jeudi 11 octobre 2018

"La contemplation de Karnak est, au point de vue architectural, le plus merveilleux spectacle de la haute Égypte" (Louis Malosse)

photo : Lekegian
"Thèbes !... La seule pensée que l'on approche des lieux où fut la métropole antique et glorieuse cause une sensation profonde.
Ma première vision de la cité disparue m'apparaît comme à travers une hallucination. Le Nefertari était arrivé le soir à Luxor. À peine débarqués, quelques passagers et moi avions résolu de nous rendre sans retard aux ruines de Karnak. La nuit était très noire. (...)

Nous courions dans l'inconnu, pressentant des sphinx lointains, des pylônes et des colonnades gigantesques, préparés à toute émotion, à tout émerveillement par cette course fantastique. Tout d'abord ce furent des apparitions confuses, des blocs de granit ou de grès couchés le long de la route, restes de ces sphinx ou de ces béliers entre lesquels on marchait jadis vers le temple, puis des masses noires énormes, dressées dans la plaine comme des fantômes, propylônes précédant les pylônes de l’enceinte, enfin des décombres, des amas de constructions, des murailles trouées de brèches, des colonnes, des cours bordées de murs, et encore des colonnes supportant de lourdes architraves. L'éboulement de tout un côté d'un pylône permet, par une ascension rude, de parvenir au sommet de la masse de pierre.
De là, la vue embrasse tout ce qui reste des monuments de Karnak, toutes les ruines enfermées dans l'immense enceinte de briques crues dont parle Diodore.
Une obscurité profonde couvrait toute la plaine, cachait à nos yeux l'emplacement sacré ; mais, au loin, sur les collines de l'est, une douce clarté montait, précédant l'astre de nuit, la lune blanchâtre aux rayons caressants.
Son disque apparut bientôt, sortant de l'étendue de sable, dissipant peu à peu les ténèbres opaques. Toutes les choses jusqu'alors très sombres s'éclairèrent lentement, apparurent très vagues encore sous cette pâle lumière, assez précises pour impressionner déjà les yeux inquiets de cette apparition quelque peu magique.
Les ruines de Karnak sortaient pour nous de leur néant. Les temples de Séti, de Ramsès, de Thoutmès, les pylônes des pharaons et ceux des Ptolémées, les obélisques de la reine Hatasou, les constructions d'Ousortésen, d'Amenhotep, les blocs isolés, les piédestaux effondrés, les monceaux de débris, tout ce qui était pierre, marbre, grès ou granit, se détachait successivement les uns des autres, se profilaient comme teintés de gris sur le fond noir des collines lointaines. Écrasant tout de ses proportions colossales, la grande salle hypostyle du temple, la merveille de Karnak, de Thèbes et de l'Égypte antique, se dégagea soudain de l'obscurité, apparut dans l'ombre avec ses cent trente-quatre colonnes de vingt-trois mètres de hauteur, de dix de circonférence, couvertes de sculptures, cartouches de rois ou tiges de fleurs, supportant un plafond massif, fait de pierres géantes. L'impression est immense. L'émotion se double d'une stupéfaction profonde, d'un étonnement sans bornes devant l'œuvre de tant de générations, conservée si grandiose encore malgré les ravages du temps. La lune qui adoucit tout, grandit encore le caractère fantastique de ces ruines. Le silence de la plaine les fait paraître plus vénérables encore, plus sacrées. L'esprit fait inconsciemment un bond en arrière, pénètre dans les âges les plus reculés de l'histoire, s’emplit de légendes, de récits crus invraisemblables jusque-là. La science des peuples anciens apparaît comme fabuleuse, leur génie comme ayant atteint les limites suprêmes. Contemplé la nuit, par un clair de lune, du haut d'un pylône monumental, Karnak produit un effet saisissant qui frappe la mémoire d'une marque impérissable, qui laisse dans la pensée une trace ineffaçable. (...)

