samedi 20 octobre 2018

"La civilisation égyptienne est restée concentrée aux bords du Nil" (Daniel Ramée)

Philae
 "Lorsqu'on décrivit à des brahmanes savants les pyramides d'Égypte, ces érudits conclurent immédiatement qu'il devait y avoir dans ce pays un fleuve sacré, et que les pyramides d'Égypte devaient avoir certaines dispositions se rapprochant de celles de leurs monuments. Il existe effectivement, dans la grande pyramide de Ghizé, un puits à l'entrée de la galerie horizontale, dans lequel on est parvenu à descendre à plus de 16 mètres au-dessous du niveau du Nil. 
Ce rapprochement est au moins curieux, et prouve une même croyance dans deux pays bien éloignés l'un de l'autre ; ce qui ne doit pas nous surprendre lorsque nous réfléchissons à l'origine commune des peuples et aux croyances des religions primitives, qui, sorties de la même patrie, devaient par conséquent aussi se ressembler et se continuer même en s'éloignant du centre primitif. 
On nous objectera peut-être que, pour élever les pyramides, il faut une certaine science qu'on ne peut accorder à la civilisation à laquelle elles appartiennent selon nous. D'abord la forme extérieure est la plus simple qu'on puisse inventer. La construction intérieure est fort simple aussi ; ce ne sont que des couloirs et que des salles. Avec les matériaux employés, la coupe des pierres se réduit à peu de chose. Cette science se complique lorsqu'on a de grands espaces vides à couvrir, lorsqu’il y a des poussées et des culées à calculer, et lorsque surtout les matériaux sont tendres et de petites dimensions. 

Une preuve de ce que nous avançons se trouve en Égypte même, où on connaissait la voûte fort anciennement, mais où on n’appréciait pas son économie de matériaux et de temps. Là, séquestré du reste du monde, de trois côtés par des déserts immenses, du quatrième par la mer, il fallait trouver les moyens d'employer la quatrième caste et la plus nombreuse, celles des villes ; et pendant les inondations du Nil, la troisième caste, celle des agriculteurs. Le despotisme des Pharaons, leurs richesses, la superstition et le besoin de vivre, firent entreprendre les palais et les temples gigantesques que nous admirons. 
L’usage du fer a été connu en Égypte, dans des temps très reculés, car la nécessité le fit trouver. Il fallait absolument bâtir, et bâtir en pierre, puisqu’il n’y avait point de bois. Or, pour tailler la pierre, il faut du fer, et, si la taille perfectionnée des plus anciens monuments égyptiens, des pyramides, nous étonne, pensons que le frottement d’une pierre contre une autre produit des parements et des faces plus lisses que toute l'habileté et le talent de l’homme les peuvent produire. Mais où ce talent manque, il y supplée par la patience. C'est ce qui est arrivé souvent dans les temps primitifs. 
Le commerce avec les étrangers n'était pas important chez les Égyptiens. Leurs manufactures et leurs marins n’absorbaient pas une masse considérable de la population. Ils n’ont jamais eu de flottes ; leur marine ne consistait qu'en barques, qui ne s’éloignaient pas des côtes. Lorsque le roi Néchâo, au commencement du septième siècle avant Jésus-Christ, si au reste l’histoire est vraie, lorsque ce prince, disons-nous, voulut entreprendre une expédition maritime, il n'en trouva pas même les moyens dans son royaume. Il fut obligé d’engager pour son entreprise des navires phéniciens et des hommes, qui de tout temps, pour ainsi dire, furent les maîtres de la mer et du commerce entre l’Europe et l’Asie occidentale.
La civilisation égyptienne est restée concentrée aux bords du Nil. Elle était antique, grande, belle, quoique restée sans imitation ; ses monuments sont là pour le prouver, et ce sont des témoins irrécusables. Mais une civilisation plus reculée encore existait dans l'Inde. Cette partie du monde ne nous offre pas de monuments d'une conservation telle que ceux de l’Égypte, parce que le changement des empires, les conquêtes et les dévastations ont passé sur eux et les ont réduits en ruines. L'Égypte, au contraire, dans un coin du grand théâtre de l’antiquité, a longtemps été épargnée ; et lorsque des conquérants sont venus la visiter, ils ont détruit tout ce qu'il était possible de détruire. Mais la solidité des monuments et le granite résistèrent à la vengeance des hommes. Voilà aussi pourquoi nous y voyons des monuments si anciens."



