mercredi 17 octobre 2018

"Ô ville du Caire, je ne vous oublierai jamais" (Jean-Baptiste Huysmans)

Jean-Baptiste Huysmans, "Relaxing in the harem"
"Aucune ville de l'Orient ne peut certes se flatter d'avoir de plus belles mosquées, et surtout de plus beaux monuments que Le Caire. Seulement, il est à regretter qu'à cause des rues étroites où ils se trouvent, on ne puisse mieux juger de leur ensemble. Je crois pouvoir me permettre de dire ici que je ne partage nullement l'avis de certains auteurs qui disent que les monuments, et surtout ceux du moyen-âge, produisent plus d'impression vus dans des espaces resserrés que sur de grandes places. Mais je dirai par contre avec eux que c'est au Caire qu'on apprend surtout à apprécier à sa juste valeur ce que les Arabes ont fait dans leur plus beau temps, et qu'on comprend enfin combien ils méritent de tenir une place importante dans la grande histoire des arts. Il faudrait des mois pour bien connaître tout ce que la capitale de l'Égypte renferme de précieux pour l'artiste, et bien plus pour l'architecte. Chaque détail réclamerait un jour.

Comme la plupart de ses visiteurs, je quitte trop tôt la cité par excellence de l'Orient, et je ne me sépare d'elle qu'avec une véritable émotion. Quel climat ! quels types ! quels monuments que ceux de l'Égypte ! Ô ville du Caire, je ne vous oublierai jamais, et si je devais vivre ailleurs que dans ma patrie, c'est chez vous que j'essaierais de m'en consoler ; mais n'y pensons plus il faut partir ! Demain le chemin de fer m'entraînera loin de vous, et me permettra tout au plus de saluer une dernière fois vos immortelles pyramides. Je ne verrai plus vos pittoresques femmes fellahs, avec leurs pantalons rouges, leurs tuniques et leurs voiles bleus, porter sur la tête avec grâce et majesté, leurs vases aux formes antiques. Je ne verrai plus dans vos rues les voluptueuses dames égyptiennes, étaler leurs robes de soie aux couleurs éclatantes, aux reflets d'or ou d'argent, et voilées de leurs mantes en soie noire, gracieusement assises sur des mules conduites par leurs says. Je ne pourrai plus donner ma faible aumône aux trop nombreux aveugles victimes de l'air de la nuit dans vos campagnes, où l'on couche sur les terrasses, et pourtant, je ne vous dis pas adieu. Je pars avec le doux espoir de revenir un jour. Au revoir !"


extrait de Voyage en Italie et en Orient : 1856-1857, par Jean-Baptiste Huysmans (1826-1906), peintre orientaliste belge