Le lendemain, par un soleil radieux, Karnak m'apparut dans tout son éclat, dans toute sa beauté. Les ruines couvrent une étendue considérable de terrain. C'était presque une ville. On se demande ce que devait êtreThèbes dont Karnak n'était qu'un faubourg. 
Karnak, avec sa forêt de pierres, donne déjà la sensation de l'immensité, mais de l’immensité qui a subi des ravages. Le temps, l'inondation, les invasions ont détruit l'œuvre phénoménale des hommes d'autrefois. Ce qui reste debout stupéfie encore, est grandiose. Tous les rois des dynasties successives contribuaient au développement de l'enceinte, voulaient avoir leur édifice dans l’ensemble de ces constructions. Les amoncellements de pierres, rochers, blocs et briques, débris de colonnes ou d'architraves, étonnent eux-mêmes, quelquefois plus que les architraves et les colonnes restées intactes. Des salles sont encore debout, demeurent vierges de toute dégradation, mais on prévoit l’écroulement prochain. Les murs subsistent on ne sait comment. Des pans de murailles entiers, penchés sur d’autres effrités eux-mêmes sur lesquels ils ne s'appuient que par quelques pierres légères, défient encore l'effondrement. 
Deux colonnes de la salle hypostyle sont un prodige d'équilibre. L'architrave de l’une en se brisant et en glissant l'a entraînée. La colonne voisine a résisté à l'énorme choc, a immobilisé l’architrave qui à son tour a immobilisé la colonne. Les trois masses forment un tout effroyablement instable, magnifique dans son horreur. Un tremblement de terre provoquerait un cataclysme, un bouleversement qui n'aurait pas son précédent dans l'histoire.
Les chocs s’entendraient à des distances considérables, feraient hurler les chiens dans un suprême cri d'effroi.
La contemplation de Karnak est, au point de vue architectural, le plus merveilleux spectacle de la haute Égypte. C'est sur ces ruines que se concentre la plus forte admiration. Le soleil couchant fait jaillir des reflets flamboyants de ces pierres noircies par le temps. Sous ses rayons incendiaires, les ruines s'embrasent, deviennent pourpres. Les pylônes et les propylônes, postés comme d'immenses arcs de triomphe aux extrémités des longues allées de sphinx, grandissent, prennent ces proportions démesurées. La nature donne à l'œuvre humaine une apparence de magie. 

On revit pour quelques minutes les époques fabuleuses où il est parlé de paysages indescriptibles. Par les clairs de lune ou par les soleils couchants, sous une clarté pâle ou sous une flamme ardente, la vision des débris de tant de monuments géants semble une vision de rêve. Plus tard, l'illusion grandira. Le souvenir des magnificences vues apparaîtra comme une irréalité."


extrait de Impressions d'Égypte, par Louis Malosse (1870-1896)

"On est forcé d'admirer le degré de perfection où les sculpteurs égyptiens avaient déjà porté leur art tant de siècles avant les maîtres immortels enfantés par la Grèce" (Victor Schoelcher)

