louqsor, par Gustave Flaubert

photo datée de 1880 - auteur non mentionné
"Nous sommes arrivés à Louqsor le lundi 3o avril, à huit heures et demie du soir ; la lune se levait. Nous descendons à terre. Le Nil est bas, et un assez long espace de sable s'étend du Nil au village de Louqsor ; nous sommes obligés de monter sur la berge pour voir quelque chose. Sur la berge, un petit homme nous aborde et se propose à nous comme guide, nous lui demandons s'il parle italien : Si, signor, molto bene. La masse des pylônes et des colonnades se détache dans l'ombre, la lune qui vient de se lever derrière la double colonnade semble rester à l'horizon, basse et ronde, sans bouger, exprès pour nous, et pour mieux éclairer la grande étendue plate de l'horizon. 
Nous errons au milieu des ruines, qui nous semblent immenses, les chiens aboient furieusement de tous les côtés, nous marchons avec des pierres ou des briques à la main.
Par derrière Louqsor et du côté de Karnac, la grande plaine a l'air d'un océan; la maison de France éclate de blancheur à la lune, comme nos chemises de Nubien ; l'air est chaud, le ciel ruisselle d'étoiles ; elles affectent ce soir la forme de demi-cercles, comme seraient des moitiés de colliers de diamants, dont çà et là manqueraient quelques-uns. Triste misère du langage ! comparer des étoiles à des diamants ! 

Le lendemain, mardi, nous visitons Louqsor. Le village peut se diviser en deux parties, divisées par les deux pylônes : la partie moderne, à gauche, ne contient rien d'antique, tandis qu'à droite les maisons sont sur, dans, et avec les ruines. Les maisons habitent parmi les chapiteaux des colonnes, les poules et les pigeons huchent, nichent dans les grosses feuilles de lotus ; des murs en briques crues ou en limon forment la séparation d'une maison à une autre, les chiens courent sur les murs en aboyant. Ainsi s'agite une petite vie dans les débris d'une grande.
Il y a trois colonnades, deux de petites colonnes, une de grosses ; les grosses ont des chapiteaux-champignons, les petites ont des chapiteaux-lotus non épanouis.
La corniche des pylônes a été brisée, elle subsiste seulement dans la partie interne de la porte. Des deux côtés de la porte, deux colosses enfouis jusqu'à la poitrine ; les épaules du colosse de gauche sont la seule chose d'eux qui soit intacte ; ils devaient être d'un très beau travail à en juger par les bandelettes et les oreilles. Un troisième colosse, sur le pylône de droite, est complètement enfoui ; on n'en voit plus que le bonnet de granit poli qui brille au soleil comme une pipe de porcelaine allemande. En face des pylônes, sur les maisons qui font vis-à-vis, pigeonniers ; les pigeons s'envolent et vont battre des ailes au sommet des pylônes. Sur le pylône de gauche on voit une bataille : les chars sont alignés, c'est-à-dire échelonnés les uns sur les autres, par défaut de perspective ; tous les chevaux sont cabrés ; pêle-mêle de gens et de chevaux tombant les uns sur les autres ; le roi (grande stature) est debout sur un char à deux chevaux, et tire de l'arc, derrière lui un flabellifère ; il est au milieu de la bataille ; plus loin sont des gens dans une grande barque, debout. Un homme debout (stature moyenne) sur son char, conduisant les mains très en avant, chic anglais. Sur le pylône de droite on voit vaguement des chars et des guerriers ; un homme (de grande stature), assis, semble recevoir des captifs. Le pylône de gauche représentait la bataille et celui de droite le triomphe. 

C'est contre le pylône de gauche que se trouve l'obélisque, dans un état parfait de conservation. Une chierie blanche d'oiseaux tombe d'en haut et s'épate par le bas comme une coulée de plâtre ; c'est par la merde des oiseaux que la nature proteste en Égypte, c'est là tout ce qu'elle fait pour la décoration des monuments, ça remplace le lichen et la mousse. L'obélisque qui est à Paris se trouvait contre le pylône de droite. Huche sur son piédestal, comme il doit s'embêter là-bas, sur la place de la Concorde, et regretter son Nil ! Que pense-t-il en voyant tourner autour de lui les cabriolets de régie, au lieu des anciens chars qui passaient jadis au niveau de sa base ?
L'intérieur des pylônes est difficile à monter ; les pierres sont disposées angle sur angle, de la même manière que dans les couloirs des Pyramides. D'en haut, nous voyons Joseph en bas avec sa chemise blanche, tranquillement assis sur la natte de la mosquée, car il y a, en dehors de la mosquée, une sorte de longue plate-forme ou terrasse basse recouverte d'une natte. Pour monter sur les pylônes, nous passons par l'intérieur de la mosquée où piaule, en se dandinant sur ses jambes
croisées, toute une école de bambins ; le maître lit tout haut, chantant d'un ton de fausset. L'escalier du pylône descend jusque dans l'intérieur de la mosquée."