Le Caire est "la seule ville orientale où l'on puisse retrouver les couches bien distinctes de plusieurs âges historiques" (Gérard de Nerval)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)
"Je ne regrettais pas de m'être fixé pour quelque temps au Caire et de m'être fait sous tous les rapports un citoyen de cette ville, ce qui est le seul moyen sans nul doute de la comprendre et de l'aimer ; les voyageurs ne se donnent pas le temps, d'ordinaire, d'en saisir la vie intime et d'en pénétrer les beautés pittoresques, les contrastes, les souvenirs. C'est pourtant la seule ville orientale où l'on puisse retrouver les couches bien distinctes de plusieurs âges historiques. Ni Bagdad, ni Damas, ni Constantinople n'ont gardé de tels sujets d'études et de réflexions. Dans les deux premières, l'étranger ne rencontre que des constructions fragiles de briques et de terre sèche ; les intérieurs offrent seuls une décoration splendide, mais qui ne fut jamais établie dans des conditions d'art sérieux et de durée ; Constantinople, avec ses maisons de bois peintes, se renouvelle tous les vingt ans et ne conserve que la physionomie assez uniforme de ses dômes bleuâtres et de ses minarets blancs. Le Caire doit à ses inépuisables carrières du Mokatam, ainsi qu'à la sérénité constante de son climat, l'existence de monuments innombrables ; l'époque des califes, celle des soudans et celle des sultans mamelouks se rapportent naturellement à des systèmes variés d'architecture dont l'Espagne et la Sicile ne possèdent qu'en partie les contre-épreuves ou les modèles. Les merveilles moresques de Grenade et de Cordoue se retracent à chaque pas au souvenir, dans les rues du Caire, par une porte de mosquée, une fenêtre, un minaret, une arabesque, dont la coupe ou le style précise la date éloignée. Les mosquées, à elles seules, raconteraient l'histoire entière de l'Égypte musulmane, car chaque prince en a fait bâtir au moins une, voulant transmettre à jamais le souvenir de son époque et de sa gloire ; c'est Amrou, c'est Hakem, c'est Touloun, Saladin, Bibars ou Barkouk, dont les noms se conservent ainsi dans la mémoire de ce peuple ; cependant les plus anciens de ces monuments n'offrent plus que des murs croulants et des enceintes dévastées. 
La mosquée d'Amrou, construite la première après la conquête de l'Égypte, occupe un emplacement aujourd'hui désert entre la ville nouvelle et la ville vieille. Rien ne défend plus contre la profanation ce lieu si révéré jadis. J'ai parcouru la forêt de colonnes qui soutient encore la voûte antique ; j'ai pu monter dans la chaire sculptée de l'imam, élevée l'an 94 de l'hégire, et dont on disait qu'il n'y en avait pas une plus belle ni une plus noble après celle du prophète ; j'ai parcouru les galeries et reconnu, au centre de la cour, la place où se trouvait dressée la tente du lieutenant d'Omar, alors qu'il eut l'idée de fonder le vieux Caire. Une colombe avait fait son nid au-dessus du pavillon ; Amrou, vainqueur de l'Égypte grecque, et qui venait de saccager Alexandrie, ne voulut pas qu'on dérangeât le pauvre oiseau ; cette place lui parut consacrée par la volonté du ciel, et il fit construire d'abord une mosquée autour de sa tente, puis autour de la mosquée une ville qui prit le nom de Fostat, c'est-à-dire la tente. Aujourd'hui, cet emplacement n'est plus même contenu dans la ville, et se trouve de nouveau, comme les chroniques le peignaient autrefois, au milieu des vignes, des jardinages et des palmeraies. 
J'ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une autre extrémité du Caire et dans l'enceinte des murs, près de Bab-el-Nasr, la mosquée du calife Hakem, fondée trois siècles plus tard, mais qui se rattache au souvenir de l'un des héros les plus étranges du moyen âge musulman. Hakem, que nos vieux orientalistes appellent le Chacamberille, ne se contenta pas d'être le troisième des califes africains, l'héritier par la conquête des trésors d'Haroun-al-Raschid, le maître absolu de l'Égypte et de la Syrie, le vertige des grandeurs et des richesses en fit une sorte de Néron ou plutôt d'Héliogabale. Comme le premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de caprice ; comme le second, il se proclama dieu et traça les règles d'une religion qui fut adoptée par une partie de son peuple et qui est devenue celle des Druses. Hakem est le dernier révélateur, ou, si l'on veut, le dernier dieu qui se soit produit au monde et qui conserve encore des fidèles plus ou moins nombreux. 
Les chanteurs et les narrateurs des cafés du Caire racontent sur lui mille aventures, et l'on m'a montré sur une des cimes du Mokatam, l'observatoire où il allait consulter les astres, car ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du moins comme un puissant magicien. Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d'Amrou. Les murs extérieurs et deux des tours ou minarets situés aux angles offrent seuls des formes d'architecture qu'on peut reconnaître ; c'est de l'époque qui correspond aux plus anciens monuments d'Espagne. Aujourd'hui, l'enceinte de la mosquée, toute poudreuse et semée de débris, est occupée par des cordiers qui tordent leur chanvre dans ce vaste espace, et dont le rouet monotone a succédé au bourdonnement des prières. Mais l'édifice du fidèle Amrou est-il moins abandonné que celui de Hakem l'hérétique, abhorré des vrais musulmans ? 
La vieille Égypte, oublieuse autant que crédule, a enseveli sous sa poussière bien d'autres prophètes et bien d'autres dieux. Aussi l'étranger n'a-t-il à redouter dans ce pays ni le fanatisme de religion, ni l'intolérance de race des autres parties de l'Orient ; la conquête arabe n'a jamais pu transformer à ce point le caractère des habitants : n'est-ce pas toujours, d'ailleurs, la terre antique et maternelle où notre Europe, à travers le monde grec et romain, sent remonter ses origines ? Religion, morale, industrie, tout partait de ce centre à la fois mystérieux et accessible, où les génies des premiers temps ont puisé pour nous la sagesse. Ils pénétraient avec terreur dans ces sanctuaires étranges où s'élaborait l'avenir des hommes, et ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines, pour révéler à leurs peuples des traditions antérieures au déluge et remontant aux premiers jours du monde. Ainsi Orphée, ainsi Moïse, ainsi ce législateur moins connu de nous, que les Indiens appellent Rama, emportaient un même fonds d'enseignement et de croyances, qui devait se modifier selon les lieux et les races, mais qui partout constituait des civilisations durables. 
Ce qui fait le caractère de l'antiquité égyptienne, c'est justement cette pensée d'universalité et même de prosélytisme que Rome n'a imitée depuis que dans l'intérêt de sa puissance et de sa gloire. Un peuple qui fondait des monuments indestructibles pour y graver tous les procédés des arts et de l'industrie, et qui parlait à la postérité dans une langue que la postérité commence à comprendre, mérite certainement la reconnaissance de tous les hommes."