Esna : le temple de Khnoum
"Quant à la sculpture égyptienne, elle demande, pour être bien jugée, à être prise telle qu'elle est, à son point de vue propre. On ne doit pas l'oublier : c'était un art religieux ; il y avait une forme dogmatique dont il n'était pas permis de s'écarter. Pour en être mieux convaincu, il suffit de se rappeler que les Grecs et les Romains, qui élevèrent des monuments aux divinités de l'Égypte, se conformèrent au style local, quoique assurément ils eussent pu le perfectionner, s'ils l'avaient voulu. 
Toutes les théocraties voient la stabilité dans l'immutabilité. (...) Il est difficile de ne pas croire que des idées analogues attachèrent les Égyptiens au mode primitif adopté pour représenter les dieux et les choses religieuses, et les empêchèrent d'innover dans la forme. Cette forme, au surplus, ils la tenaient traditionnellement, comme le reste, des Éthiopiens. On la retrouve, en effet, dans les monuments de Méroé, antérieurs à ceux de Thèbes (...).
La moindre attention portée sur les édifices de Thèbes ne laisse aucun doute à cet égard. Ainsi, les Égyptiens n'ignoraient certainement pas la science de la perspective ; on s'en peut assurer en examinant les sujets des frises creusés avec une profondeur graduée, ou sculptés en raccourci, pour produire leur effet vrai, vus d'en bas. Cependant, l'absence presque totale de perspective dans ces antiques sculptures blesse l'homme moderne le plus ignorant. Tout y est sur le même plan, et la taille surnaturelle prêtée aux princes pour symboliser leur grandeur forme, avec le reste des personnages, un contraste choquant.
Mais, une fois qu'on a accepté ces défauts sacramentels, on est forcé d'admirer le degré de perfection où les sculpteurs égyptiens avaient déjà porté leur art tant de siècles avant les maîtres immortels enfantés par la Grèce. On est surpris de la belle et constante simplicité de leur style, du caractère svelte et gracieux qu'ils surent prêter à des figures dont la raideur était commandée par la loi ecclésiastique et surtout de leur incomparable adresse d'exécution. Malgré les moyens restreints laissés à leur disposition, ils disent toujours ce qu'ils veulent dire, et leur pensée est traduite avec tant de précision, qu'il est impossible de ne la pas retrouver."

extrait de L'Égypte en 1845 par Victor Schoelcher (1804-1893), homme politique français, connu pour son combat pour l'abolition définitive de l'esclavage

"Le charme qu'éprouvaient (les Égyptiens) devant les formes féminines" (Jean Capart)


"Sans vouloir trancher les plus graves problèmes de l'esthétique, demandons-nous maintenant s'il n'est pas possible de signaler dans quelques faits simples, ce qu'on pourrait appeler l'éveil du sentiment du beau chez les Égyptiens.
Un premier caractère bien net à souligner est leur goût extraordinairement développé de la décoration florale. Les Égyptiens aimaient passionnément les fleurs et pourtant la flore égyptienne n'est pas fort riche. Ils ont employé le lotus aux usages les plus divers : aux jours de fête, ils en suspendaient des guirlandes au sommet des murs, en accrochaient à la corniche des kiosques et des baldaquins, en entouraient les vases, en formaient des colliers et des couronnes. L'art décoratif, ici, n'a eu qu'à copier les formes habituelles pour produire des décors fixes d'une grande richesse. La bijouterie restera longtemps fidèle aux formes que la nature offrait aussi riches que peu compliquées.
N'est-ce pas à cet amour des fleurs que peut se rattacher aussi le goût des matières brillantes et colorées qui se manifestera dans les pièces de bijouterie à incrustations, dans les meubles combinant des matières de teintes diverses, dans les tapis et les nattes, dont le répertoire est extrêmement varié ?
Est-il nécessaire d'insister longuement sur le charme qu'ils éprouvaient devant les formes féminines, élégantes et gracieuses ? L'art industriel particulièrement y a puisé des types remarquables qui transforment un objet de vulgaire utilité en un objet réellement beau ou simplement plaisant à voir. Quand l'ouvrier ancien a donné à un récipient à fard la forme d'une jeune fille portant un vase sur l'épaule, ou d'une nageuse qui a saisi dans les mains un canard, il a voulu évidemment faire plus que procurer à sa cliente un récipient à fard. Le but primitif a presque disparu et l'intention du fabricant s'est portée en première ligne sur la création d'un objet joli, de nature à tenter l'élégante dont la délicatesse artistique était éveillée. On se trouve dans ce cas en présence d'un artiste créateur de beau et aussi, ce qui est d'une égale importance, d'une clientèle réclamant des productions artistiques. Si les Égyptiens ont reproduit des figures grotesques comme celle du dieu Bès ou des captifs étrangers, leur intention était de provoquer le rire, ou de faire ressortir par contraste la supériorité des formes belles et gracieuses."