extrait de Manuel de l'histoire générale de l'architecture chez tous les peuples, par Daniel Ramée (1806 - 1887), architecte, historien de l'architecture, traducteur

"Immuable est l'ancienne patrie des Pharaons, comme le Sphinx, dont l'obsédant sourire semble déchiffrer sans fin quelque énigme qui déconcerte notre faiblesse humaine" (Jean Bayet)

illustration extraite de la Description de l'Égypte, volume V, planche 11
 "La  première impression, qui saisit le touriste, lorsqu'il foule le sol de l'Égypte, est une sensation d'étonnement et d'admiration. Il s'émerveille à songer qu'après tant de bouleversements économiques et sociaux, après tant de dynasties triomphantes, puis déchues, après l'invasion, les guerres, les dominations étrangères, il puisse retrouver encore intacte, sur cette terre antique, l'empreinte des civilisations disparues, jusque dans leurs manifestations les plus intimes et les plus familières. 
Tant de pensées s'éveillent, pour qui cherche, dans l'âme du présent, le reflet du passé : pensées de gloire, pensées de ruine et de décadence, et surtout mystère impénétrable des siècles, que l'histoire n'a pu percer, et qui pourtant nous obsède par la présence de ces colosses de pierre surgis dans la nuit des âges. 
Qui retracera jamais la vie des fondateurs préhistoriques de l'Égypte, sur lesquels à peine quelques lambeaux de papyrus desséchés nous donnent des indications incertaines ? Des noms pourtant s'imposent à nous : Chéops, Khéphren, Mykérinos, symboles inaccessibles, inscrits pour nous en caractères indestructibles, sur ces triangles fantastiques qui de leur masse écrasent les solitudes du désert memphite, garde royale étrange avec son sphinx, en faction depuis l'aube des siècles. 
L'histoire ne commence vraiment qu'avec ces Pharaons thébains, dispensateurs de richesse et de renommée qui portèrent jusqu'aux confins de l'Asie-Mineure l'éclat de leurs armes, ces rois qui s'égalent aux plus fameux dans la mémoire des hommes : les Ramsès et les Thoutmos dont les frises des temples et les voûtes des sombres hypogées nous content encore les merveilleux exploits. 
Mais le poids de cette gloire était trop lourd, et aussi l'héritage d'une civilisation trop brillante, éclose aux siècles où les autres peuples végétaient dans la misère et dans l'ignorance. Alors que les derniers représentants des grandes dynasties se débattaient, impuissants à soutenir tant de pouvoir et de richesses accumulées, tour à tour, comme à l'appât d'un proie magnifique, on vit se ruer à l'assaut des villes orgueilleuses, des bandes d'Assyriens, de Persans, de Grecs. Les Romains en firent une province de leur vaste empire ; les musulmans y élevèrent des dynasties éphémères qui tentèrent vainement de renouer, à travers tant de siècles, les grandes traditions de l'Égypte indépendante. 
À la suite des soldats de Bonaparte, une équipe de savants et d'ingénieurs français initièrent les Égyptiens à la civilisation moderne qui s'implante de jour en jour plus fortement, sous la domination anglaise. 
Plus encore que la guerre et l'invasion, l'immigration, l'envahissement méthodique des peuples étrangers ont fait de l'Égypte une terre bigarrée où se coudoient les éléments les plus disparates : Grecs, Juifs, Bédouins, Turcs et Levantins y voisinent avec les indigènes, avec les Européens de toutes nationalités. Et, comme coupée en deux par l'ébranlement de tant d'influences hétérogènes, l'antique race autochtone elle-même s'est divisée en deux groupes très distincts : d'un côté les Fellahs, qui abjurèrent pour la religion du Croissant le culte désuet des Apis et du divin Amon ; de l'autre, les Coptes, qui célèbrent, dans d'humbles églises, le culte chrétien orthodoxe. 
Or, malgré tant de schismes et de nouveautés, la terre d'Égypte et ses habitants ont conservé quelque chose d'antique et d'immuable, sur quoi les ans, semble-t-il, pas plus que le joug étranger, n'ont eu de prise. Immuable est l'ancienne patrie des Pharaons, comme le désert qui l'entoure de toutes parts et semble vouloir se resserrer, ainsi qu'un étau, sur l'étroite vallée du Nil, bordée de terres fécondes et des débris de temples orgueilleux ; immuable, comme le sable que le vent soulève en âpres tourbillons, et qui s'amoncelle sans trêve sur les obélisques, sur les pylônes et les statues, épars dans le désert, et jusqu'aux portes des villes ; immuable comme le soleil brûlant, l'air radieux, l'atmosphère lumineuse de ce pays féerique ; comme le Sphinx, dont l'obsédant sourire semble déchiffrer sans fin quelque énigme qui déconcerte notre faiblesse humaine."   



extrait de Égypte, 1911, par Jean Bayet (1882-1915), fonctionnaire au ministère de l’Instruction publique français, direction de l'enseignement supérieur

"Chez les Égyptiens, l'écriture tua l'art" (Émile Prisse d'Avennes)

Tombe de Néfertari, détail après restauration
"Il est indubitable que les artistes égyptiens doivent nous apparaître comme ayant adopté, dès leurs premiers pas, dans leurs tentatives artistiques, un canon des proportions pour parvenir à dessiner, d'une manière toujours absolument la même, l'ensemble et les différentes parties de la figure humaine ; parce qu'après avoir choisi, de préférence, des représentations figurées ou plutôt des hiéroglyphes (car c'est bien certainement à cette cause qu'il faut attribuer la dénomination de "emblèmes sacrés" choisie par les Grecs pour désigner ces images parlantes), pour la formule permanente des idées, ils ont dû déterminer des formes et arrêter des contours, bien avant qu'aucune pensée préconçue d'art leur eût appris à rendre la nature avec le sentiment de la vérité ; et ces formes typiques, une fois admises, il leur eût été, malheureusement, difficile, sinon impossible, de les changer sans se rendre, de parti pris, inintelligibles.
Ceci explique pourquoi toutes les tentatives de profiler le corps humain, selon les lois de l'optique, quoiqu'elles se soient renouvelées à toutes les époques, ne parvinrent jamais à être adoptées. Aussi ne craignons-nous pas de l'affirmer : chez les Égyptiens, l'écriture tua l'art.
Alors la manière de représenter les corps et leurs mouvements, admise par eux dans l'enfance de la société, se trouva consacrée et dut rester constamment la même : de là viennent ces têtes de profil, représentées avec des yeux de face, et ayant, également, les épaules et la poitrine de face ; tandis que, d'autre part, les jambes et les hanches sont placées de côté : enfin, chose plus étrange encore, les mains sont, souvent, ou toutes les deux droites, ou toutes les deux gauches.
Il leur fallut, probablement, de longs et laborieux tâtonnements avant d'arriver, définitivement, à la délimitation et à la formule de cette proportionnalité ; cependant nous n'en sommes pas moins forcé de reconnaître que si leurs monuments n'ont gardé aucune trace de toutes leurs tentatives, non plus que de leurs premiers essais, ils nous offrent, déjà, dès l'époque des pyramides, l'art du dessin parvenu à l'apogée qu'il lui était donné d'atteindre, dans ces conditions, au milieu d'un peuple qui n'avait voulu faire, de la sculpture ou de la peinture, autre chose qu'un moyen spécial d'exprimer sa pensée et de la rendre, pour ainsi dire, tangible.
Il y a, également, une autre conséquence à déduire de ces données particulières, c'est que l'art, qui devait en être le produit, ne pouvait qu'être purement réaliste, s'attachant surtout à reproduire l'aspect brut de la vérité naturelle, sans aucune recherche de cet idéal apparent auquel il est quelquefois, quoique bien involontairement, parvenu, par suite de la grandeur imposante et de la simplicité des lignes.
Mais, ce qu'il est nécessaire d'observer, tout spécialement, et de reconnaître, c'est que, tout en parlant aux yeux, les artistes égyptiens n'ont jamais tenté de leur faire illusion ; et que l'étude des formes naturelles ne fut pour eux qu'un moyen d'arriver à plus de précision dans la silhouette, dans l'ensemble : On ne les voit s'immiscer que très rarement dans les détails.
L'art du dessin, en Égypte, fut donc, tout d'abord, l'art d'écrire ; puisqu'il ne cessa jamais de s'exprimer hiéroglyphiquement. Toutes les compositions égyptiennes se ressentent de cette manière d'envisager la plastique : Partout la représentation des principaux personnages domine le reste du tableau ; les accessoires, hommes ou animaux, n'y apparaissent qu'en raison de leur importance officielle et de l'intérêt qu'ils doivent inspirer." 




extrait de Histoire de l'art égyptien d'après les monuments, par Émile Prisse d'Avennes (1807-1879), explorateur et égyptologue français ; texte par P. Marchandon de la Faye

"L'imagination fatiguée de calcul ne garde plus que l'idée d'immensité" (Jan Potocki, devant les pyramides de Guizeh)

les pyramides, par Luigi Mayer, 1801
"J'avais aperçu pour la première fois les pyramides lorsque, remontant de Rosette au Caire, j'eus atteint la pointe du Delta. J'en étais à dix lieues, et elles m'avaient paru comme des montagnes, dont la couleur bleuâtre annonçait une grande élévation. Je les avais perdues de vue en me rapprochant du Caire, et je ne les retrouvai plus que vers Gizeh. La distance de ce village aux pyramides est de trois lieues, et paraît à peine de six cents pas.
Je distinguais parfaitement leurs différentes assises, et jusqu'aux séparations des pierres, qui ne me paraissaient alors que de la grandeur de nos briques, et mes yeux mesurant la hauteur de ces monuments sur cette fausse échelle n'y trouvèrent plus rien de merveilleux. La même chose m'était arrivée à Saint-Pierre de Rome, et doit arriver nécessairement à la vue de tout édifice lorsque la parfaite proportion de ses parties ne laisse pas d'objet de comparaison qui puisse faire juger de la grandeur de leur ensemble. Pour juger donc de celle des pyramides, il faut aller jusqu'à leur base ; alors le sommet disparaît peu à peu, et l'on ne voit plus que l'entassement des blocs énormes dont on avait d'abord si mal jugé. Alors si l'on veut porter la clarté du calcul sur le témoignage rectifié de ses sens, on trouve que le nombre de ces blocs se monte à plus de trois cent trente-quatre mille trois cent soixante-sept, qui font une solidité de soixante-deux millions trois cent neuf mille six cents pieds cubes.
Alors que l'on s'éloigne autant que l'on voudra, l'imagination fatiguée de calcul ne garde plus que l'idée d'immensité et la conserve toujours.
Les Arabes, qui savent que les voyageurs sont curieux de graver leurs noms à l'entrée de la pyramide, sont venus m'apporter un ciseau ; je m'en suis servi pour y faire placer ce vers du Poème des Jardins : "Leur masse indestructible a fatigué le temps."
Et quels monuments ont mieux mérité une telle inscription ? Trente siècles en ont à peine ébréché quelques saillies. Les tremblements de terre n'en ont pas déjoint une assise. L'angle de leur inclinaison fait servir à leur stabilité cette même force de gravité qui détruit tous les monuments des hommes. Les efforts réunis de toute la population actuelle de l'Égypte ne suffiraient plus pour les égaliser au sol qui les supporte ; et qui sait si la Nature elle-même, jalouse de voir les ouvrages de l'Art atteindre à la durée des siens, aurait des moyens pour les anéantir ?
Telle est l'impression que m'a faite la vue des pyramides. Vous trouverez peut-être qu'elle tient de l'enthousiasme, et j'en conviendrai sans peine. Mais quelle est l'âme assez inaccessible à l'admiration pour pouvoir toujours se défendre de ce sentiment exalté ? Et peut-il jamais être plus excusable ? Je sens cependant que la plume du voyageur, descriptive comme son crayon, ne doit pas aller au-delà de ce qu'il voit, et je m'empresse de faire reprendre à la mienne le caractère qui lui convient.
La grande pyramide était entourée de plusieurs petites, dont les bases subsistent encore. On y reconnaît aisément la situation de celle qu'Hérodote dit avoir été bâtie par la fille de Chéops, aux frais de ses amants, qui payaient chacune de ses faveurs d'un bloc de pierre d'Éthiopie. Cette pyramide n'avait, selon notre auteur, qu'un phletre de base, c'est-à-dire soixante-sept pieds et demi ; elle était donc beaucoup plus petite que celle dont nous venons de parler. Mais je me suis convaincu que c'était parce que les pierres en étaient moindres, et non pas parce qu'il y en avait moins. Cependant, ne prenant que la moitié du nombre marqué ci-dessus, nous aurons cent soixante-sept mille trois cent quatre-vingt-trois faveurs, somme qui, pour une jeune princesse, paraîtra toujours assez considérable.
À trois cents pas des pyramides se voit la statue colossale du Sphinx, ou plutôt la tête de cette statue, car tout le reste est enseveli sous le sable. Cette tête est si grosse que toute ma petite caravane s'était mise à l'abri sous son menton, et s'y trouvait fort à l'aise.
J'aurais beaucoup désiré pouvoir monter au sommet de la plus haute des pyramides, d'où j'aurais vu toute l'Égypte étendue à mes pieds comme sur une carte géographique. La chose n'est pas fort difficile, mais mes forces ne m'ont pas permis de l'entreprendre. J'ai eu même assez de peine à en parcourir l'intérieur, pour parvenir jusqu'au tombeau du Pharaon."


extrait de Voyage en Turquie et en Égypte, fait en l'année 1784, par Jan Nepomucen Potocki (Jean Potocki) (1761-1815), grand voyageur, savant et écrivain polonais, de langue française

vendredi 19 octobre 2018

Thèbes la nuit, par Maurice Pillet

photo : pxhere.com/
"Auprès d'une double rangée de béliers géants, mutilés et impassibles, deux montagnes de pierre s'élèvent dans la nuit bleue semée d étoiles ; cette nuit d'Égypte, transparente et froide où les contours s estompent et fuient. Elles montent, montent si haut que l'œil à peine les peut suivre dans la pénombre lointaine.
Une gorge étroite coupe leurs massifs et s'enfonce dans la nuit : un parvis est là, jonché de blocs énormes, colonnes massives, lourds bandeaux de pierre, au milieu d’un écroulement de rochers.

La demeure du grand dieu de Thèbes sommeille sous son linceul de ruines, dans l'obscurité des millénaires écoulés, amas formidable de pierres et de granits auxquels des millions d'hommes ont peiné sous l'ardent soleil durant vingt siècles. Sur les grands murs, un rayon clair vient se poser ; la lune à l'horizon paraît, plaquant des ombres mortes sur le sol bouleversé.
Le parvis est immense et immenses sont les ruines entassées : aux flancs des murailles, des collines de terre s’accrochent, les colonnades se dessinent, grandioses ; un fût isolé et gigantesque s'élance vers de ciel.
La noire muraille devant nous forme une barrière haute comme une falaise et dans son ombre un pharaon veille, coiffé de l'antique tiare des premiers rois. Toute une file de colosses apparaît maintenant à droite, Osiris géants, enveloppés dans leurs suaires, le fouet et la crosse du pasteur en mains, ils s’alignent autour d’une étroite cour. L'astre les éclaire, agrandit l'orbite de leurs regards ou les mutilations de leurs faces : ils veillent eux aussi sur un sanctuaire dont l'ombre voisine se creuse au milieu des colonnades.

Auprès d'un pharaon, gardien géant de murs prodigieux, un passage s'ouvre dans la muraille, prolongé par une forêt de puissantes colonnes, dont le sommet s'épanouit en larges corolles, disques immenses et opaques qui roulent dans la nuit étoilée.
La forêt s'épaissit encore autour de l'allée cyclopéenne, à peine peut-on circuler dans l'ombre des fûts plus gros que des tours. Des raies de lumière s'y jouent, montrant les divinités d'allures hiératiques, face à face, s’interpellant silencieusement à travers les siècles et les hiéroglyphes mystérieux courent en longs bandeaux sur les pierres énormes ; ils grimpent jusqu'au plus haut des colonnes, couvrent les chapiteaux aux linteaux formidables, suspendus dans l'azur bleuâtre.
Perspectives de géants dont la base naît de la nuit et se perd dans les étoiles, qui donc vous créa en puissance et en beauté ? Les dieux d'autrefois étaient-ils donc ce que racontent les légendes, Titans renversant des montagnes pour construire leurs demeures ? 
L'homme ici n'avance plus qu'avec crainte et dans l’hypostyle abandonnée de l'asile divin, le cœur se serre, l’effroi saisit.
Échapper à cette angoisse est impossible : au sortir de l'ombre immense, le chaos des ruines se poursuit, gigantesque sous le froid éclairage lunaire, dominé par des aiguilles monolithes qui jaillissent de l'amoncellement des constructions effondrées.
Géants parmi les ruines géantes, les obélisques montent dans le ciel : le plus éloigné, le plus formidable aussi, sur sa base robuste surpasse encore les colonnes massives de l’hypostyle. Son dur granit, teinté de violet sous les rayons de la lune, s'éclaire de reflets argentés et sa pointe, si loin perdue là-haut, brille et s'illumine.

Quelques dieux, oubliés sans doute, veillent encore çà ou là, un sourire éclairant leur face auguste et impassible ; d'autres personnages trônent à l'ombre des grands murs, la main tenant le sceptre ou tendue vers le papyrus posé sur leurs genoux, prêts à enregistrer la parole divine qu'ils attendent depuis des siècles.
Après avoir dépassé un réduit obscur et vide, situé au cœur du temple, voici que s'ouvre devant nous une esplanade à peine semée de quelques blocs épars, avec, au fond, des colonnades encore et des amas de pierres des murs en ruines, des statues mutilées.

Au hasard des pas, en franchissant ces éboulis, une masse d’eau brillante et miroitante éclaire une vaste étendue déserte d'herbes et d’arbrisseaux. De grands murs s’échelonnent, jalonnant une autre avenue géante où veillent des colosses encore. Debout, sortant de l'ombre et prêts marcher ou assis sur leurs trônes de pierre, le regard fixé au loin, contemplant les choses d’éternité, depuis des siècles et des siècles, ils sont là silencieux et immobiles, dédaigneux des civilisations qui passent et s’écroulent à leurs pieds.
Dans la nuit bleuâtre, une longue plainte retentit parmi les ruines, l'aile de l'oiseau nocturne glisse dans bruit et l’écho répète son appel. L'air frémit un instant, puis le silence à nouveau retombe sur la demeure du dieu antique chargée de siècles sans nombre."



extrait de Thèbes - Karnak et Louxor, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak

"C'est à leurs idées sur la mort que les Égyptiens doivent le caractère si personnel et les progrès si rapides de leur sculpture" (Roger Peyre)



 
triade de Mykérinos (musée du Caire)


"La sculpture est aussi vieille en Égypte que l'architecture. Dès les premiers temps, peut-être avant Ménès, était taillé dans le roc l'immense sphinx qui, à moitié enfoui dans le sable, semble encore garder la sépulture des Pharaons ; le Louvre possède les statues d’un fonctionnaire nommé Lepa et de ses deux fils, à peu près contemporaines de la pyramide de Sakkarah, et qui témoignent déjà d’un art plein de vie. 
Dès la IV° dynastie, la sculpture égyptienne compte des œuvres que l'on peut ranger parmi les plus remarquables qu'elle ait produites, et que les Grecs seuls sauront dépasser. C'est encore à leurs idées sur la mort que les Égyptiens doivent le caractère si personnel et les progrès si rapides de leur sculpture. Ils leur doivent aussi la variété des sujets représentés dans leurs bas-reliefs et dans leurs peintures, qui reproduisent toutes les scènes de la vie usuelle, dans toutes les professions.
En effet, les anciens Égyptiens croyaient que le mort continuait à subsister comme une espèce d'ombre, comme un double de l'être vivant. Ce double avait besoin d’une forme matérielle sur laquelle il pût s'appuyer ; de là le soin qu’on prenait de donner au cadavre la plus grande durée possible, par l'embaumement ; pour mieux assurer ce résultat et obvier à la disparition possible de la momie, on plaçait dans la tombe, autant que le permettait la fortune de la famille, des représentations plastiques plus ou moins exactes du défunt, et des statuettes qui devaient tenir lieu des domestiques destinés à son service. C’est pour cela également que l'on voit, dans les tombes égyptiennes, tant de peintures et de bas-reliefs représentant des aliments, des scènes de la vie de chaque jour ; on prononçait au moment de l'ensevelissement des incantations magiques qu’on croyait capables de donner une certaine vie à ces représentations, car le double revenait habiter la tombe et avait des besoins analogues à ceux des êtres vivants.

Aussi les sculptures égyptiennes, surtout dans les premiers temps, témoignent d’un sentiment très vif de la nature : les têtes sont variées et expressives, ce sont des portraits ; les formes, quoique les détails soient volontairement éliminés, sont justes. C'est ainsi que les artistes de Memphis et de Thèbes savaient dégager avec une précision remarquable, même dans leurs bas-reliefs les plus simples, les traits caractéristiques du visage, du corps, du costume des divers peuples, de manière à rendre parfaitement reconnaissables leur race et leur pays.
On peut reprocher à leurs statues l’uniformité des poses, la raideur, la symétrie exagérée des membres ; mais cela tient en partie à ce que les Égyptiens n'avaient à leur disposition que des matières ou trop tendres ou trop dures, sinon des instruments imparfaits ; et la sculpture égyptienne nous donne ainsi un exemple frappant de l'influence des moyens d'exécution et des éléments employés sur le génie des artistes. Car ce n'était pas l'inexpérience ou l'esprit de système qui, par exemple, attachait au torse les bras de leurs statues ; ce qui le prouve, c’est qu'il n’en est pas ainsi dans leurs œuvres de petites dimensions et dans les statues en bois. Mais les grands arbres sont rares en Égypte."