extrait de Œuvres complètes de Gustave Flaubert. 10, Par les champs et par les grèves ; Voyages et carnets de voyages. [1], par Gustave Flaubert (1821-1880), écrivain français

Les Égyptiens "ne pouvaient guère aimer la vie sans penser à la mort" (Charles Edmond)


photo : Marc Chartier
"Il faut bien se pénétrer de l'impression étonnante qu'éveille l'Égypte, tout entière baignée par le désert comme une presqu'île de verdure par un océan de poudre aride. 
Les anciens Égyptiens, la retrouvant partout dans la nature, partout l'ont mise dans les œuvres de leurs mains et de leur intelligence. Ils ne se sont fait une si haute idée de la mort que par contraste avec la vie, et ils ne pouvaient guère aimer la vie sans penser à la mort. Là est le secret curieux de leur conscience religieuse. Tous les bruits de leur civilisation, jour par jour, d'année en année et de siècle en siècle, s'en allaient se perdre dans les profondeurs muettes et éternelles de l'Arabie et de la Libye. 
Ils sentaient bien qu'ils ne faisaient que passer eux-mêmes, et ils voyaient s'écouler les eaux de leur fleuve, et l'immuable désert autour d'eux leur parlait sans cesse d'immortalité. De presque tous les côtés sur leur horizon, ils voyaient écrit : pulvis es, et pourtant il leur semblait bien doux de vivre sous le beau ciel d'Égypte ! Comment donc ne leur serait-il pas venu au cœur ce prodigieux besoin qu'ils ont eu de durer même au delà de la vie, de durer après la mort encore ? Le Nil ne leur enseignait-il pas à lutter contre le désert, et la lutte contre le désert n'est-elle pas aussi une lutte de la vie contre la mort ? Tout le long de leur immense histoire, ils ressentent, au plus profond de leur âme, cette impulsion secrète de faire vivre à tout jamais la mort même.
À peine nés au monde, ils songent tous à y faire éternellement bonne figure ; et chacun, en même temps qu'il se construit une maison, travaille à construire et à orner son tombeau. Ils appellent leurs tombeaux des maisons éternelles."

extrait de L'Égypte à l'Exposition universelle de 1867, par Charles Edmond (1822-1899), "commissaire général de l'exposition vice-royale d'Égypte"

vendredi 5 octobre 2018

"Le Nil me paraît plus grand, peut-être, quand il coule dans la solitude" (Narcisse Berchère)

Marilhat, Vue du Nil de Basse Égypte, vers 1840
 "Pour l'Égypte, prenons le peintre qui l'a le mieux saisie dans ses détails et dans son sentiment intime : Marilhat. Que voyons-nous ? De frais et calmes paysages baignés par des eaux limpides, des temples dont les colonnes s'enlèvent sur un ciel du soir, des villes pittoresques, des rues noyées d'ombre et de lumière, parfois quelque pauvre caravane marchant péniblement à travers les sables ; mais la figure est devenue secondaire, et ce qui est sensible avant tout, c'est l'impression du pittoresque, du pur paysage. 
Le rôle de la figure a été de rendre le tableau plus complet, de lui donner juste l'animation qui lui est nécessaire, mais à la condition de rester subjective, pour employer une expression de l'école. Et pour moi, s'il faut ici parler d'une impression personnelle, je vous dirai que le Nil me paraît plus grand peut-être, quand il coule dans la solitude, entre ses rives couvertes de bois de palmiers et de sycomores ou au milieu des sables du désert, que quand il passe au pied des villes, avec ses barques flottantes et la joyeuse population de ses bords.
La haute Égypte, avec ses temples, ses palais qui témoignent si hautement de son passé, n'a nul besoin, pour être belle, de la présence d'un être vivant : il y est plutôt écrasé ; ses hommes à elle, ce sont ses colosses, ses sphinx, sa population de granit immobile et silencieuse, si bien en harmonie avec ses pylônes et ses hypogées.
J'ai pensé souvent à un beau tableau qu'il y aurait à faire. La nuit tombe, un feu de pâtre à moitié éteint se devine dans l'ombre, et de grands troupeaux de moutons sont gardés par des sphinx accroupis à la face placide, aux yeux sans regard, à la bouche toujours scellée qui n'a pas dit son secret. Et pour conclure je dirai : Admirons, aimons cette belle nature qui nous entoure, dans ce qu'elle a de pittoresque et d'intéressant."