extrait de Leçons sur l’art égyptien, par Jean Capart (1877-1947), considéré comme le père de l'égyptologie belge

mercredi 10 octobre 2018

"La seule vue des monuments de Denderah suffirait pour dédommager des peines et des fatigues du plus pénible voyage" (Édouard de Villiers du Terrage)

photo : A. Beato
29 mai. - Ce fut le 10 prairial que pour la première fois nous eûmes une escorte pour nous à Denderah, et nous pûmes enfin espérer de contempler avec sécurité des monuments que nous étions venus chercher si loin en faisant à travers le pays, à l'approche du solstice d'été, de longues et pénibles marches. (...)
Près de l'endroit où se pratiquent (d)es fouilles est un temple qui a plutôt l'air de n'avoir point été achevé que de tomber en ruine ; il est maintenant à jour, et paraît n'avoir jamais été couvert. Dans l'axe de ce monument, et à environ cent pas de distance, une porte de l'effet le plus imposant se présente à l'admiration des voyageurs : elle est ensevelie en partie sous les décombres, et construite avec des matériaux énormes.
Au travers de cette porte, on découvre le grand temple, qui forme le fond du plus magnifique des tableaux. Il serait difficile de décrire tout ce que fait exprimer de sensations diverses l'aspect de ces figures colossales d’Isis qui portent l’entablement du portique. Il semble que l'on ait été transporté tout à coup dans un lieu de féerie et d'enchantement ; on est, tout à la fois, saisi d'étonnement et d'admiration.
Ce que l'on aperçoit n’a aucun rapport avec les monuments de l'architecture des Grecs, ni avec ceux que le goût des arts de l'Europe a enfantés : et cependant, en considérant un spectacle si nouveau, l'on éprouve d'abord un sentiment de satisfaction, et l'on contemple avec avidité un édifice qui se présente sous les dehors de la magnificence la plus imposante.
La seule vue des monuments de Denderah suffirait pour dédommager des peines et des fatigues du plus pénible voyage, quand bien même on n'aurait pas l'espoir de visiter tout ce que renferme de curieux le reste de la Thébaïde.

Ce temple a excité l'admiration de l'armée qui a conquis le Sa'yd ; et c'était une chose vraiment remarquable de voir chaque soldat se détourner spontanément de sa route pour accourir à Tentyris et en contempler les magnifiques édifices. Ces braves guerriers en parlaient encore longtemps après avec enthousiasme, et quelque part que la fortune les ait conduits, ils ne les ont jamais oubliés : car les impressions que laissent dans l'âme du voyageur les monuments de Denderah ne sont pas seulement passagères et momentanées ; nous avons acquis la conviction que les idées de grandeur et de magnificence qu'elles avaient fait naître en nous étaient de nature à résister à toutes les épreuves. En effet, après avoir parcouru les antiquités de la Thébaïde, après avoir admiré tout ce que la première capitale de l'Égypte renferme de merveilles, nous avons revu les temples de Denderah avec un nouveau plaisir : non seulement la haute opinion que nous en avions conçue d'abord s'est confirmée, mais nous sommes restés convaincus qu'ils sont les plus parfaits sous le rapport de l'exécution, et qu'ils ont été construits à l'époque la plus florissante des sciences et des arts de l'Égypte.
Le temple de Denderah est encombré à l'est presque jusqu'à la hauteur des frises. Des monticules de débris, où l'on aperçoit des pans de murailles de briques tombant en ruine, semblent menacer de l’envahir tout entier. Mais ce qui présente surtout un effet très pittoresque et un contraste bien frappant, ce sont ces restes de maisons modernes qui sont comme suspendus en l'air sur les terrasses du temple. Un village arabe, composé de misérables cahutes en terre, domine le monument le plus magnifique de l'architecture égyptienne et semble placé là pour attester le triomphe de l'ignorance et de la barbarie sur les siècles de lumière qui ont élevé en Égypte les arts au plus haut degré de splendeur."



