samedi 27 octobre 2018

"L'orgueil d'un luxe inutile" : Volney, à propos des monuments égyptiens

Tombeau de Volney, cimetière du Père Lachaise (division 41), Paris.
Photo de Marc Baronnet (source : Wikipédia Commons)
"La main du temps, et plus encore celle des hommes, qui ont ravagé tous les monuments de l'antiquité, n'ont rien pu jusqu'ici contre les pyramides. La solidité de leur construction et l'énormité de leur masse les ont garanties de toute atteinte, et semblent leur assurer une durée éternelle. Les voyageurs en parlent tous avec enthousiasme, et cet enthousiasme n'est point exagéré. L'on commence à voir ces montagnes factices, dix lieues avant d'y arriver. Elles semblent s'éloigner à mesure qu'on s'en approche ; on en est encore à une lieue, et déjà elles dominent tellement sur la terre qu'on croit être à leur pied ; enfin l'on y touche, et rien ne peut exprimer la variété des sensations qu'on y éprouve : la hauteur de leur sommet, la rapidité de leur pente, l'ampleur de leur surface, le poids de leur assiette, la mémoire des temps qu'elles rappellent, le calcul du travail qu'elles ont coûté, l'idée que ces immenses rochers sont l'ouvrage de l'homme si petit et si faible, qui rampe à leurs pieds ; tout saisit à la fois le cœur et l'esprit d'étonnement, de terreur, d'humiliation, d'admiration, de respect ; mais, il faut l'avouer, un autre sentiment succède à ce premier transport. Après avoir pris une si grande opinion de la puissance de l'homme, quand on vient à méditer l'objet de son emploi, on ne jette plus qu'un œil de regret sur son ouvrage ; on s'afflige de penser que pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter vingt ans une nation entière ; on gémit sur la foule d'injustices et de vexations qu'ont dû coûter les corvées onéreuses et du transport, et de la coupe, et de l'entassement de tant de matériaux. On s'indigne contre l'extravagance des despotes qui ont commandé ces barbares ouvrages : ce sentiment revient plus d'une fois en parcourant les monuments de l'Égypte ; ces labyrinthes, ces temples, ces pyramides, dans leur massive structure, attestent bien moins le génie d'un peuple opulent et ami des arts, que la servitude d'une nation tourmentée par le caprice de ses maîtres. Alors on pardonne à l'avarice, qui, violant leurs tombeaux, a frustré leur espoir : on en accorde moins de pitié à ces ruines ; et tandis que l'amateur des arts s'indigne dans Alexandrie, de voir scier les colonnes des palais, pour en faire des meules de moulin, le philosophe, après cette première émotion que cause la perte de toute belle chose, ne peut s'empêcher de sourire à la justice secrète du sort, qui rend au peuple ce qui lui coûta tant de peines, et qui soumet au plus humble de ses besoins, l'orgueil d'un luxe inutile." 


extrait de Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783, 1784 et 1785, par Constantin-François Chassebœuf de La Giraudais, comte Volney, dit Volney (1757-1820), membre de l'Institut

Description de l'Égypte, par Amrou Ibn el-'Âs, qui dirigea la conquête musulmane de ce pays en 640

village au bord du Nil - photo datée de 1880 (auteur non mentionné)

Omar Ibn al-Khattâb :
"Ô Amrou, fils d’el-'Âs, ce que je désire de toi, à la réception de cette lettre, c’est que tu me fasses de l'Égypte une peinture assez exacte et assez vive pour que je puisse m'imaginer voir de mes propres yeux cette belle contrée. Salut."

