mardi 14 janvier 2020

Impressions et indignation de Charles Viénot, visitant Abou Simbel


illustration extraite de l'ouvrage de Charles Viénot

"Il était à peine sept heures du matin quand le navire cessa de marcher ; les passagers se trouvaient encore dans leur cabines, et naturellement chacun mit la tête au dehors pour connaître la raison de cet arrêt. La surprise nous fit pousser un cri à la vue d’une rangée de colosses debout dans des niches évidées en pleine falaise, et servant de portique à un temple souterrain. 
Tout émus, nous nous empressâmes de monter sur le pont, mais là notre étonnement fut porté au comble par un autre édifice qui efface le premier. Quatre statues gigantesques assises contre une montagne taillée à pic accompagnent une porte basse, au-dessus de laquelle se tient une cinquième figure, plus petite, mais intacte et étrange ; d'autres sont également debout entre les jambes des colosses. 
Tel est l'aspect des hypogées d’Ipsamboul ; l’un parallèle, l’autre quasi perpendiculaire au fleuve. Une rivière de sable les sépare : semblable aux glaciers qui descendent lentement des Alpes, ce torrent reprend peu à peu le sol naguère conquis sur lui ; il gagne maintenant aux genoux la première statue du grand temple, et détruit en partie la sublimité d’une façade qui devait produire plus d’effet qu'aucune œuvre humaine.
Bien que les colosses d’Ipsamboul atteignent des dimensions que nul autre n’a surpassées, on est moins frappé de leur stature que de l'harmonie singulière qui règne dans tous les membres et surtout de la douceur peinte aux visages. Il est nécessaire, pour en bien juger, de s'élever sur la colline d’où l’on aperçoit, dans son vrai jour, le profil des têtes.
Toutes modelées d’après un type unique, elles représentent cet éternel Ramsès II, dont les exploits hantent la vallée du Nil. Sous l'imposante mitre, aux bandelettes ramenées par devant, un front de juste hauteur, un nez légèrement infléchi, la narine gonflée, des sourcils bien arqués couvrant la fine paupière, l'œil abaissé, le demi-sourire des lèvres, le menton soutenu par les nattes épaisses de la barbe composent un ensemble, dont la majesté est inexprimable. Si l'on y joint l'attitude assise, des mains posées à plat sur les genoux, des pieds prenant possession de la terre, et dont l’orteil écraserait l'ennemi assez fou pour résister ; puis, entre les jambes du roi, les figures de ses fils, hautes de 3 mètres, mais passant à peine sa cheville, il sera facile de comprendre l’idée de souveraine puissance que l'artiste a voulu traduire. Bien plus, en cherchant la grandeur, il a trouvé la vie : ce ne sont pas des statues que nous avons sous les yeux, mais des hommes, dans une paix sereine et divine. (...)
Si nous voulons entrer dans le détail, il n’échappera à personne que les parties de ces statues ont été traitées de diverses manières, même de plusieurs mains. Que l’on compare aux oreilles, toujours trop hautes mais du fini le plus délicat, ces extrémités grossièrement aplaties, ces jambes d’éléphant, dont les pesantes attaches trahissent, avec l'ignorance de l'anatomie, une lourdeur de ciseau peu commune, même dans la sculpture colossale, et l'on se convaincra que l'artiste, gardant pour lui le soin des têtes, abandonnait les membres à des ouvriers. Au sujet du costume, d’ailleurs sommaire, il est aisé de voir que les cartouches verticaux gravés sur les bras, à la hauteur de l’aisselle, représentent des bracelets, et que le même signe, disposé horizontalement sur la poitrine, joue le rôle de pectoral. Autour des reins s'enroule un pagne aux fins plis, qui paraît serré avec des bandelettes ; mais que peut signifier ce bourrelet descendant le long de la jambe comme une fente de guêtre, et se terminant par un bouton juste sur la saillie de l'os ?
Les sièges massifs offrent les mêmes particularités que ceux des colosses de Memnon : en avant de chaque côté, la reine favorite se tient debout, coiffée d’une énorme chevelure ; au contraire du monarque, son visage est moins paisible qu’énergique. Sur la face latérale des trônes, qui forment un couloir vers l'entrée, se trouve aussi la scène des deux personnages liant une gerbe de fleurs que j'ai décrite à Thèbes. On fera cette comparaison avec intérêt. Égale dans les deux modèles, la perfection du trait produit ici un effet moins agréable, à cause de la raideur des mouvements et d’une maigreur poussée jusqu’à la difformité, mais je ne sache pas que l'art égyptien ait créé nulle part de types plus réellement gracieux que le visage des déités d’Ipsamboul. Elles ont l'œil de face, la bouche mince, le nez aquilin, hormis une seule qui l’a retroussé d'une façon mutine ; enfin, par un artifice délicat, les liens qu’elles serrent, simplement tracés en creux sur le fond de la muraille, prennent du relief en passant sur les corps, pour n’en pas rompre l'intégrité. (...)
Aux impressions que fait naître la visite des temples d’Ipsamboul, se mêle, dans nos souvenirs, une véritable indignation pour les outrages dont ils sont l’objet. C’est la manie de ceux qui remontent le Nil en barque d'employer leurs loisirs à graver sur les endroits les plus apparents la mention de leur passage ; or l'on comprendra quels périls cette sotte coutume fait courir aux monuments, en songeant que, dès les premiers jours de février, déjà trois noms, dont l'un en caractères énormes, s’étalaient avec la date de la nouvelle année. On ne se contente pas de lettres tracées au noir, il faut creuser, quelquefois à un pouce de profondeur. Peu importe de mutiler des fleurs, les plis délicats d'un tissu, un cartouche, un visage ; bien plus, quelle fortune de gagner la tête d'un colosse, afin que personne n'ignore qu'un sot a grimpé là ! C'est ainsi que la dernière statue à droite de la grande façade porte ignominieusement sur la joue le nom d'un inconnu ; la plus voisine du seuil est déshonorée par l'inscription : Maximilien, grand-duc de Bavière, qui troue la chair au-dessous du pectoral. L'image d'Ammon-Rà a seule été respectée, comme trop difficile à atteindre."

extrait de Les bords du Nil - Égypte et Nubie, 1886, par Charle(s) Viénot - aucune précision disponible sur cet auteur

Les origines de la statuaire, dans l'Égypte ancienne, selon Georges Perrot et Charles Chipiez

statues de Nesa et Sépa - début de la IIIème dynastie (2686-2613)
Musée du Louvre

"En Égypte, la statuaire, c'est-à-dire la sculpture employée à la représentation de la forme vivante, n'est pas moins ancienne que l'architecture. Nous ne voulons pas dire qu'elle remonte jusqu'à l'époque où les premiers ancêtres des Égyptiens ont bâti sur les bords du Nil leurs cabanes de branchages et de terre foulée ; mais aussitôt que ce peuple fut sorti de la barbarie primitive, aussitôt que les constructions ne furent plus de simples abris et que l'on commença d'y porter le goût de l'effet et la recherche d'une certaine beauté, la figure de l'homme et celle de l'animal prirent une place considérable dans la décoration de l'édifice. Les plus anciens mastaba que l'on ait retrouvés ont déjà leurs parois couvertes de bas-reliefs, et, dans leurs puits, on a recueilli des statues.
La présence de ces statues et leur perfection relative prouvent qu'en Égypte l'art de la statuaire n'a pas marché d'un pas plus lent que celui de l'architecture. Des deux arts, c'est même la sculpture qui a pris l'avance. Étant donné le genre d'expression et de beauté que recherche le sculpteur égyptien, dès le temps des pyramides, il a produit des chefs-d'œuvre ; or il n'en est pas de même de l'architecte. Si le constructeur se montre déjà d'une rare habileté clans l'art de tailler et d'assembler la pierre, l'ordonnance des édifices est encore des plus simples, on pourrait même dire des plus élémentaires. Ce sera seulement bien des siècles plus tard que l'on verra s'élever ces temples somptueux dont les amples portiques et les hautes salles hypostyles seront le suprême effort de l'architecture égyptienne.
Pour expliquer cette différence et cette inégalité dans le développement, il n'est pas besoin de se demander lequel des deux arts, de l'architecture ou de la statuaire, présente le plus de difficultés. Il en est des peuples comme des individus : tel d'entre eux réussit aisément et comme en se jouant là où tel autre s'arrête embarrassé dès les premiers pas ; c'est l'effet des dispositions naturelles, des circonstances et du milieu. Ce qui, chez les Égyptiens, a dû hâter les progrès de la statuaire, ce sont ces croyances que nous avons étudiées à propos de l'architecture funéraire, c'est la manière dont ce peuple se représentait la condition des morts et la peine qu'il prenait en vue de prolonger le plus longtemps possible, dans la tombe aménagée comme une maison, cette vie posthume dont la réalité ne fut jamais pour lui l'objet d'un doute. Cette conception singulière et cette préoccupation constante, c'est ce qui rend le mieux compte et de l'adresse surprenante que les sculpteurs égyptiens acquirent si vite et des caractères originaux qui distinguent leur style le plus ancien."


extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882), par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin

lundi 13 janvier 2020

"La splendeur des nuits d'Égypte" (Jean-Jacques Ampère)

des "hiéroglyphes lumineux et impérissables" (plafond du temple d'Hatshepsut - Deir el Bahari)

"La splendeur et la richesse de la lumière sont ici incomparables, c'est quelque chose de plus que la Grèce et l'Ionie elle-même. Les teintes roses de l'aube, la pourpre ardente, l'or embrasé des soleils couchants au bord du Nil surpassent encore les plus gracieuses et les plus éblouissantes scènes de lumière d'Athènes et de Smyrne. Ce n'est plus l'Europe ni l'Asie Mineure, c'est l'Afrique. Le soleil n'est pas radieux, il est rutilant ; la terre n'est pas seulement inondée des feux du jour, elle en est dévorée. Aussi dans ce pays le soleil, sous les noms d'Ammon-ra, d'Osiris, d'Horus, était le dieu suprême. Il suffit de venir en Égypte, même au mois de janvier, pour ne pouvoir douter que la religion égyptienne était une religion solaire. 
L'éclat de la nuit est encore plus extraordinaire que celui du jour. Si Racine le fils, qui n'était jamais sorti de France, a pu dire, il est vrai, d'après Homère, nuit brillante, j'ai peut-être ici le droit de parler de la splendeur des nuits d'Égypte. Nous employons les longues soirées que nous fait le voisinage des tropiques à contempler les astres. Nous regardons la constellation que la flatterie d'un poète alexandrin, Callimaque, nomma chevelure de Bérénice. Ce nom de Bérénice que nous avons déjà lu tant de fois sur les monuments, les étoiles qui composent cette constellation semblent le tracer dans le ciel en hiéroglyphes lumineux et impérissables. Nous aimons à voir toujours devant nous Canopus, cette belle étoile, invisible en France, et presque aussi brillante que Sirius. L'étoile polaire s'est abaissée vers l'horizon. Des astres nouveaux, une nouvelle physionomie du ciel, donnent encore mieux qu'une terre nouvelle la sensation du lointain, du dépaysé. Nous verrons bientôt la Croix du sud, ce flambeau d'un autre hémisphère qui éclaire chez Dante les abords mystérieux du paradis. 
Si Osiris, qui a pour hiéroglyphe un œil sur un trône, est un dieu soleil, Isis, qui porte sur la tête le disque surmonté de deux cornes formant le croissant, Isis est la lune, on n'en saurait douter. Le disque horizontal de l'astre nous semble figurer la barque de la déesse."

extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, par Jean-Jacques Ampère (1800-1864), historien, écrivain et voyageur français

L'art égyptien, "fidèle miroir de la société" (Georges Perrot, Charles Chipiez)

tombe de Nakht-Taouy - TT52 (osirisnet.net)