extrait de Journal et souvenirs sur l'expédition d'Égypte : 1798-1801, par Édouard de Villiers du Terrage (1780-1855), ingénieur des ponts et chaussées et archéologue français

L'art de monter à chameau, de s'y tenir et d'en descendre, selon Jules Barthélemy Saint-Hilaire





photo sans date ni mention d'auteur

"J'avoue que, quand on regarde pour la première fois cette hauteur (du dromadaire) où l'on doit aller se placer, le sentiment qu'on éprouve est une sorte d'effroi, ou tout au moins d'appréhension. J'ai vu des dromadaires dont le dos, avec leur selle, n'avait guère moins de 10 pieds. Se jucher à cette distance de la terre, dans une posture insolite, sur un siège assez mal assuré, ce n'est pas fort tentant ; et il y a plus d'un de nos compagnons qui s'est gardé durant tout le voyage de la tentation, qui n'est pas en effet des plus séduisantes. Mais, une fois là-haut, on s'y trouve fort à l'aise et l'on y est fait en un instant. 
Il n'y a pas jusqu'à ce balancement obligé de tout le corps, qui doit suivre l'oscillation du chameau, qu'on ne contracte sans peine et avec une espèce de plaisir. Ce balancement ne cause pas du tout le mal de mer, comme on s'amuse à le répéter, et comme on est trop porté à le croire. (...) Ainsi, cette crainte n'est qu'un préjugé ; et il suffit de voir quelle est la position nécessaire du corps, lorsqu'on est à dromadaire, pour comprendre qu'il n'y a point lieu alors à ces affreuses nausées qu'on éprouve à bord. Mais la difficulté véritable, c'est de monter.
Quoiqu'on la surmonte avec quelque habitude, elle reste toujours assez grande, même avec les bêtes les meilleures et les plus dociles. Permettez-moi de vous décrire la manière dont on s'y prend.
Il faut d'abord faire accroupir l'animal. Pour cela, on tire son licou pour lui faire baisser la tête ; et, afin qu'il ne s'y trompe pas, on accompagne ce mouvement d'un certain bruit de gosier qu'il connaît très spécialement. Quand le dromadaire est couché, il est encore fort haut ; et il serait impossible de l'enfourcher, ou du moins il faudrait sauter en selle avec une prestesse que tout le monde ne possède pas. Il faut donc avoir un étrier qui s'attache au pommeau antérieur de la selle ; on y met le pied gauche, et l'on enjambe du pied droit.
C'est ici que commence le danger, si danger il y a. Dès que le chameau vous sent le pied à l'étrier, il cherche à se relever sur-le-champ ; et plus l'animal est distingué, plus ce mouvement est brusque et rapide. On ne laisserait pas que de se trouver en une situation périlleuse, si la bête se dressait tout à coup quand on a le pied gauche pris dans l'étrier et que les mains n'ont pas encore eu le temps de saisir les pommeaux. Pour prévenir tout embarras, on fait ordinairement tenir par quelqu'un le licou, tandis qu'on monte. Ce quelqu'un, fort utile, tient le licou baissé pour que l'animal ne redresse point la tête, et lui appuie même le pied sur la jambe pour qu'elle ne se déplie pas trop tôt. Quand on est seul, il faut ou sauter lestement en selle avant que le chameau ne se relève, ou lui appuyer soi-même la main gauche sur le col qu'on serre assez fortement.
Une fois en selle, on a une autre épreuve à subir. Le dromadaire va se mettre debout. Comme il relève d'abord ses jambes de derrière l'une après l'autre, et il est le seul parmi tous les animaux à se relever ainsi, il vous rejette par ce mouvement tout en avant de la selle où vous êtes renversé puis, relevant ensuite son train de devant, il vous rejette aussi violemment en arrière. Après ces deux oscillations de fort tangage, vous êtes assis tranquillement en selle ; et vous n'avez plus qu'à jouir de la douceur, de la solidité et de la force invincible de votre monture.
Il faut ajouter que, dans cette ascension, soit qu'on la risque seul, soit qu'un compagnon la protège, on n'est pas dénué de secours complètement. Les pommeaux de la selle, devant et derrière, sont très grands ; on les saisit avec la main, et l'on s'y cramponne assez fortement pour qu'ils vous aident puissamment, soit à monter, soit à vous retenir, toutes les fois que vous en éprouvez le besoin.
Une fois en selle, on peut y varier sa position autant qu'on le veut. Habituellement, on est assis à peu près comme les femmes à cheval. On a la jambe droite pliée à l'entour du pommeau de devant, qu'on a devant soi. Elle y appuie très solidement et le pied pose sur le cou de l'animal. La jambe gauche porte toujours sur l'étrier et le corps entier est un peu tourné à gauche. On peut, si l'on veut, prendre la situation inverse, mettre la jambe gauche autour du pommeau, le pied droit, dans l'étrier qu'on a changé de côté, et le haut du corps, tourné à droite en arrière. On peut encore se mettre les jambes pendantes des deux côtés, comme si l'on était à cheval ; ou, enfin, on peut les réunir en les croisant toutes deux devant soi autour du pommeau ; elles portent alors l'une et l'autre sur le col du chameau. 