extrait de Le désert de Suez : cinq mois dans l'isthme, 1863, par Narcisse Berchère (1819 - 1891), peintre et graveur français

"Ce n'est pas seulement la partie instruite et cultivée des Occidentaux, c'est le monde entier qui connaît l'Égypte et les traits caractéristiques de son antiquité primitive" (Georges Ebers)

illustration extraite du livre de Georges Ebers
"D'où vient cet attrait merveilleux qui est propre au vieux pays des Pharaons ? Comment se fait-il que son nom, son histoire, sa constitution naturelle, ses monuments, se présentent à nous sous des aspects tout différents de ceux des autres nations de l'antiquité ? 
Ce n'est pas seulement la partie instruite et cultivée des Occidentaux, c'est le monde entier qui connaît l'Égypte et les traits caractéristiques de son antiquité primitive. L'écolier, avant même d'apprendre le nom de son roi, a entendu raconter l'histoire du bon et du méchant Pharaon ; avant de savoir quels cours d'eau arrosent son pays, il a entendu parler du Nil, d'où sortirent les vaches grasses et les vaches maigres, et de ses rives bordées de roseaux, au milieu desquelles la princesse compatissante trouva la corbeille de jonc où était le petit Moïse. Qui ne connaît cette belle histoire dont le charme se fait sentir également à tout age de la vie, l'histoire de Joseph le vertueux et le sage, ainsi que le théâtre sur lequel elle se passa, cette vénérable Égypte où la mère de Dieu, fuyant les persécuteurs, trouva le salut pour elle et pour le Christ enfant ? Mais l'Écriture sainte, si elle est la première à nous introduire dans la vallée du Nil, est muette au sujet des pyramides, des palais, des temples, de toutes ces œuvres gigantesques de la main humaine, qui semblent ne pas être soumises à la commune loi de fragilité de toutes les choses d'ici-bas, mais avoir été préparées pour l'éternité. Et pourtant, qui, dès l'enfance, n'a pas entendu parler de ces monuments, auxquels les Grecs imposèrent le titre orgueilleux de Merveilles du monde ? 
Une forme mathématique qui se rencontre fréquemment dans la nature, porte le nom de pyramide : c'est elle qui a pris ce nom aux constructions égyptiennes bâties sur le même principe, ce n'est pas elle qui le leur a donné. Nous appelons labyrinthe tout ce qui est embrouillé, disposé de façon obscure, complexe dans ses divisions : c'est à l'imitation du palais que construisirent les rois égyptiens, et dont les chambres présentaient une confusion telle qu'il était difficile d'en trouver l'issue. Toute pensée cachée sous sa forme mystique est pour nous un hiéroglyphe : c'est à cause des figures qui servaient d'écriture aux anciens Égyptiens. Chaque jour, à chaque heure, nous rencontrons, d'ordinaire sans en avoir conscience, des idées et des objets originaires du pays des Pharaons. Le papier sur lequel je trace ces mots doit son nom au papyrus égyptien, qu'on appelait aussi byblos, d'où le grec biblos et notre Bible. Il serait facile d'énumérer cent mots et cent notions analogues qui ont leur patrie en Égypte. S'il nous était permis de creuser plus à fond et de mettre à nu les racines de l'art et de la science occidentale, nous ne pourrions pas nous soustraire à la nécessité de remonter encore et toujours jusqu'à l'Égypte ; mais ce n'est pas ici le lieu de s'attarder à ces commencements.
Nous invitons le lecteur à nous suivre dans l'Égypte d'aujourd'hui. Elle a gardé son charme et son originalité, comme au temps où le Père de l'histoire disait d'elle qu'elle renfermait plus de particularités remarquables que n'importe quel autre pays ; de même que le climat y est réglé d'une manière inaccoutumée, et que le fleuve s'y distingue de tous les autres cours d'eau par sa nature, de même les habitants se distinguent de tous les autres hommes sous tous les rapports, par les mœurs comme par les lois. 
Le Nil, avec ses débordements réguliers et fécondants, le climat, bien d'autres choses encore, sont telles aujourd'hui que les décrivait Hérodote : jusqu'à présent le temps n'a réussi que fort peu à dépouiller l'Égypte de sa singularité naturelle. Toutefois, les lois et les mœurs ont changé entièrement : l'érudit seul retrouve dans les usages actuels des souvenirs et des legs des temps passés."

extrait de L'Égypte, de Georges Ebers (1837-1898), égyptologue allemand.