extrait de Voyage en Orient, Volume 1, par Gérard de Nerval (1
808-1855), écrivain et poète français

"(Le) sentiment de l'immortalité, voilà ce qui domine dans les monuments égyptiens" (Édouard Naville)

photo : MC
"Laissant de côté tout ce qui n'a pas une valeur littéraire proprement dite, j'ai hâte d'en venir à ce qui est à mes yeux la partie la plus intéressante de la littérature égyptienne : ce sont les écrits funéraires, c'est-à-dire cet ensemble presque innombrable de stèles, de papyrus, de statuettes, d'inscriptions de toute espèce qui se rattachent à la mort et à la vie dans l'autre monde. Il y a là tout un champ à peine exploré, et où, à travers tous les détours d'une imagination orientale, d'un mysticisme qui alla toujours en se développant, on retrouve encore une morale d'une grande élévation et des croyances religieuses dignes d'admiration. J'ai parlé déjà de ce besoin de connaître le passé, de le fixer dans ses annales, qui caractérisait l'esprit de l'Égyptien; il se rattachait au sentiment de l'immortalité de l'âme et de la vie qui l'attendait dans l'autre monde. Le besoin de durer, de persister et d'assurer son existence au delà de cette vie, voilà ce qui tourmentait sans cesse l'âme de l'Égyptien. Car ils pensaient beaucoup, ces hommes dont l'apparence semble indiquer un calme absolu et une tranquillité que rien n'eût pu troubler. Ils avaient l'esprit inquiet, agité par ces spectres fantastiques dont ils peuplaient leur enfer. Ils tremblaient devant l'obscurité de la nuit, ou, comme ils l'appelaient, devant les ennemis prêts à les détruire. À tout prix il fallait garder son corps de la destruction, il fallait l'embaumer, le cacher dans un sépulcre où la postérité viendrait lui rendre un culte ; il fallait au besoin le déposer dans des profondeurs où l'on ne pourrait atteindre, ou même l'enfermer dans une pyramide dont les blocs énormes cachaient simplement un sarcophage. 
Et voilà, Messieurs, l'origine de ces édifices gigantesques sur la destination desquels on a tant discuté. La pyramide n'est qu'un tombeau destiné à protéger une momie contre les profanateurs, ou contre la main plus terrible du temps. Hérodote rapporte que la mémoire de Chéops et Chefren, les constructeurs des deux grandes pyramides, était en horreur aux Égyptiens ; on les maudissait comme des despotes et des oppresseurs. Je le crois sans peine, et c'est peut-être le sentiment qu'ils avaient été odieux à leurs sujets qui les poussa à entourer leur cadavre d'une aussi impénétrable défense. 
Dans une construction comme la grande pyramide, il me semble reconnaître non seulement le besoin de conservation inhérent à tout Égyptien, mais la crainte du roi qu'un peuple irrité ne vînt faire expier à son cadavre les crimes de sa vie, et l'anéantir ainsi pour jamais.
Ce sentiment de l'immortalité, voilà ce qui domine dans les monuments égyptiens ; je dirai même que cela vous poursuit. Il en résultait toute une série d'idées morales qui avaient une influence directe sur la vie et la conduite de chacun. Car il suppose la liberté de l'homme, le droit de choisir entre le bien et le mal. Suivant la voie qu'on avait suivie, cette vie à venir devait être heureuse ou ne pas l'être ; le mal devait y être puni ; le criminel ne s'en irait pas avec les bienheureux cultiver les champs de l'Aour ; il faudrait subir un jugement, paraître devant Osiris siégeant dans une salle à colonnes, assisté de 42 jurés ; il faudrait rendre compte de sa vie passée et se justifier des péchés capitaux. Il faudrait voir peser son cœur dans une balance dont l'autre plateau contient la déesse de la justice ; il faudrait entendre l'accusateur, le jugement du dieu et voir le scribe divin enregistrer l'arrêt. Si la justification n'était pas suffisante, si la balance n'était pas vide de crimes, il faudrait peut-être retourner sur la terre sous la forme d'un animal impur que des singes armés de baguettes chassent devant eux. 
Toutes ces pensées faisaient peur, et cette crainte des terribles conséquences de la responsabilité humaine se retrouve dans tous les tombeaux. Et quand nous considérons l'idéal de l'Égyptien pour cette vie future, et ce qui était son Élysée, n'oublions pas les circonstances particulières où il était placé, et la nature toute spéciale qu'il avait sous les yeux. La nature égyptienne est bien plus simple que la nôtre ; les phénomènes en sont bien moins nombreux, mais peut-être plus frappants : point de froid, point de pluie, point de nos montagnes neigeuses et de nos vallées fertiles ; point de bois et point de prés verts ; le soleil, un grand fleuve et le désert sans fin, voilà toute l'Égypte."