Amrou Ibn al-'Âs :
"Ô prince des fidèles ! peins-toi un désert aride, et une campagne magnifique au milieu de deux montagnes, dont l'une a la forme d’une colline de sable, et l’autre du ventre d’un cheval étique ou du dos d’un chameau : voilà l'Égypte ! Toutes ses productions et toutes ses richesses, depuis Asouan (Syène) jusqu’à Menchâ, viennent d'un fleuve béni qui coule avec majesté au milieu d'elle. 
Le moment de la crue et de la retraite de ses eaux est aussi réglé que le cours du soleil et de la lune ; il y a une époque fixe dans l’année où toutes les sources de l'univers viennent payer à ce roi des fleuves le tribut auquel la Providence les a assujetties envers lui. Alors les eaux augmentent, sortent de son lit, et couvrent toute la face de l'Égypte pour y déposer un limon productif. Il n'y a plus de communication d’un village à l’autre, que par le moyen de barques légères, aussi nombreuses que les feuilles de palmier.
Lorsqu’ensuite arrive le moment où ses eaux cessent d'être nécessaires à la fertilité du sol, ce fleuve docile rentre dans les bornes que le destin lui a prescrites, pour laisser recueillir le trésor qu’il a caché dans le sein de la terre.
Un peuple protégé du ciel, et qui comme l'abeille ne semble destiné qu'à travailler pour les autres, sans profiter lui-même du prix de ses sueurs, ouvre légèrement les entrailles de la terre, et y dépose des semences dont il attend la fécondité du bienfait de cet être qui fait croître et mûrir les moissons. Le germe se développe, la tige s'élève, l'épi se forme par le secours d’une rosée qui supplée aux pluies, et qui entretient le suc nourricier dont le sol est imbu. À la plus abondante récolte succède tout à coup la stérilité. 

C’est ainsi, ô prince des fidèles ! que l'Égypte offre tour à tour l'image d'un désert poudreux, d’une plaine liquide et argentée, d'un marécage noir et limoneux, d’une prairie verte et ondoyante, d'un parterre orné de fleurs variées, et d’un guéret couvert de moissons jaunissantes : béni soit le créateur de tant de merveilles !
Trois choses, ô prince des fidèles ! contribuent essentiellement à la prospérité de l'Égypte et au bonheur de ses habitants. La première, de ne point adopter légèrement des projets inventés par l’avidité fiscale, et tendant à accroître l'impôt ; la seconde, d'employer le tiers des revenus à l'entretien des canaux, des ponts et des digues ; la troisième, de ne lever l'impôt qu'en nature, sur les fruits que la terre produit. Salut."

Correspondance entre le khalife Omar Ibn al-Khattâb, compagnon du prophète Mahomet et Amrou Ibn al-'Âs, "capitaine de l'islamisme" (mort en 42 de l'hégire (662-663), qui dirigea la conquête d'Alexandrie et fit creuser un canal joignant la mer Rouge à la Méditerranée.
Texte repris par Constantin-François de Chasseboeuf Volney, dans Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783, 1784 et 1785




vendredi 26 octobre 2018

Le Caire, à la fin du XIXe siècle, par Lucien Trotignon

 
Le Caire - photo datée de 1885 - auteur mon mentionné
"Deux villes existent au Caire, bien distinctes. La ville arabe, la seule intéressante, très curieuse encore malgré sa décrépitude, peut-être même un peu à cause de cela. La ville européenne, moderne et banale, agrandie surtout par le khédive Ismaïl. De celle-ci pas grand bien à dire. Sa première attraction, c'est l'Ezbékyeh. Un jardin public, superbe jadis, paraît-il, dans le désordre de sa végétation luxuriante, et devenu aujourd'hui un vulgaire square, peigné, ratissé, tiré au cordeau, un parfait modèle du genre.
On y voit des grottes artificielles, un kiosque à musique, des cafés, un atelier de photographe, et d'ignobles aloès en zinc peinturlurés d'où émergent des becs de gaz. Ces aloès en zinc sont assez la caractéristique du goût égyptien contemporain.
Le jour de mon arrivée, j'aperçus en passant une musique militaire qui s'installait sous le kiosque. J'attendis son premier morceau. Elle joua En R'venant de la Revue !
De l'Ezbékyeh jusqu'au Nil s'étend le quartier aristocratique, la plaine Monceau du Caire ; de longues avenues bordées d'arbres, de grandes maisons qui s'isolent au fond de jardins invisibles, deux par deux pour la plupart, l'une réservée au maître, le sélamlik, l'autre pour les femmes et les enfants, le harem. Beaucoup sont construites à l'italienne, comme à Alexandrie.
Au lieu de copier le vieux style indigène, au lieu de s'inspirer de cette belle architecture sarrazine, pure et sévère, si parfaitement logique avec les mœurs et le climat du pays, on a voulu faire moderne, à l'instar de l'Europe, toujours. D'ailleurs, il faut le dire une fois pour toutes, l'art, dans l'Égypte actuelle, est absolument lettre morte. On en trouve à chaque pas de tristes exemples.
Une visite aux bazars va nous ramener en Orient. Ils forment à peu près la moitié du quartier arabe.
Ce sont des ruelles étroites et tortueuses, se croisant, se mêlant, s'enchevêtrant parfois en un dédale inextricable, quelques-unes entièrement couvertes, les autres abritées de distance en distance par des auvents qui se rejoignent par des
toiles tendues, par des paillassons qui tamisent la lumière et entretiennent la fraîcheur.
Là, dans un demi-jour mystérieux, au fond des boutiques minuscules, toutes pareilles et séparées par une simple cloison, les marchands se tiennent accroupis, majestueux et graves, savourant béatement leur narghileh et attendant les acheteurs ; les ouvriers travaillent, silencieux, entourés de leurs apprentis, des gamins à la mine éveillée et aux grands yeux noirs. Ils sont tous rangés par corporation. Chaque métier, chaque commerce occupe ses rues spéciales, un peu au hasard et sans ordre apparent. (...)

On ne peut parcourir les bazars sans être appelé et racolé fréquemment par les marchands. Veut-on acheter quelque bibelot, ils s'empressent avec de grands salamalecs, vous  font asseoir devant leur boutique, vous apportent une tasse de café et commencent par demander un prix exorbitant, quatre ou cinq fois la valeur de l'objet. Il faut discuter, se débattre, au besoin revenir deux ou trois fois, et l'affaire se conclut après des pourparlers interminables."
 


extrait de En Égypte : notes de voyage, 1890, par Lucien Trotignon (1860-19..)

Le canal de Suez, "chef-d'œuvre des temps modernes" (Antonin Thivel)

date de la photo : 1880 - auteur non mentionné
"L'entrée du canal de Suez est déjà magnifique par sa largeur. De grands mâts indiquent aux pilotes la direction à suivre.
C'est par une des plus belles nuits de ce climat que nous descendîmes le canal. La lune jetait un éclat éblouissant. Enveloppé de mon manteau je restais sur le pont pour jouir de la fraîcheur, tout en me défendant contre le froid, qu'on sait assez dangereux en Égypte.
Les bateaux destinés au service postal ont été construits en conséquence. On y a ménagé un petit salon intérieur, puis une terrasse couverte et enfin, à l'avant, un emplacement organisé pour les dernières classes.
Tout le monde a suivi avec passion dans les journaux les détails qui concernent le percement de l'isthme de Suez, l’œuvre pharaonique de notre époque. Mais qui a pu se rendre un compte exact des difficultés vaincues ?

Qui, sans les avoir vues, aurait pu se faire une idée de ces machines aussi puissantes qu'ingénieuses, préparées pour vaincre, dans cette lutte de géants, et contre les hommes et contre la nature ?
Le canal existe. Ce chef-d'œuvre des temps modernes dépasse en grandeur et surtout en utilité commerciale les huit merveilles de l'antiquité. Toutes les conditions de navigation facile et sûre il les réunit, au grand avantage des ennemis mêmes de cette entreprise. 

Toutefois, comme les choses humaines sont toujours imparfaites, il manque à celle-ci un développement plus complet. Il faudra une abondance encore plus grande des eaux pour ramener peu à peu la vie sur ces rives si longtemps abandonnées. Et pour cela il suffit qu'on veuille mettre à profit les années spécialement pluvieuses, réserver de grands volumes d'eaux douces et augmenter la masse destinée aux irrigations.
Ce n'était pas en un jour qu'on pouvait maîtriser le désert ; dans son œuvre de tant de siècles, il a opprimé et stérilisé la nature (...)"


extrait de L'Orient : tableau historique et poétique de l'Égypte (1880), par
Antonin Thivel (1826-1883), collaborateur de la Revue du Lyonnais

