mardi 25 septembre 2018

De l'art et des différentes façons de voyager en Égypte, par Clot-Bey

auteur et date non mentionnés pour cette photo
"Il y a toujours en Égypte un nombre flottant de voyageurs dont les mœurs, le caractère , les projets donnent matière, sous plusieurs rapports, à des observations assez piquantes.
Des motifs différents peuvent décider les Européens à venir visiter l'Égypte. Les uns, ce sont les véritables touristes, cherchent à utiliser les loisirs que leur donne la fortune en butinant de l'instruction, ou en allant chercher des délassements partout où leur curiosité les appelle.
D’autres, ce sont des artistes ou des littérateurs, viennent déchiffrer des énigmes scientifiques, ou demander des inspirations à la plus antique patrie des arts, à une terre favorisée de la nature, riche en attrayantes excentricités, et sur laquelle planent des souvenirs vieux de plusieurs milliers d'années. 

D’autres encore viennent en Égypte à la poursuite de la fortune: ceux-ci sont des militaires, des négociants, des médecins, des ingénieurs , et surtout des hommes à idées, des faiseurs de projets, propriétaires de secrets merveilleux, dont les inventions, repoussées en Europe, espèrent s’enraciner dans une terre vierge, et y trouver des intelligences faciles à façonner aux choses nouvelles.
Parmi les personnes qui viennent en Égypte pour leur agrément, il en est dont le nom est illustre ; celles-là sont traitées avec la haute distinction qu’elles méritent. Le vice-roi exerce envers elles une hospitalité magnifique et leur témoigne les attentions les plus délicates. Souvent il leur donne pour logement un de ses palais ou les fait héberger dans la demeure d’un de ses grands officiers. (...)
Les voyageurs qui, sans avoir de grands titres où une haute renommée, sont riches ou dans l’aisance, parcourent le pays en pleine sécurité et jouissent de tous les agréments que l’on peut s’y procurer, au moyen d’un firman du vice-roi, espèce de passe-port que l’on obtient toujours par l'intermédiaire du consul de la nation à laquelle on appartient.


Les impressions que l’Égypte laisse dans l’esprit des touristes sont diverses, et varient suivant les caractères des voyageurs.
Les uns arrivent sur les bords du Nil avec des idées préconçues ; ils s’imaginent trouver en Égypte, avec le confortable européen et les avantages matériels que procure la civilisation, outre des antiquités curieuses, des mœurs empreintes d’un caractère original, dans l’observation desquelles ils se promettent de piquantes jouissances. Mais, dès qu’ils sont convaincus que le pays des pyramides, des sphinx et des obélisques n’a aucune de ces commodités qui rendent en Europe les voyages si faciles ; lorsqu’ils savent que l'on ne peut aller aux pyramides en chemin de fer et qu’aucune route royale, départementale ou vicinale ne relie à Alexandrie ou au Caire les magnifiques ruines de Karnac et de Louqsor, alors leur désappointement change tout à coup en amères récriminations, en une antipathie outrée, les préventions favorables qui les berçaient à leur arrivée en Égypte ; bientôt toute chose se transforme en mal à leurs yeux. Peu leur importe que le ciel soit beau, que ses teintes soient admirablement pures, si le soleil est brûlant, la chaleur insupportable. Songeraient-ils à jouir de la sérénité des nuits, qui enivre de jouissances le corps et l’âme, lorsque, en revanche, des vents, qui font tourbillonner les trombes de poussière, leur préparent pendant le jour d’affreux tourments ? Le sol est fertile, disent-ils, mais le paysage d’une monotonie désespérante, puis qu’est-ce qu’une mince bande de terres fécondes perdue au milieu d’un océan de stériles solitudes ? Les monuments antiques sont grandioses ; les souvenirs qu’ils rappellent parlent à l’intelligence et au cœur ; mais les villes actuelles sont laides ; les populations qui les habitent, hommes et femmes en chemise, enfants nus et maladifs, tout cela est hideux à voir. Ajoutez le désagrément de se trouver au milieu d’un peuple qui parle une langue bizarre et difficile, obstacle continuel qui suscite des ennuis à chaque instant. Aussi, pour peu que ces voyageurs, dont les rêves sont déçus, ne soient pas d’humeur endurante, mécontents de tout, ils ne soupirent qu’après le moment où l’Égypte disparaîtra derrière la quille du navire qui les emportera loin de cette terre maudite. De retour chez eux, ils se vengeront de leur désillusionnement, en la décriant à toute occasion ; et, s’ils écrivent leur voyage, ils la représenteront sous des couleurs fausses et injustes.
D’autres touristes sont aussi exagérés dans des sentiments contraires. Enthousiastes de ce qui est nouveau pour eux, avides d’émotions, ils trouvent tout bien, admirent tout, se passionnent pour chaque chose. Tout plaît également à la curiosité bienveillante de ceux-là : l’aspect particulier du pays, la physionomie singulière des villes et celle des habitants. Aussi se hâtent-ils d’imiter les manières des musulmans et d’endosser leur costume. C’est même une mode assez générale parmi les nouveaux arrivés de se revêtir le plus tôt possible des habillements orientaux. Quoique l’on soit autant respecté et peut-être plus sous le vêtement européen, ils cherchent à excuser leur caprice par des motifs plausibles de convenance, lorsqu’au fond ils ne brûlent que de satisfaire une fantaisie. Ils ont hâte de se voir dans le large pantalon, de rouler un turban autour de leur tête et de porter au côté un sabre recourbé. En fait de costume, ceux qui ont la prétention d’être artistes poussent le culte de l’ancien vêtement des musulmans jusqu’à se singulariser d’une manière ridicule. Ils déplorent que les Orientaux aient abandonné quelques-uns de leurs usages pour les remplacer par les nôtres : - aujourd’hui on ne porte plus, dans la haute société, le turban qui n’est resté en usage que parmi les hommes de basse classe ; - ils en entourent leur tête ; de même, ils préfèrent l’ancien cordon de soie au ceinturon de cuir par lequel les Orientaux retiennent maintenant leur sabre. Quelques-uns exagèrent l’imitation jusqu’à aller pieds nus. On dirait qu’ils ne savent plus s’asseoir sur une chaise et qu’il faut qu’ils se fassent violence pour ne pas s’accroupir, les jambes croisées, sur les divans. Mais, en dépit de leurs prétentions, les manières orientales et le port du costume musulman demandent un apprentissage. Une certaine affectation de singularité dans le choix et l’arrangement des diverses parties de l’habillement, la gaucherie des gestes, le caractère de la démarche, trahissent les novices, et font reconnaître aussi sûrement les Européens sous le déguisement oriental que sous l’habit franc.
Mais il y a, parmi les voyageurs, des hommes sérieux dont l’esprit est modéré, impartial, équitable, et que leur imagination n’emporte pas fougueusement aux extrêmes ; des hommes tolérants qui comprennent la vraie situation des peuples orientaux, apprécient à leur valeur, ni trop ni trop peu, le pays et ses habitants, les personnes et les choses, savent se plier sans répugnance comme sans affectation aux exigences des lieux et à l’empire des coutumes, et, en définitive, peuvent porter un jugement droit sur l’Égypte, que la disposition de leur intelligence leur a permis d’étudier avec fruit."


extrait de Aperçu général sur l'Égypte, 1840, par Antoine Barthélémy Clot-Bey, médecin français (1793 - 1868)

lundi 24 septembre 2018

"Pour un Égyptien, le Nil c'est sa patrie" (Fernand Leprette)

photo MC

"À son fleuve l'Égypte doit, à proprement parler, l'existence ainsi que sa personnalité, son unité. L'on ne s'étonne pas que le Nil ait été pour elle un personnage mystique venu du ciel et même un dieu. (...) 
"Les autres pays n'ont point de Nil", déclarait avec orgueil mon cuisinier Abdou. Et, de fait, le Nil d'Égypte est un fleuve à part. Il n'a guère de fantaisies. Il ne se contente pas de saluer, d'un geste rapide et désinvolte les gens qui le regardent. Il ne bavarde point. Il ne fait point couler, pour le seul plaisir des yeux, une onde transparente mais stérile. Il dédaigne l'ordinaire parure fluviale. C'est un dieu, je l'ai dit. En juin, d'un élan régulier, irrésistible, il pousse aux portes d'Assouan sa masse liquide, qui a l'épaisseur et la couleur du sang, qui en a aussi les vertus. L'eau, qui monte d'une hauteur prévue le long des rives, pénètre dans le corps même de la vallée par d'innombrables vaisseaux. Et ainsi, jusqu'à la mer, il porte le précieux limon. Lorsque, épuisé d'avoir donné la vie, il accepte de se retirer, il le fait sans hâte, sans causer de surprise, insoucieux de laisser apparaître, au milieu de son lit, de longues traînées de sable. Mais s'il semble mourir en octobre, c'est pour renaître l'année suivante et, à travers ce double rythme de vie et de mort, il affirme sa divinité.
De ce Nil, sans qui elle ne serait qu'un désert, l'Égypte est devenue l'esclave attentive, reconnaissante. Elle presse contre ses berges bêtes et gens, comme pour l'honorer, en vérité parce que c'est le maître qui dispense toute richesse. Aussi entend-on, d'Assouan à la mer, la grinçante mélopée des chadoufs, des vis d'Archimède et des sakiehs. Aussi voit-on, tout le long de ses berges, des gars au torse de bronze se courber et se redresser sans trêve cependant que tournent, en rond, sans fin, des buffles, des chameaux et des ânes aux yeux bandés. La plaine a toujours soif de l'eau miraculeuse.
Mais le fleuve sacré, à son tour, a dû se soumettre au génie de ses adorateurs. Autrefois, dans toute l'Égypte, on le laissait répandre à son gré, sur les champs et les pistes toute l'eau de sa crue et, pendant de longs mois, la sécheresse reprenait son empire. Aujourd'hui, on a barré le lit du fleuve ; ses eaux ont été captées ; un système de vannes les a mises à la disposition du fellah, à tout moment de l'année.
Le fellah a fait de la vallée entière une table parfaitement horizontale, un jardin strictement divisé en parcelles que bordent et traversent des rigoles et des drains dont la pente est calculée avec une savante minutie. Aujourd'hui on ne taille plus de colossales statues en l'honneur du dieu fluvial, mais on lui élève, à témoin le barrage d'Assouan, d'une beauté géométrique, industrielle et moderne, de formidables monuments d'architecture auxquels l'antique granit rose confère la même noblesse. 
L'histoire nous a rapporté quelle était la frayeur des anciens Égyptiens lorsque la crue du Nil arrivait en retard au rendez-vous et que la terrible sécheresse des déserts menaçait la Vallée. Sans doute, ne jette-t-on plus au fleuve en sacrifice, ni corps de jeune vierge, ni mannequin, ni bouquet même. Mais que le peuple vienne à imaginer que son flot puisse être détourné de l'Égypte ou simplement amoindri, une inquiétude panique saisit le pays, et tous, fellahs et effendis, cultivateurs des villages et boursiers d'Alexandrie s'unissent dans un même sentiment de crainte et de révolte, comme devant la mort. Si bien qu'on peut affirmer que, pour un Égyptien, le Nil c'est sa patrie, et l'amour du Nil, l'élément fondamental de son patriotisme." 


extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

"Si l'Égypte n'avait pas existé, un des aspects les plus extraordinaires que l'humanité ait jamais pris manquerait à l'histoire de notre terre" (Maurice Maeterlinck)

