vendredi 21 février 2020

Une visite au musée des antiquités du Caire, par Jean Cocteau : "Les Pharaons ne se cachaient pas pour disparaître, mais pour attendre leur entrée en scène."

"Un musée ne me semble pas un sacrilège" (Jean Cocteau)
Illustration extraite de The Graphic, 15 avril 1899

22 mars 1949.


Visite du Musée avec le docteur Drioton, figure joviale et qui communique une sorte de vie allègre aux nécropoles. Il glisse de siècle en siècle, nous épargne les œuvres mineures, ne s’arrête qu’aux chefs-d’œuvre. Plus je marche, plus je l’écoute, plus je tourne autour des colonnes, plus j'éprouve cette sensation d’un monde noir qui s’accroche comme le lierre, qui refuse de lâcher prise. Coûte que coûte, il faut s’affirmer, se perpétuer, s’incarner, se réincarner, hypnotiser le néant et le vaincre. Les poings fermés, les yeux grands ouverts et fixes, les Pharaons marchent contre le vide, l’endorment, le bravent. C’est pourquoi un musée ne me semble pas sacrilège. Ils ont exigé cette gloire nominale, cette gloire de tragédiens, sous des projecteurs. Ils ne se cachaient pas pour disparaître, mais pour attendre leur entrée en scène. On ne les arrache pas d’une tombe. On les sort d’une coulisse, masqués et gantés d’or.

Au reste, j’en aurai la preuve dans la chambre des momies qu’on ne montre plus au public et dont le docteur nous ouvre la porte. Elles reposent côte à côte, sous des vitres, dans une manière de salle de triage pour blessés de guerre, de morgue où l’on se penche afin d’identifier les victimes. Ces hommes prodigieux ont réussi jusqu’au bout la gageure de se transporter d’effigie en effigie, de muer, de changer de peau. La rage de survivre sculpte toutes ces petites têtes de cuir et de bronze qui montrent le poing. De la salle d'attente où cette grande famille hautaine habite ensemble, chacun s’évade et retrouve ses privilèges dans le musée où quelque forme géante lui permet de prendre ses aises, de vêtir son âme et de crier : "C’est moi !" 

Qu'il est beau, ce Séti Ier, avec son nez mince, ses dents découvertes, toute sa petite figure de proie, toute sa petite figure morte, réduite à la seule exigence de ne pas mourir. Moi ! Moi ! Moi ! C’est le mot qui se répercute sous les voûtes. Et le riche fonctionnaire qui, sur sa stèle, imite l’attitude et le profil du roi, le crie à tue-tête. Et même il forme écho lorsque ce ministre, avec et sans perruque, avec et sans pagne, se contemple, face à face avec lui-même. Et les quatre petites têtes en albâtre de Tut-Ank-Ammon, qui se regardent, disposées comme le reflet d’un miroir à trois faces, sur le coffre aux entrailles, se disent : "Moi, moi, moi, moi."
Nous allons, grâce au docteur, sauter de l'époque âpre, rude, où les visages de femmes ont l’air de visages d’hommes, à celle, après une longue période d’académisme, où la grâce de Thèbes entre en scène, où les visages d'hommes ont l'air de visages de femmes. Puis, le roi Aménophis IV change la pièce et les décors. Le soleil devient le seul dieu (ce qui se passe derrière le soleil). Par son ordre, l’art sera réaliste et surréaliste. On cherchera l'extrême de la ressemblance jusqu’à une sorte de folie grandiose et l’on décidera de la forme des crânes allongés jusqu’à celle d'une calebasse. Mais d’un âge à l’autre cette débauche d’effigies restera dominée par la position intra-utérine et même la chaise à porteurs de la reine l'obligera publiquement à se recroqueviller comme dans le ventre ou dans l’œuf.
Partout le mort se protège contre les forces méchantes qui risqueraient de le distraire, de l’obliger à être un vrai mort, de sombrer dans le sommeil.
Et cette Égypte, qui marque sa route plate par des bornes vivantes, ne sera que la mise au point d’une Égypte néolithique éteinte faute d’écriture, faute de tailler la pierre à un autre usage que celui des armes et dont l’ébauche n’existera qu’en maquettes d’ivoire d’après lesquelles l'avenir exécutera son programme. Costumes et décors, en voici maintenant le théâtre et le magasin d’accessoires auquel rien ne manque : les salles de Tut-Ank-Ammon.
De ce jeune malade, fils de l’inceste, nous pourrons imaginer le luxe. Ses sièges, ses coffres, ses bagues, ses boucles d'oreilles, ses barbes postiches, ses gants, ses lits, ses chars, ses cannes, ses crochets, ses martinets, nous apparaissent sans trace de décrépitude. Tout est neuf, étincelant, prêt à l'usage. Et ce qui rayonnait autour on se le représente rien qu’à voir le lotus d’albâtre où il à bu. Le char nous montre le cheval noir empanaché ; la boîte à maquillage, le kohl des yeux ; les sandales d’or, la démarche.
Je le répète, ce jeune roi poitrinaire a réussi son coup. Plusieurs siècles s’écoulent et il se donne en spectacle.
(Les effigies des pharaons et le rite de la sculpture offrent des inconvénients aux âmes qui s’y incarnent. Cinq artistes y travaillent sous la dictée du scribe. Le maître sculpte le profil gauche. Un élève le profil droit. La face en souffre (paraît-il). Le profil gauche est toujours plus expressif. On devine que, dans cette enveloppe boiteuse, l’âme éprouve quelque gêne.) (Sous toute réserve. Je cite Drioton.)
Revenons au prince. Il effraye beaucoup d'Égyptiens superstitieux qui touchent du bois dès qu’on prononce son nom.
Il ne m’inspire aucune crainte. C’est même lui, en personne, qui nous dirige et nous aide à comprendre l’emploi des objets de son règne : comment il mange, comment il se couche sans abîmer sa coiffure, comment il siège sur son trône, comment il se maquille, comment il monte en char. Chez Tut-Ank-Ammon, nous ne sommes plus guidés par des stèles, ni par des cartouches. Nous circulons entre ses esclaves et dans sa maison.
Passée la porte du Musée, le peuple du Caire nous console un peu de vivre un âge sordide. Un dernier souffle d’élégance le drape. Sa main d’aveugle qui ne travaille plus pour aucun mécène arrange encore somptueusement les étoffes. Deux époques, celle du peuple, celle des automobiles américaines, se croisent, se bousculent sans se voir. À ce jeu, l’une et l’autre deviennent des fantômes. Tout le problème de l'Égypte est là."


extrait de Maalesh, 1949, par Jean Cocteau (1889-1963), poète, graphiste, dessinateur, dramaturge et cinéaste français, élu à l'Académie française en 1955. Par deux fois, cet écrivain s’est rendu en Egypte : en 1936 et en 1949. Ses voyages lui inspirèrent un récit - Mon premier voyage - en 1936 - et un journal - Maalesh - en 1949.

jeudi 20 février 2020

Portrait de Monsieur Bourette, "chef de caravane dans une grande agence de voyages", par Roland Dorgelès

Tourisme en Egypte, photo de G.M.Georcoulas - le Caire, 1912

"Ce Bourette est un personnage étonnant dont la seule vue me réconforte. On ne peut pas dire qu'il soit gai : il est né content. Il réussit ce tour de force de voyager à la fois pour son agrément et pour celui des autres.
Que pourrait faire Bourette, s’il n’était pas chef de caravane dans une grande agence de voyages ? Viticulteur, curé de campagne, marchand d’automobiles, impresario de cinéma ?  Avec son physique et son caractère, je ne vois pas pour lui d’autres débouchés. (Encore, pour ce qui est du curé de campagne, y aurait-il beaucoup à dire...) Mais dans la situation qu’il a choisie, il est incomparable. Il dort quand il veut, mange quand il peut, ne se trompe jamais dans les changes, stimule les porteurs à coups de souliers, connaît des raccourcis dans les bazars et des coins d’ombre dans le désert ; si le cuisinier ne vaut rien, il se met lui-même au fourneau et, quand tout son monde harassé s’endort dans les sleepings, on l’entend qui chante encore sur le quai, ayant immanquablement retrouvé des connaissances, le chef de gare, qu'il appelle "vieux frère", ou le patron du buffet, qu'il tutoie.
Au début, ses façons familières gênent bien un peu certains touristes collets montés, mais cela ne dure guère. Le premier jour ils s’offusquent, le lendemain ils s’étonnent, peu après ils sourient, et au bout de la semaine ils ne peuvent plus se passer de lui.
- Monsieur Bourette, je veux une couchette inférieure dans le sens de la marche... Monsieur Bourette, j’ai perdu mon ombrelle... Monsieur Bourette, je veux voir la danse du ventre.
On peut lui demander n'importe quoi : il ne s'étonne jamais. Les exigences les plus absurdes le laissent aussi serein.
- Oui, mon petit gars... Entendu ma bonne dame... C’est promis, monsieur André...
Et l’un a sa couchette, l’autre son ombrelle, le troisième ses almées.
- Je les soigne comme des petits chats, je les promène comme des gosses, explique-t-il en rigolant.
On sent que ce métier est fait pour lui. (...) Rompu aux marchandages orientaux, il tiendra tête aux Grecs, aux Juifs, aux Arméniens, et les Coptes eux-mêmes ne peuvent se vanter de l'avoir roulé. Mais à côté de cela il dépense ses livres à tort et à travers, offrant des tournées de gin fizz à des millionnaires et payant sans raison des boîtes d’écailles ou des tulles brodés à des Américaines qu’il ne reverra plus. Aime-t-il le pittoresque des vieilles races, les décors exotiques, les ruines, les musées ? Non, pas tellement. Il les juge même d'un point de vue assez particulier. (...) Ce qu'il aime, c'est sa vie errante, le changement continuel, l'aventure. Bourette n'est pas un voyageur : c'est le voyage même. (...)
(Ses pèlerins) sont gorgés de musées et de points de vue, écœurés de chefs-d’œuvre, dégoûtés du sublime. Ils marchent quand même, mais par amour-propre, pour que les autres ne chuchotent pas : "Parbleu, ils n’y comprennent rien" et aussi pour pouvoir, plus tard, raconter leurs souvenirs. Quelques acharnés tiennent bon, et on les voit qui fouinent dans les galeries de sarcophages, le nez dans leur Baedeker, comme s'ils craignaient d’être volés d’une momie. Pendant ce temps, les autres se sont éclipsés, comme des soldats qui veulent couper à l'exercice et, attablés au bar voisin, ils guettent la sortie. J’ai même connu des femmes qui jouaient les malades, pour rester à l'hôtel ou bien courir les magasins. 
- Ces petites rosses-là vont encore aller aux souks toutes seules et se faire refiler de la camelotte, grommelait Bourette qui n’était pas leur dupe. Sans blague, il faudrait les attacher...
Moi, j'éprouvais un cruel plaisir à les débaucher. Ainsi, un après-midi, ayant croisé, en sortant de l’hôtel, les deux jeunes femmes, dont la maigre, qui montaient en auto, je leur demandai hypocritement : 
- Où allez-vous, mesdames ?
- On nous conduit à El Azhar, m'apprit l'une sans grand enthousiasme. Vous connaissez ? C’est bien ? 
- Oh ! très intéressant. Superbe monument de l’époque des Fatimides. Des cheikhs y enseignent les sciences coraniques à des étudiants accourus des quatre coins de l'Islam, depuis le Maroc jusqu'aux Indes. Il faut voir cela...
Puis, sans transition, j'ajoutai :
- Figurez-vous que je viens de rencontrer Pearl White.
Tout de suite, elles s’intéressèrent.
- La vedette de cinéma ?
- Elle-même. En chair et en os. Elle achetait des cigarettes, en face des jardins de l'Ezbékyeh. Toujours jolie, vous savez. Les passants s'arrêtent pour la regarder.
Elles vacillaient déjà et se consultaient du regard : la star ou la mosquée ? Alors, je portai un grand coup :
- Le plus curieux, c’est qu’elle est en tenue de désert : petit feutre, faux col d'homme, la cravache sous le bras... et en culotte !
- En culotte ? s'exclamèrent-elles ensemble.
- Parfaitement. Et bottée !
Cette fois-ci, elles n'hésitèrent plus.
- Devant l'Ezbékyeh ! ordonnèrent-elles au chauffeur.
Et Bourette, ce jour-là, ne les a plus revues qu'au dîner."


extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt

lundi 17 février 2020

À bord du "Champollion", avant de débarquer à Alexandrie, par Roland Dorgelès



"Je sais bien : des millions m'ont précédé, et des écrivains par centaines, parmi les plus grands. Mais est-ce que cela compte ? Leurs livres, je les ai oubliés. Les récits des touristes, je ne m'en soucie pas. Ce que je veux, c’est voir moi-même, avec mes yeux à moi. Tous les pays sont vierges, tant que je n’y ai pas mis le pied.
Cet après-midi, lorsque la côte a été en vue et que la ville m’est apparue, toute rose, au ras des vagues, j'étais plus agité sur le pont du Champollion, que le premier malouin qui aperçut Terre-Neuve, niché dans la mâture. Mes doigts devaient trembler sur la rambarde.
Repoussant les jumelles, pour mieux jouir de mon regard nu, je construisais fébrilement la ville, autour du gros phare noir et blanc.
On ne distinguait rien, d’abord, qu'un fourmillement doré de maisons, et la silhouette fumeuse des navires à l’ancre. Puis, lentement, les formes se précisaient ; de grands hangars, des dômes bulbeux, un palais qui doit être la douane, quelques palmiers réfugiés au haut d’un talus. Les bruits aussi se détachaient progressivement du brouhaha : sirènes, treuils déroulés, coups de marteaux sur la tôle des cargos. Le pilote, déjà grimpé sur la passerelle, vociférait des ordres dans son porte-voix et ceux du remorqueur lui répondaient avec des
hurlements. Cris sur le môle, cris sur les barques, cris déchirants dans le ciel et sur l’eau. Le murmure de l’Orient, c’est la clameur.
Je me laissais saouler par ce breuvage inconnu, quand le commandant m’a pris par le bras.
- Vous voyez, m’a-t-il dit, le doigt tendu : la colonne Pompée.
J'ai regardé. C'était, parmi les cheminées d’usines, une cheminée toute pareille, une cheminée inutile qui dresse à vingt-cinq mètres, un chapiteau qu’on ne regarde plus.
- Vous n’avez qu’à sauter dans le premier taxi venu. En cinq minutes vous y serez...
J’ai répondu oui, en remerciant, mais, sitôt débarqué, j'ai délibérément tourné le dos à la colonne et je suis parti à pied.
Non ! Je ne ferai pas de visites. Ni aux vivants, ni aux morts. Je sais qu'il faut visiter les catacombes de Kôm ech-Choukâfa, et les hypogées, et le musée gréco-romain : eh bien ! je n'irai pas. Tout de suite courir aux vestiges, aux ruines, aux stèles funéraires : ce pays est donc défunt ? J’aime mieux respirer le tumulte heureux de ces rues animées, me perdre dans le quartier indigène où les marchands ambulants promènent leurs pastèques, leurs cris chantants, leur eau fraîche dans les outres et leurs tintements de gobelets, revenir au large quai-promenade, le long de l’ancien port, pour sentir, dans l’odeur des algues, le parfum des jolies filles, qu’emportent les autos.
- Jadis, commence à dévider ma mémoire, sous Marc Antoine ou Vespasien, les courtisanes venaient sur la jetée inscrire leur...
Mais tais-toi donc ! Les Aphrodites d’à présent, on les rencontre à l’Excelsior ou au Pavillon Bleu. Je m’en moque de l’Heptastade et du Sérapeion ! Je ne viens pas ici cataloguer les ruines. Malheureusement, notre tête est ainsi fabriquée que certains mots déclenchent automatiquement des idées et qu’au seul nom d'Égypte, les Pharaons, le Nil, Cléopâtre, les momies, Osiris, Mariette, se mettent à tomber de l’esprit comme les marrons d’un arbre.
Ce ne sont pourtant pas les galères d’Octave qui menacent la ville, ce sont celles des Anglais, qui viennent d’entrer dans le port pour braquer leurs canons. Aux engins près, rien de changé. Mais Alexandrie, qui en a l’habitude, reste indifférente sous le danger. Elle bavarde, elle travaille, elle rit.
- Bah ! Ils ne bombarderont toujours pas le Caire, me disait philosophiquement un Égyptien, en fouettant son champagne.
Il y a toujours une reine dans un palais, toujours des chants dans les ruelles, toujours les mêmes bateaux plats sur le canal, avec des mâts si longs qu'ils semblent vouloir chercher le vent au fond du ciel. Non, rien de changé...
Je vais à l’aventure, je regarde, j'écoute, j'apprends."



extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt

dimanche 16 février 2020

Les "monuments les plus dignes de la curiosité de ceux qui voyagent en Égypte ; j'entends les pyramides", par Frédéric Louis Norden

illustration extraite de l'ouvrage de Norden

"Avant que de quitter le Caire et ses environs, je ne saurais me dispenser de parler des monuments les plus dignes de la curiosité de ceux qui voyagent en Égypte ; j'entends les pyramides, qu'on a mises autrefois au nombre des sept merveilles du monde, et qu'on admire encore aujourd'hui depuis le Caire jusqu'à Maidoun.
Les pyramides ne sont point fondées dans des plaines, mais sur le roc, au pied des hautes montagnes qui accompagnent le Nil dans son cours, et qui font la séparation entre l'Égypte et la Libye.
Elles ont toutes été élevées dans la même intention, c'est-à-dire pour servir de sépulture ; mais leur architecture, tant intérieure qu'extérieure, est bien différente, soit pour la distribution, soit pour la matiÈre, soit pour la grandeur.
Quelques-unes sont ouvertes, d'autres sont ruinées ; et la plus grande partie est fermée ; mais il n'y en a point qui n'ait été, plus ou moins, endommagée.
On conçoit aisément qu'elles n'ont pu être élevées dans le même temps. La prodigieuse quantité de matériaux nécessaires, en fait sentir l'impossibilité. La perfection avec laquelle les dernières sont fabriquées le témoigne également ; car elles surpassent de beaucoup les premières en grandeur et en magnificence. Tout ce qu'on peut avancer de plus positif, c'est que leur fabrique est de l'antiquité la plus reculée et qu'elle remonte même au-delà des temps des plus anciens historiens dont les écrits nous aient été transmis.
Il me paraît probable que l'origine des pyramides a précédé celle des hiéroglyphes ; et comme on n'avait plus la connaissance de ces caractères dans le temps que les Perses firent la conquête de l'Égypte, il faut absolument faire remonter la premiÈre époque des pyramides à des temps si reculés dans l'antiquité que la chronologie vulgaire ait peine à en fixer les années.
Si je suppose que les pyramides, même les dernières, ont été élevées avant que l'on eût l'usage des hiéroglyphes, je ne l'avance pas sans fondement. Qui pourrait se persuader que les Égyptiens eussent laissé ces superbes monuments sans la moindre inscription hiéroglyphique, eux qui, comme on le voit partout, prodiguaient les hiéroglyphes sur tous les édifices de quelque importance ? Or, on n'en aperçoit aucun, ni au dehors, ni au dedans des pyramides, pas même sur les ruines des temples de la seconde et de la troisième pyramide : n'est-ce pas une preuve que l'origine des pyramides précède celle des hiéroglyphes, que l'on regarde néanmoins comme les premiers caractères dont on se soit servi en Égypte ?"



extrait de Voyage d'Égypte et de Nubie, par Frédéric Louis Norden (1708-1742), voyageur danois, "capitaine des vaisseaux du roi". Texte publié par la Bibliothèque portative des voyages, traduit de l'anglais par MM. Henri et Breton, tome X, 1817.

samedi 15 février 2020

Quand l'aube se lève sur la Vallée du Nil, par Gabriel Hanotaux

"... des hommes se rendant au travail, parmi les champs d'orge blanc...le plumeau des palmiers balayant la brume.
Le ciel devient clair, puis rose et, d’un seul coup, splendide.
"
photo Marie Grillot


"Nous prenons, le soir, le train pour Louqsor et Karnak...
Lever du soleil sur la vallée. Calme uni de l'aube, fraîcheur suave. Les taches noires du troupeau des hommes se rendant au travail, parmi les champs d'orge blanc, font comme des lambeaux de nuit déchirés par la brise. Peu à peu le réveil s'ébroue au village, le plumeau des palmiers balayant la brume. Le ciel devient clair, puis rose et, d’un seul coup, splendide. Au-dessus des falaises rousses, le disque d'or s’élance, et, soudain, il est maître. La vallée, drapée de rayons, a revêtu sa robe couleur du jour. De minces raies, réfugiées dans les sillons alignés, hersent la terre, derniers refuges de l'ombre. Mais le soleil donne le coup d’éponge suprême ; il poudre, de son rayon d'or, la verdure ; la toilette est achevée. 
Au-dessus de la mer de lumière, les formes des arbres flottent comme des voiles pendues au mât blanc d’un minaret. Une nuée de grands oiseaux noirs s’envolent et encombrent l'étendue de leurs battements d’ailes fous. La vallée entière, - êtres et choses, - est en alerte : les fellahs courent, les baudets trottent, la vache se hâte au sentier. Une vierge noire, gardant son maigre troupeau, nous reporte à quelque Rebecca biblique.
Partout, le gras humide de la fécondité ; partout les tableaux variés de cette vie appliquée et nourricière que bas-reliefs, fresques et mosaïques représentent à satiété depuis des milliers d'années. Fermes grises, si vieilles et si rapiécées sous leurs toitures d’herbes sèches et de roseaux, qu'il semble qu'elles vont s’effondrer demain, alors qu’elles tiennent, pareilles à elles-mêmes, depuis toujours.
Arrivée à Louqsor, les yeux mi-clos, aveuglés par la lumière accablante, après une nuit insomne. Mais, à l'hôtel, la figure à peine trempée dans l'eau fraîche, nous voilà tout ragaillardis et prêts aux fatigues de la journée  tant attendue. En route pour Karnak !"


extrait de Regards sur l'Égypte et la Palestine, par Gabriel Hanotaux (1853-1944), de l'Académie française, diplomate, historien et homme politique français.

vendredi 14 février 2020

Le "ruissellement de splendeur" sur le Nil, par Louis Bertrand

par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Cinq heures du matin sur le balcon qui surplombe le tambour. Le vent brûlant s'est calmé. Néanmoins, l'atmosphère pacifiée reste très lourde, d’une opacité presque matérielle.
Simplifié par les brumes qui l'enveloppent, le paysage garde toujours sa nudité géométrique : trois zones superposées, l'eau, la terre, le ciel, séparées les unes des autres par deux lignes rigides qui courent à l'infini et qui se perdent dans les vapeurs de l'horizon. Les premiers plans ont une couleur cendreuse, qui, graduellement, se fonce jusqu’au violet sombre vers les fonds des montagnes encore invisibles. En ce moment, le Nil est immobile et lisse comme une eau morte. Le ciel d'argent s'arrondit comme une coupole solide. Un silence angoissant pèse sur l'étendue, et toute cette nature éteinte a l'air de se recueillir dans on ne sait quelle attente...
Les montagnes violettes de la chaîne arabique se dessinent sur le ciel d’aurore, se veloutent d’une couleur de pensée.Le soleil a percé les brumes flottantes. Il monte, et, soudain, c'est, par tout l’espace, un ruissellement de splendeur. La terre est toute d'or sous l’azur allégé du ciel. Les contours des berges sont comme frottés d’ambre liquide. De l’or coule le long des mâts des dahabiehs. Toutes voiles déployées, elles planent, comme de gros oiseaux d’or, sur le fleuve embrasé. Du haut du balcon, au-dessus du sillage qui fait, dans la moire orangée des eaux, une longue déchirure mauve, je contemple, les yeux ivres de lumière : toutes mes souffrances de la veille sont payées.
Dans cette richesse et cette beauté triomphante de l'aube, les êtres et les choses, touchés par l’engourdissement du khamsin, semblent renaître. Des battements d'ailes, des pépiements se répondent d’une rive à l’autre. Les trous des rochers sont pleins de tourterelles et de martins-pêcheurs, qui prennent leur volée. Au bord des berges, des enfants nus s’ébrouent dans l’eau vaseuse, s’éclaboussent en poussant de petits rires aigus, qui rebondissent jusqu'à nous, sur l’eau calme du fleuve, comme des ricochets.
On dirait des statuettes de bois ou d’albâtre bruni, telles qu’on en voit derrière les vitrines du musée du Caire. Le torse grêle, les épaules larges, les pectoraux en saillie sur le tronc, comme des gorgerins incrustés d’émaux, ils ressemblent trait pour trait aux petits fellahs d'il y a trois mille ans, qui ont servi de modèles aux sculpteurs et aux peintres des Pharaons. Et ils ressemblent aussi à leurs ancêtres des syringes et des hypogées, ces hommes aux maigreurs de sauterelles qui, en ce moment, sous le haut mur calcaire de la falaise, sont attelés à une corde de halage. Et le bateau archaïque, qu’ils traînent dans l’eau pesante, est tout pareil aux barques d'Ammon, qui sont peintes sur les tombeaux enfouis, là-bas, au milieu des sables.
Devant ce paysage du Nil, si raréfié par moments qu'il se dépouille de tout caractère particulier, je pouvais me croire hors du monde, dans une région abstraite qui ne connaît d’autres accidents que les jeux élémentaires de l'ombre et de la lumière. Ces silhouettes humaines me rappellent que je suis dans un pays où tout est marqué, au contraire, d’une empreinte si fortement individuelle qu’elle défie les siècles, - sur la terre d'Égypte, où rien ne meurt...
Il me semble qu’au sortir d’une féerie, je rentre dans la réalité. L’Égypte moderne elle-même réapparaît à côté de l'antique. Dans l'atmosphère purifiée, des bâtisses, qui se confondaient hier avec la blancheur des terrains, leurs contours s'évaporant dans les tourbillons de la poussière, s'accusent, aujourd'hui, en lignes précises et déplaisantes : gros cubes en plâtras qui sont des palais administratifs, obélisques de briques qui sont des cheminées d’usines, - sucreries ou distilleries, - pylônes aplatis en boue noire du Nil, qui ont des huttes de fellahs.
Vers le soir, un mur, percé d'arches colossales, coupe en deux tout l'horizon, émerge du lit de fleuve ; c'est le barrage d'Assiout. Nous nous engageons dans un canal latéral qui franchit la digue. Mais il est trop tard : l’écluse est fermée. Il faut s'arrêter, passer là toute la nuit. Au fond du canal, entre les deux parois de maçonnerie qui nous enferment comme une fosse étroite, - dans l'air étouffant, sans autre vue que le ciel plein d'étoiles au-dessus de nos têtes, - nous attendons l'aube, et le départ vers l'inconnu..."


extrait de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française

jeudi 13 février 2020

Les Colosses de Memnon, de la légende à l'histoire, par Myriam Harry

Photoglob co. - 1890

"Cher Memnon ! poétique statue ! décevant colosse ! c’est pour toi que nous avons retraversé le Nil, que nous avons, sous la radieuse aurore, repris le chemin de l'Occident funèbre.
C'est ainsi qu'on venait, à l'époque romaine, écouter l'oracle harmonieux.
Mais alors existait encore le Memnonium, le temple d'âme, auquel s'adossaient les deux pendants gigantesques, le double "double" formidable du grand pharaon qui avait érigé ces massives "ombres" de pierre pour soutenir sa parcelle de lumière et aider son âme volatile à affronter l'Éternité.
Et combien il est étrange, il est émouvant de songer qu'il y a réussi, que cet Aménophis III mort, il y a plus de trois millénaires, vit dans un paysage à peine changé, voit de la hauteur excessive de son front couler le Nil, et qu'il nous est plus familier que s’il était venu, y a un siècle, avec la mission de Bonaparte, à laquelle il doit, d’ailleurs, sa revie.
Évidemment, je l’aimais mieux quand je le connaissais moins, quand il n’était que le pauvre Memnon de mon enfance, seul dans l'immense désert et attendant, dressé sur la pointe des pieds, les divins baisers de sa mère qu'il saluait d’un mélodieux soupir.
Mais je m'accommode de ce couple de colosses assis sur leur cube de syène, les bras scellés aux cuisses et le visage absent, encadré du pshent pharaonique, semblable à la couffié des bergers. (...)
Un seul des deux colosses était sonore. Encore devait-il cette vertu à un tremblement de terre qui avait, au début du premier siècle de notre ère, fait de grands ravages dans la vallée du Nil, abattu un des obélisques de Hatasou, renversé des temples, éventré des pylônes.
Lui, la secousse ne l'avait qu'effleuré. Elle avait, dans son torse, creusé une légère fente. Le matin, le vent du désert s'y glissait et la statue tout entière vibrait comme une lyre éolienne.
Aussitôt naquit la légende. (...) Et comme les colosses s'adossaient au temple d'Aménophis III, les prêtres installèrent dans la statue sonore un oracle que l'on venait, en foule, consulter.
C'était, durant deux siècles, le but des touristes qui couvraient le socle immense d'inscriptions grecques et latines. Ils y venaient dès la première aube pour assister au musical miracle : beaucoup campaient plusieurs jours près de la statue, ne voulant partir avant d’avoir entendu l'heureux présage du gosier granitique. (...)
Plus tard, devant Septime Sévère, Memnon se refusa de vibrer. L'empereur, le croyant irrité, ordonna de dorer sa statue. Son âme mélodieuse, qui lui était venue de la colère des éléments, s'évanouit entre les mains obséquieuses des hommes. Il devint muet à jamais. Alors les pèlerins cessèrent d'affluer. (...)
Nous nous approchons des socles pour mesurer leur immensité. De loin, on ne s'en douterait pas. Le vide environnant et le fond des montagnes faussent complètement leurs proportions. Et c’est seulement quand j'ai escaladé le piédestal et me suis hissée à côté du pâtre, que je m'aperçois qu'il était adossé contre un orteil.
Je m'avise aussi que Memnon n'est pas solitaire. Il a, pour lui tenir compagnie dans l’éternité, à droite et à gauche de ses mollets, deux fines et sveltes statuettes que leur couronne effile encore. Elles n’atteignent pas le genou royal et pourtant elles ont trois fois ma hauteur.
L'une représente la mère d'Aménophis III, la charmante reine au nom de chatte : Moutamiaou que nous avons vue au temple de Louqsor en conversation ultra-intime avec le dieu Amon. L'autre est Taya, son inséparable épouse. (...)
Et n'est-elle pas touchante, cette tendresse familiale chez ce grand traqueur de lions, chez ce roi magnifique et munificent auquel un seul vassal envoyait du même coup trois cent dix-huit vierges ?
S'il aimait à s’éterniser gigantesquement, du moins, savait-il apprécier l'intimité d'un foyer si gai que même le voisinage de son temple funéraire ne parvenait à le rendre mélancolique. Car, de la dix-huitième Dynastie, il est le seul roi qui ait osé installer sur la triste rive d'Occident sa maison temporaire. (...)
Et, tandis que, doucement, je contourne la colline, j'aperçois encore, en bas, dans la plaine, les deux "doubles" gigantesques. Sous le soleil matinal, le granit de Syène prend une teinte de chair. Ils semblent s'animer de leur mythe mélodieux, et pourtant, je me demande si maintenant, les connaissant bien, je ne préfère pas leur histoire à leur légende..."


extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869-1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry. L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.