dimanche 19 janvier 2020

Pour les fils d'Égypte, le soleil est "vigueur et vie" (Fernand Leprette)

"À l’aube, le fleuve déplie une nappe de soie vert pâle"
photo MC


"Si l’on veut connaître une lumière incomparablement plus belle, c’est, je pense, autour de Louqsor, sur le Nil et dans la Vallée des Rois, qu'il faut la chercher. À l’aube, le fleuve déplie une nappe de soie vert pâle sur laquelle se déplacent les taches claires des voiles, le ciel se tend d’un azur très fin. On boit la lumière comme l’eau d'un torrent. Quand vient le soir, des teintes vieux mauve et rose cendré pastellisent d’une infinie délicatesse les parois de la falaise libyque. Sans doute, la Grèce nous offre même féerie. Mais ce qu'Athènes ne peut nous donner, ni Naples, ni Alger, ni Constantinople, la lumière de midi avec sa transparence, sa fougue, entre les pans ocrés d'un désert où reposent les âmes bienheureuses et la plaine grasse et verte où s’agitent, tout petits, les êtres vivants.
De toute manière, pendant l'été égyptien, le soleil impose sa présence durant d’interminables heures. La plaine entière se pâme sous le choc d’un dieu jamais assouvi, craque et se réduit en poudre. L’azur du ciel se décolore sous l'excès de lumière. Un sycomore devient buisson ardent. Un palmier ouvre son éventail de feu. Un simple mur de boue séchée, une roue de sakieh gisant au bord d'un champ de coton, la silhouette d’une bufflesse, un troupeau de moutons soulevant la poussière d’une piste participent d’une vibration qui leur confère une poignante beauté. Les rigoles, les canaux soutachent les champs d’or et d'argent. Le fleuve, le large fleuve déroule du sud au nord la plus étincelante des ceintures. L'air même n’est pas, comme ailleurs, impalpable. Il oppose à la marche la résistance d’un liquide et d’une flamme. On le sent qui pèse sur le visage, sur les vêtements. On écarte les bras pour mieux avancer et, derrière soi, se reforme la nappe incandescente. Il ne caresse pas. Il sculpte et fore comme fait un chalumeau. Mais lorsqu’enfin, derrière un mur, on se couche fourbu, encore assourdi d’un crépitement d’étincelles ou ruisselant de sueur, on a vraiment le sentiment d’avoir lutté contre un dieu.
Tel est le soleil d'Égypte, tel, du moins, apparaît-il à de fragiles yeux bleus d'homme du Nord amateur des jeux de lumière. Car, pour un fils du pays, le soleil n’est jamais le dieu ennemi. Dans son coeur, il s'écrierait plutôt comme Khounaton : "Ô toi qui, lorsque tu te lèves, fais vivre les hommes, qui, lorsque tu te couches, les fais mourir !"
Le soleil, pour lui, est vigueur et vie. Principe mâle qui ne laisse jamais en repos la terre noire du Nil et qui la féconde comme s’il la violait, c'est lui qui active la germination du blé, du maïs, du coton, du trèfle et qui multiplie les récoltes. C’est également lui qui purifie et guérit. C’est sa vibration qui donne plus d’intensité à la joie de vivre, à la joie du corps qui s’épanouit dans la chaleur, à la joie des yeux qui naît d’une parfaite visibilité.
(...) 
Le soleil d'Égypte supprime aussi les saisons tranchées et l'homme y a moins qu’en Occident l'impression d'être éphémère. La certitude que le soleil va réapparaître chaque jour dans un ciel sans nuage entretient chez lui, avec le sentiment de la durée, celui de la stabilité, lui confère une humeur égale, une profonde sérénité d'âme."


extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

samedi 18 janvier 2020

"En vérité, qui n’a point vécu dans l’intimité de la campagne égyptienne ne connaît pas l'Égypte" (Fernand Leprette)

photo de Zangaki
Les frères Zangaki étaient deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899

"Tout amuse l'homme du Nord : le regard d'oiseau de nuit que donne aux femmes du peuple la petite bobine dorée qu’elles portent sur le nez pour retenir le voile de leur visage, la cocasserie des éventaires que les vendeurs ambulants lui proposent devant, derrière, à droite et à gauche, la ruse que déploient les cireurs aux pieds nus pour s'emparer de ses souliers, la démarche majestueuse des cheikhs coiffés de turbans neigeux, le geste du barbier accroupi contre un mur pour raser le crâne d’un client, ou bien le long et guttural appel du muezzin qui tourne, là-haut, sur l’horizon.
Il s'acharne, poussé par la curiosité du nouveau venu. Mais il sent bien que ces détails, qui l’accrochent au passage par leur étrangeté, qu’il doit noter parce que, plus tard, il ne les verra plus, ces détails-là l'empêchent précisément d'aller plus avant dans la compréhension du pays et des gens. Il faudra qu’il consente à ne plus vouloir rien apprendre, qu’il se crée des habitudes, exerce une profession, vive comme ceux qui l’entourent. Il s’éloignera de ce pays et il y reviendra. Tantôt il l’aimera et tantôt il croira le détester. Jusqu'au jour où, avec la sûreté d’un instinct, il saisira les mille nuances d’une physionomie, d'un geste, d'une exclamation, considérera avec tendresse ce qui est et sera toujours différent de lui, et, pour tout dire, découvrira que l'Égypte est dans son cœur.
Ce n’est pas dans les carrefours cosmopolites d'Alexandrie et du Caire que l'Égypte livrera son âme à l’homme du Nord. Elle lui fera signe, plutôt, dans des bourgades lointaines, à Dessounès et à Baltim, ou bien à Manfalout et à Darao. Elle lui apparaîtra, quand les champs sont couverts de blés jaunes et quand les cotonniers sont criblés de points blancs. Elle se lèvera à l'aube, quand les femmes, au bord d’un canal, lessivent le linge, nettoient leurs grandes bassines étamées, plongent leurs jarres dans l'eau pour les hisser, l'instant d’après, sur leur tête. Elle viendra vers lui, le soir, lorsque, sur toutes les pistes du Delta et de la Vallée, rentrent des champs les buffles qui portent à califourchon des enfants graves et heureux, les ânes qui ne peuvent résister à l’appel de la dernière touffe de trèfle, les chiens qui gambadent.

En vérité, qui n’a point vécu dans l’intimité de la campagne égyptienne ne connaît pas l'Égypte ; qui n’a point vu, pendant maintes et maintes saisons, se dérouler, sur une longueur de mille kilomètres, la grande fresque de la vie pastorale, ne connaît pas l'Égypte. Qui n’a point vu le fellah, sur sa pièce de terre, lever la houe, tourner la vis d’Archimède, curer les fossés, qui ne l’a point approché, suivi dans sa maison de boue, ne connaît pas non plus l'Égypte. Le fait qu’il se soit servi du même araire pour labourer le limon n’a pas moins de signification que les amoncellements de pierres qui jalonnent le Nil pour des voyageurs.
Et que ce fellah vive depuis tant de siècles, sur la même terre, au bord du même fleuve, entre les mâchoires des mêmes déserts, sous les feux du même soleil, voilà qui explique, mieux que tout, l'âme profonde de l'Égypte."


extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

mercredi 15 janvier 2020

L'Égypte "suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue" (Octave Béliard)

"les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides"
vintage photochrome, circa 1895

"J'aime que l'Égypte soit vivante. Les monuments que les ancêtres ont laissés sont les témoins de l'intensité de leur vie et ce n'est point leur succéder que de dormir à l'ombre qu'ils ont faite. Je me garde de l'exagération futuriste d’un Marinetti qui voulait un jour qu'on démolit Saint-Marc de Venise pour bâtir en sa place une belle usine. Je vois bien rarement la nécessité de détruire un souvenir ou une beauté pour que les hommes aient du pain. L'humanité active fait preuve de sa noblesse héréditaire en gardant les traditions comme de précieux anneaux à ses doigts. Mais qu'elle ne les traîne pas comme des fers aux pieds.
L'Égypte nouvelle fait tomber des maisons, en bâtit plus encore et s’européanise. Elle suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue. Certes, ma curiosité et ma sensibilité me font rechercher les traits dont est construite sa physionomie particulière et traditionnelle et je ne m'arrête pas longuement pour méditer devant des murs neufs. Mais je ne puis pas vouloir que les choses aillent autrement qu’elles ne vont, et la vie est au moins aussi sainte que la mort. Oui, je suis venu voir des œuvres immortelles mais pourtant l'immortalité des œuvres, elle-même, me serait haïssable si elle n’était qu'une mort indéfiniment prolongée et faisant obstacle à la vie.
Je ne sais pas s'il était absolument nécessaire que Philæ fût noyée. Mais combien de Philæs ont été détruites par la nécessité d’adapter le monde aux besoins humains et ne furent pas tant pleurées ! (...)
Si l’on trouve si désagréable que, sous l'influence des Européens, le Caire modifie sa physionomie, un rêveur encore plus passéiste pourrait tout aussi bien regretter que Méhémet-Ali ait surmonté la citadelle des coupoles néo-byzantines qui y durent longtemps faire figure d'étrangères ; ou même reprocher aux Arabes d'avoir imposé les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides. Car si l'on a la maladie de n'aimer que l’immobile, quelle étape convient-il d’immobiliser ?
Au Caire, le présent se mêle au passé qui est certainement l'élément précieux du mélange, celui qui m'y a attiré. Mais que ce mélange est donc attachant et curieux ! Comment dire ? C'est comme si le rouleau des choses que le temps dessina y était déroulé et mis à plat sur l'espace. Le successif s’y change en simultané, hier vit avec aujourd'hui, hier vit autant qu'aujourd'hui, alors que partout ailleurs peut-être il est mort."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

Égypte : "De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, (le) désert d'Occident, ce désert mort, est le dépôt des Morts" (Octave Béliard)

Vallée des Rois (David Roberts)

"Après les luzernes et les blés, voici le désert fauve descendu par étages de l'austère et violente falaise libyenne. Le désert n’est jamais loin. L'Égypte est un long, étroit et merveilleux jardin en bordure du Nil. Depuis le fleuve jusqu'au sable qui maintenant déferle devant moi, le jardin n'a guère ici plus de deux lieues de largeur. 
Éternel front de bataille du désert et du Nil, la ligne rousse et la ligne verte oscillent à peine en des mille années. En vain le ciel de feu et le vent aride fendillent, craquèlent, délitent ces montagnes effrangées, sans herbe ni vie, dont l'oeil ni l'imagination ne pénètrent le mystère infernal, derrière lesquelles l’homme a pu croire longtemps que le noir soleil nocturne descendait chez les Morts. En vain les pierrailles et les graviers, suivant la pente des vaux désespérés, des ravines mortelles, où ne suinte aucune source, précipitent-ils leurs vagues brûlantes vers les terres basses et fertiles. Ils ne peuvent qu'en recouvrir les marges de dunes chaotiques. L'annuelle intumescence des eaux rompt invinciblement leur offensive. La fureur de Seth s’arrête devant la douceur osirienne. Et c'est toujours un spectacle singulier de rencontrer brusquement, au bout de la verdure, cette haute barrière de sable qui menace toujours et qui ne croule jamais.
De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, ce désert d'Occident, ce désert mort est le dépôt des Morts. On ne trouverait nulle part ailleurs une sépulture. Durant quatre mille ans et sans doute plus encore, les cortèges funèbres s'en sont allés par là et le peuple innombrable des momies s'est couché où le Soleil se couche. Les villes des vivants se doublent, à l’Ouest, de nécropoles. Là où la vallée est large et les dunes étendues, on a creusé des tombes dans le sable, bâti des mastabas pour les riches et des pyramides pour les rois. Là où le flot des verdures bat le pied des montagnes rapprochées, on a percé, taraudé les montagnes, incrusté les Morts dans des alvéoles, dans des syringes, dans des palais taillés en plein roc.
De l'autre côté, au Levant, il y a aussi des montagnes et aussi le désert ; mais les montagnes ont des passes et le désert a des mirages. Et par derrière, c’est l'Isthme et c’est la Mer, et c'est toute l'Asie pleine de trésors et de vies tumultueuses, et c’est la naissance quotidienne du Dieu Râ. L'Égypte n'est pas murée de ce côté. Ses peuples sont sans doute venus par là, ses pharaons conquérants se sont répandus par là, son empire a débordé jusqu'au Liban et jusqu'à l'Euphrate. Par là, et aussi par le Nord méditerranéen, lui sont venus des maîtres successifs, les Hyksos, les Assyriens, les Perses, les Macédoniens d’Alexandre, les Romains de César, les Arabes, les les Français, les Anglais. Même parfois, en des temps presque oubliés, un vainqueur éthiopien força le couloir du Sud. De partout ont pu venir à l’oasis nilotique et la vie  et la lutte qui est encore la vie.
Mais la montagne d'Occident, toute jalonnée de tombes silencieuses, était la frontière inviolée du monde, celle d'où il ne vient personne, celle qu'on ne franchit que par la mort, le seuil mystérieux de l'Autre Vie, du royaume élyséen de l'Amenti, des champs éternels d'Yalou, du lieu seulement intelligible où le Double impalpable du défunt allait continuer sa vie, relié pourtant à sa momie demeurée enfouie au bord visible de la terre, tout comme - je suppose - un scaphandre immergé relié à son flotteur.
Je me représente le sol à momies comme une zone ininterrompue courant parallèlement au Nil, tout le long de son cours égyptien au bas de la falaise de l'Ouest, avec des capitales funéraires en face des capitales des vivants, en face de Memphis, en face de Thèbes, en face d'Elephantis. Et dans ces capitales funéraires, à portée des tombeaux, était établi le peuple des artisans qui vivent de la mort, les fossoyeurs, les ciseleurs de cercueils, les tailleurs de pierre, les marchands d'aromates et de bandelettes, les embaumeurs, etc. Il y avait aussi - et l'on en voit encore - des temples que les rois consacraient de leur vivant à leur famille divine et à leurs propres mânes qui y recevraient un culte public après leur mort apothéotique, alors que leurs dépouilles auraient été murées plus ou moins loin de là dans un lieu caché à tous."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

"L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité" (Octave Béliard)

"Il faut que tout son passé me parle et ressuscite"
photo de Zangaki, vers 1880

"L'Égypte fait décor dans le conte bleu de mon enfance. Son nom est l’un des premiers que j'épelai dans une Bible à images. Depuis, j'en ai appris l'histoire plus précisément mais sans qu'elle perdît tout à fait la couleur du conte. Elle est restée un lieu quasi-fictif, d’autant plus ravissant qu'il m'est encore permis de le croire imaginaire. Et dès demain matin elle va devenir un lieu réel ! J'en suis presque aussi troublé que si le roi Hérode ou Riquet-à-la-Houppe devaient m'attendre au débarcadère.
M. H. qui veut arrêter à Alexandrie me demande si je compte y faire séjour.
- Pourquoi faire ? lui répondis-je par boutade. Je déteste en général la musique de Massenet et Thaïs en particulier. Anges du ciel ! souffles de Dieu ! ... Horreur !
Mon compagnon qui est abonné à l'Opéra me regarde avec ahurissement. "Souffles de Dieu !" répète-t-il, comme un juron.
Sérieusement, Alexandrie ne me dit rien du tout. On m'a prévenu que ce port modernisé a secoué ses souvenirs et perdu son âme. J'ai hâte de me jeter au cœur de l'Égypte et un port n'est que le visage qu'un pays montre aux gens du dehors, une physionomie plus ou moins conventionnelle, un masque commercial et d'accueil. Je ne parle évidemment pas de ceux qui, comme Marseille, ont une forte individualité et une vie propre. 
À Alexandrie, je n'aurai pas le loisir d'errer sur le port ; les édifices du passé m'y paraissent à l'avance négligeables ; et quant à l'orientalisme, le Caire m'en livrera de plus traditionnel et de plus authentique. J'ai raison ou j'ai tort, mais je ne m'arrêterai point. 
Et dès le seuil de l'Égypte, je définis bien nettement ce que j'y viens faire. Je viens  pour sentir mais aussi pour savoir et comprendre. L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité.
Celle-ci n'a point besoin de guides. Je ne veux pas savoir les impressions que d'autres ont éprouvées, ni si elles concordent avec les miennes ou en diffèrent ; je n'ai demandé à aucun livre ce qu'il faut sentir et je me livre spontanément à l'émotion qui passe. Je me laisse saisir par la lumière et par les aspects changeants, je capte les couleurs et les mouvements de la vie comme des papillons. Si je rencontre le cliché et le convenu, ce sera en toute ingénuité, ce sera de la nouveauté pour moi ; et je n'éviterai pas une occasion de joie par crainte qu'elle n'ait déjà été ressentie. Il est possible que j'éprouve, il est impossible que je veuille, par pose, paraître éprouver un désenchantement ; et j'ai l’âme béante et dispose : j'entre dans un monde neuf puisqu'il m'est inconnu.
Mais je ne croirais pas avoir vu l'Égypte si je partais n’ayant fait que regarder vivre son peuple, vibrer ses couleurs, son soleil et ses nuits caresser sur ses vieilles pierres des figures énigmatiques. Il faut que tout son passé me parle et ressuscite. Il faut que je puisse, après mieux qu'avant, me l’imaginer dans le temps, me pencher sur le gouffre des millénaires. Et pour en prendre ainsi autant avec l'intelligence qu'avec les sens, j'ai lu des égyptologues et des historiens."

extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

Les tombeaux des califes au Caire : la "majesté du silence ajoutée à celle de la mort" (Léon Hugonnet)

Tombeaux des Califes, par Zangaki
Les frères Zangaki étaient deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899


"Quand on est à l'extrémité de la rue Neuve, du côté de l'est, on entre dans un cimetière où l'on rencontre une infinité de petites tombes blanches et surmontées de colonnettes supportant des turbans et des tarbouchs. Après avoir traversé ce champ de repos, on tourne à droite, et on monte à gauche dans un sentier poudreux qui gravit une colline sablonneuse, de l'autre côté de laquelle s'étend l'immense nécropole connue des Européens sous le nom inexact de tombeaux des  kalifes. Ces derniers, en partie détruits, occupaient l'emplacement du Khan-Khalig. Ceux que l'on admire aujourd'hui viennent des autres sultans mamelouks Borgi qui régnèrent de 1381 à 1517 et précédèrent la conquête turque. C’est une véritable ville, avec des rues, des murs de clôture, des maisons, des fontaines. On y remarque une grande quantité de mosquées grandioses avec coupoles et minarets. Chacune d'elles ne contient pourtant qu'une tombe. L'aspect en est imposant. Ces monuments occupent une longue vallée inculte et dérobée, entre la chaîne du Mokatam et une colline sablonneuse couverte de moulins à vent.
Ce paysage austère jure avec l'élégance des tombeaux. En les plaçant dans ce désert, on a ajouté la majesté du silence à celle de la mort. Il me semble qu'on pourrait y amener de l'eau et faire des plantations qui orneraient les magnifiques monuments qu'il serait urgent de sauver de la ruine. La séduction irrésistible qu'exerce l'étude si capitale de l’égyptologie empêche de consacrer aux monuments arabes toute l'attention qu'ils méritent. Sans doute les artistes aiment beaucoup les ruines et détestent les replâtrages. Or, par une belle nuit d'Afrique, les tombeaux des mamelouks, argentés par des rayons de lune d’un éclat inconnu en Europe, ont un charme indescriptible et qui ont émerveillé tous les touristes, y compris Kléber. Mais il faut penser aussi à toute une école et à une tradition artistique qui se perd. C'est pourquoi je souhaiterais la création d’un service de conservation des monuments historiques ne s'occupant pas seulement des vestiges de l'antiquité égyptienne.
Les Arabes ont été inimitables dans l'architecture, parce que cet art est presque le seul qu'ils aient pu cultiver, par suite de l'interdiction formulée par le Coran contre les idoles, et étendue par des commentateurs fanatiques à toutes les reproductions des œuvres de la nature. Bien qu'il soit possible de signaler plusieurs infractions à cette rigoureuse réglementation, notamment en Perse et en Espagne, et bien qu’il existe une histoire des peintres arabes, il faut reconnaître qu’elle a déterminé la voie nouvelle dans laquelle se sont lancés les artistes arabes qui, renonçant à imiter la nature, ont puisé en eux-mêmes toute leur inspiration. Chez eux la science s’alliait à l'imagination, et, dans la combinaison infinie des lignes géométriques, ils ont trouvé des conceptions d'une grande originalité et d’une prodigieuse variété. Il faut noter que les architectes arabes ont mis leur amour-propre à ne jamais rien imiter et à trouver toujours du nouveau. (...)
On ne saurait trop admirer ces modestes et patients artistes qui ont passé des années à sculpter des coins obscurs que personne ne voit. Dévoués serviteurs de l'art, ils se croyaient assez payés par l'accomplissement de cet acte de foi, et ils n'ont pas même pris la précaution de nous transmettre leurs noms et se contentaient sans doute du titre de maîtres-maçons, tandis que tant de goujats modernes s’affublent effrontément du titre d'architectes.
Mais l'architecture arabe, gracieuse, élégante et polychrome s'accommode très peu de la vétusté, parce qu'elle brille moins par les grandes lignes que par les détails infinis de l’ornementation. Il est donc très regrettable que les tombeaux des kalifes soient abandonnés à la garde de familles besogneuses fondent qui y ont élu domicile et qui les défendent médiocrement contre le vandalisme des touristes.
Si ces monuments avaient eu des poètes pour les chanter, ils seraient aussi célèbres que l’Alhambra. En attendant qu'ils trouvent leur Byron et leur Hugo, je me borne à les signaler aux artistes et aux écrivains qui, depuis un demi-siècle, se sont lancés, dans une dernière et pacifique croisade, à la conquête de l'Orient, cet océan d'idéal dont nous ne buvons encore que quelques gouttes. (...)
ll serait grand temps que le Caire, cette sultane magnifique, cessât de laisser dédaigneusement tomber une à une toutes les perles de son collier. Ce qui fait son originalité c'est ce qu'on ne peut voir nulle part. Les étrangers qui oppriment le pays depuis trois siècles seront bien avancés lorsqu'ils auront remplacé toutes ces merveilles par les banalités qui se voient partout. Avec la conquête turque, la vie nationale a disparu de l'Égypte : depuis le règne de Méhémet-Ali, on voit une maladroite imitation de l'Europe, la satisfaction de coûteux caprices, mais rien qui dénote la conscience du génie arabe, de son glorieux passé et de son développement possible."

extrait de En Égypte, 1883, par Léon Hugonnet (1842 - 1910), homme de lettres et publiciste

mardi 14 janvier 2020

Dans l'Égypte ancienne, le peintre n'était "à proprement parler, qu'un artisan" (Georges Perrot, Charles Chipiez)

tombe de Horemheb (KV 57) - photo de Jean-Pierre Dalbéra (Wikipédia - Creative Commons)

"La plupart des observations que nous avons faites à propos de la sculpture s'appliqueraient également à la peinture. C'est en modelant la statue et en ciselant le bas-relief que l'artiste a pris les partis et adopté les conventions qui donnent au style égyptien son caractère à part et son originalité. Quand, au lieu de faire saillir l'image sur le nu du mur, il se contente de la dessiner à plat et d'en remplir le contour à l'aide de la couleur, cette légère différence de procédé ne change rien au mode de représentation dont il a fait choix, à sa manière de comprendre et de traduire la forme vivante. Ce sont les mêmes qualités et les mêmes défauts ; c'est la même pureté de lignes et la même noblesse d'allure, c'est le même dessin à la fois juste et sommaire, avec la même ignorance de la perspective et le même retour constant d'attitudes et de mouvements consacrés par la tradition. La peinture, à vrai dire, n'est jamais devenue en Égypte un art indépendant et autonome. Employée d'ordinaire à compléter l'effet du modelé, dans la statue et dans le bas-relief, elle ne s'est jamais affranchie de cette subordination ; elle n'a jamais cherché les moyens de rendre, à l'aide de ressources qui lui fussent propres, ce que la sculpture ne saurait exprimer, la profondeur de l'espace, le recul et la diversité des plans, la variété des teintes que la passion répand sur le visage de l'homme et, par suite, les différents états par lesquels passe son âme suivant la nature et l'intensité des sentiments qui la pénètrent et qui la remuent. Ce n'est même que par une sorte d'abus des termes que nous parlons ici de la peinture égyptienne.
Il n'y a pas de peuple qui ait étendu, sur la pierre ou le bois, plus de couleurs que ne l'a fait le peuple égyptien ; il n'y en a pas qui ait eu un plus juste instinct de l'harmonie des couleurs ; mais jamais il n'a su, par des dégradations de ton, par des touches juxtaposées ou superposées, rendre l'aspect que nous offrent, dans la réalité, les surfaces sur lesquelles se porte notre regard, aspect que modifient sans cesse le plus ou moins d'épaisseur de l'ombre, l'état de l'atmosphère et la distance. Ce que nous appelons clair-obscur et perspective aérienne, ils n'en ont pas le moindre soupçon.
Leur peinture repose tout entière sur une convention, aussi hardie et aussi franche que les conventions d'où partent la statuaire et le bas-relief. Dans la nature, il n'y a que des nuances ; ici, tout au contraire, le peintre attribue à toute surface une valeur uniforme et tranchée ; à tout le nu d'un corps il donnera la même couleur, qui sera plus ou moins claire suivant qu'il s'agira d'une femme ou d'un homme. Toute une draperie sera d'un même ton, sans que l'artiste s'inquiète de savoir si, dans telle ou telle position, la teinte de l'étoffe ne sera pas, tantôt assombrie par l'ombre portée, tantôt, au contraire, avivée et comme égayée par le rayon qui la frappe. Certaines planches de Lepsius et surtout de Prisse pourraient faire croire que quelques artistes, plus habiles que les autres, ont su marquer, avec le pinceau, dans les plus soignées de leurs figures, les valeurs différentes de la couleur dans l'ombre et de la couleur dans la lumière ; on s'imagine voir, tout le long du contour, comme une intention et un commencement de clair-obscur. C'est une erreur contre laquelle nous mettent déjà en garde les auteurs de la Description ; il faut porter au compte du sculpteur l'effet dont nous étions tentés de faire honneur au peintre. Ces images, ce sont des bas-reliefs peints ; pour peu que l'éclairage soit latéral, les parties arrondies, qui rattachent le champ de la figure à celui du fond, baignent partout, sur les bords, dans une ombre légère qui donne l'illusion d'une demi-teinte. Dès que le tableau n'est point en saillie, vous n'y trouvez rien de pareil, et c'est pourtant là que ces nuances auraient été le plus utiles pour modeler le visage et les membres.
Poser ainsi les uns auprès des autres, sans transitions qui les relient, des tons entiers et plats, c'est faire de l'enluminure, ce n'est pas peindre, dans le vrai sens du mot ; aussi le peintre n'était-il, à proprement parler, qu'un artisan. L'artiste, c'était le dessinateur, c'était celui qui, pour les peintures comme pour les bas-reliefs, traçait au crayon rouge, sur la paroi, les contours des personnages et des ornements ; on ne saurait trop admirer, pour la hardiesse et la liberté du trait, certaines de ces esquisses, où, par suite de l'inachèvement des travaux, la couleur n'est jamais venue recouvrir et cacher les lignes de l'ébauche (...). Lorsque aucun accident n'empêchait de compléter le décor, le peintre, s'il mérite ce nom, arrivait, avec sa palette et ses pinceaux, pour remplir le contour. Sa tâche était des plus aisées ; il n'avait qu'une précaution à prendre, celle de bien étendre sa couleur et de ne pas dépasser le trait qui circonscrivait la figure. Les tons des carnations et des draperies étaient fixés d'avance, ainsi que ceux des différents objets qui revenaient plus ou moins souvent dans ces tableaux."


extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882, par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin