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photo : MC |
"Laissant de côté tout ce qui n'a pas une valeur littéraire proprement
dite, j'ai hâte d'en venir à ce qui est à mes yeux la partie la plus
intéressante de la littérature égyptienne : ce sont les écrits
funéraires, c'est-à-dire cet ensemble presque innombrable de stèles, de
papyrus, de statuettes, d'inscriptions de toute espèce qui se
rattachent à la mort et à la vie dans l'autre monde. Il y a là tout un champ à peine exploré, et où, à travers
tous les détours d'une imagination orientale, d'un mysticisme qui alla
toujours en se développant, on retrouve encore une morale d'une grande
élévation et des croyances religieuses dignes d'admiration. J'ai parlé
déjà de ce besoin de connaître le passé, de le fixer dans ses annales,
qui caractérisait l'esprit de l'Égyptien; il se rattachait au sentiment
de l'immortalité de l'âme et de la vie qui l'attendait dans l'autre
monde. Le besoin de durer, de persister et d'assurer son existence au
delà de cette vie, voilà ce qui tourmentait sans cesse l'âme de
l'Égyptien. Car ils pensaient beaucoup, ces hommes dont l'apparence
semble indiquer un calme absolu et une tranquillité que rien n'eût pu
troubler. Ils avaient l'esprit inquiet, agité par ces spectres
fantastiques dont ils peuplaient leur enfer. Ils tremblaient devant
l'obscurité de la nuit, ou, comme ils l'appelaient, devant les ennemis
prêts à les détruire. À tout prix il fallait garder son corps de la
destruction, il fallait l'embaumer, le cacher dans un sépulcre où la postérité viendrait lui rendre un culte ;
il fallait au besoin le déposer dans des profondeurs où l'on ne pourrait
atteindre, ou même l'enfermer dans une pyramide dont les blocs énormes
cachaient simplement un sarcophage.
Et voilà, Messieurs, l'origine de
ces édifices gigantesques sur la destination desquels on a tant discuté.
La pyramide n'est qu'un tombeau destiné à protéger une momie contre les
profanateurs, ou contre la main plus terrible du temps. Hérodote
rapporte que la mémoire de Chéops et Chefren, les constructeurs des deux
grandes pyramides, était en horreur aux Égyptiens ; on les maudissait
comme des despotes et des oppresseurs. Je le crois sans peine, et c'est
peut-être le sentiment qu'ils avaient été odieux à leurs sujets qui les poussa à entourer leur cadavre d'une aussi
impénétrable défense.
Dans une construction comme la grande pyramide, il
me semble reconnaître non seulement le besoin de conservation inhérent
à tout Égyptien, mais la crainte du roi qu'un peuple irrité ne vînt faire
expier à son cadavre les crimes de sa vie, et l'anéantir ainsi pour
jamais.
Ce sentiment de l'immortalité, voilà ce qui domine
dans les monuments égyptiens ; je dirai même que cela vous poursuit. Il
en résultait toute une série d'idées morales qui avaient une influence
directe sur la vie et la conduite de chacun. Car il suppose la liberté
de l'homme, le droit de choisir entre le bien et le mal. Suivant la voie
qu'on avait suivie, cette vie à venir devait être heureuse ou ne pas
l'être ; le mal devait y être puni ; le criminel ne s'en irait pas avec
les bienheureux cultiver les champs de l'Aour ; il faudrait subir un
jugement, paraître devant Osiris siégeant dans une salle à colonnes,
assisté de 42 jurés ; il faudrait rendre compte de sa vie passée et se
justifier des péchés capitaux. Il faudrait voir peser son cœur dans une
balance dont l'autre plateau contient la déesse de la justice ; il
faudrait entendre l'accusateur, le jugement du dieu et voir le scribe
divin enregistrer l'arrêt. Si la justification n'était pas suffisante,
si la balance n'était pas vide de crimes, il faudrait peut-être
retourner sur la terre sous la forme d'un animal impur que des singes
armés de baguettes chassent devant eux.
Toutes ces pensées faisaient
peur, et cette crainte des terribles conséquences de la responsabilité
humaine se retrouve dans tous les tombeaux. Et quand nous considérons
l'idéal de l'Égyptien pour cette vie future, et ce qui était son Élysée,
n'oublions pas les circonstances particulières où il était placé, et la
nature toute spéciale qu'il avait sous les yeux. La nature égyptienne
est bien
plus simple que la nôtre ; les phénomènes en sont bien moins nombreux,
mais peut-être plus frappants : point de froid, point de pluie, point de
nos montagnes neigeuses et de nos vallées fertiles ; point de bois et
point de prés verts ; le soleil, un grand fleuve et le désert sans fin,
voilà toute l'Égypte."
extrait de "La littérature de l'ancienne Égypte : Séance donnée à l'Athénée le 14 mars 1871", par Édouard Naville (1844-1926), égyptologue suisse