extrait de "La littérature de l'ancienne Égypte : Séance donnée à l'Athénée le 14 mars 1871", par Édouard Naville (1844-1926), égyptologue suisse

"Comment s'étonner que le soleil marque d'un radieux sceau tant de monuments égyptiens ?" (Alexandre Moret)

photo theluxurytravelexpert.files.wordpress.com (via Pinterest)
"Au soleil, les Égyptiens devaient leur climat propice qui favorise l’homme et la plante ; la lumière saine et pure, qui tue les miasmes, prolonge la vie, tient les cœurs en joie ; la chaleur, qui simplifie les conditions d’existence, active la germination et, lorsqu'elle n’est pas accablante, suscite partout l’activité.
Comment, dès lors, s'étonner que le soleil marque d'un radieux sceau tant de monuments égyptiens ? Le Nil crée la terre noire ; le soleil l’éclaire, la réchauffe, la féconde, la protège enfin en "dissipant la tempête, en chassant la pluie, en dispersant les nuages". Aussi, le soleil physique, l'astre du jour apparut-il toujours aux Égyptiens comme le roi du monde, dispensateur d’une lumière à la fois redoutable et bienfaisante, mais dont tout être, même le plus humble, a équitablement sa part ; forme visible et splendide d’une puissance supérieure à la terre, qui régit notre vie matérielle et morale, gouverne l'univers avec régularité, ordre et justice. La gratitude qui s'élève dans l’âme de tout Égyptien à la vue de son bienfaiteur s’est exprimée avec un bonheur singulier dans la littérature égyptienne, en particulier dans les hymnes au disque solaire, dieu Aton, composés par Aménophis IV-Ikhounaton.
Voici l’un de ces poèmes, qui, rédigé et gravé à la fin de la XVIIIe dynastie, vers 1370, nous a conservé l'accent, les images, la poésie de chants populaires qui remontent certainement beaucoup plus haut dans le passé :


"Tu te lèves bellement, Ô Aton vivant, seigneur de l'éternité ! Tu es rayonnant, tu es beau, tu es fort ! Grand et large est ton amour : tes rayons brillent pour les yeux de toutes tes créatures ; ta figure s’illumine pour faire vivre les cœurs.
Tu as rempli les Deux-Terres de tes amours, Ô beau seigneur qui s'est bâti lui-même, qui crée toute terre et engendre ce qui existe sur celle-ci, les hommes, tous les animaux, tous les arbres qui croissent sur le sol.
Ils vivent quand tu te lèves pour eux, car tu es une mère et un père pour tes créatures. Leurs yeux, quand tu te lèves, regardent vers toi. Les rayons illuminent la terre entière ; tout cœur s’exalte de te voir, quand tu apparais comme leur Seigneur. (Mais), quand tu te reposes dans l'horizon occidental du ciel, ils se couchent, tels que des morts ; leurs têtes sont couvertes, leurs narines bouchées, jusqu’à ce que se (renouvelle) ton resplendissement, au matin, dans l’horizon oriental du ciel.
Alors, leurs bras adorent ton Ka, tu vivifies les cœurs par tes beautés, et l'on vit ! Quand tu donnes tes rayons, toute la terre est en fête ! on chante, on fait de la musique, on crie d’allégresse dans la cour du château de l'Obélisque, ton temple dans Ikhoutaton, la grande place où tu te complais, où te sont offerts vivres et aliments...
C’est toi Aton (le disque solaire), tu vis éternellement... Tu as créé le Ciel lointain pour te lever en lui et voir (d’en haut) tout ce que tu as créé. Tu es (là-haut) tout seul, et (cependant) des millions (d'êtres) vivent par toi, et reçoivent (de toi) des souffles de vie pour leurs narines. À voir tes rayons, toutes les fleurs vivent, elles qui poussent sur le sol et prospèrent par ton apparition ; elles s’enivrent de ta face. Tous les animaux sautent sur leurs pieds ; les oiseaux, qui étaient dans leurs nids, volent joyeusement ; leurs ailes, qui étaient repliées, s'ouvrent pour adorer Aton vivant...
"


Un autre hymme, du même roi, ajoute ceci : 

"Tu crées le Nil dans le monde inférieur, et tu l’amènes (sur terre), où tu veux, pour nourrir les hommes (d'Égypte) ; toi, le Seigneur de la terre."

Ainsi, le Nil lui-même, le créateur de la terre noire, est l’œuvre du Soleil, auteur suprême de l'Univers, qui donne la vie à tout être, à toute chose. Le Nil exige des Égyptiens qu'ils coordonnent leurs efforts : le Soleil leur révèle qu’un pouvoir unique régit le monde."


extrait de Le Nil et la civilisation égyptienne, par Alexandre Moret (1868-1938), égyptologue français, titulaire de la chaire d'égyptologie au Collège de France à partir de 1923, président de la Société française d'égyptologie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et directeur honoraire du musée Guimet.

mardi 16 octobre 2018

"Les Pyramides ont produit sur moi, selon la distance d'où je les contemplais, trois impressions différentes" (Xavier Marmier)

photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890)
"Après une marche d'environ quatre heures, après de longs circuits nécessités par les derniers points de stagnation du fleuve, nous arrivâmes au pied de la colline de sable où s'élèvent les Pyramides. Une vingtaine de Bédouins, les pieds nus, la poitrine nue, accoururent autour de nous pour nous offrir leurs services. Depuis que l'Égypte est devenue si accessible aux étrangers, et que des bateaux à vapeur y convergent de tous les points de l'Europe, il s'est formé autour des Pyramides une industrie toute nouvelle qui s'alimente par la curiosité des voyageurs. Les Arabes qui habitent un village voisin font métier de vendre à tout venant des statuettes en pierre, des scarabées et autres simulacres d'antiquité, la plupart façonnés de leurs propres mains et enfouis quelque temps dans le sol pour leur donner un air plus respectable. Ils en ont des sacoches toutes pleines, et ils jurent leurs grands dieux que tous ces objets sont de la plus parfaite authenticité, qu'ils les ont déterrés eux-mêmes avec une peine extrême dans les cavités des sépulcres, dans les grottes de Sakkarah. (...)
Tout ce trafic de statuettes et toutes ces promenades sur la cime et sous les voûtes sépulcrales sont une grande profanation, je l'avoue, pour l'orgueilleux édifice de Chéops. Que dirait ce tyran de l'Égypte, bon Dieu ! s'il pouvait voir livrée à un tel sacrilège l'œuvre à laquelle il avait sacrifié tant d'années, hélas ! et la vie de tant de milliers d'hommes ? Mais il y a longtemps que la précieuse poussière de Chéops a été dispersée par les vents comme toute poussière humaine, et les petits bénéfices que les Égyptiens retirent aujourd'hui des monuments élevés à tant de frais par lui et par ses imitateurs, sont comme la tardive moisson des sueurs et du sang dont ce pauvre peuple esclave les a jadis arrosés.
Les Pyramides ont produit sur moi, selon la distance d'où je les contemplais, trois impressions différentes. Dans un certain éloignement, au Caire, par exemple, leurs cimes majestueuses, noyées dans les rayons d'or et d'azur du ciel, ont un merveilleux aspect. On ne peut croire que ce soient des édifices humains qui s'élèvent ainsi à l'horizon, on les prendrait plutôt pour des montagnes. À mesure qu'on s'en rapproche, il semble qu'elles se rapetissent, soit par un effet d'optique, soit à cause des collines qui les entourent. Mais lorsqu'on arrive à leur base, elles surprennent plus que jamais le regard et la pensée, et l'on ne peut, sans une sorte de stupéfaction, mesurer de l'œil ces énormes blocs de pierre rangés symétriquement sur un si vaste espace, étagés l'un sur l'autre plus haut que la sommité aérienne de la flèche de Strasbourg, et une fois plus haut que la balustrade du Louvre.
C'est devant celle de Chéops que nous nous sommes d'abord naturellement arrêtés, et je ne puis rendre l'étonnement qu'elle nous causait. Quelle entreprise de géants ! Quelle construction merveilleuse ! Mais aussi quel travail ! Deux années seulement (*) pour bâtir la chaussée destinée au transport des pierres, vingt années ensuite pour édifier la pyramide, cent mille hommes à l'ouvrage, le tout pour préserver un misérable cadavre du contact des vivants et de la morsure des vers ! M. de Chateaubriand a écrit une des belles pages de son Itinéraire pour démontrer que celui qui avait eu la pensée d'ériger un pareil monument était un esprit magnanime. Que le ciel préserve les nations d'une telle magnanimité !
Je n'essaierai point de donner une nouvelle description des Pyramides. Je ne suis ni savant, ni archéologue, et les savants et les archéologues ont assez disserté sur ce sujet. Hérodote a expliqué le moyen probable dont on s'était servi pour élever l'une sur l'autre ces masses de pierre de deux à trois pieds d'épaisseur et de six à sept pieds de longueur, et pour leur donner ensuite à l'extérieur une surface lisse de façon à les rendre inaccessibles. (...)
Quelle autre œuvre d'une utilité immense pour le pays Chéops n'eût-il pas pu faire avec les hommes, l'argent, les matériaux employés à celle-ci ! Mais il ne songeait qu'à se créer, après sa mort, une demeure sans pareille, à illustrer son nom par un édifice unique au monde..."


(*) Bien que l'auteur se réfère ici à Hérodote, il a évidemment confondu "deux" et "dix". 

extrait de Du Rhin au Nil : souvenirs de voyage, Volume 3, par Xavier Marmier (1808-1892), h
omme de lettres, voyageur et traducteur des littératures européennes