aucune mention de l'auteur et de la date du cliché
"Somme toute, ce pays, tel qu'on le voit actuellement, n'était la douceur de son climat durant l'hiver, ne retiendrait pas longtemps le touriste ou l'artiste, si, derrière le spectacle assez vite épuisé de ses villes, de son fleuve et de ses campagnes, ne se dressait, vivant encore d'une vie prodigieuse, l'énigme de la seule civilisation qui, remontant à plus de sept mille ans, ait laissé sur notre terre des empreintes aussi nettes, aussi profondes, aussi fraîches, aussi abondantes que si elle datait d'hier. Il n'est rien sur ce globe qui se puisse comparer aux temples de Louqsor, aux tombeaux de la Vallée des Rois, à ceux de Sakkara, aux pyramides, à l'hypogée des Apis. Rien, pas même le fameux temple d'Angkor ou les palais chinois, qui soit aussi étrange, aussi imprévu, aussi hallucinant, d'une humanité aussi spéciale, aussi déconcertante, aussi complète dans un genre qui ne paraît pas appartenir à notre planète. Rien non plus, qui soit d'un art aussi homogène dans le bizarre dans l'imprévu total, d'un art tout ensemble aussi barbare et aussi raffiné, d'un art qui se tient aussi bien d'un bout à l'autre du colossal au puéril, du sublime au grotesque, de l'ébauche la plus rudimentaire au fignolage le plus minutieux, de la monstruosité la plus ahurissante à la beauté la plus pure et la plus parfaite, de la fantaisie la plus invraisemblable à la réalité, à la vérité, à la sincérité la plus émouvante, la plus délicate que l'homme ait jamais atteinte en interprétant la nature. Aucune race, aucun peuple, pas même le peuple grec ou la race chinoise n'a apposé sur la terre un cachet plus puissant, plus original plus indélébile ; aucun n'a imposé au monde une vision aussi compacte, aussi massive, aussi cubique, aussi oppressive, aussi totale, aussi logique dans son illogisme apparent, aussi démesurée dans sa mesure géométrique, aussi équilibrée dans son équilibre spécial. Si l'Égypte n'avait pas existé, ou si, comme l'Atlantide, tous ses monuments avaient disparu dans une catastrophe planétaire, un des aspects les plus extraordinaires que l'humanité ait jamais pris manquerait à l'histoire de notre terre ; et il est au surplus fort probable que l'architecture et l'art grec, ainsi que toutes les architectures et tous les arts qui en découlent, n'eussent ressemblé que bien peu à ce qu'ils sont."


extrait de En Égypte, 1928, par Maurice Maeterlinck (1862 - 1949), écrivain francophone belge, prix Nobel de littérature en 1911

"Rien ne blesse le regard dans la campagne égyptienne" (Gabriel Charmes)

photo Marc Chartier
"Si l'Égypte agricole est un présent du Nil, l'Égypte tout entière est un présent du soleil. Cette longue plaine verte, sans aucun accident de terrain, où de vastes champs de bersim, sorte de trèfle d'une taille considérable, s'étendent à perte de vue traversée de part en part par le Nil coupée dans toutes les directions par des canaux ; bigarrée çà et là par des villages de terre grisâtre et par des bois de palmiers couverts de poussière, serait fort laide sous le ciel sombre de nos climats occidentaux. Toutes les teintes y paraîtraient obscurcies, le sable du désert y serait noirâtre, la verdure elle-même y prendrait des tons sombres et crasseux. On n'y aurait pas la ressource des accidents de terrain, des vallons frais et gracieux, des ruisseaux limpides, des pelouses toujours arrosées, des bouquets d'arbres, des coins et des racoins mystérieux qui font le charme de nos campagnes européennes. On peut marcher des heures entières en Égypte sans trouver d'autre ombre que celle d'un talus ou celle que projette au loin une tête de palmier. Tout y est sec et à découvert.
Mais, grâce à la merveilleuse lumière d'Orient, ce pays de plaine ne paraît pas un pays plat ; la diversité des nuances supplée à la diversité des contours : elle relève certains objets et en plonge d'autres dans une pénombre discrète ; elle les modèle tous de la manière la plus puissante ses jeux, multipliés à l'infini, produisent les effets les plus variés et les plus saisissants. 

À dire le vrai, la lumière est tout en Égypte : supprimez-la, vous aurez la contrée la plus monotone du monde ; restituez-la, vous avez un pays d'une beauté accomplie. L'Égypte est un réflecteur dans lequel un ciel limpide se mire avec une incomparable suavité.
Rien ne blesse, en effet, le regard dans la campagne égyptienne, quoique tous les tons y soient d'une violence, j'allais dire d'une férocité étonnante. La nature n'y recule devant aucune hardiesse ; elle y place à côté l'une de l'autre les cou
leurs les plus disparates sans affaiblir en rien leur valeur ; elle ne les dégrade pas pour les combiner, ces procédés artificiels de l'art humain lui sont inutiles. Pour produire l'harmonie, il lui suffit de noyer l'ensemble de son œuvre dans une sorte de vapeur opale, d'une nuance transparente et presque imperceptible, qui en estompe toutes les parties et les empêche de se heurter. Elle ne recourt jamais aux procédés de ces peintres qui composent une teinte de mille nuances diverses plus ou moins mélangées et fondues. Elle agit avec une entière franchise, bien sûre d'atteindre par les moyens les plus simples l'effet qu'elle veut produire. C'est dans une gamme unique qu'elle compose ses plus belles symphonies. Les fonds noirâtres de la campagne européenne n'existent pas en Égypte ; l'obscurité n'y sert jamais à faire ressortir la lumière ; les ombres les plus épaisses y sont d'un bleu ou d'un violet délicat ; le rose y sert de transition entre le rouge écarlate du ciel et le vert foncé de la vallée du Nil ; des demi-tons dorés relient le vert au jaune ardent du désert, et toutes ces couleurs, d'une clarté et d'une unité parfaites, s'accordent entre elles sans efforts, sans secousses, sans éblouissements, avec une grâce et une splendeur merveilleuses."



extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français

"L'Égypte m'a paru le plus beau pays de la terre" (Chateaubriand)

photo datée de 1895 - aucune mention d'auteur
"J'avoue (...) qu'au premier aspect des Pyramides je n'ai senti que de l'admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops qu'un amas de pierres et un squelette ? Ce n'est point par le sentiment de son néant que l'homme a élevé un tel sépulcre, c'est par l'instinct de son immortalité : ce sépulcre n'est point la borne qui annonce la fin d'une carrière d'un jour, c'est la borne qui marque l'entrée d'une vie sans terme ; c'est une espèce de porte éternelle ; bâtie sur les confins de l'éternité. 
"Tous ces peuples (d'Égypte), dit Diodore de Sicile, regardant la durée de la vie comme un temps très court et de peu d'importance, font au contraire beaucoup d'attention à la longue mémoire que la vertu laisse après elle : c'est pourquoi ils appellent les maisons des vivants des hôtelleries par lesquelles on ne fait que passer ; mais ils donnent le nom de demeures éternelles aux tombeaux des morts, d'où l'on ne sort plus. Ainsi les rois ont été comme indifférents sur la construction de leurs palais ; et ils se sont épuisés dans la construction de leurs tombeaux."
On voudrait aujourd'hui que tous les monuments eussent une utilité physique, et l'on ne songe pas qu'il y a pour les peuples une utilité morale d'un ordre fort supérieur, vers laquelle tendaient les législations de l'antiquité. La vue d'un tombeau n'apprend-elle donc rien ? Si elle enseigne quelque chose , pourquoi se plaindre qu'un roi ait voulu rendre la leçon perpétuelle ? Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine. À moins de soutenir qu'il est égal pour une nation de laisser ou de ne pas laisser un nom dans l'histoire, on ne peut condamner ces édifices qui portent la mémoire d'un peuple au-delà de sa propre existence, et le font vivre contemporain des générations qui viennent s'établir dans ses champs abandonnés. Qu'importe alors que ces édifices aient été des amphithéâtres ou des sépulcres ? Tout est tombeau chez un peuple qui n'est plus. Quand l'homme a passé, les monuments de sa vie sont encore plus vains que ceux de sa mort : son mausolée est au moins utile à ses cendres ; mais ses palais gardent-ils quelque chose de ses plaisirs ? (...)
Le 2 nous allâmes à Djizé et à l'île de Roda. Nous examinâmes le Nilo-mètre, au milieu des ruines de la maison de Mourad-Bey. Nous nous étions ainsi beaucoup rapprochés des Pyramides. À cette distance, elles paraissaient d'une hauteur démesurée : comme on les apercevait à travers la verdure des rizières, le cours du fleuve, la cime des palmiers et des sycomores, elles avaient l'air de fabriques colossales bâties dans un magnifique jardin. La lumière du soleil, d'une douceur admirable, colorait la chaîne aride du Moqattam, les sables libyques, l'horizon de Sacarah, et la plaine des Tombeaux. Un vent frais chassait de petits nuages blancs vers la Nubie, et ridait la vaste nappe des flots du Nil. L'Égypte m'a paru le plus beau pays de la terre : j'aime jusqu'aux déserts qui la bordent, et qui ouvrent à l'imagination les champs de l'immensité."


extrait de Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome 2, 1848, de François-René, vicomte de Chateaubriand (1768-1848), écrivain et homme politique français

dimanche 23 septembre 2018

"Le sens artistique de l'Égyptien a subi l'empreinte du contraste extrême qui existe entre le désert et la plaine cultivée" (Flinders Petrie)

 
photo Marc Chartier
"Pour bien comprendre un art quelconque, il est (...) indispensable de connaître le milieu qui lui a donné naissance, d'en saisir les contrastes, les nécessités, l'atmosphère particulière, en un mot, tous les caractères qui sont la base de sa manière d'être.
Parmi les conditions particulières à l'Égypte, il faut compter le soleil, un soleil ardent, éblouissant ; le contraste extraordinaire entre la stérilité du désert et la végétation luxuriante de la bande étroite qui avoisine le fleuve, et enfin la monotonie de ligne de ces terres cultivées, du plateau désert et de la montagne calcaire qui, entrecoupée de précipices abrupts, se dresse à une centaine de mètres de hauteur sans offrir la moindre brèche. Dans un tel milieu, l'architecture de toute autre contrée aurait paru faible et fausse : le style égyptien n’a jamais connu de défaillance dans ses variétés et ses transformations.
L'éclat extraordinaire du soleil amena les architectes à construire des monuments presque sans fenêtres. La lumière qui pénétrait par les ouvertures d'accès suffisait pour éclairer l'intérieur de la construction. Dans les salles plus éloignées, une ouverture de vingt centimètres carrés environ dans le plafond ou une fente de quelques centimètres dans les murs latéraux assurait un éclairage convenable. Ce mode de construction avait pour conséquence de laisser de grandes surfaces de murailles unies : elles furent ensuite couvertes de scènes gravées.
Ce serait une erreur, toutefois, de considérer ces représentations comme des décorations architecturales ; on doit les regarder plutôt comme des tablettes ou des papyrus. La foi des Égyptiens dans la vertu magique des images les amena naturellement à utiliser les murs de leurs temples ou de leurs tombeaux pour y représenter les différentes scènes de leur culte. Ils croyaient ainsi continuer perpétuellement le service divin. Aussi les édifices que nous voyons sont-ils moins des monuments au sens habituel du mot, que de gigantesques rituels illustrés contenant le dieu consacré à l’adoration.
L'éclairage latéral brutal a exercé également une grande influence sur la sculpture. En effet, un relief, quelque beau qu’il soit, est peu distinct dans une lumière diffuse venant de face. Pour qu’il ressorte mieux et produise de l'effet, il fallut recourir à un enluminage énergique. La peinture devint alors si prépondérante qu'elle nuisit souvent à l'effet des sculptures les plus fines, car, avant d'y appliquer la couleur, on les enduisait d'une couche de stuc. Ce procédé regrettable, dédaigneux de la délicatesse de la sculpture, commença à la XIIe dynastie et devint une règle à l’époque ptolémaïque.
Le sens artistique de l'Égyptien a subi l'empreinte du contraste extrême qui existe entre le désert et la plaine cultivée. De chaque côté de la plaine, s'étend, toujours visible, le désert infini, sans végétation, sans vie : c’est la région des esprits malins et des bêtes féroces, la retraite des nomades toujours prêts à fondre sur les champs et les troupeaux non gardés. Au centre de cet immensité sauvage, se déroule une bande étroite de terre, riche, noire, grasse et fertile sous les rayons puissants du soleil, saturée de force vitale et portant les moissons les plus vertes, autant de fois par an qu’on peut l'irriguer. En certains endroits - sous les palmiers qui produisent leur charge annuelle de fruits - le blé et la fève mûrissent jusque trois fois. Quatre fois donc, le sol fécond déverse ainsi sa sève sans cesse renouvelée.
En architecture, le contraste entre cette exubérance et la stérilité absolue qui l’environne est reflété par la disproportion entre la minutie des détails et la grandeur des édifices. Les parois des constructions les plus colossales sont souvent entièrement couvertes de sculptures et de peintures minutieuses, et ce qui partout ailleurs serait disproportionné est parfaitement harmonieux au milieu de ces contrastes naturels.
Le paysage, avec ses lignes horizontales et verticales fortement accentuées, détermine le style des monuments qui viendront se placer dans un tel décor. La ligne qui domine, lorsqu'un temple est vu à faible distance, c'est le niveau de la vallée verdoyante du Nil, sans une ondulation, sans une pente. Derrière le monument, la ligne du ciel est constituée par la crête régulière du plateau désertique, coupée à distance par quelque vallon, qu’aucun sommet ne dépasse. Et la face des falaises, formant le fond du décor, est rayée par des lignes horizontales.
Tantôt elle s'élève en gradins, tantôt elle apparaît comme un mur immense composé de lits réguliers de pierres ; les érosions ont découpé les parois rocheuses en piliers verticaux, dont les intervalles sont enveloppés d’ombre profonde. Dans un tel cadre, où tout est immuablement rectangulaire, des monuments moins massifs et carrés que ceux produits par l’architecture égyptienne auraient été absolument déplacés. Les frontons de la Grèce, les arcs romains, les ogives gothiques seraient écrasés par ce cadre sévère. (...)

L'art égyptien, quelque exubérant et enjoué qu'il ait pu être, a toujours obéi aux obligations que lui imposait son milieu naturel, et celles-ci lui permirent de produire les portraits les plus vivants, l'harmonie la plus belle et l'expression la plus délicate. 
L'art égyptien a donc été bien inspiré en étudiant les conditions de son milieu et en se soumettant aux obligations qu'elles lui imposaient, et c'est précisément dans cette soumission que réside toute sa grandeur."

extrait de Arts et métiers de l'ancienne Égypte, 1915, par Flinders Petrie (1853-1942 ), égyptologue anglais, professeur d'égyptologie à l'University College de Londres. Traduction par Jean Capart

"L'Égypte a servi de théâtre aux scènes les plus imposantes de l'histoire" (Édouard Gouin)

photo de Zangaki
"Foyer de la civilisation primitive, berceau des sciences et des arts, sanctuaire des graves recueillements, patrie des allures sévères et des utiles pensées, l'Égypte, assise au milieu de l'ancien continent, a servi de théâtre aux scènes les plus imposantes de l'histoire. 
Née avant l'ère d'Abraham, elle a vu poindre et s'éclipser les splendeurs de Tyr et de Carthage, elle rayonnait alors que Rome, l'Attique et Sparte n'avaient pas secoué leur nuit. Ses plus jeunes monuments ont précédé la guerre de Troie. Elle se vante d'avoir inauguré le genre humain et semé des colonies par toutes les zones. Sur ses plages elle a vu courir en char de triomphe Sésostris, Nabuchodonosor, Cambyse, Darius, Xercès, Ptolémée, Alexandre, César, Tamerlan, Saladin, Bonaparte. Elle a vu cheminer dans ses sables Homère, Archimède, Aristote, Orphée de Thrace, Minos de Crète, Danaüs de Lybie, Thalès de Milet, Mélampe de Pylos, Pythagore de Samos, Hérodote d'Halicarnasse, Diodore de Sicile, les Athéniens Musée, Dédale, Solon, Platon ; Lycurgue de Lacédémone, Démocrite l'Abdéritain, Eudoxe de Cnide, Oenopidès de Chio, Volney, Delille, Champollion, Taylor, Alexandre Dumas, Chateaubriand, Lamartine. 
Riche de son heureuse situation entre l'Afrique et l'Asie, la mer Rouge et la Méditerranée ; riche d'un sol fertile parmi tous, riche d'un peuple industrieux et créateur, elle a été rêvée comme but des plus hautes ambitions, elle a été sondée comme point central par les plus vigoureux aspirants aux monarchies universelles. Jules et Pompée, Antoine et Octave la choisissent pour tribunal et prononcent du sort de l'humanité. Innocent III, Ximénès, Ferdinand le Catholique, Emmanuel, Henri VII, Louis XIV décident d'y porter leurs armes conquérantes. Alexandre y fonde, y décore de son grand nom la capitale du commerce. Aux navires venus d'Alexandrie le droit exclusif désormais de tenir déployée jusque dans les ports italiens la petite voile qui flotte sur l'extrémité du mât, et que les autres vaisseaux doivent baisser en approchant du promontoire de Caprée ! Quelle fête dans la Campanie, lorsque arrive la flotte chargée de papyrus et de lotus, de gommes résineuses, de baume réparateur, de miel épais et odoriférant, de sel ammoniac trouvé dans l'oasis d'Ammon, ou du nitre aidant à féconder les femmes, ou du sable fortifiant les athlètes, ou de cette verrerie aux couleurs irisées, de cette poterie en terre vernissée aux teintes argentines, ou de ce vin exquis de Maréa si cher à Cléopâtre, de ce fruit des vignes de Tœnia comparé au Falerne par le poète de Tibur ! Lorsque la Palestine a faim, douze tribus s'approvisionnent d'un seul coup par caravanes aux magasins de Mezraïm. Partis d'Elim, les Israélites murmurent dans le désert contre Moïse et Aaron : "Qui nous rassasiera maintenant ? Nous mangions en Égypte le poisson, les concombres, les melons, les poireaux. Nous étions assis près des marmites pleines de viandes, et le pain regorgeait." Hannibal sous son talon d'airain a-t-il couché le dernier épi du Latium, tout n'est pas encore perdu, la république envoie ses ambassadeurs au grenier. Le grenier de Rome, c'était l'Égypte. Ne l'est-elle pas aujourd'hui de Constantinople, de l'Arabie, de la Syrie, de toute l'Asie Mineure ? Et la pâture de l'esprit, l'a-t-elle assez prodiguée ! 
Nous lui devons l'usage de régler le temps par les révolutions du soleil, non plus par celles de la lune, et celui de compter les ans par trois cent soixante-cinq jours ; les premières spéculations de l'astronomie, les premiers problèmes de la géométrie, les premiers alphabets, les premières bibliothèques si heureusement intitulées : Trésor des remèdes pour l'âme
L'Égypte fut l'institutrice de la Grèce, qui répéta sa leçon à l'Europe. La Crète et l'Inde se disputaient un lambeau des codes pharaoniques. C'est en Égypte que Salomon allait chercher une vierge digne de partager le trône d'Israël, et des cavales assez nobles de race pour s'allier aux coursiers de Juda. C'est à l'Égypte que, pour être sûr de vaincre, Xercès empruntait ses soldats montés sur des dromadaires. C'est à l'Égypte que l'Élide envoyait réviser le plan de ses jeux olympiques. 
Nul projet sérieux ne s'accomplissait au sein des régions étrangères, que l'assentiment n'eût été obtenu de la sœur aînée. Elle devait être en état d'inspirer autrui, celle qui, faisant la sainte aumône de ses traditions au barde aveugle, écrivit sans le savoir des pages de l'Odyssée ! Ses annales à elle sont de pierre : que de labeur et de solennité dans cette éloquence ! Comptez les bras qui dressèrent ces archives primordiales, comptez les générations qui virent à fleur du sol se dérouler le frontispice du livre, et la dernière ligne se clore dans la nue ! Mesurez ces colosses à larges bases, à vastes surfaces ; et ces avenues interminables que gardent les sphinx séculaires, ces statues qu'on dirait des montagnes, ces curieux obélisques dont l'armure a lassé le fer de tant de barbares, et dont La masse indestructible a fatigué le temps. Ces hypogées sans fin où se pressent les momies, populations sans nombre ; et les altières pyramides Qui, cercueils immortels de ce peuple géant, Élèvent jusqu'aux cieux la pompe du néant !
Contemplez, et défendez-vous de la méditation. Admirez, et tentez de vous soustraire à un émoi vraiment religieux. "Il n'est pas de contrée, s'écriait le père de l'histoire, il n'en est point où la nature produisit plus de chefs-d'œuvre et l'art plus de prodiges. - Salut ! s'écriait Savary, salut aux plus respectables monuments qui soient échappés à la main de l'homme !"

La Grèce et Rome ont bâti des temples aux dieux, des palais aux rois, des amphithéâtres à la foule. Qui, avant tous, l'Égypte a-t-elle su honorer ? L'intelligence et la vertu ; ses ancêtres, ses morts. Qu'importe le luxe des maisons, hôtelleries de passage ? Ce qu'il faut songer à embellir, n'est-ce pas bien plus logiquement la demeure éternelle ?"
 

extrait de L'Égypte au XIXe siècle, 1847, par Édouard Gouin (17... - 18...?)