"L'élément religieux a toujours été le trait le plus saillant de la vie sociale des anciens Égyptiens" (Charles Taglioni)

 
temple de Louqsor - auteur de la photo non mentionné
"Le 29 octobre, à six heures du matin, une petite caravane, composée de huit personnes, et dont je faisais partie, montée sur des baudets, se mit en marche sous la direction de M. Erbkam, pour se rendre à Karnak et en visiter les ruines.
À peine avions-nous fait quelques pas, que nous nous trouvions au milieu des ruines de Louqsor. Nous étions à l'endroit où la vallée du Nil s'élargit pour former la vaste plaine de la Thébaïde.

Les flots du fleuve baignent les murs du temple ; les dunes du rivage, les décombres entassés depuis longtemps, les huttes qu'on y a construites cherchent à envahir les vastes cours avec leurs pylônes; mais, jusqu’à présent, ils ont vainement attaqué ces masses gigantesques.
C'est avec une admiration toujours croissante que nous plongeons dans les ruelles étroites de la ville actuelle, enclavée dans les cours du temple ; et après avoir quitté ce labyrinthe inextricable, nous nous arrêtâmes devant l’une des sinuosités du fleuve, d’où l'on aperçoit le dernier obélisque, qu'on n'a pas encore enlevé.
Les anciens historiographes ne nous donnent qu'une idée confuse du culte des anciens Égyptiens. Les détails assez peu complets qu’ils ont conservés ne se rattachent guère aux temples primitifs. Mais le cours naturel des choses permet de croire qu'ici comme ailleurs, la marche de la civilisation s'est manifestée sous la forme d’un progrès graduel partant des choses simples vers les choses composées, et cela d'autant plus que l'élément religieux a toujours été le trait le plus saillant de la vie sociale des anciens Égyptiens. Le nombre des divinités, peu considérable d’abord, fut quintuplé et même décuplé par des additions toujours nouvelles, et cette création continue de dieux nouveaux ne manqua pas de donner au rite, dont les formes essentielles étaient les sacrifices et les processions qui s’y rattachaient, une étendue telle qu’on ne le trouve peut-être plus chez aucune autre nation.
Toute action tant soit peu importante de la vie publique, tout changement produit par le retour des saisons ou d’autres circonstances naturelles étaient célébrés dans ce pays, ami du merveilleux, par des cérémonies religieuses. Les fêtes se succédaient pour ainsi dire sans interruption.

Les Rois, dans l'exercice de leur puissance, légitimée et fortifiée par l'influence et la sagesse des prêtres, se plaisaient à consacrer tous les trophées de leurs victoires, toutes les richesses des provinces conquises, à la splendeur du culte et à la décoration des temples.
Si l'on examine ces temples d’un œil attentif, on remarque qu’ils ont tous quelque chose de commun : c’est le sanctuaire divin.
Il importait avant tout de mettre à couvert cet endroit sacré pour le garantir contre les influences extérieures et le soustraire aux yeux profanes de la multitude. (...)

Nous trouvons les causes de cette tendance dans le grand nombre des prêtres chargés des cérémonies du culte. Leur service se faisait aussi bien de nuit que de jour. Divisés en différentes classes, ces prêtres étaient astreints aux règles hiérarchiques et prenaient une part active au gouvernement du pays, qui tirait de leur concours le principal élément de sa puissance.
Le Roi était donc soumis à leur autorité, et une surveillance active était exercée sur sa personne et sur ses actes. Assisté par eux, il avait à offrir des sacrifices publics et privés, et ses repas devaient se faire sous leur toute puissante surveillance. De cette façon, le temple était la demeure des Rois et des prêtres pendant la plus grande partie du jour, attendu que tout ce qui se rattachait au mystique devait se dérober aux regards profanes de la multitude. C'est aussi en ce lieu qu'on faisait l’'embaumement des morts et qu'on célébrait le culte toujours croissant des animaux sacrés ; que l’on gardait les riches trésors d'ouvrages religieux et profanes et les instruments variés qui servaient aux études astronomiques. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que, sous le règne de Ramsès, il y eût tant d’annexes pour compléter le temple."