Il est beaucoup plus facile de diriger la bête que d'y monter. On a d'ordinaire un petit bâton recourbé qui sert à ramasser le licou, sans se baisser, quand par hasard on l'a laissé tomber de sa main. Lorsqu'on veut mener l'animal à gauche, on le touche sur le col à droite avec le bâton. Si on veut le mener à droite, on le touche à gauche. Pour l'animer, on le frappe du talon qui repose dans l'étrier, et qui est à peu près sur son épaule. Le chameau, touché en cet endroit, se met sur-le-champ à trotter ; ou, du moins, il hâte le pas. Pour l'arrêter, c'est du licou qu'il faut se servir. On le tend assez fortement en arrière, et la bête s'arrête assez vite sans d'ailleurs s'arrêter court.
Mais ce n'est pas tout que de monter à chameau et de s'y tenir. Il faut de plus savoir en descendre, et il y a ici encore un procédé qu'il faut connaître. On a des oscillations et du tangage comme pour monter. Seulement, les mouvements sont contraires. 

On avertit d'abord le chameau en le touchant à l'épaule, et en recommençant ce bruit spécial de gosier, semblable à l'effort qu'on fait pour rejeter quelque chose qui gêne la gorge. Le dromadaire s'arrête ; et, après quelques grognements qui n'ont rien de mutin, et qui sont comme un acquit de conscience, il se décide à plier une jambe et à incliner un genou de devant. Vous insistez pour déterminer le mouvement. Il plie alors une jambe, puis deux ; et comme il se trouve alors beaucoup plus bas sur le devant, vous êtes jeté en ce sens sur la selle ; et vous pourriez croire, sans le pommeau, que vous allez tomber. Puis, il plie ses jambes de derrière, et vous êtes rejeté aussi lourdement en arrière que vous venez de l'être en avant. Il appuie son ventre à terre; et, après une ou deux petites oscillations qui l'assoient, vous pouvez descendre avec ou sans le secours de l'étrier.
Il est une autre méthode plus expéditive, où l'on ne fait point agenouiller le dromadaire. Mais je ne la conseille qu'aux gens qui sont sûrs de leur adresse et de leur force. On passe la jambe droite par-dessus le col de l'animal, pour la ramener près de la gauche, qui a quitté l'étrier. On est alors assis de côté, les deux jambes pendantes sur le flanc gauche du chameau. Dans cette posture, on prend de la main droite le pommeau de devant, et l'on se laisse glisser, en protégeant la descente avec le bras qui se détend peu à peu. Le corps se trouve bientôt suspendu; il ne touche pas tout à fait la terre ; on lâche la main accrochée au pommeau, et l'on saute de deux ou trois pieds sur le sol. Cette seconde méthode est plus rapide et plus simple, quand on est adroit ; mais elle n'est pas, je le répète, à l'usage de tout le monde." 


extrait de Lettres sur l'Égypte, par Jules Barthélemy Saint-Hilaire, philosophe, journaliste et homme d'État français (1805-1895)

"De quelle vie le fleuve est animé !" (Gaston Migeon, à propos du Nil)

photo Marc Chartier
 "Remonter le Nil est devenu le plus facile des voyages, après avoir été l'un des plus difficiles et des plus coûteux. Il y a quarante ans, il fallait fréter une barque, embaucher un équipage, s'exposer aux lenteurs d'un voyage, où le vent, les courants, les bancs de sable étaient autant d'éléments hostiles avec lesquels il fallait compter. Seuls les grands seigneurs, et quelques artistes fastueux et fous pouvaient se permettre cette fantaisie, et toute une littérature nous a vanté les agréments d'un voyage que les hommes ne connaîtront plus, où l'inattendu était un stimulant de tous les instants, où le rêve solitaire sous le plus beau climat du monde, s'extasiait des paysages les plus merveilleux, et des monuments les plus saisissants où l'idéal humain ait tenté de s'exprimer.(...)
L'impression est saisissante quand on s'éloigne du port, et que peu à peu se perdent dans le lointain et s'effacent les mosquées du Caire. L'espace s'ouvre devant vous, cet immense espace fait de ciel et d'eau, entre deux rives verdoyantes où s'essaiment les villages de fellahs. Tel le Nil apparaît dès les premières heures qui suivent le départ, tel il apparaîtra aux heures suivantes, jusqu'au terme du voyage. Les deux chaînes arabique et libyque limitent à l'orient et à l'occident un horizon où les yeux s'habitueront et se plairont à suivre aux différentes heures les jeux changeants de la lumière. Les rives fuiront à chaque tour de roue, révélant d'harmonieuses courbes, de grands tournants où le fleuve vous réserve la surprise de sa direction ; elles seront verdoyantes, couvertes de bois de palmiers, animées de villages grouillants d'indigènes, ou bien fauves de sables, dominées par des falaises de rochers rouges d'où les dunes glissent en longues pentes fluides. L'eau tantôt coulera impétueusement, tantôt s'étendra en nappes languissantes et lentes. Et cependant, jamais cette monotonie des choses ne lassera. Du premier au dernier jour, l'œil suivra sans fatigue cette succession de paysages, identiques en apparence, et cependant d'une infinie diversité. Ils vous deviennent familiers, font partie de votre vie, participent constamment au rêve où peu à peu vous inclinent la sérénité de la nature, la solitude et le grand silence. On les retrouve chaque matin avec joie, on les quitte chaque soir à regret. 
Et puis de quelle vie le fleuve est animé ! Il n'est guère d'heure où l'on ne croise quelques barques aux grandes voiles latines triangulaires, qui glissent à la surface de l'eau comme de grands oiseaux blancs, remontant le courant sous le vent qui gonfle leurs toiles, ou se laissant dériver avec une heureuse quiétude. Elles descendent le fleuve, lourdes de chargements ; leurs bords au ras de l'eau bourbeuse, donnent la crainte d'une submersion prochaine. Élégantes et fines de loin, elles apparaissent de près terriblement vieilles et vermoulues ; et cependant elles portent des charges formidables. Les unes ont pris à Girgeh des cargaisons de gargoulettes en poterie, régulièrement disposées par lits, en hauts édifices fragiles ; les autres sont chargées de blé, et c'est comme une lourde masse d'or qui flotte ; d'autres transportent d'immenses cubes laborieusement égalisés de paille hachée. On les voit filer, les grandes barques, entre les deux rives; les bateliers qui les montent se livrent au gré du fleuve, insouciants de l'arrivée, laissant les jours couler, attendant que le vent les pousse.
Ils vivent entre le ciel et l'eau, dormant, priant, chantant, rêvant. Mais parfois le banc de sable est sournois et la barque s'enlise, il faut alors se mettre à l'eau, tirer à la cordelle, comme des chevaux de halage. Parfois aussi on croise des barques pleines de gens et de bêtes : on entend des chants monotones et lents qui peu à peu s'éloignent et se perdent dans la brise; c'est le passeur qui transporte d'une rive à l'autre les gens des villages opposés qui rentrent du marché. Les ânes sont toujours tassés à l'avant, attendant patiemment les débarquements bruyants pleins de cris et de coups de matraques.
D'autres fois, les bateliers se sont attendus, afin de faire de conserve cette longue descente du fleuve; c'est alors une navigation joyeuse, pleine de chants, d'interpellations de barque à barque, en escadrilles cinglant vers des destinations lointaines. Dans cet air si lumineux et si pur, joie des yeux et joie des poumons, où les grandes voiles blanches en ailes de goélands sont l'incessante vie du fleuve, on pense revivre alors une minute de cette antiquité si reculée dont les plus anciennes peintures nous offrent des images toutes semblables." 



