vendredi 28 septembre 2018

Karnak : une "capitale des ruines, dont l'énormité confond l'imagination" (Harry Alis)

photo de Felice Beato (1832-1909)
 "Le 14 février, dès le matin, un quart d'heure de chevauchée nous conduisait aux ruines de Karnak : c'est assurément ce que nous avons vu de plus imposant depuis notre arrivée en Égypte, où pourtant nombre de choses ont surtout un caractère de grandeur et de majesté. 
Karnak est comme une forêt de pierre cyclopéenne, sur laquelle un fabuleux ouragan aurait passé : presque seules, les colonnes massives de la salle hypostyle ont résisté aux outrages des hommes et aux tremblements de terre ; autour d'elles gisent, plus ou moins démolis, les pylônes formidables, les colonnades précipitées, les colosses ou les obélisques de granit rose ; et cela à perte de vue ; çà et là, sur cet océan de débris, les gravures et des hiéroglyphes profondément gravés continuent de chanter la gloire de Seti Ier et de son fils Ramsès II à la mémoire desquels la plupart des monuments égyptiens ont été édifiés - ou convertis. L'enceinte du grand temple - autour duquel sont encore épars d'autres vestiges, des temples, de gigantesques avenues de sphinx ou de béliers colossaux - a près de 2 400 mètres de pourtour. On passe des heures à chercher à se reconnaitre dans cette capitale des ruines, dont l'énormité confond l'imagination. Lorsqu'on a tout vu par le détail, on peut remonter sur le premier pylône, juste aussi élevé que la colonne Vendôme (44 mètres) et de là contempler encore les prodigieux décombres qui attestent, à travers les siècles, ce que fut la civilisation égyptienne.
Presque tout ce qui nous reste de cette civilisation a trait aux rois et à la religion, deux puissances d'ailleurs essentiellement unies et même, sans doute, subordonnées, car le vrai gouvernement n'était-il pas au fond des temples, dans l'ombre mystérieuse des sanctuaires ? Comme je souhaiterais qu'un Flaubert érudit et artiste fît revivre les habitants de ces temples, aussi bien aux jours solennels où ils semblaient s'incliner devant la gloire de rois presque dieux - leurs instruments - qu'aux heures habituelles où sans doute ils discutaient et perfectionnaient leurs mythes, avant de les donner en aliment à la foi et
à la dévotion des hommes ! Ont-ils été de simples augures mystificateurs, en quête de la satisfaction d'appétits grossiers, ou bien de sages philosophes protégés dans leurs méditations et dans leur action dirigeante par une nécessaire et commode barrière de fictions ? Ont-ils cru eux-mêmes, comme cela parait être le cas le plus ordinaire, à la religion qu'ils créaient, dégageant seulement les hautes significations morales des figurations offertes à la superstition des foules ? Que de couleur et que de pensée dans ces tableaux que pourrait faire revivre une nouvelle Salammbô !
Pourtant, devant cette souveraine majesté, je ressens plus vive encore l'impression de Memphis : ces temples si imposants n'étaient beaux ni dans le détail ni dans l'ensemble : ils n'ont que la force et point de grâce ; le pylône est une forme trop simple ; l'air manque entre les colonnes énormes de la salle hypostyle ; les chapiteaux sont lourds ; les hiéroglyphes, intéressants comme écriture, sont médiocres comme ornementation. Tout cela constitue un art puissant, mais simple, presque primitif : entre cet art et les monuments grecs, de même qu'entre ceux-ci et l'art arabe ou l'art gothique, 1l y a toute une étape d'humanité..."



extrait de Promenade en Égypte, par Jules-Hippolyte Percher, alias Harry Alis (1857-1895), journaliste et écrivain français 

jeudi 27 septembre 2018

"Dans les ruines de (Denderah), les Égyptiens me parurent des géants" (Vivant Denon)

Vue perspective de la façade du portique du grand temple de Denderah
extrait de Description de l'Égypte / Antiquité / A Vol. IV
"Chez eux [les Égyptiens] l'idée de l'immortalité de Dieu est présentée par l'éternité de son temple ; leurs ornements, toujours raisonnés, toujours d'accord, toujours significatifs, prouvent également des principes sûrs, un goût fondé sur le vrai, une suite profonde de raisonnements ; et quand nous n'aurions pas acquis la conviction du degré éminent où ils étaient parvenus dans les sciences abstraites, leur seule architecture, dans l'état où nous l'avons trouvée, nous aurait donné l'idée de l'ancienneté de ce peuple, de sa culture, de son caractère, de sa gravité.
Je n'aurais point d'expression, comme je l'ai dit, pour rendre tout ce que j'éprouvai lorsque je fus sous le portique de Tintyra
[Denderah] ; je crus être, j'étais réellement dans le sanctuaire des arts et des sciences. Que d'époques se présentèrent à mon imagination à la vue d'un tel édifice ! Que de siècles il a fallu pour amener une nation créatrice à de pareils résultats, à ce degré de perfection et de sublimité dans les arts ! Combien d'autres siècles pour produire l'oubli de tant de choses, et ramener l'homme sur le même sol à l'état de nature où nous l'avons trouvé ! Jamais tant d'espace dans un seul point ; jamais les pas du temps plus prononcés et mieux suivis. Quelle constante puissance, quelle richesse, quelle abondance, quelle superfluité de moyens dans le gouvernement qui peut faire élever un tel édifice, et qui trouve dans la nation des hommes capables de le concevoir, de l'exécuter, de le décorer, de l'enrichir de tout ce qui parle aux yeux et à l'esprit ! Jamais d'une manière plus rapprochée le travail des hommes ne me les avait présentés si anciens et si grands : dans les ruines de Tintyra, les Égyptiens me parurent des géants."

extrait de Voyage dans la basse et la haute Égypte, pendant les campagnes du Général Bonaparte, 1802), par
Dominique Vivant Denon (1747-1825), graveur, écrivain, diplomate français

Les caractères du dessin égyptien, par Marcelle Baud

ostracon, profil royal (Ramsès VI) ca 1130 av. J.-C. Musée du Louvre
"Avant d'aborder l'étude des monuments égyptiens, il est nécessaire de fixer en quelques mots les caractères du dessin égyptien qui dominent toutes les expressions artistiques en Égypte. Un monument égyptien ancien se reconnaît entre tous pour certaines caractéristiques que nous essaierons de définir. Il est curieux de constater que les mathématiques égyptiennes ne procédaient que par des moyens empiriques et de voir qu'en même temps le dessin égyptien relève directement des géométries dans l'espace et descriptive.
Les arts asiatiques, dès la plus haute antiquité, ont cherché à rendre ce qu'ils voyaient. L'art grec, leur héritier, est allé bien plus avant dans cette voie et les peintures de vases donnent des essais de raccourci et de perspective rudimentaires. Les Romains n'eurent qu'à continuer et c'est en Italie au XVIe siècle que furent énoncées, par Paolo Uccelo, les règles de la perspective qui régissent encore le dessin. Les Égyptiens, dès qu'ils ont voulu faire des représentations figurées, ont abordé le problème d’une toute autre façon.
Ils ont toujours dédaigné la représentation perspective directe, qui est la plus facile et se présente à l'esprit la première, pour aborder une représentation descriptive et géométrique des objets tels qu’ils sont et non tels qu'on les voit. La recherche était ardue ; on a souvent parlé de dessin enfantin à propos du dessin égyptien ; il serait plus vrai de dire que tous les deux cherchent à être logiques et que le dessin égyptien y réussit presque toujours.
Ce n'est pas la vision des deux épaules dans une figure de profil, d'un œil de trois quarts dans le profil du visage, c’est la vraie largeur des épaules par rapport à la hauteur du corps, la plus grande dimension de l’œil, dans sa position en raccourci, que les dessinateurs égyptiens ont essayé de montrer.
De même la dimension des personnages ou des objets l'un par rapport à l'autre n'est jamais commandée par la vision que le scribe pouvait avoir d'un modèle, mais par l’idée qu'il voulait que ce modèle exprimât. On verra des bovidés tenus en laisse et arrivant à la hauteur du genou ou de la taille de celui qui les conduit dans les représentations funéraires des domaines, ou un grand personnage représenté d’une taille double ou triple de ceux qui l’entourent. “Les conventions du dessin égyptien” n'ont jamais été qu'un artifice d'écriture et d'expression et la preuve en est qu'elles modifient suivant l’idée qu'on veut exprimer et la place que le dessinateur assigne au spectateur."

extrait du Guide Bleu Égypte, Hachette, 1956,
édition établie par Marcelle Baud (1890-1987), copiste

"De vieux rêves, de faste et de gloire, et le souvenir des plus hautes fièvres intellectuelles flottent sur Alexandrie" (Firmin van den Bosch)

vue du port d'Alexandrie, par Vincent Courdouan, 1848
"Au loin, en une couche molle, Alexandrie s’allonge sur la mer bleue, comme un cimeterre d'or... De vieux rêves, de faste et de gloire, et le souvenir des plus hautes fièvres intellectuelles flottent sur elle : elle fut la jeune favorite que l'amour des rois Lagides combla de toutes les riches reliques de Thèbes et de Memphis ; dans le cadre d'une harmonie merveilleuse, où l'art pharaonique s'alliait à l'art grec, la jeune pensée hellène vint au devant de l'antique tradition égyptienne et les péristyles d'une bibliothèque de quatre cent mille manuscrits connurent les disputes ardentes des philosophes et des rhéteurs... École d’Alexandrie où se rencontrèrent Euclide, Démétrius de Phalère et Apelle ! Et comme toujours, l'exaltation de la pensée eut comme revers la frénésie de la volupté et le miroir de saphir où se reflète toujours la ville, garde encore le sillon de la galère purpurine de Cléopâtre !
Puis le christianisme aborda à son tour au pied du Phare des Ptolémées, et par les rudes mains et sous le verbe €enflammé d'Athanase, d'Origène et de Clément, fit lever une théodicée nouvelle, et Catherine, vierge, martyre et savante, qui entrelaça dans sa couronne les lys de la chasteté et les myrtes de l’art, racheta, devant l'histoire, les turpides de la vénéneuse amante d'Antoine.
Passé formidable et complexe où toute la gamme des passions résonna en éclatantes fanfares ! Mais comme ce passé retombe aujourd'hui, les ailes brisées, devant la profusion des Bierhaus à l'instar de Berlin, devant le pullulement des magasins de nouveautés à l'imitation de Paris, devant la sarabande aveuglante des cinémas, et tout le modernisme criard et envahissant d'une ville où l'on est tenté de peser plus le coton que les idées."


extrait de la revue "Alexandrie, reine de la Méditerranée", juillet 1928, par le baron Firmin van den Bosch (1864-1949), magistrat belge ayant participé à l'élaboration de la première Constitution égyptienne ; désigné en 1910 comme juge aux Tribunaux mixtes d'Égypte ; fondateur d’une université populaire en Égypte et président d’une commission chargée d'étudier le développement du port d'Alexandrie

L'incantation des merveilleux couchers de soleil égyptiens, par Édouard Schuré

photo Marc Chartier
"Le bateau reprend sa course et file sur la nappe tranquille. Memphis et sa nécropole, tout a fui comme un songe, tout n'est plus qu'une masse d'ombre. Mais entre les troncs des palmiers, coule une fournaise d'or, et le couchant allume un incendie d'orange, de pourpre et d'indigo. L'atmosphère se bombe en cloche de cristal, saturée de lumière. Moment unique ; le bateau chemine toujours, mais si doucement qu'il paraît immobile à la surface du fleuve. C'est la rive qui a l'air de glisser comme le châssis d'un panorama. 
Maintenant le Nil est pareil à une immense lagune qui reflète les irisations du ciel, et des mirages naissent dans son sein. On croirait flotter sur la barque d'Isis, entre deux immensités, si entre le ciel et son double liquide la rive n'interposait sa ligne opaque comme une eau forte, où les silhouettes noires des palmiers lointains dessinent une végétation de lotus et de roseaux. 
Enfin, tout s'obscurcit. Le couchant n'est plus qu'un arc bas tendu sur l'horizon, une porte d'or qui pâlit dans la fraîcheur de la nuit. Déjà Orion brille de toute sa splendeur vers le zénith, et des constellations inconnues de nos zones apparaissent au sud. 
Trois jours durant je suis resté sous l'incantation de ces merveilleux couchers de soleil et de ces nuits magiques. Ni le spectacle toujours changeant des rives avec leurs rochers à pic et leurs villes arabes, leurs troupes d'ibis voyageurs et leurs vastes perspectives sur le désert blanc semé d'oasis ; ni les hypogées de Beni-Hassan, vrais temples taillés dans le roc vif, ni la grotte de Spéos Artémidos qui se cache comme un repaire de lion dans une ravine de la chaîne arabique, ne purent en distraire ma pensée. 
Les beautés de la terre et les souvenirs de l'histoire me paraissaient futiles devant les magnificences du ciel que j'attendais chaque soir comme l'unique événement de la journée, toujours nouveau et toujours saisissant. J'en arrivai ainsi à observer les trois phases de la lumière sur le Nil après le coucher du soleil. Le disque rouge et flamboyant a disparu derrière la chaîne libyque. Pareil à l'impalpable voile gris qui annonce la mort sur le visage humain, un frisson court sur le désert livide. À la place où le soleil s'est englouti, le ciel devient d'un jaune pâle. Il semble que tout soit fini et qu'à cette lueur blafarde va succéder la nuit sans transition. Telle est la première lumière d'un effet sinistre et presque sépulcral. Mais bientôt le nimbe jaune se concentre en une arche d'or en fusion, reflet du disque d'Ammon-Râ dans l'atmosphère ; transfiguration du dieu mort dans l'âme palpitante de la terre amoureuse. L'arc orangé se fond à l'azur par les sept couleurs du prisme. C'est la deuxième lumière. Elle flamboie rapide comme un vertige de l'âme, où toute la gamme d'une vie ardente vibre une fois encore dans l'ivresse et le brisement de l'adieu. Mais, à mesure que pâlit le porche de feu, il se forme au dessus une auréole violette qui s'élargit de plus en plus comme un nimbe de douleur et de passion et qui finit par envahir tout le ciel. Quand l'air est très pur, on voit sortir de ce nimbe cinq rayons roses qui montent jusqu'au zénith et font pâlir les constellations naissantes. C'est la troisième lumière, c'est l'adieu d'Ammon-Râ, le dernier sourire du dieu déjà lointain et la promesse de sa résurrection. La porte d'or est devenue la porte blanche et blafarde, celle qui conduit à l'autre monde, au royaume d'Osiris. Et le dernier rayon d'Ammon-Râ semble dire à l'âme accablée : "Tu ne me verras plus ; j'ai franchi les portes de la mort ; va me chercher là-bas." 
Cette grandiose trilogie entre la terre, le soleil et le ciel me frappa comme une représentation vivante du drame mythologique d'Ammon-Râ, dont les trois actes pourraient s'appeler : la vie, la mort et la résurrection, et qui embrassent l'histoire de tous les êtres. Ne nous étonnons pas que les vieux Égyptiens, journellement enveloppés par la splendeur de ce spectacle, aient résumé en lui le drame de l'âme, de l'univers et des dieux."


extrait de Sanctuaires d'Orient Égypte, Grèce, Palestine, 1907, par
Édouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français

"Devant un temple égyptien, on se tait et l'on médite" (Joseph Agoub)

photo Marc Chartier
"Quand un peuple crée une architecture, il y laisse l'empreinte de son caractère : celle des Égyptiens était grave comme leurs mœurs ; le style en était simple mais imposant, austère mais sublime. Les Grecs ne virent dans l'architecture que l'art d'élever des temples aux dieux et des palais aux rois ; à ce but général et apparent, l'architecture égyptienne en joignait un autre qui lui était propre : les monuments devaient recevoir, sur toutes leurs faces, des sculptures religieuses et de grandes pages hiéroglyphiques. 
Les Grecs appliquèrent donc toute leur étude à l'élégance ingénieuse des formes, à l'harmonie des proportions, à la grâce et à la légèreté de la perspective : ils n'aspiraient qu'au perfectionnement de l'art en lui-même. Instituée pour des fins autrement importantes, l'architecture égyptienne s'était choisi un style et des proportions analogues à sa tendance favorite : il n'y avait là ni frontons, ni dômes, ni arcades ; toutes les lignes étaient droites, toutes les surfaces planes, toutes les formes quadrangulaires : partout des angles, nulle part des convexités. Les dimensions extraordinaires adoptées par les Égyptiens avaient surtout un double résultat : plus l'échelle était grande et plus le monument devait être durable, plus il offrait d'espace aux bas-reliefs. 
Dans l'architecture des Grecs, la décoration d'un édifice n'avait en vue que l'ornement ; dans celle des Égyptiens, l'ornement était subordonné à l'utilité. Chez les premiers, la sculpture devint un art séparé qui eut ses règles et sa théorie ; chez les seconds, cet art n'avait jamais été qu'un auxiliaire de l'architecture : ce qui fut un but pour les uns, n'avait été qu'un instrument pour les autres. Les Grecs, en un mot, ne voyaient dans leurs édifices que des édifices ; les constructions égyptiennes étaient en même temps les archives littéraires de la nation : c'était une immense bibliothèque monumentale dont les feuillets, épars sur les bords du Nil, devaient être éternellement exposés aux regards de la multitude.
Le mérite de l'architecture grecque était perdu pour la masse des citoyens ; il n'y avait que les artistes et les hommes de goût qui fussent appelés à le comprendre et à le sentir. Les impressions de l'architecture égyptienne n'étaient étrangères à aucune classe, à aucun âge, à aucun sexe. La grandeur d'un édifice agit également sur toutes les intelligences ; la correction et la grâce ne frappent que des yeux exercés ; leur charme échappe aux regards vulgaires. L'aspect d'un monument grec nous séduit, nous captive, nous attache ; il y a presque de l'amour dans notre admiration. Devant un temple égyptien, on se tait et l'on médite ; et dans cette admiration muette et profonde, il y a quelque chose qui ressemble à de l'effroi. L'architecture des Grecs est toute poétique ; celle des Égyptiens toute religieuse. L'une parle à notre esprit, à notre cœur, je dirai presque à nos sens ; l'autre, plus sévère, s'adresse à notre raison. Dans la première, nous reconnaissons le type du beau ; la seconde nous familiarise avec l'idée de l'infini ; elle nous entretient de l'éternité."

extrait de Discours historique sur l'Égypte, par Joseph Agoub (1795-1832), orientaliste et poète

"Le Nil fut en quelque sorte le premier instituteur des Égyptiens" (Joseph Agoub)


photo Marc Chartier
"Le Nil, ce fleuve merveilleux qu'on pourrait appeler le créateur de l'Égypte, puisqu'elle n'eût été sans lui qu'une aride solitude, fut en quelque sorte le premier instituteur des Égyptiens. Dans ses débordements périodiques, il confondait tous les ans les limites des propriétés, et l'on était obligé de mesurer de nouveau la superficie des terres. Chacun rentrait alors dans son patrimoine : comme les citoyens étaient tous intéressés à l'exactitude de l'arpentage, on fit de la géométrie une étude assidue. Cette science fut donc inventée en Égypte presqu'en même temps que l'agriculture, qui naquit partout avec l'homme. 
Mais le bienfait de l'inondation n'atteignait pas également toutes les surfaces labourables de la contrée ; l'industrie vint réparer cette négligence de la nature : de nombreux canaux sillonnèrent l'Égypte dans tous les sens, et une habile distribution des eaux, multipliant le fleuve à l'infini, porta la fécondité et la vie jusqu'aux confins du territoire : de là, les connaissances hydrauliques, qui étaient si intimement liées à la prospérité intérieure du royaume, et auxquelles les Égyptiens, en creusant le fameux lac de Moeris, donnèrent une si utile et si éclatante application. 
Il importait surtout à ce peuple investigateur d'observer la marche des astres, afin de déterminer les diverses époques de l'année agricole ; sous un ciel aussi constamment pur, le système des phénomènes célestes fut presqu'aussitôt compris qu'étudié, et l'astronomie devint la science favorite des Égyptiens. 
La nature avait sans doute beaucoup fait pour l'Égypte en la resserrant à l'orient et à l'occident, entre deux chaînes de montagnes qui la protégeaient contre les envahissements du désert ; mais il semble qu'elle eût eu regret de ne rien laisser à faire aux Égyptiens : elle ouvrit, d'intervalle en intervalle, de larges vallées, qui, interrompant ces remparts éternels, offraient un libre accès à l'irruption des sables. Aussitôt des bois d'acacias et de palmiers occupèrent ces dangereuses issues, et la marche du désert fut arrêtée. En d'autres endroits, des constructions immenses s'élevèrent, et on eût cru y voir une continuation des masses de la montagne. Tant d'efforts ne furent point perdus pour les Égyptiens : les sables respectèrent la limite des terres cultivées, et ce triomphe de l'agriculture contre le désert trouva une ingénieuse allégorie dans le combat d'Osiris et de Typhon. 
Après avoir ainsi corrigé la constitution géologique de leur pays, pourvu à tous les besoins de l'industrie, garanti toutes les existences et fécondé les diverses routes de la prospérité nationale, les Égyptiens, régis par des lois qu'ils croyaient tenir des dieux, et désormais sûrs du présent, portèrent leurs regards vers l'avenir. Ils conçurent la noble ambition de perpétuer dans les âges futurs leurs titres à la reconnaissance des hommes ; ils voulaient transmettre à la postérité la plus reculée le dépôt sacré de leurs connaissances, les souvenirs historiques de la patrie et l'ensemble de leurs dogmes religieux. Rien ne leur parut plus propre que l'architecture à réaliser cette grande et morale pensée. Alors il se développa dans toutes les veines de la société une énergie extraordinaire : tous les bras et toutes les volontés se réunirent dans un commun effort ; le sein des montagnes fut creusé, des carrières nombreuses livrèrent aux ciseaux leurs granits les plus précieux, des blocs d'une proportion colossale descendirent des hauteurs de Syène et naviguèrent sur le fleuve. Bientôt d'un bout de l'Égypte à l'autre, des édifices prodigieux, ouvrages les plus étonnans qu'ait jamais tentés la puissance humaine, peuplèrent les airs de leurs sommets gigantesques, et portèrent jusqu'au ciel les images des dieux et les louanges des héros."

extrait de Discours historique sur l'Égypte, par Joseph Agoub (1795-1832), orientaliste et poète