extrait de Deux mois en Égypte : journal d'un invité du khédive, 1870, par Charles Taglioni, conseiller aulique (ie de la cour) à l'ambassade de Prusse de Paris, "ni savant, ni homme de lettres" (pour reprendre sa propre expression)

jeudi 25 octobre 2018

Visite de l'Égypte : quand on ne sait plus à quel guide se vouer, par Hippolyte Isidore Joseph Stacquez

le duc de Brabant en Égypte
"Bien des relations nous ont été données sur l'Égypte, la Basse-Nubie et le Sinaï ; cependant, après les avoir lues, nous sommes loin d'avoir de ces contrées une idée qui nous satisfasse. Je dirai plus, nous nous demandons si les auteurs ont bien visité les mêmes lieux, observé les mêmes peuples.
Cette diversité dans les descriptions, dans les appréciations, provient de plusieurs causes. Celle sur laquelle je dois particulièrement appeler l'attention, c'est que beaucoup de ces ouvrages n'ont été écrits, du moins en partie, que d'après des renseignements plus ou moins erronés. Qu'on ne pense pas qu'un nom illustre, une brillante réputation, soient toujours ici une garantie suffisante. J'aurai l'occasion de démontrer que de graves inexactitudes peuvent se glisser dans les récits des plus grandes célébrités. Malheureusement, bien des hommes, même ceux qui sont le plus haut placés dans la science, aiment à ne produire que des œuvres complètes, et hésitent devant cet aveu de n'avoir pas une connaissance entière du sujet qu'ils traitent. 
Mais le voyageur qui visite des pays d'une grande étendue et d'une exploration difficile, ne peut certainement pas tout voir ; il importerait donc qu'il déclarât quelles sont les parties qu'il ne décrit que d'après des renseignements qui lui ont été fournis. Or, nous savons tous quel degré de confiance on doit accorder à des renseignements, même lorsqu'ils nous sont donnés par des personnes de bonne foi et en position de connaître la vérité. 
Je ne saurais exprimer combien plusieurs fois pendant mon voyage, grand a été mon étonnement à la vue d'un monument, d'une localité, que je trouvais tout différents de ce que je me les étais figurés d'après les descriptions qui m'en avaient été faites, d'après ce que j'avais pu en lire dans des ouvrages très sérieux. Ainsi, il m'avait été assuré que les fontaines de Moïse ne méritaient pas d'être visitées, que je ne trouverais que quelques mares infectes. J'ai voulu les voir, néanmoins, parce que ce n'est pas la beauté des lieux qui doit attirer le voyageur dans ces contrées, mais les souvenirs qu'ils rappellent. Je dois déclarer que j'ai été agréablement trompé dans mon attente, car ces fontaines sont situées dans une délicieuse oasis, et leur eau n'est pas aussi mauvaise qu'on l'avait prétendu. Ce qui a augmenté mon étonnement à la vue de cette station si célèbre dans l'histoire du peuple de Dieu, c'est qu'il est évident que les auteurs de la plupart des ouvrages qui en donnent une description, ne l'ont jamais vue et ont puisé aux plus mauvaises sources.
Le Sinaï n'a pas été pour moi, un moindre sujet d'étonnement. Je me le représentais tout autre que je ne l'ai trouvé, et cela parce que j'avais été induit en erreur par des descriptions, des renseignements que j'avais crus exacts et sincères.
Une seconde cause de la diversité dans les descriptions, dans les appréciations des lieux, des hommes, des institutions, etc., c'est le point de vue où sont placés les observateurs. Notre appréciation, en effet, dépend beaucoup de nos idées préconçues, de certaines préventions. Ainsi, nous sommes portés à voir sous de sombres couleurs tout ce que nous rencontrons chez ceux avec lesquels nous sommes en rivalité d'opinions, de croyances. On comprend que, dans de semblables conditions, les froissements sont inévitables, et qu'une confiance entière peut difficilement s'établir. Chacun s'aborde avec circonspection, quelquefois même avec le désir de trouver matière à la critique. Certaines particularités de mon voyage m'ont convaincu que cette cause est puissante et fréquente.