extrait de Le Caire, le Nil et Memphis, par Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au département des objets d’art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre

mardi 9 octobre 2018

Le mastaba de Ti, à Saqqarah : "Une véritable encyclopédie de l'Égypte au temps des Pyramides" (Pierre Montet)


"Si Hérodote avait visité un mastaba, il n'aurait pas ‘manqué de redire que les Égyptiens avaient des usages bien différents de ceux des autres hommes, car nulle part il n'y a de tombe aussi peu funèbre. (...)
Un autre moyen très employé par eux pour donner l'illusion de la vie, a été de multiplier les scènes qui dans la réalité se passaient à des moments aussi rapprochés que possible. Au tombeau de Ti qui fut découvert par Mariette à Saqqarah et qui mérite toujours de passer pour le plus beau de tout l'Ancien Empire, un panneau couvrant la moitié d'une paroi a été consacré à la moisson et à la rentrée des récoltes. Trois équipes de moissonneurs sont répandues à travers champs. Les épis sont liés en gerbes et les gerbes mises en tas. Des ânes et leurs conducteurs viennent au grand trot pour enlever la récolte. Tirée par la patte et les oreilles, poussée par derrière, chaque bête est amenée contre le sac de gerbes qu'on saura faire basculer sur son dos. Puis le troupeau reprend la direction du village. Un ânon gambade par devant sa mère. Tout allait bien lorsque la charge du second âne se met à glisser. Une grappe d’âniers se pend après le pauvre animal. L'un emprisonne sa tête sous son bras, le second saisit la queue, pendant que les autres remettent les gerbes en équilibre. 
Enfin on atteint les aires. On délie les sacs et, en grande hâte, les meules s'élèvent ; mais bientôt on les défait. Les épis sont étalés sur l'aire et piétinés par des bœufs et par des ânes. Des hommes armés de fourches séparent la paille d'avec les grains et édifient, en y mettant tous leurs soins, des meules qu'ils orneront et consolideront en y enfonçant des tiges de papyrus. Avec des balayettes, des écopes et des cribles les femmes nettoient le grain et déjà l'on commence, pour les besoins de la ferme, à entamer les meules.
Les épisodes ont été si bien choisis que le spectateur peut imaginer sans peine ce qui se passait dans l'intervalle de deux scènes. À côté de l'histoire des céréales on trouvera l'histoire du pain, de la bière et du vin, la chasse, la pêche, les métiers, les divertissements. C'est donc une véritable encyclopédie de l'Égypte au temps des Pyramides."

extrait de Scènes de la vie privée dans les tombeaux égyptiens de l'Ancien Empire, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue