lundi 7 janvier 2019

Quand le matin se lève sur "le grand mur lumineux de la chaîne thébaine", par André Chevrillon

par John Maler Collier (1850-1934)

À Thèbes - Karnak 

"Le matin, vers six heures, quand nous ouvrons nos volets, c'est un paysage si étrange et si beau qu'on ne se croirait pas sur la Terre. Une lumière glacée, une solitude, un silence sacrés. Tout de suite, ce qui étonne, ce qui saisit presque à la façon d'une vision, c'est le grand mur lumineux de la chaîne thébaine, ce haut mur de lumière, cet écran peint de rose, d'un rose vif, cru, sans une ombre, par le soleil levant qui l'éclaire également de face et l'a rapproché d'une façon surprenante. Cela éclate, cela domine tout, effaçant presque le paysage entier. On dirait un morceau de quelque autre monde subitement apparu là, au-dessus du Nil qui traîne, large et lisse, comme une blonde coulée de clarté liquide. Parfois, de hautes voiles blanches, montant en longues ailes d'hirondelle sur le grand décor rose, passent avec une lenteur extrême, presque immobiles. Et sur tout cela, devant nous, au premier plan, un jardin enchanté détache ses fleurs, ses tamarins veloutés, ses palmes, ses hautes palmes fraîches et lustrées de reflets d'or...
Ces heures-là, nous les passons toujours de la même façon, sur la berge déserte qui n'est que poudre sèche avec des traînées d'herbe pauvre. D'abord, pendant que tout est encore d'une pureté si virginale, nous allons paisiblement nous asseoir sur une terrasse blanche au bord du fleuve, derrière le petit mur de chaux qui ferme le jardin, et nous restons là, les yeux demi-clos, les paupières traversées par la jeune gloire du jour, laissant simplement le silence et la paix des choses descendre peu à peu jusqu'au fond de notre être. Une fine senteur vient d'une haie de cassies derrière nous, de leurs petites boules d'or, de leur jaune duvet poudreux, et cet arôme nous pénètre aussi, mêlé à la suavité de l'air. (...)
En face, la noble chaîne libyenne qui se relève au-dessus de Thèbes, en terrasse symétrique, large et bien assise, comme pour porter les dieux. L'ardente et proche vision du premier matin s'est apaisée, s'est éloignée. Il reste ces hauteurs d'albâtre nu qui se mirent dans les eaux, y mettant vaguement du blond, de l'or pâle, un peu de rose. Elles s'en vont, les hauteurs d'albâtre, plus vaporeuses, plus irréelles à mesure que le soleil monte ; elles fuient vers le nord avec quelques détours, en s'abaissant, très modérées, bleuissant un peu, procession délicate, tout aérienne et qui flotte avec tant de légèreté que l'on dirait seulement un peu de la lumière éparse dans le grand ciel qui s'est rassemblée là, au-dessus de la fine bande verte, de la région des orges et des palmes où fleurit toujours un peu d'antique vie humaine..."




extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d’Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l’Académie française le 3 juin 1920

"Je me sentais heureux de naviguer sur ce beau fleuve, de parcourir cette merveilleuse contrée que j'avais tant de fois appelée dans mes projets rêveurs" (comte de Marcellus)

A Sketch on the Nile 1869, by Sanford Robinson Gifford (1823-1880)
"Je mis pied à terre pendant que ma kandje passait du canal dans le fleuve. Le soleil venait de se coucher, et jetait encore quelques teintes lilas sur la cime des palmiers. Avec le crépuscule, au chant de bécassines et des courlis cachés dans les joncs, commença ma navigation sur le Nil.
La nuit fut admirablement belle. Je la vis s'écouler presque tout entière sans pouvoir quitter le pont de la barque. Tantôt, la tête renversée, je cherchais dans le ciel ces étoiles qui m'étaient familières, et que, dans mon enfance, je m'exerçais à reconnaître par-dessus le toit de la maison paternelle, en même temps qu'on me faisait apprendre ces vers d'un poète religieux :  

"Le peuple qui du Nil cultivait les rivages,  
Les observa longtemps sous un ciel sans nuages." (Racine) 
Et c'est ce même peuple contemplateur qui donna aux diverses constellations les premiers noms qu'elles portent encore. Tantôt, ramené vers la terre par les bruits presque insensibles des flots que fendait notre proue, ou qu'elle refoulait vers la grève, je jouissais des haleines embaumées de la rive. La brise délicieuse qui avait succédé à la chaleur du jour cessa vers minuit ; on dut replier la voile, et avoir recours aux avirons. Bientôt deux de mes Arabes entonnèrent un chant à trois notes, passant alternativement du majeur au mineur : chant mélancolique et mesuré, qui ramenait en cadence le temps où il fallait peser sur les rames. Je l'ai noté ; il est plus harmonieux, et d'un caractère plus nautique, si j'ose dire ainsi, que la plupart des chansons de nos marins. La voix des rameurs vibrait sur les ondes silencieuses ; mais rien ne les répétait au loin ; car, sur ces bords plats et sablonneux, il n'y a pas d'écho. 
Nous dépassâmes dans la nuit Koumschérif et le port de Damanhour ; nous étions vers l'aube près de Schabor. À l'heure où le soleil se leva, je contemplai avec ravissement le Nil et ses campagnes. Je l'avoue, quelque idée que m'eût donnée de l'Égypte tout ce que j'avais avidement lu des anciens historiens et des voyageurs modernes, ma pensée ne s'élevait pas à la hauteur de la réalité ; et je désespère de pouvoir retracer ces éternels miracles d'une nature unique. Une vallée de cent cinquante lieues, large de quatre à sept jusqu'au Delta ; puis une vaste plaine de trente lieues sur toutes ses faces, arrosée par mille canaux, et s'étendant jusqu'à la mer ; voilà l'Égypte fertile et vivante, partout ailleurs le désert et la mort. Là où le flot du fleuve bienfaisant s'arrête, commence la plus nue stérilité ; dans cette heureuse vallée, fécondée par le Nil, naissent presque sans soins, et croissent éparses les productions de tous les climats. Le blé, le dourah, le maïs, tous les légumes, le coton, le chanvre, la canne à sucre, l'indigo. La population de ces riches campagnes est trop faible sans doute, mais les bras manquent à la récolte, et point à la culture. Tous les fruits de l'Europe mûrissent sous ce beau ciel ; et en outre, la datte, le délicieux kichté, la banane. "Aucune terre, dit Théocrite, ne produit autant que la plaine de l'Égypte, quand le Nil, l'inondant, brise et fait fondre sous ses eaux les glèbes humides." Néanmoins dans cette abondance, une poignée de dourah, quelques dattes que l'Arabe détache à coups de pierres de la cime des palmiers, et l'eau bourbeuse du Nil suffisent à sa sobriété. Je me sentais heureux de naviguer sur ce beau fleuve, de parcourir cette merveilleuse contrée que j'avais tant de fois appelée dans mes projets rêveurs ; mais que rien de ce que j'avais vu jusqu'alors n'aurait pu me faire comprendre telle qu'elle est."



extrait de Souvenirs de l’Orient, tome 2 (1839), par Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac, comte de Marcellus (1795-1861), diplomate.

dimanche 6 janvier 2019

"Les Égyptiens cachaient leur magnificence dans des souterrains" (Auguste de Forbin)