Pour visiter les contrées dont je vais donner une description, le voyageur rencontre parfois tant de difficultés que son exploration est nécessairement incomplète et superficielle. L'ignorance des langues, la défiance, la curiosité des habitants, sont de véritables obstacles qui s'opposent à ce qu'il puisse se livrer à une étude sérieuse et suffisante, des sites , des monuments, des hommes, des usages, etc. En effet, partout où il passe, dans toutes les localités où il s'arrête, il se voit environné, suivi, importuné. (...)

L'Égypte, la Basse-Nubie sont des contrées qui peuvent toujours offrir au voyageur matière à des découvertes, à des considérations nouvelles. Des monuments qui existaient encore, il y a moins d'un demi-siècle, sont renversés ; on en découvre tous les jours de nouveaux. Les sables du désert, la main de l'homme font promptement disparaître ce qu'on croirait devoir longtemps encore rester des sujets d'étude et d'admiration. Lorsque nous avons visité le temple de Sérapis de Memphis, depuis peu d'années seulement, il avait été découvert et déblayé , et cependant nous le trouvâmes déjà de nouveau ensablé. Le vieux temple situé aux pieds des pyramides de Gizèh est une découverte toute récente. Pendant que nous étions à Thèbes, on mettait au jour un grand tombeau dont on avait jusqu'alors ignoré l'existence."


extrait de L'Égypte, la Basse Nubie et le Sinaï, 1865, par
Hippolyte Isidore Joseph Stacquez, médecin du duc de Brabant, historiographe du second voyage que fit en Égypte son altesse royale entre 1862 et 1863 

"Dans la série des productions artistiques de l'Égypte, l'art de l'ancien Empire est assurément le plus grand, le plus beau" (Émile Soldi)

Statue de Khéphren Ancien Empire - photo de Jon Bodsworth
"Si l'art égyptien, considéré dans son ensemble, offre ce caractère d'uniformité qui frappe tout d'abord ; si, quoique majestueux et grandiose souvent, il reste dans ses traits généraux, primitif, imparfait, parfois presque enfantin, ce n'est pas, à notre avis, parce qu'il reste enveloppé dans une tradition mystérieuse et sacrée qui aurait présidé à sa naissance et dompté son essor, ce n'est pas parce qu'il obéit à des rythmes religieux, à des prescriptions sacerdotales et immuables. 
Non, c'est surtout en lui-même, c'est dans les conditions de sa vie propre, c'est avant tout dans le milieu où il naît, dans les procédés et dans les matériaux qu'il emploie, qu'il faut chercher l'explication de cet art particulier, bizarre, isolé de tous les autres, et dans ses variations successives toujours semblable à lui-même. 
Ce qui l'empêche de jamais se développer au delà d'un certain point, ce n'est pas, autant qu'on le croit, l'influence du prêtre : ce sont les révolutions qui sans cesse le ramènent à son point de départ ; ce n'est pas le prêtre non plus qui impose à l'artiste telle attitude, tel mouvement, telle naïveté : c'est l'imperfection de l'outil, marteline ou ciseau ; c'est la dureté de la matière, basalte ou porphyre. 
Certes, nous ne nions pas en Égypte l'action terrible de la domination sacerdotale, mais cette domination ne fait que tardivement ressentir à l'art ses effets. Elle contribue, il est vrai, en isolant l'Égypte, en embaumant le pays entier comme les momies de ses rois et de ses habitants, à priver l'art d'éléments essentiels à sa vie et à son expansion. Mais à l'époque où naît la sculpture égyptienne, au début de l'ancien Empire, nous ne voyons pas trace de prépondérance religieuse. L'art de cette période est un art libre, vivant, progressif : et cependant il offre déjà les mêmes caractères généraux qu'il offrira plus tard. Les autres périodes ne feront qu'imiter celle-là, sans l'égaler cependant. Dans la série des productions artistiques de l'Égypte, l'art de l'ancien Empire est assurément le plus grand, le plus beau, celui qui touche le plus près à la perfection relative."

extrait de La sculpture égyptienne, 1876, par Émile Soldi (1846-1906),
sculpteur, médailleur et historien de l'art français