Les Égyptiens "cultivaient l'art, ils avaient souci du beau et ils poussaient très loin le soin de l'exécution, mais l’art n’était pas leur seul but" (Eugène Lesbazeilles)

statue de Ramsès II
"Les temples, les palais, les tombeaux gigantesques, n'ont pas suffi aux Égyptiens ; leur génie, épris du grand, n'était pas satisfait ; ils ont osé employer, dans la représentation de l'homme lui-même, des dimensions surhumaines ; ils ont créé la statuaire colossale. L'Égypte était couverte de statues hautes de trente, de cinquante, de soixante pieds. La Rome impériale puisa longtemps dans cette foule de géants de granit pour décorer ses places publiques ; l'Europe y a puisé et y puise pour enrichir ses musées, et le sol égyptien est toujours jonché de débris de colosses.
Il est impossible de se trouver en présence de quelqu'une de ces grandes statues et d’y rester quelque temps sans être pénétré d'une profonde émotion et sans reconnaître bientôt que cette émotion n’est pas due uniquement à la masse énorme qui vous domine et vous écrase : il y a là autre chose qu'une reproduction démesurée de la forme humaine. 
On ne peut nier que les auteurs de ces prodigieuses images, guidés sans doute par leur instinct plutôt que par la réflexion, n'aient du premier coup compris les conditions de l'art spécial qu'ils inventaient. Pour exprimer la grandeur, ils n'ont pas compté uniquement sur l'ampleur des dimensions, sur le volume de la matière ; ils ont trouvé le style qui pouvait le mieux servir leurs intentions et que le goût devait plus tard adopter : ils ont recherché, avec un parti pris qui peut paraître poussé à l'extrême, la simplicité des lignes, l'étendue des surfaces. Ils n’ont pas copié textuellement la nature, ils l'ont interprétée, ils l'ont modifiée en vue de l'effet qu'ils voulaient produire. Les détails qu'ils jugeaient inutiles ou nuisibles, ils les ont supprimés sans ménagement. Ils ont sacrifié les parties à l'ensemble, la variété à l'unité ; ils ont craint de diminuer l'impression en la divisant. L'attitude la plus simple, la plus calme, la plus éloignée du mouvement et de l'action, est celle qu'ils ont donnée à leurs colosses. Ceux-ci sont le plus souvent assis, le buste droit, les jambes rapprochées, les bras collés au corps, les mains posées et allongées sur les genoux. Les os, les muscles, les veines n'apparaissent nulle part, ils ne troublent par aucune saillie, par aucune ombre, la surface unie et claire des membres, dont la forme générale a seule été respectée. Les traits du visage largement accentués, d'une régularité et d’une pureté irréprochables, n'expriment autre chose qu'une placidité impassible ; les yeux ne regardent pas ; le front sans plis, impénétrable, ne laisse rien percer de la pensée intérieure ; un sourire mystérieux se dessine vaguement sur les lèvres closes. Dans les statues debout, l'une des jambes se porte quelquefois en avant, mais c'est une pose et non un mouvement ; les bras sont pendants le long du corps, ou s'ils s’en détachent, c'est pour montrer un attribut symbolique, une croix à anse, une fleur de lotus ; parfois, particulièrement dans les statues de femmes, le bras gauche est chastement replié sur la poitrine, comme pour garder le secret du cœur. Ce style sobre, large et sévère, contribue si bien à l'expression de la grandeur, que même aux statues de dimensions médiocres il prête l'apparence colossale.
Il était inévitable que la recherche constante du même genre d'effet eût pour résultat la monotonie. Tous les colosses égyptiens se ressemblent ; si l’on n'était renseigné d'ailleurs , par des inscriptions, par des légendes, sur les personnages qu'ils représentent, on pourrait croire qu'ils reproduisent tous la même image ; un modèle unique, un type convenu, immuable en dépit de la variété des lieux et de la succession des siècles, paraît s'être imposé à leurs auteurs. Cette uniformité n'était pas, aux yeux des Égyptiens, un inconvénient. Ils cultivaient l'art, ils avaient souci du beau et ils poussaient très loin le soin de l'exécution, mais l’art n’était pas leur seul but. Une pensée supérieure, une conviction religieuse les dominait. La nature de leurs monuments, le témoignage de l'histoire et plusieurs de leurs écrits, qu'on a pu déchiffrer, en font foi. "

extrait de Les colosses anciens et modernes, par Eugène Lesbazeilles (1826-1904), homme de lettres, directeur adjoint de la bibliothèque municipale de Versailles