extrait de Histoire générale des Beaux-Arts, 1898, par Roger Peyre (1848-1923), professeur agrégé d’histoire et de géographie au lycée Charlemagne, critique et historien d’art

Les différentes façons de voyager en Égypte, par Louis Pascal

photo datée de 1898 - auteur non mentionné
"Il y a différentes façons de voyager. En général, le touriste arrive en Égypte avec des idées préconçues ; il a lu certains ouvrages, il s'est pénétré des idées qu'il y a trouvées, il s'est créé un pays fantastique ; puis l'imagination a brodé là-dessus, a revêtu de brillantes couleurs les sites décrits dans les livres ; en agissant ainsi, on se prépare bien des désillusions et l'on risque de gâter son voyage ; ou bien on se berce de l'idée qu'on exécutera une excursion en Orient aussi facilement qu'un voyage en Europe ; on rêve de trouver en Égypte le confortable des pays civilisés : des hôtels dans toutes les villes, des lieux de plaisirs, enfin la vie et l'animation là où ne règne que la monotonie.
Pour le voyageur qui a parcouru avec toutes ses aises la Suisse et l'Italie, un voyage en Égypte se présente sous l'aspect d'une série d'excursions faites sous un ciel toujours bleu, à l'ombre de forêts de palmiers ; au milieu de peuplades aux mœurs empreintes d'un caractère original qui donne du piquant au paysage. Amère déception, quand il a vu de près le peuple qu'il avait rêvé (...)

Alors, passant d'un extrême à l'autre, il n'aspire qu'à quitter cette terre mensongère ; les beaux rêves s'évanouissent, et il prend presque en haine l'objet de son amour passé : pour lui, ce ciel d'une pureté lumineuse a perdu son mérite ; ces bruits étranges et mystérieux du soir cessent de toucher son cœur, et les monuments mêmes perdent à ses yeux le caractère sacré qu'il leur avait prêté ; ce soleil qu'il avait rêvé, ces antiquités qu'il brûlait de contempler, ce peuple au milieu duquel il voulait vivre, ne lui inspirent plus que du dégoût : il veut s'en éloigner à tout prix, son voyage est manqué.
D'autres voyageurs, au contraire, se passionnent avec une facilité désespérante. Enthousiastes de la couleur locale, ils poussent son amour jusqu'à l'exagération ; pour eux l'Égypte est tout : "Qui n'a pas vu l'Égypte est indigne de vivre !" Ils tombent en extase devant la moindre pierre et s'inclinent respectueusement devant un hiéroglyphe. Dieu vous préserve d'un semblable compagnon de voyage ! À chaque instant il vous assassinera d'observations banales, il voudra vous imposer ses idées, vous reprochera votre froideur et votre absence de goût, enfin deviendra pour vous un importun moustique, qui vous harcèlera de ses piqûres et gâtera le charme de votre voyage.
Il ne sait pas un mot de turc ou d'arabe, et s'empresse d'adopter le costume du pays, espérant sans
doute qu'avec la robe et les babouches, il s'assimilera la langue ; il se modèle sur les gens du pays, imite leurs coutumes, et, malgré la gêne qu'il éprouve, il ne veut plus que s'accroupir ; non content du chibouk, il lui faudra le narguileh, dût-il s'époumoner à le fumer ; un peu plus il renoncerait à toutes les coutumes d'Europe pour n'être qu'un musulman mauvais teint, raillé de ceux qu'il veut imiter, insupportable à ses compatriotes.
Dieu merci ! je n'appartiens ni à l'une ni à l'autre classe de ces voyageurs : j'avais peut-être, en arrivant en Égypte, des illusions que je n'ai plus ; mais, à mon avis, elle ne mérite ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
Au demeurant, je ne croyais pas trouver la terre promise et je ne regretterai pas les fatigues que j'ai éprouvées pour visiter les belles choses que j'ai vues." 



extrait de La Cange : voyage en Égypte, 1861, par Louis Pascal