samedi 6 juin 2020

Le désert, un "océan sans eau" (par Henri Paul Baillière)

désert d'Égypte, par Augustus Osborne Lamplough,
peintre orientaliste britannique (1877 - 1930)

"On se fait une fausse idée du désert, quand on le définit simplement une vaste plaine basse, couverte de sables arides et nus. C'est vraiment une mer, coupée par de petits monticules pierreux, de larges dunes mouvantes, qui ondulent comme des vagues ; et les Arabes, en l'appelant "un océan sans eau", ont, dans une vive et poétique image, exprimé une idée vraie. 
L’œil ne trouve aucun objet où se reposer, de même que le pied n'y laisse aucune trace ; il règne ici un silence de mort, une tristesse solennelle, une solitude terrible.
Par intervalles, une végétation rabougrie, qui montre, çà et là, quelques arbustes épineux, le lentisque et le tamarinier, oubliés au milieu de ces espaces désolés ; un vautour ou une gazelle qui fuient au bruit de la machine, encore nouveau pour eux ; une caravane qui fait halte à l'heure de midi, et dont l'ombre se projette sur le sable, comme sur le transparent des ombres chinoises. (...)
Nous sommes entre deux miroirs de sable, l'Arabie et la Lybie qui, dans leurs réverbérations, absorbent toute l'humidité que laissent évaporer la mer Rouge et le Nil.
Là-bas, dans l'atmosphère brillante et brûlante, au milieu de ces steppes immobiles et mornes qui s'appellent la vallée de l'Égarement, un paysage enchanteur se dessine ; une pente douce s'élève ; sur la colline une forêt de palmiers se balance et se reflète dans un lac qui resplendit de lumière à ses pieds, et dont une brise légère ride la surface, en faisant scintiller les mille facettes de ce diamant tremblant ; on ne sait où finit la terre, où commence l'eau, mais ce doit être, en tout cas, quelque oasis, quelque lieu de délices, plein d'ombre et de fraîcheur.
Ce n'est qu'une illusion de nos sens abusés, c'est le mirage.
Cette belle nappe d'eau, c'est le bleu azuré du ciel, dont l'image réfléchie vient jusqu'à l’œil, portée par les couches inférieures de l'air plus échauffées que les couches supérieures ; ces palmiers, ce sont des nuages ; ces collines, ce sont les vagues éternelles de sable que le vent agite et renouvelle ; cette oasis, c'est un rêve qui s'évanouirait bien vite si on allait à lui, ou plutôt qui reculerait toujours devant les pas du voyageur inquiet."


extrait de En Égypte : Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Le Caire, 1867, par le libraire-éditeur parisien Henri Paul Charles Baillière (1840-1905)

Le moucharabieh, "idéal d'une architecture pratique", pour "satisfaire un luxe indispensable de fraîcheur" (par Henri-Paul Baillière)

rue du Caire - gravure du XIXe s.
 "J'ai été vivement frappé de cette merveilleuse harmonie qui établit une concordance logique entre le climat d'un pays et son architecture ; j'ai senti combien la régularité parisienne des maisons serait fâcheuse ici ; j'ai compris qu'il fallait, sous un ciel toujours de plomb, multiplier les angles, varier les surfaces, ménager les saillies et les rentrées, pour y faire jouer le caprice de la lumière, pour permettre aux rayons du soleil de se briser contre ces obstacles, et aux ombres de se produire plus nombreuses et plus bienfaisantes.
Le moucharabieh me paraît en ce sens l'idéal de cette architecture pratique ; cette charpente en bois de cèdre ou de cyprès, treillagée et découpée, peinte en blanc ou en gris, appliquée aux parois extérieures de la maison en guise de fenêtre, suspendue au-dessus de la rue qu'elle surplombe comme une immense cage d'oiseaux, doit former le plus charmant salon aérien. 

- Oui, la brise y pénètre sans laisser passer le soleil et permet de tenir au frais les gargoulettes pleines d'eau, dans un courant d'air perpétuel ; le jour trop vif et les bruits de la rue trop assourdissants s'y tamisent ; et surtout, à travers cette dentelle de bois, on peut voir sans être vu, on peut satisfaire sa curiosité, tout en cachant aux regards indiscrets un intérieur mystérieux.
- Les Espagnols ont appris des Arabes ce raffinement, mais ils l'ont dénaturé et gâté, selon moi, en remplaçant, dans les miradors de Cadix et de Séville, le bois par les vitres, et la douceur des couleurs éteintes par l'intensité d'une couleur criarde, le vert. Les Allemands, en adoptant cette mode, ont poussé aussi loin qu'il était possible le contre-sens architectural ; on grelotte presque dans ces balcons vitrés qui décorent les maisons de Berlin.
- Pour satisfaire mieux encore ce luxe indispensable de fraîcheur, des auvents surmontent la plateforme des terrasses et tournent leurs ouvertures vers le nord, livrant ainsi passage aux courants d'air.
Mais où sont donc
Ces maisons d'or pareilles
À des jouets d'enfants

dont parle Victor Hugo ? Je les ai cherchées et je n'ai trouvé que des ifs en bois, bariolés, prêts pour une illumination, ou d'affreux peinturlurages qui couvrent les murailles et qui représentent des images grossières de chameaux fantastiques, de lions fabuleux, de fleurs inconnues, de bateaux à vapeur et de chemins de fer apocalyptiques ; cela signifie, au dire de Saïd, que l'habitant est un hadji, un pèlerin revenu de la Mecque. Est-ce là tout ? 

- Saïd vous a bien renseigné ; mais il se produit pour vous un phénomène qu'éprouvent tous les étrangers ; la pensée remplie des images enchantées des conteurs et des poètes, vous vous étiez fait une fausse idée des choses, vous aviez rêvé un Orient de convention, tel qu'il existe dans vos décors de féerie ou d'opéra-comique, c'est-à-dire tel qu'il n'existe pas, et vous vous êtes trouvé en face de maisons aux murailles épaisses et hautes, aux combles en terrasse, à la porte nue, sans inscription de nom et de profession, aux rares et petites ouvertures, tristes comme des prisons, silencieuses et muettes comme la femme, et long-voilées comme elle."

extrait de En Égypte : Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Le Caire, 1867, par le libraire-éditeur parisien Henri Paul Charles Baillière (1840-1905)

dimanche 31 mai 2020

Les "riches harmonies" des bazars du Caire, par Germain Martin

souffleur de verre : illustration extraite de la Description de l'Égypte

"En apercevant les boutiques du quartier des bazars du Caire, le promeneur est surpris par leur grand nombre et par leur aspect simple et coloré. Les vendeurs, vêtus de grandes robes, tantôt riches de tons, tantôt d’un bleu indigo plus ou moins passé, sont accroupis dans une sorte de grande caisse dont on aurait enlevé un côté, afin de laisser voir l’intérieur. Les couleurs des étalages où l’on vend des toiles de tentes, des babouches, des cuivres ciselés, des selles de chameaux, les harnachements des petits ânes, créent des associations de rouge, jaune, bleu et or, qui, dans un pays moins ensoleillé, seraient criardes ; mais, au Caire une lumière abondante les fond en de riches harmonies.
Le matériel des installations est sommaire. Une forge complète tient dans un carré de trois mètres de côté.
Tout cet ensemble procure à l’Occidental des impressions dont il ne se lasse pas. Qui à vu le bazar tient à le revoir. On se perd avec plaisir dans les rues étroites où le passage d’un chameau chargé de cannes à sucre forces le plus fier des visiteurs à s’aplatir contre les murailles. L’attention est captivée par l'originalité du spectacle dans le présent. Pour que le charme fût complet, il importerait de revivre le passé des quartiers indigènes. L'histoire des métiers arabes du Caire permet de comprendre les origines lointaines des procédés de fabrication qui étonnent le touriste. Le bazar est une exposition rétrospective, à demeure Il révèle les modes de travail, tels qu'ils sont restés cristallisés depuis des siècles.
Le présent est gros du passé ; pour nous en convaincre, il suffit de considérer les planches annexées à la description de l'Égypte publiée par les savants de la mission française. Quiconque voit ces gravures et place à côté, par la pensée, l’image d’un atelier actuel, arrive à une superposition dont tous les traits concordent. Depuis cent ans, il n’y a eu de modifications ni dans la technique, ni dans l'aspect extérieur des métiers du Caire. Les influences qui expliquent leur existence, leur formation, sont lointaines."


extrait de Les bazars du Caire et les petits métiers arabes, de Germain Martin (1872 - 1948), économiste et homme politique, membre de l'Institut, professeur à la Faculté de droit de l'Université de Dijon

mercredi 27 mai 2020

Un "géant du désert", "accouplement fantastique de la grâce et de la force" (Henry de Vaujany, à propos du Sphinx de Guizeh)

photo de Maxime Du Camp (1822-1894)

"Le Sphinx est l'emblème séculaire et comme la personnification de l'ancienne Égypte. Malgré les mutilations qui déchirent sa face, profanations dues au fanatisme de l'ignorance et de la superstition, la physionomie du colosse a conservé dans son ensemble ce calme, cette sérénité, qui font le caractère distinctif de la statuaire égyptienne.
Que représentait réellement dans la pensée de ces temps lointains, cet accouplement fantastique de la grâce et de la force si étroitement unies ensemble qu'elles ne forment qu'un seul corps ? Est-ce un rêve d'artiste, un caprice ? Non, certes ; rien n'était moins capricieux que le génie égyptien, génie éminemment réfléchi, génie tout symbolique et dont les conceptions, même les plus bizarres en apparence, cachaient un sens profond. C'est le dieu Harmakhis, le "soleil levant"...
Mais à quelle époque a-t-on taillé ce monument qui semble veiller sur les Pyramides, et quelle était la véritable destination de ce géant du désert ? Les textes sont muets jusqu'ici. "Cette grande figure mutilée, dit Ampère, est d'un effet prodigieux ; c'est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre paraît attentif ; on dirait qu'il entend et qu'il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l'Orient, semblent épier l'avenir ; le regard a une profondeur et une vérité qui fascinent le spectateur. Sur cette figure, moitié statue, moitié montagne, on découvre une majesté singulière, une grande sérénité et même une grande douceur."
Un écrivain arabe, Abd-el-Rahman, dit que le Sphinx était regardé comme un talisman qui protégeait les cultures contre l'envahissement des sables. Il a été mutilé sous le règne du sultan Barqouq, au quatorzième siècle, par un cheikh fanatique. "Or il arriva, dit Abd-el-Rahman, que les deux hommes qui étaient occupés à briser le nez de cette grande statue, avec de grosses masses de fer, tombèrent par terre sur des éclats de rocher et se tuèrent ; aussitôt le simoun souffla. Les gens du peuple crurent à une vengeance du monstre, et nul n'osa plus y toucher, redoutant son courroux." Makrizi (quinzième siècle) parle aussi du colosse avec une admiration profonde. "Un fou, dit-il, un certain cheikh Mohammed, surnommé le jeûneur de son siècle, dans un accès de délire et pour se rendre agréable à Dieu, lui avait infligé, à coups de masse, les irréparables mutilations dont il porte pour toujours la trace." Il paraît certain qu'au douzième siècle le Sphinx était encore intact : Abd-el-Latif dit que la figure était très belle, la bouche gracieuse, et souriante ; il ajoute que la couleur rouge qui couvrait la face était éclatante et fraîche. Les Arabes d'aujourd'hui désignent le Sphinx sous le nom d' Abou-l'Hol, le "père de la terreur".


extrait de Le Caire et ses environs : caractères, mœurs, coutumes des égyptiens modernes, par Henry de Vaujany (1848-1893), égyptologue français

mardi 19 mai 2020

Philae, l' "île enchantée", face aux "exigences de l'industrie moderne", par Godefroid Kurth

tableau d'Auguste Louis veillon (1834 - 1890)

"Enfin, voilà Philé, l'île sainte où, au milieu d'une couronne de temples et de colonnades, surgissait le sanctuaire d'Isis, bâti par les Ptolémées. Isis ! quel nom dans l'histoire religieuse du monde ! Isis, la rivale païenne de la Vierge Marie comme Mithra fut le rival païen de Jésus-Christ ! C'est ici que, comme l'Armide du Tasse, la grande ensorceleuse des hommes avait ses jardins enchantés. Ils ont péri avec elle, car Philé n'existe plus, il n'en reste que la partie la plus haute, où nous débarquons. L'île sainte est morte à la manière d'une île, c'est-à-dire qu'elle a été engloutie par son fleuve.
Pour pouvoir disposer des eaux du Nil pendant la baisse, les Anglais ont fait en aval de Philé un barrage énorme. C'est le quatrième depuis le Caire ; les deux autres sont à Assiout et à Esné. Il a une demi-lieue de longueur et il a fait monter de 25 mètres le niveau du fleuve.
C'est le plus grand réservoir du monde : il renferme, dit-on, plus d'un milliard de mètres cubes d'eau. Par suite de ce gigantesque travail, l'île a été à peu près totalement submergée avec ses temples et ses colonnades ; nous avons vogué par-dessus tous ces chefs-d'œuvre, à travers des rangées de palmiers dont la chevelure éplorée flotte seule sur les vagues, comme celle d'un malheureux enlisé dans les sables mouvants.
De tous les sanctuaires qu'on venait admirer ici, celui d'Isis a été seul épargné, du moins en partie ; ses deux pylônes sont séparés l'un de l'autre par les flots, de même que les sanctuaires annexés et le kiosque, ce kiosque merveilleux popularisé par toutes les gravures et où il ne nous a plus été donné d'aborder.
Nous sommes restés dans le temple ; on peut encore circuler à pied depuis le second pylône jusqu'au saint des saints, mais déjà le clapotis de l'eau retentit au pied des murs et les flots s'infiltrent lentement par en-dessous. Quand on embrasse d'un coup d'œil circulaire tout cet étrange tableau, on se fait l'effet d'un échappé du déluge, qui, du haut d'un abri provisoire, contemple l'abîme où il est destiné à s'engloutir à son tour.
Voilà ce que les exigences de l'industrie moderne ont fait de cette île enchantée, que la nature semblait avoir créée exprès pour réaliser le rêve des poètes d'avoir une île à eux. Ils la possédaient ici, et ils n'en ont rien su, hélas ! Les archéologues seuls ont connu la beauté de Philé, et ils n'y ont pas été insensibles.
"On n'y arrive pas sans émotion, on ne la quitte pas sans regret", disait Mariette.
"C'est un charme, écrivait Ampère, de passer plusieurs jours dans cette île de ruines, allant d'un temple à l'autre sans y rencontrer d'autres habitants que les figures mystérieuses qui couvrent les murs et les tourterelles qui roucoulent sur les toits. Quelles journées dans mon souvenir que ces journées de solitude, de travail et de rêverie, dans cette île inhabitée et semée de merveilles !"
Hélas ! Philé n'est plus, et ce qui en reste est condamné à disparaître. L'an prochain, on rehaussera de sept mètres encore le niveau du Nil, et alors l'île merveilleuse aura disparu entièrement : seules, les cimes du temple où nous venons de débarquer émergeront encore comme émergent aujourd'hui celles des palmiers, pour dire aux hommes futurs qu'ici fut réalisé le Songe d'une nuit d'été. Les traditions qui parlent de villes englouties sous les flots ne racontent pas tous les jours des fables : si la cité d'Is est une légende, la cité d'Isis est une triste réalité.
Rien n'aura sauvé la perle du Nil : ni l'histoire, ni l'art, ni la nature ! Devant la loi dérisoire des nécessités économiques, sa sentence était prononcée sans appel. Je ne sais si jamais l'éternel conflit entre l'art et la vie, entre l'idéal et la réalité a trouvé une expression d'une crudité aussi brutale, une solution d'un radicalisme aussi intransigeant.
Si Philé n'était pas au bout du monde, il y aurait contre le barrage d'Assouan une levée de boucliers chez tous ceux qui se proclament les amis de la beauté."


extrait de Mizraim : souvenirs d'Égypte, 1912, par Godefroid Kurth (1847-1916), professeur d’histoire médiévale à l’université de Liège (Belgique). Au cours d’un voyage en 1910, il a visité Alexandrie, Le Caire et la Haute-Égypte, en remontant le Nil jusqu’à Philae.

lundi 11 mai 2020

"L'idée seule que je me trouve sur le Nil et me dirige vers Thèbes, m'emplit l'âme d'émotions" (Enrique Gómez Carillo)

Par David Roberts (1796-1864)

"Avec une émotion profonde, je viens de m'installer dans le bateau qui nous conduit vers la contrée où nous attendent les ombres des grands prêtres d'Ammon. L'heure est admirable. Au couchant, le ciel inaugure ses illuminations vespérales, parmi des transparences qui laissent voir, dans un au-delà fantastique, d'étranges lueurs de flammes. Sur l'une et l'autre rives du fleuve se dressent de vieux palmiers, dont les ombres noires se reflètent dans l'onde ardente. C'est l'éternel, l'invariable paysage d'Égypte, le paysage monotone et charmant que, pendant notre voyage, nous verrons tous les soirs et qui, tous les soirs, nous tiendra immobiles, à la poupe, de longs moments, - rêvant le même rêve de splendeurs et de mystères. L'idée seule que je me trouve sur le Nil et me dirige vers Thèbes, m'emplit l'âme d'émotions. 
Le Nil, le vieux Nil, le père Nil, le Nil sacré !... Les lèvres ne se lassent pas de répéter ces syllabes harmonieuses, de même que les yeux ne se fatiguent pas de contempler le courant pourpre. Le Nil ! Il y a un tel amoncellement d'images, d'évocations et de souvenirs en ce seul nom ! Parmi les innombrables fleuves sanctifiés par les hommes, c'est lui, sans conteste, qui mérite le mieux la canonisation. Le peuple et le pays tout entiers sont à lui. Sans lui, il n'y aurait ni Égypte ni Égyptiens. Les autres contrées qui s'enorgueillissent des eaux qui les baignent pourraient supprimer leurs dieux fluviaux ; le sol continuerait d'exister, peut-être moins beau, peut-être moins riche, mais toujours vivant. Ici, la simple paralysie des eaux pendant quelques années, suffirait pour que la glèbe, mourant de soif, comme à ses origines reculées, s'enfonçât à nouveau dans le désert, du sein duquel elle est sortie. Il n'est pas un palmier, pas une fleur de lin, pas un épi de maïs, pas un roseau de papyrus, pas une feuille de lotus, qui doive au ciel une goutte de rosée. Tout ce qui palpite dans la nature, vient de l'onde du fleuve.
Le vieil Hérodote disait déjà, il y a plus de deux mille ans, que l'Égypte est un don du Nil. Don merveilleux, en vérité ! Don qui a profité à tout l'univers! Car si l'ancêtre Amon Ra ne l'eût pas fait au désert africain, l'humanité aurait peut-être tardé de siècles à connaître les grandes choses qui embellissent l'existence : la poésie, la grâce, l'art, l'idéal, la volupté, la justice.
(...) À chaque instant, durant le voyage vers les terres millénaires, tout nous rappelle cette invraisemblable antiquité. Là-bas, loin derrière nous, restent les pyramides dont les angles gris seront une obsession pendant des heures et des heures. Et quand les pyramides se perdront dans la nuit, commencera le défilé des formidables fantômes. Tous les témoins héroïques de la plus lointaine époque humaine sont alignés sur l'une et l'autre rives, comme pour former une fantastique garde d'honneur aux siècles qui passent.
Tandis que j'évoque les images vénérables qui surgissent des rives du Nil, les bateliers étendus à la proue contemplent le Nil, lui-même. Toute la vie de ces hommes est concentrée en la palpitation des divines eaux. Pour eux, il n'y a pas d'histoire, il n'y a pas de palais antiques, il n'y a pas de civilisations mortes. C'est l'onde vivante qui incarne tout. Leur vie matérielle comme leur vie morale, vient du fleuve. Dans leurs chants, l'image du dieu à la barbe fluviale apparaît sans cesse. "Père, père, père liquide, notre Père" - chantent-ils, pour s'animer en leurs rudes manoeuvres. Et ensuite, quand ils vont se reposer, c'est toujours le mystère du fleuve père qui les préoccupe et les exalte. Tous les contes et toutes les traditions de ces hommes de peine parlent des arcanes du grand courant nourricier. Celui qui est allé le plus loin est celui qui a le plus de prestige. Celui qui connaît le plus de secrets des eaux est le plus savant."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

vendredi 8 mai 2020

"La poésie de cette ville exceptionnelle, que l'histoire, l'art, et la nature ont tout fait pour embellir" (Gabriel Charmes, à propos du Caire)

 Photochrome, circa 1895
"L'aurore en Égypte n'a pas ces teintes successives et graduées que l'on admire dans le Midi de la France. Le soleil éclate tout à coup au bord du ciel. À peine annoncé par une lueur rose, il s'élance subitement à l'horizon et embrase en quelques minutes toute l'atmosphère. Parfois cependant, en hiver, et plus souvent même qu'on ne pourrait le croire, il doit soulever, avant de se montrer, les longs plis d'un manteau grisâtre qui enveloppe la terre de toutes parts. Le sol de l'Égypte, arrosé et chauffé tout à la fois, imprégné d'eau du Nil jusque dans ses profondeurs, toujours en transpiration et laissant échapper sans cesse des vapeurs légères, se couvre le matin d'une sorte de buée transparente, qui rappelle au premier aspect le brouillard de Paris. Mais, dès que le disque rouge du soleil apparaît au-dessus de la colline Mokatam, cet épais rideau se déchire dans tous les sens en une heure au plus, l'humidité de l'air est absorbée ; c'est à peine si quelques flocons de nuages, colorés par le jour naissant, flottent encore sur le bleu du ciel. Sauf pendant la période du kamsin, où l'air est chargé d'une poussière roussâtre que le vent agite perpétuellement sans la dissiper jamais, les rayons du soleil percent avec rapidité l'atmosphère ; la fraîcheur et l'humidité de la nuit font place comme par enchantement à la sécheresse et à la limpidité du jour.
C'est au pied de la mosquée de Méhémet-Ali et de la terrasse de la citadelle qu'il est beau de voir se lever le jour sur le Caire à moitié endormi. Il est impossible de rendre l'effet du panorama qui s'offre alors aux regards ; c'est à coup sûr l'un des plus beaux du monde, l'un de ceux surtout qui éveillent dans l'esprit le plus de souvenirs, en même temps qu'il produit dans l'âme les plus vives sensations. Je n'ai jamais compris l'espèce de scepticisme qui porte certaines personnes à vouloir se détacher des impressions historiques afin de contempler le spectacle de la nature avec un désintéressement parfait. Homo sum ! et il n'est point indifférent pour moi d'apercevoir à l'horizon les Pyramides de Saqqarah profilant leurs formes indistinctes à côté de la forêt de palmiers qui recouvre les ruines de Memphis, tandis que plus près, la jonction de la verdure et du sable, les grandes Pyramides, faiblement nuancées par le soleil levant, semblent être les mystérieuses gardiennes du désert. 
C'est dans cette plaine à moitié verdoyante, qui s'étale au-dessous de la citadelle du Caire, que la civilisation humaine est née. À droite, apparaît la campagne d'Héliopolis, la ville du soleil, où les sages de la Grèce vinrent puiser les principes de cette philosophie qui, transformée par leur génie, fécondée par leur imagination, propagée par leur éloquence, est devenue le levain de la pensée humaine, le germe de toute science, de toute doctrine et de tout art. Un seul obélisque, environné de collines de sable rougeâtre, marque la place où s'élevait Héliopolis ; il se confond presque, à la distance où nous sommes, avec le sycomore gigantesque à l'ombre duquel, d'après une antique légende, la Sainte Famille s'arrêta longtemps dans sa fuite en Égypte. Plus près, les verts ombrages de Choubrah viennent rejoindre le Caire, que le cours du Nil aux eaux jaunâtres, aux rives bordées de dattiers et de sycomores, entoure de sa majestueuse et poétique ceinture. Au bord du fleuve, Boulaq dresse vers le ciel ses coupoles et ses minarets ; l'île de Rodah, brillante de fleurs et de verdure, et les riantes campagnes de Gizèh se prolongent jusqu'au désert lybique, tout rose au lever du jour, mais d'un rose tendre et diaphane, avec des demi-teintes bleuâtres. Un immense aqueduc, situé au vieux Caire, presque en face des Pyramides, traverse une série de collines de sable, de coupoles à demi renversées, de moulins à vent et de ruines de toutes sortes. Cette partie du tableau offre un aspect de nudité et de sécheresse, qui serait désespérant si le jeu de la lumière et des ombres ne lui donnait une intensité de vie extraordinaire. 
Mais, ce qui saisit l'œil par dessus tout, c'est la ville même du Caire étagée avec grâce sur le premier plan : la sombre et colossale mosquée du Sultan Hassan se détache d'abord sur le fond multicolore des maisons, des palais et des mosquées ; au delà, c'est une forêt, un fouillis indescriptible de constructions dont les colorations ardentes éblouissent le regard. Un murmure incessant s'élève des rues et des places du Caire. Le soir, au soleil couchant, les couleurs sont plus vives encore. Un immense rideau rouge sang fait ressortir la masse noirâtre des Pyramides de Gizèh; la cime des palmiers et des sycomores paraît dorée ; le désert lointain passe par toutes les gammes du gris, du bleu, du violet et de l'opale ; sur le Nil, les voiles blanches des dahabiehs ressemblent aux ailes de grands cygnes déployant leur plumage au-dessus du fleuve ; le bruit de la ville est devenu si intense qu'il imite presque le roulement d'un tonnerre lointain. C'est ainsi qu'il faut contempler le Caire, le matin et le soir, si on veut l'admirer sans réserve et s'imprégner profondément de la poésie de cette ville exceptionnelle, que l'histoire, l'art, et la nature ont tout fait pour embellir."

extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français