"Grâce (aux) monuments exécutés pour le compte des grands seigneurs et des gros bourgeois de l'Egypte, grâce au climat et à ce sable du désert qui garde au sec, comme en un chaud et moelleux écrin, tout ce qu'on lui confie, l'art égyptien paraît plus varié et plus compréhensif que tel autre art national dont nous aurons à déterminer les caractères, que l'art assyrien par exemple, qui n'a guère représenté que des scènes
de bataille et de conquête. Fidèle miroir de la société, il a fait une large part à la représentation de cette activité féconde qui avait créé 
et qui entretenait la richesse de l'Égypte ; il n'a pas oublié les jeux et les plaisirs auxquels ce peuple laborieux demandait un repos et un rafraîchissement nécessaires. Le roi y garde bien toujours la première place par l'importance des monuments religieux et funéraires qu'il érige, ainsi que par le nombre et par les dimensions des images destinées à conserver ses traits ; mais tout au moins ces effigies et les tableaux qui décorent ces édifices nous le montrent-ils dans des rôles et sous des aspects dont la variété correspond bien aux faces diverses du génie national et aux différentes manifestations de sa force et de sa vie. De plus, dans le riche ensemble de figures isolées et de groupes ou de scènes que nous a laissé l'ancienne Égypte, nous voyons aussi paraître, tantôt à côté du roi, tantôt sans lui, tous ceux qui, chacun à son rang, concourent à l'œuvre ininterrompue de la prospérité commune, depuis le bœuf de labour attaché à la charrue et le paysan qui le conduit, jusqu'au scribe accroupi, les jambes croisées, sur sa natte, depuis le pâtre qui garde son troupeau dans la prairie ou le chasseur qui pousse sa barque à travers les fourrés de papyrus, jusqu'aux intendants qui dirigent les grands travaux publics, jusqu'à ces princes du sang qui gouvernent les territoires conquis et qui couvrent, à la tête d'une armée fidèle, les frontières du royaume.
Comme l'art grec, quoique par d'autres moyens et avec un autre style, l'art égyptien a donc ce rare mérite d'être un art complet, qui voit tout et que tout intéresse. Il est sensible à la gloire militaire et il semble ne pas moins se complaire à retracer les paisibles travaux de la vie rustique. Il traduit, en toute sincérité, le sentiment monarchique dans ce qu'il a de plus enthousiaste et de plus exalté; mais, en même temps qu'il met les princes au-dessus et presque en dehors de l'humanité, il n'oublie ni ne dédaigne les humbles et les petits ; il les peint dans toute la naïveté de leurs attitudes professionnelles, chacun avec ses allures propres, avec ces plis ineffaçables et distincts que la pratique de tel ou tel métier finit par imprimer au corps et à toute la physionomie. Il a, par ce côté, quelque chose de populaire et de vraiment humain, on pourrait presque dire de démocratique, si ce mot ne paraissait étrange à propos de la monarchie la plus absolue qui fut jamais."



extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882), par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin

"Rien de pareil n’avait encore frappé nos yeux" (Charles Lallemand, à propos de la mosquée Bordeini, au Caire)

mihrab et minbar de la mosquée Bordeini (photo de Courtellemont)


"Tomber sur une merveille inconnue que les Guides ne mentionnent pas et que les touristes ne visitent jamais... suprême joie ! Nous la devons à l'horreur que les cicérones gluants et glapissants, qui assaillent l'étranger, inspirent à Courtellemont. (...)
Par une de ces courses à l’aventure dans les ruelles pittoresques voisines du boulevard Mehemet-Ali, le hasard... excellent hasard ! nous conduisit devant une mosquée toute petite ; si petite qu’elle est à peine marquée sur le plan que nous avions à la main par une minuscule tache noire... imperceptible à l’œil nu. La porte de la mosquée Bordéini était fermée.
Courtellemont avisa, dans la troupe des enfants qui nous suivaient dans ces quartiers écartés, une petite fille à mine éveillée et la pria d’aller chercher le gardien. Une pièce de monnaie la décida et elle prit sa course vers le fond de la ruelle : sa robe rouge flottante lui faisant des ailes d'ibis.
Elle revint bientôt. Derrière elle un jeune homme vêtu d’un cafetan de soie s’avançait lentement, comme il sied à un musulman qui se respecte, à un homme de mosquée surtout, une énorme clé passée dans sa ceinture.
Il nous aborda avec un sourire plein de dignité, tourna la grosse clé dans la serrure massive avec un grincement de ferraille, poussa la porte et nous pria d'entrer.
Ô surprise ! Rien de pareil n’avait encore frappé nos yeux... rien d’aussi coquet, d'aussi distingué, d'aussi complet... le richissime oratoire attenant à quelque demeure princière, le somptueux atelier de quelque artiste en renom ?
Une salle unique de cinq à six mètres de côté.
Le sol sur lequel on marche est couvert de tapis anciens. Le mihrab attire tout de suite l'attention, mosaïque en matériaux précieux : cubes de nacre, d'or, de lapis, de malachite et de marbre noir, rose et blanc... une splendeur ! La demi-coupole de la niche et son ogive sont en marqueterie de marbres de plusieurs couleurs, d'une composition à la fois élégante et vigoureuse. Au-dessus, à toucher la jolie frise qui court sous le plafond, une grande rosace, également en marqueterie.
Puis la chaire à prêcher, un pur chef-d'œuvre d'incrustation d'ivoire et de nacre, (brillant) sur le fond sombre des
boiseries.
Sur les rampes de l'escalier saint, sur les montants qui supportent la chaire, toute une collection de panneaux précieux.
Sous les rampes, les tympans triangulaires sont couverts de rosaces dont les nervures gracieuses encadrent cent motifs délicieux, où l'ivoire et la nacre s’associent amoureusement.
Le dais de la chaire est en belles stalactites, au-dessus desquelles règne une gracieuse galerie ajourée. Un ovoïde hiératique, aux pans couverts d'incrustation, domine le dais ; il se termine en un fuseau délié que surmonte le croissant doré.
Et la porte de l'escalier de la chaire ?... idéal de savante ébénisterie, avec encorbellement de stalactites, couronnée royalement par une crête fleurdelisée.
Ce magnifique morceau est terminé, vers le sol, par une plinthe sur laquelle se développe une double grecque, dans les entrelacs de laquelle on découvre vingt motifs d'incrustations, plus intéressants les uns que les autres.
L'édicule exquis repose sur un socle composé de marbres divers.
Les parois latérales de cette salle incomparable sont occupées jusqu'à auteur d'homme par des mosaïques de marbres aux riches dessins et aux chaudes colorations.
Au-dessus de cette cimaise magistrale, règnent de larges bandes, qui furent blanches et rouges, mais que le temps, ce grand magicien des harmonies, a éteintes délicieusement. 
Les solives du plafond, apparentes, sont sculptées, peintes et dorées. Leur harmonie est celle des vieux châles de l'Inde. Également dorée, peinte et sculptée sur toutes les coutures, la tribune qui règne au-dessus de l'entrée.
Le jour traverse des vitraux arabes, sur lesquels se silhouettent d'adorables floraisons persanes, et enveloppe cet ensemble séduisant d'une lumière douce et discrète qui pousse à la rêverie, invite au farniente et suggère la contemplation."

extrait de Le Caire, de Charles Lallemand (1826-1904), écrivain, peintre dessinateur et illustrateur ; photos de Jules Gervais-Courtellemont

Les machines à élever l'eau, en Égypte, par Alfred J. Chélu Pasha

Louis-Claude Mouchot, Le chadouf, système d'irrigation en Haute Egypte,1874
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Franck Raux

"Depuis les temps les plus reculés, les terres en bordure du Nil, tant dans le Saïd que dans le Delta, avaient été mises en culture toute l’année par les riverains qui s’ingénièrent pour élever l’eau d'arrosage, lorsque le niveau du fleuve s’abaissait au-dessous de celui de leurs terres. Ils construisirent les appareils primitifs encore en usage dans toute l'Égypte, qui se nomment la nataleh ou katoua, le chadouf et la saquieh.
 
nataleh : illustration extraite de l'ouvrage d'A.J. Chélu

Nataleh
C’est le plus simple de tous les appareils élévatoires. La nataleh ne peut être employée que pour des hauteurs ne dépassant pas 0m,40 ou 0m,50 au maximum, et se compose uniquement d’un récipient concave en osier recouvert intérieurement d’un cuir mince. Elle est munie de chaque côté de deux cordelettes que deux ouvriers tiennent à la main. La nataleh, plongée dans l'eau, soulevée avec ensemble et vidée par un mouvement de bascule que lui impriment les ouvriers, fonctionne d’une façon satisfaisante relativement au travail produit. Elle est remplie et vidée en trois secondes environ ; sa contenance étant de 6 litres, la quantité d'eau élevée par heure, par les deux ouvriers, est par conséquent de 7 mètres cubes 200. La nataleh ne peut desservir que des parcelles de terre d’une étendue restreinte.

chadouf : illustration extraite de l'ouvrage d'A.J. Chélu
Chadouf
Le chadouf se compose d’un balancier oscillant sur une traverse que soutiennent deux montants. Un contrepoids placé à l'arrière du balancier et formé d’une pierre ou d'une masse de terre, facilite l'ascension d’un panier en cuir suspendu à l'extrémité antérieure du balancier.
L'énergie musculaire de l’ouvrier n’agit que pour soulever le contrepoids et abaisser le panier qui se remplit et remonte ensuite automatiquement par l'action du contrepoids ; l'ouvrier déverse le panier dans la rigole destinée à l'irrigation, et ainsi de suite. Des nombreuses observations faites par les ingénieurs de l'expédition française d'Égypte, il résulte que le travail d’un chadouf ne doit pas dépasser 3 mètres, que le fellah d’une force ordinaire peut élever une quantité d’eau correspondant à 330 kilogrammètres par minute, soit en eau montée une moyenne de 100 litres par minute, en supposant la contenance des paniers de 10 litres et suivant les hauteurs. Au-dessus de 3 mètres, on double ou on triple les chadoufs, comme au Soudan. Cependant, dans la région des bassins, pour arroser quelques légumes, le fellah creuse des puits de plus de 8 mètres d’où il tire de l’eau avec le chadouf. Dans les conditions ordinaires, un chadouf suffit à l’arrosage d’un feddan et nécessite deux ouvriers qui se relaient de deux heures en deux heures.

saquieh : illustration extraite de l'ouvrage d'A.J. Chélu
Saquieh
La saquieh, ou roue à pots, est une espèce de noria de construction grossière. Elle se compose d’un arbre vertical reposant à sa partie inférieure sur une sorte de crapaudine et guidé à l'extrémité supérieure par un tourillon s’emboîtant dans une traverse horizontale plus ou moins longue suivant la puissance de la saquieh.
À cet arbre est fixé un levier horizontal pour la mise en mouvement de l'appareil, ainsi qu'une roue également horizontale, garnie d’alluchons, qui engrène un pignon vertical, aussi muni d’alluchons, dont l’axe passe au-dessous du manège et porte à son autre extrémité une roue à lanterne. Cette dernière supporte la chaîne en corde de palmier sur laquelle sont obliquement fixés des pots en terre espacés de 0m,50 environ.
Suivant ses dimensions et la hauteur d’élévation qui atteint parfois 10 ou 11 mètres, la saquieh est actionnée par un bœuf, un buffle, un cheval ou un chameau, voire même un âne, ou par une paire de chacun de ces animaux. Lorsqu'elle est en mouvement, la chaîne de corde remonte et les pots se déversent, par suite de leur position oblique, dans un récipient latéral, communiquant par ses extrémités avec les rigoles d'irrigation.
La saquieh, de construction primitive, exige des animaux un travail de beaucoup supérieur à son rendement. Par suite des secousses imprimées à la chaîne et résultant des défectuosités du mécanisme, du faux rond de la roue à lanterne et aussi de la mauvaise disposition des pots, une bonne partie de l’eau élevée retombe dans le puisard. D’après les expériences déjà citées, une saquieh équivaut à 4 chadoufs. Elle peut débiter, suivant les hauteurs d’élévation, de 4 mètres cubes 200 à 4 mètres cubes 800 par heure et suffire à l’arrosage de 4 feddans.
Par suite de son prix d'achat peu élevé et de la facilité de son entretien, cette machine est, après le chadouf, celle dont l'emploi est le plus général. On en compte 5,000 dans le Saïd et environ 34,000 dans le Delta.

Le fellah possède aussi des appareils élévatoires plus modernes et plus perfectionnés que les précédents ; ce sont :
Le tabout ;
La roue à palettes ;
La noria ;
La pompe à chapelets ;
La vis d’Archimède.
Le tabout, mis en mouvement comme la saquieh, se compose d'une roue de 3 à 5 mètres de diamètre dont la couronne est creuse et divisée en compartiments qui s’emplissent en plongeant dans l’eau et se déversent ensuite dans une bâche en bois ou en pierre à quelques centimètres au-dessus des terres à irriguer. De construction plus soignée que la saquieh, le tabout est d'une grande légèreté tout en réunissant les conditions désirables de solidité.
La roue à palettes se compose de trois parties principales : un axe, la roue motrice à palettes dont la construction rappelle celle des roues à aubes des navires à vapeur, et la roue à lanterne munie, comme celle de la saquieh, d’une chaîne à pots. La roue à palettes est mise en mouvement par le courant de l’eau, aussi n'est-elle installée que sur les canaux ayant une pente kilométrique supérieure à ceux du Delta. Elle est surtout employée au Fayoum où cette pente atteint 0m,50 pour certaines artères.
La noria, la pompe à chapelet et la vis d'Archimède, de construction européenne, sont trop connues pour qu'il soit nécessaire d'en faire la description."