aquarelle de Lindsay, Jane Evelyn Lady (1862 - 1948)
 "J'entre ensuite dans la vallée sacrée : je vais interroger ces innombrables catacombes ; je descends dans les sépulcres des rois. Des peintures brillantes me disent les usages et le culte de ce peuple ingénieux, me montrent les triomphes de ces princes dont tous les sarcophages sont vides. Ainsi tout me rappelait à l'idée de la brièveté de la vie ; tout disait autour de moi que l'homme n'est quelque chose que par son âme : roi par la pensée, frêle atome par son enveloppe, l'espoir seul d'une autre vie peut le rendre vainqueur dans cette lutte continuelle entre les misères de son existence et le sentiment de son origine céleste. 
Je pénétrais dans les entrailles de la terre, dans des palais souterrains, distribués, divisés avec art, soutenus par des piliers, recouverts de stuc et de peintures d'un fini admirable. Ces hiéroglyphes, ces figures, sont sans doute l'histoire des connaissances humaines : les prêtres de l'Égypte ne les confièrent aux abîmes que pour les soustraire au bouleversement du globe. Des salles se succédaient, et la dernière contenait un sarcophage d'albâtre, aujourd'hui veuf des restes qu'on y renferma. Il est gravé, couvert de caractères symboliques, et d'une étonnante conservation. Dans ces lieux de ténèbres, je me croyais sous la puissance d'Aladin, sous un charme magique : il semblait que je fusse guidé par la lumière de la lampe merveilleuse, et au moment d'être initié à quelque grand mystère. Le Bédouin qui nous suivait, expliquait facilement ces travaux surnaturels. Après le déluge, disait-il, les montagnes étaient plus tendres, les hommes plus puissants, les pierres plus légères : voilà comment furent creusés ces puits de la mort, comment furent élevées ces grandes mosquées qui couvrent notre désert. Le génie des anciens Égyptiens était spécialement consacré aux tombeaux, tandis que le génie des Grecs sacrifiait aux grâces, à la valeur, à la beauté. Les Égyptiens cachaient leur magnificence dans des souterrains : le granit, le sombre basalte, étaient les matériaux qu'ils employaient le plus habituellement. Les Grecs, au contraire, construisaient des temples de marbre blanc sur des promontoires élevés ou dans les sites les plus riants. (...)
Près de là, dans la plaine, sont deux colosses places à côté l'un de l'autre, tous deux assis, le visage tourné vers l'orient. Je considérais avec une sorte d'épouvante ces montagnes taillées par la main de l'homme, qui leur imprima son image. L'aurore trouve à présent silencieuse cette statue qui la saluait jadis par des sons harmonieux. Des inscriptions dans toutes les langues rappellent la surprise et la vénération des voyageurs frappés de ce prodige." 

extrait de Voyage dans le Levant, par Louis Nicolas Philippe Auguste de Forbin (1777-1841), peintre, écrivain archéologue, successeur de Vivant Denon en 1816 comme directeur général du musée du Louvre.

mercredi 2 janvier 2019

Les soirs du Caire, par Enrique Gómez Carrillo

Ivan Aivazovsky (1817-1900), "A night in Cairo"
"Ah ! les soirs du Caire, après les excursions obligatoires et les éternelles visites aux musées ! Nous allons distraits, fatigués, la tête pleine d'images mortes, cherchant seulement la brise qui rafraîchit, la solitude qui calme, le silence qui repose...
Au couchant, la lumière commence à pâlir. Une suave clarté voilée enveloppe la cité en de blêmes mousselines de mystère. Les femmes passent lentes et dans leurs chevilles les anneaux d'argent brillent à peine. Des hauts minarets s'égrènent en 
trilles mélancoliques les dernières oraisons des hérauts d'Allah. L'air tiède a pour nos tempes des caresses légères et l'espace autour de nous s'emplit de vagues rumeurs, d'énigmatiques palpitations, d'harmonies presque imperceptibles. Sans nous rendre bien exactement compte de ce que nous faisons, nous allons nous enfonçant peu à peu dans le coeur de la ville. Et tout à coup, comme par un sort magique, ce qui n'était, quelques heures avant, en plein jour, que des rues sales, se convertit en corridors d'alcazars, en couloirs de palais enchanté. Qui nous a transporté jusqu'ici,  ou pour mieux dire, qui a opéré ce changement de décor ?... À la lueur du crépuscule, les moucharabiés des fenêtres basses apparaissent comme d'obscures dentelles, les colonnades des porches s'allongent sveltes sous les énormes saillants des miradors, les tentures des boutiques se teignent de nuances jamais vues. Le soleil d'Orient est un  détestable éclaireur de détails. En sa violence incendiaire il enveloppe tout dans une flamme blanche, il fond tout dans un creuset monochrome. (...) Dans la demi-lueur diaphane, ce qu'il y a de faux dans les architectures orientales disparaît. (...)
Dans les voiles roses du soir, le campement se change en métropole de rêve. Chacune de ses maisonnettes, construites en quelques jours avec des planches et des briques crues, devient un palais de caprice. Dans la monotonie des lignes droites, une immense variété de détails anime l'ensemble.
Quelques constructions paraissent des défis lancés à toutes les lois de l'architecture. Sur des murs légers s'avancent vers la rue des masses énormes de maçonnerie qui semblent sur le point de s'effondrer et qui sont là, cependant, depuis des siècles. Dans certaines terrasses, les plus étranges tours crénelées élèvent leurs quatre murs. À côté de très grandes fenêtres, on voit de toutes petites portes par lesquelles un homme peut à peine entrer. Et tout cela, qui, à la lumière de midi, choque par son aspect sordide, le soir est délicieux. Dans le crépuscule, l'âme de la ville arabe s'ouvre comme une sensitive. (...) Et sous les portes des petites boutiques ou aux terrasses des cafés, sur les bancs des coins, aux bords des fontaines, les 
Cairotes, accroupis, bavardent, fument, méditent.
Toute la vie de la cité sort dans la rue avec ses oripeaux voyants. Drapés dans leurs amples manteaux, les vieux cheiks religieux aux turbans verts s'immobilisent en d'humbles attitudes. Ceux-ci ne fument ni ne parlent, ni ne voient ce qui palpite autour d'eux. Les yeux mi-clos, ils rêvent leurs rêves éternels, jouissant de leur quiétude, de leur inaction, de leur amour d'Allah tout miséricordieux. Près d'eux les mendiants s'accroupissent contre les murs et psalmodient sans tristesse la mélopée quémandeuse dans laquelle le nom du Prophète s'unit à tous les maux imaginaires. Au centre des groupes qui remplissent les terrasses des cafés, le conteur de contes récite son éternelle histoire de vizirs énamourés de filles de jardiniers, de misérables qui découvrent des trésors dans les cavernes, de voyageurs qui se perdent dans le désert et arrivent aux terres fabuleuses des mages de Chaldée. Aux abords des boutiques, les trafiquants combinent des opérations fantastiques, calculant ce qui doit arriver par les prochaines caravanes de Bagdad ou de Bassorah. Les grandes spirales de fumée qui montent des narghilés, nimbent les têtes brunes. 
D'étranges musiques de darboukas lointaines et d'invisibles guzlas flattent l'ouïe. Au travers des jalousies commencent à briller les lumières des harems. Les brises du Nil font palpiter lentement, très lentement, les étendards prophétiques des chapelles miraculeuses. Le murmure des eaux qui tombent dans les saintes scbils des ablutions, chantonne à voix basse sa chanson en l'honneur d'Allah dont la miséricorde calme la soif du corps et procure la paix de l'âme.
Une sensation délicieuse de béatitude, de joie familière, de tranquillité d'esprit, remplit l'air. Les cris des vendeurs ambulants et les bousculades des conducteurs de bêtes se sont apaisés. Les femmes mêmes qui reviennent à leurs demeures enveloppées dans leurs obscurs linceuls hermétiques, paraissent moins craintives de laisser surprendre par l'homme qui les rencontre l'énigme de leurs pupilles. Et en voyant de toute part la même animation paresseuse, la même ardeur grave, le même calme riant, on se rend compte enfin que le vieux Caire, de Abd-el-Melek et de Nour-ed-Din, n'est pas encore prêt de périr entraîné par l'avalanche étrangère, et que l'orgueilleux Ezbekiyé, avec ses maisons de pierre, ses magasins énormes, n'est en réalité qu'une façade européenne mise sans art devant le sanctuaire impassible de la race."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

jeudi 20 décembre 2018

"Si vous avez une occasion de monter à dromadaire, ne la laissez pas échapper" (Henri Paul Charles Baillière)

tableau du peintre orientaliste américain Edwin Lord Weeks (1849-1903)

"Le chameau-dromadaire, ou tout simplement le dromadaire (...) est un animal de la même espèce que le chameau commun (...). Ce qui les distingue, ce n'est pas comme on l'a dit le nombre des bosses, c'est l'allure. L'un est le cheval de course, l'autre est le cheval de trait.
L'un est léger, presque agile, fort doux au pas et au trot, plus estimé encore à l'amble ; c'est une erreur que de parler du galop du dromadaire, pour exprimer sa vitesse ; il peut galoper, c'est vrai, mais il ne saurait soutenir cette allure. L'autre est épais, destiné à porter de lourds fardeaux et à ne marcher qu'au pas.
Tous deux sont sobres et infatigables, ils n'exigent aucun soin, ils passent volontiers huit jours sans boire une goutte d'eau, sans prendre d'autre nourriture que des noyaux de dattes, ou les brindilles desséchées qu'ils broutent tout en marchant ; ils sont vraiment faits pour les solitudes arides et brûlantes de ces contrées ; et c'est avec raison que les Arabes les appellent poétiquement "les navires du désert".
Toute leur force est dans leur bosse. Ceux qui cherchent partout des causes finales ont dit que la bosse du chameau était destinée, dans le plan général de la création, à porter les fardeaux et à servir de siège au voyageur ; mais outre que je ne connais pas de siège plus incommode, je serais tenté de croire que les inventeurs de cette explication sont les mêmes qui ont soutenu que le nez était fait pour porter des lunettes, et les doigts, des bagues. Non ! le chameau a une bosse qui sert de réservoir à sa provision d'eau ; il a en plus une épaisseur suffisante de couche graisseuse, qui lui permet de supporter la faim, en se nourrissant à ses propres dépens, sur ses économies intérieures.
C'est un beau tableau, bien complet et plein de grandeur, qu'un Arabe monté sur un dromadaire en marche : le dromadaire richement harnaché s'avance d'un pas régulier ; l'Arabe, la tête ceinte du turban, le corps enveloppé de larges draperies flottantes, fièrement campé sur une haute selle, les jambes repliées et croisées sur le cou de l'animal, se laisse aller et suit tout naturellement les mouvements de sa monture. 
Quand pour la première fois, on fait connaissance avec ce nouveau mode de locomotion, il est bien difficile de se mettre en selle, plus encore de s'y tenir ; il faut une certaine habitude de cet exercice, pour y trouver quelque plaisir. Mais néanmoins, si dans votre traversée de l'Isthme, vous avez une occasion de monter à dromadaire, ne la laissez pas échapper."

extrait de En Égypte : Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Le Caire, 1867,  par le libraire-éditeur parisien Henri Paul Charles Baillière (1840-1905)

mercredi 19 décembre 2018

"On n'a jamais assez vu Karnak, et plus on y vient, plus l'idée qu'on s'en est fait s'agrandit" (un guide du XIXe s.)

œuvre de Charles Vacher (1818–1883), aquarelliste britannique
"Karnak est le plus merveilleux amas de ruines que l'on puisse voir. C'est même à ce seul point de vue que l'on doit visiter Karnak. Chercher à démêler dans Karnak, comme nous l'avons fait pour Dendérah, un plan, un ensemble, une destination, est en effet impossible. L'unité, si elle a jamais existé, y est aujourd'hui absolument rompue, non seulement par les dévastations que le temple a subies, mais encore par les époques qui, au temps de son intégrité, s'y sont superposées. Les antiquaires de profession trouveront donc seuls dans Karnak quelques épis à glaner ; le simple voyageur doit voir ce temple comme un monument qui étonne l'imagination par sa grandeur, par sa masse, et par l'incroyable entassement de ruines qu'on y remarque. Sous ce rapport on n'a jamais assez vu Karnak, et plus on y vient plus l'idée qu'on s'en est fait s'agrandit. (...)
Tout le monde remarque et admire l'entassement de pierres qui fait de Karnak, vu d'un certain côté, le monument le plus pittoresque de l'Égypte. Ces ruines se sont-elles amoncelées sous l'effort de quelque tremblement de terre ? La destruction de Karnak est-elle l'effet du passage de Ptolémée Lathyre, et du sac impitoyable auquel ce prince livra Thèbes, après un siège de plusieurs mois ? Ne serait-ce pas plutôt le résultat de la mauvaise construction du temple et de sa position par rapport au Nil ? Peut-être sera-t-il sage d'adopter cette dernière opinion. Les temples pharaoniques sont, en effet, généralement bâtis avec une négligence extrême. Le pylône de l'ouest, par exemple, ne s'est effondré que parce qu'il était creux et que dès lors l'inclinaison des murs, loin d'être un moyen de solidité, n'a plus été qu'une cause de chute. Notons en outre que, plus que tous les autres temples égyptiens, Karnak est atteint chaque année, depuis longtemps, par les infiltrations du Nil dont les eaux saturées de nitre corrodent le grès. 
Le temple de Karnak a donc subi les injures du temps à un point que les autres temples ne connaissent point par la négligence de ses constructeurs et surtout par sa position relativement au Nil, et les mêmes causes produisant incessamment les mêmes effets, on peut prévoir le temps où, d'éboulements en éboulements, la magnifique salle hypostyle, par exemple, verra céder sous un dernier effort la base de ses colonnes déjà rongée plus qu'aux trois quarts et s'abattra sur elle-même, comme se sont abattues les colonnes de la grande cour de l'ouest."
 