lundi 15 octobre 2018

Comment l'on voyageait en dahabieh au XIXe siècle, par Ludovic Lepic

photo de Zangaki

"La dahabieh est un bateau de grandeur variable, qui se loue au Caire pour remonter le Nil. À l'avant se tient l'équipage qui couche à la belle étoile, l'autre partie du pont est garnie d'une sorte de maison qui s'élève comme un château d’arrière dans nos anciennes frégates du temps de Louis XIV et dans laquelle se trouvent des chambres, salons, salle à manger, bains, etc… Tout cela n'est pas énorme, sauf le salon, mais on y est suffisamment à l'aise. 
L'équipage se compose de sept jusqu'à vingt-cinq matelots, Berberins ou Nubiens pour la plupart. Un reïss les commande ; un pilote est engagé pour tout le voyage. Parmi les matelots s'en trouve un, plus payé que les autres et qui travaille moins. C'est une sorte de ménestrel, poète et chanteur, qui improvise et récite ou chante le soir après le coucher du soleil ou pendant que l'on rame. Si le concert a lieu le soir sur le pont, les matelots sont assis en rond près de lui, l'accompagnant d'un léger tapotement des mains et d’un tambour : ils marquent leur satisfaction en poussant des ah ! sonores et prolongés, dont l'intensité indique à l'improvisateur son plus ou moins de succès. Cette musique est nasillarde et toujours mineure ; le sujet c'est éternellement l'amour et histoires à l'avenant. Pendant de longs mois passés à bord, j'ai tous les jours entendu des plaintes à une certaine Bahadeh, que notre ménestrel semblait affectionner mais qui à la longue m'agaçait fort.
Le pilote en général est taciturne : il ne quitte pas sa barre, vit sur la terrasse qui surmonte les chambres et que recouvre une grande voile en forme de tente, quand le vent le permet. On lui sert à boire et à manger, sans qu'il bouge, et sa journée se passe à contempler son Nil, ou à commander la manœuvre de la voile. Cette vie contemplative et silencieuse lui fait à bord une existence à part. Le mien causait toute la journée avec le fleuve. "Eh bien, lui disait-il, te voilà de ce côté à présent : quelle est ton idée ? tu veux nous engraver, mais tu ne réussiras pas ; tu sais bien que tu dois couler de l'autre côté : attends quelque temps encore et tu seras bien forcé de grandir et de nous laisser passer où nous voudrons, etc..." Quand venait la nuit, il s’adressait à la lune ou aux étoiles, mais dans ce cas il parlait bien bas et on l'entendait à peine. Quant au reïss, c'est un monsieur qui ne fraye guère avec ses matelots. La cuisine est faite à l'avant, près du mât, dans une petite cabine, et c'est sur le dessus que le reïss se tient accroupi, regardant vers l’étrave et commandant la manœuvre. Au mât sont accrochés un ou plusieurs oignons pour corriger le mauvais œil, ou parfois même une peau d'épervier. Dans ce dernier cas, on retrouve la tradition remontant aux époques pharaoniques, pendant lesquelles l'épervier était considéré comme un porte-bonheur.
Il y a tous les métiers à bord : tailleurs, blanchisseurs, repasseurs, menuisiers, cordonniers, etc. car une fois en route, impossible de rien se procurer. Notre blanchisseur était un Nubien noir comme l'ébène, avec une tête superbe. Quand il repassait, en plein soleil, vêtu d'une robe bien blanche, entouré de ses linges d'une propreté éblouissante, il faisait le plus étrange tableau du monde.
Quant à la vie du bord, elle est assez monotone, et il faut s'occuper, sans quoi, à la longue, l'ennui ne tarderait pas à faire son apparition. Le soir seulement, on respire la fraîcheur du fleuve sur le rouf, qui est toujours garni de bons tapis et de divans confortables ; quand la chaleur le permet, on y passe sa journée en regardant les aspects si pittoresques des rives, et on mange ; mais c'est la nuit surtout, par ces nuits admirables de l'Égypte, que l'on s'y tient et souvent la conversation s'y prolonge fort avant dans la soirée."



extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français