extrait de De l'Équateur à la Méditerranée. Le Nil, le Soudan, l'Égypte, 1891, par Alfred J. Chélu (18..-1916 ?) ou Alfred Chélu Pasha, natif de Boulogne-sur-Mer (comme Mariette, auquel il a consacré une biographie en 1911), ancien ingénieur en chef du Soudan égyptien, membre de la Société des ingénieurs civils de France. L'auteur a reçu le prix de la Société de géographie de Paris en 1892 pour cet ouvrage.



mercredi 8 janvier 2020

Le Sphinx, "sentinelle avancée de l'Égypte qui, de son mystérieux regard, sonde éternellement les profondeurs du désert" (Georges Montbard)

dessin de Georges Montbard

"... Jacques et le docteur s'arrêtaient pour contempler le Sphinx. Le monstre, à tête humaine, au corps de lion, taillé à même dans le roc, repose accroupi dans sa pose calme et puissante... enseveli jusqu'aux épaules dans son linceul de sables ; la tête seule émerge, empreinte de cette sérénité imposante qu'on retrouve partout sur les visages des Dieux, dans la statuaire égyptienne. Sa face placide, à laquelle le nez mutilé, une profonde entaille au front et les larges balafres qui sillonnent les joues donnent un aspect redoutable, contemple l'Orient, fouillant le désert de son regard morne ; sa bouche, aux lèvres fortes, aux coins légèrement relevés, a ce vague et long sourire résigné des fellahs ; sa large oreille semble écouter tous les murmures, et, sur sa nuque de géant, retombent en plis rigides les bandelettes royales qui ornent son front. Cette figure étrange, "l'œuvre merveilleuse des Dieux", est effrayante dans son immobilité solennelle ; on se sent frissonner devant ce gardien muet de tombeaux cyclopéens, sentinelle avancée de l'Égypte qui, de son mystérieux regard, sonde éternellement les profondeurs du désert, écoutant impassible dans le lointain le bruit sourd des peuples en marche se ruant sur la terre des Pharaons, comme il avait écouté les gémissements et les malédictions désespérées des ouvriers qui construisirent les Pyramides.
Le flux et le reflux des invasions sont venus battre sa poitrine de pierre ; sans l'ébranler, le temps l'a oublié... et, depuis plus de six mille ans, le sombre visage du génie de l'Afrique continue à fixer l'Orient et à recevoir le baiser du matin d'Horus. 
C'est l'aïeul, défiguré par des pygmées, de cette race muette de Titans, taillés sommairement dans le granit, avec des délicatesses étonnantes de ciseau, regardant passer les siècles, figés dans leurs poses raides. 
C'est "le père de l'Épouvante" des Arabes, qui s'enfuient devant cette tête énorme surgissant de terre.
C'est enfin l'énigme monstrueuse de l'histoire de l'Égypte qui, au fur et à mesure qu'on cherche à en pénétrer le mystère, recule de plus en plus les bornes d'un passé historique, qui se perd toujours plus profondément dans la nuit des âges.
 - N'était-il pas un symbole ? Ne personnifiait-il pas Horus ? demanda Jacques.
- Oui, pour les Égyptiens, c'était Har-Em-Kou, Horus dans le soleil brillant. Les Grecs l'appelaient Harmachis, Horus sur l'horizon, et aussi Agathodémon ; il symbolisait la victoire d'Horus sur Typhon, de la lumière sur les ténèbres, et personnifiait l'idée réduite à sa plus simple expression, mais hautement formulée de la résurrection. Il était enduit autrefois d'une couche de couleur rouge, dont il reste encore quelques traces. À l'époque de Chéops, on le restaurait, ce qui lui donne déjà à cette époque un âge assez respectable, mais on ne sait encore à qui en attribuer la fondation. Les fouilles qui ont lieu en ce moment donneront-elles le secret de l'énigme ? Y a-t-il autre chose entre les pattes du Sphinx que l'autel, le petit édicule et le lion découverts par le capitaine Caviglia au commencement du siècle, et le temple de granit trouvé par Mariette dans les environs ? C'est ce que l'avenir nous dira." 


extrait de En Égypte - Notes et croquis d'un artiste, par Georges Montbard (1841-1905), pseudonyme de Charles Auguste Loye, caricaturiste, dessinateur, artiste peintre et aquafortiste français