extraits de Itinéraire des Invités aux fêtes d'inauguration du Canal de Suez qui séjournent au Caire et font le voyage du Nil, 1869

vendredi 14 décembre 2018

"Celui qui a le plus fait pour la connaissance de l'ancienne Égypte, c'est Mariette" (guide anonyme du XIXe s.)

Mariette, assis sur le mur d'un mastaba, dans la plaine de Saqqarah
Paris, Bibliothèque de l'Institut de France
© Institut de France . J.-L. Charmet
"Jusqu'à Champollion, on ne connaissait que très imparfaitement l'histoire de l'Égypte ancienne. Nous ne possédions que les récits consignés par Hérodote (dans son deuxième livre surtout), les descriptions très exactes de Strabon, les pages suspectes de Diodore de Sicile ; quelques notes de Pline, une page de Josèphe l'historien des Juifs, un précieux écrit faussement attribué à Plutarque et intitulé sur Isis et Osiris, et enfin la fameuse liste du prêtre égyptien Manéthon, qui vivait sous les premiers Ptolémées et avait composé une histoire royale. Malheureusement nous n'en avons que la table, donnant la suite des rois, au nombre de 330, répartis en XXXI dynasties dont XXVI sont nationales.
L'Égypte d'ailleurs était couverte de monuments qui étaient comme autant de pages de l'histoire religieuse et politique de ce pays, mais ils portaient des caractères dont le sens avait toujours été dérobé à la connaissance des étrangers, même pendant les temps anciens, et dont les modernes n'avaient jamais eu la clef. 

Champollion parut et ce fut le fiat lux de l'histoire d'Égypte. Il parvint, à l'aide de la connaissance approfondie de la langue copte et de l'inscription ptolémaïque de Rosette (inscription bilingue, c'est-à-dire offrant la traduction grecque d'un texte égyptien placé en regard), à poser les lois générales du déchiffrement des trois écritures employées à l'époque pharaonique : hyéroglyphique, hiératique et démotique. 
La voie ouverte par le gémie de Champollion, mort en 1832, à l'âge de quarante ans, fut suivie par de nombreux disciples. La France compte avec orgueil, et au premier rang, dans une science créée par un Français : les de Rougé, les Mariette, les Chabas, les Deveria ; l'Allemagne, les Brugsch et les Lepsius ; l'Angleterre, les Hincks, les Birch et les Wilkinson. Mais celui qui a le plus fait pour la connaissance de l'ancienne Égypte, c'est Mariette, qui, pendant dix-huit années, n'a cessé de fouiller le sol, de découvrir des hypogées, de déblayer des temples entiers, de faire sortir de terre l'histoire elle-même et de remplir les musées de Paris et du Caire de monuments dont le nombre atteint près de quarante mille aujourd'hui. On peut écrire maintenant l'histoire politique et religieuse des Pharaons, les textes abondent ; il y a tel règne dont on peut rédiger les annales comme celles de Louis XIV, et il n'est plus permis aux sceptiques les plus endurcis de conserver de doute sur l'interprétation de ces textes, car tous les égyptologues s'entendent sur le sens qu'ils présentent ; or qui dit savants dit émules et souvent rivaux : nous voyons donc avec sécurité les conquêtes de la science confiées à leur jalouse surveillance, et leur accord nous est une garantie de certitude."

Extrait de Guide pour une excursion dans l'Egypte ancienne et moderne et au canal de Suez, 1859 (aucun auteur mentionné)