vendredi 18 janvier 2019

"Ils trônent en silence, étrangers au jour qui passe, étrangers à notre monde, absorbés dans l'éternel" (André Chevrillon, à propos des Colosses de Memnon)

ancienne carte postale
"Peu à peu, les colosses ont grandi, et ils surgissent maintenant, assis sur leurs sièges de pierre, et leur masse énorme nous accable. Autour deux, on ne voit plus le paysage. Eux seuls sont là, profilés très haut sur le ciel, effaçant, abolissant tout par leur présence, terribles à force d'impassibilité mystérieuse. Jaunis, rendus rugueux par l'âge, exactement de la même couleur dorée que la montagne sur laquelle leurs genoux se détachent, on dirait qu'ils en sont un morceau, un morceau qui aurait pris les formes de la vie, mais sans souplesse encore, réduit à des lignes droites, simple de la simplicité pesante du monolithe, ayant gardé l'indifférence, la fixité morne et dure, le silence, la grandeur accablante et nue de l'éternelle matière. Un fellah grimpe sur l'un des piédestaux ; il s'appuie au pied du monstre, et sa tête ne dépasse point le niveau de la cheville. 
Mais, plus encore que la masse, ce qui saisit comme une chose religieuse pleine d'un sens caché que l'on ne comprend pas, c'est la similitude absolue de ces attitudes imperturbables, ce dédoublement, pour ainsi dire, du même être colossal. Ils sont deux, et par là l'impression de majesté suprême n'est pas seulement multipliée : elle s'approfondit de mystère. Il y a quelque chose de significatif qui trouble dans cette répétition voulue du même geste immobilisé. Geste simple de repos jusqu'à la fin des temps. Sur leurs sièges de pierre, ils trônent, les Amenhoteps, face à l'orient, les deux torses dressés tout droits, les deux pschents retombant sur les épaules, les quatre bras venant poser avec le même angle du coude sur les quatre genoux que les mains couvrent, étendues, tranquilles pour toujours ; et les quatre jambes descendent à terre, en lignes parallèles, simplement verticales. Ils trônent en silence, étrangers au jour qui passe, étrangers à notre monde, absorbés dans l'éternel. Leurs figures sont mutilées ; ils n'ont plus d'yeux, et pourtant ils regardent encore, d'un regard fixe, tendu au-dessus de nos têtes, comme le rigide rayon d'un phare passe dans le ciel au-dessus des régions trop voisines, - d'un regard qui ne voit pas la verte plaine, ni le fleuve, ni la riche vallée, ni rien des apparences vivantes qui s'y poursuivent, mais qui s'élance, inflexible, vers le monde immuable du désert, et ne se pose que très loin, sur les montagnes, sur les triangles roses, d'où Râ, leur père, leur semblable, le Soleil auguste, revient jaillir tous les matins."

extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d’Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l’Académie française le 3 juin 1920

lundi 7 janvier 2019

"L'Égypte est entrée la première dans la voie de la nudité artistique" (Léon et Jacques Heuzey)


Une reine ou une déesse - IIIe siècle av. J.-C.  - diorite -  musée du Louvre
Le costume égyptien
"Le caractère principal du costume consiste dans l'emploi dominant, souvent même exclusif, des étoffes fabriquées avec des matières végétales, surtout avec le lin, que sa légèreté, sa fraîcheur et la facilité des lavages rendaient cher à ce peuple pour qui la propreté était une vertu , et comme une partie de la pureté. Les tissus de laine, au contraire, étaient considérés comme impurs, par un préjugé qui tient sans doute au culte des animaux, et dont on peut encore aujourd'hui constater la puissance sur les populations de l’Inde. 
Même au temps d'Hérodote, le formalisme égyptien ne tolérait la laine que pour les manteaux : encore l'usage en était-il strictement interdit aussi bien dans les temples que dans les tombeaux. Les prêtres poussaient le scrupule jusqu'à porter des sandales, non de cuir, mais de papyrus. Le luxe était dans la finesse des toiles de lin, mousselines parfois presque impalpables comme celles qui parviennent jusqu’à nous dans les trousseaux des momies.
Ces étoffes étaient blanches. L'habileté des ouvriers à tisser l'or et les couleurs ne se montre que dans la fabrication des ceintures, des écharpes, qui tranchaient sur la valeur de l’ensemble. Ainsi les habitants de l'Égypte, longtemps avant les Grecs et les Romains, attribuaient à la couleur blanche un caractère sacré : ils ne croyaient pouvoir mieux montrer leur supériorité sur les Asiatiques que par cette simplicité immaculée qui revêtait la nation tout entière du symbole de la pureté.
Une autre observation générale, c’est que le costume ne répond pas, en Égypte, à un besoin aiguisé par la rigueur du climat. Plus près de la rude éducation primitive, l'Égyptien a, comme le nègre, la peau endurcie aux ardeurs du soleil tropical ; l'instinct de la décence l’amène, seul, à se couvrir en partie le corps. L'habitude de cette nudité presque complète fit que le nu tint toujours une grande place dans les ajustements, même les plus compliqués, du costume égyptien, et y resta la principale expression de la beauté humaine. De là une prédilection marquée pour les étoffes diaphanes qui laissent transparaître autant que possible la coloration des chairs. On peut dire que l'Égypte est entrée la première dans cette voie de la nudité artistique qui, plus tard, a exercé sur l’art grec une si profonde influence."


extrait de Histoire du costume dans l'antiquité classique. L'Orient, 1935, par Léon Heuze et son petit-fils, Jacques Heuzey
(1896-1986), licencié es lettres, historien
Léon Heuzey était un archéologue français, membre de l'Académie des beaux-arts, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres et de l'École française d'Athènes ; directeur du Département des antiquités orientales du Louvre.

Le Caire et ses bazars, par Édouard Schuré

The Carpet Bazaar, Cairo, by William James Müller (1812–1845)

"Laissons-nous pousser par le torrent jusqu'aux entrailles mêmes de la cité africaine, dans le labyrinthe des bazars. Par les interstices de nattes tendues entre les toits, un jour louche glisse en des ruelles tortueuses, tapissées de petites boutiques qui regorgent de tous les luxes de l'Orient.
Ici s'ouvrent de grands magasins de meubles sculptés et incrustés de nacre avec un papillotement de lumière blanche : là étincellent les cuivres ouvragés, plateaux, vases, aiguières ; d'énormes et innombrables lampes en bronze forgé et ajouré pendent du plafond comme des encorbellements de mosquées ; les brûle-parfums se dressent comme des minarets évoquant un rêve d’Alhambra, pendant que les ouvriers travaillent au fond des ateliers et que des centaines de marteaux battent le métal. Les marchands de tapis sont les grands seigneurs de céans et vous reçoivent avec une politesse pleine de dignité dans leurs salons aux vastes divans tendus de haut en bas des merveilles de Smyrne, de la Perse et du Cachemire.
Vous continuez votre promenade, ébloui, inquiété par toute cette fantasmagorie de l'art décoratif. Voici les laines entassées et les soies ruisselantes. Dans la ruelle, les vendeurs déroulent sous vos yeux des écharpes tentatrices. Un regard donné au marchand ou à la marchandise, et vous êtes perdu : ils vous barrent le passage, vous drapent et vous coiffent de leurs richesses avec des regards enjôleurs et des sourires d’admiration, pendant qu'un petit gamin sorti de terre vous présente une tasse bouillante du plus exquis café arabe. Si vous n'êtes un manant, vous achèterez la douzaine. Sous les tarbouchs et les turbans de tous ces marchands indolemment accroupis dans le demi-jour de leur boutique, il y a des yeux qui vous guettent comme une proie ; vous êtes la mouche qui passe entre ces toiles d’araignée. On longe des montagnes de selles arabes, des portiques de pantoufles aux formes les plus extravagantes. Quelquefois, sur un sordide monceau de bric-à-brac, des foulards précieux se mêlent à d'ignobles loques, et des gravures parisiennes de 1830 moisissent sur des icônes byzantines. Sous le flamboiement farouche des trophées de fusils, de poignards, de lames incrustées de pierres précieuses, s'ébauche une vision rapide de toute l'épopée sarrasine ; sous le frôlement des dentelles, des zibelines, des plumes d'autruche, le souffle tiède des harems vous effleure la joue. Puis, des fleuves de parfums vous suffoquent : musc, santal, benjoin et gingembre. Et le marchand criera : "Fleurs de henné parfums du paradis !" Celui d'en face agitera un flacon d'huile de rose en disant : "La rose était une épine, elle a fleuri de la sueur du Prophète !" Et ce sera parmi les fruitiers voisins un prolongement de métaphores joyeuses et d'offres alléchantes : "Des oranges douces comme le miel ! - Les melons consolent celui qui est dans la peine ! - Dieu allégera les paniers !" (...)

Pour l'Européen, le commerce est un froid calcul, une spéculation savante, l'âpre gain de tous les jours. Pour l'Oriental, pour l'Arabe surtout, c’est d’abord une paresse contemplative ; c’est aussi une aventure, un jeu de ruses et de surprises, historié d'un conte des Mille et une Nuits.
Sans doute il cherchera à gruger le plus possible son client, il écorchera fabuleusement l'acheteur naïf et enthousiaste. Mais comptez-vous pour rien sa fatigue, son éloquence et l'illusion qu'il vous a donnée ? Tel marchand de tapis qui, pendant une après-midi entière, aura étalé devant vous la moitié de son magasin et vous aura vendu des tentures étonnantes de l'Inde ou de la Perse, qui peut-être viennent de Paris, ne vous en aura pas moins promené du Cachemire à Téhéran, et il aura meublé sous vos yeux des palais dignes d’être éclairés par la lampe d'Aladin. N'est-ce donc rien ? Et ce parfumeur qui vous a vendu au poids de l'or l'essence de rose ou de jasmin en un flacon pailleté d'or, il a, pendant une heure, au fond de ce miroir persan encadré de fines peintures, évoqué tout le harem de Méhémet-Ali. Et ce bijoutier qui a vendu si cher à une femme turque un prétendu diamant de Golconde ou un rubis de Giamschid lui a persuadé qu'il avait une vertu magique ; mais en la suggestionnant il lui a donné la foi ; et le diamant attirera et le rubis brûlera. 
Affaires, politique, passions humaines, toute la vie matérielle non transfigurée par la conscience de l'âme et de son but divin fut-elle jamais autre chose qu'un rêve, une illusion et une duperie ? Dans les bazars du Caire, on a la sensation exacerbée de ce miroitement trompeur de la grande Maïa des sens. C'est pour cela qu'on en sort avec une sorte de vertige et de mélancolie, quand on a le malheur de n'être ni économiste ni maniaque de bibelots."

extrait de Sanctuaires d'Orient Égypte, Grèce, Palestine, 1907, par Édouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français

Quand le matin se lève sur "le grand mur lumineux de la chaîne thébaine", par André Chevrillon

par John Maler Collier (1850-1934)

À Thèbes - Karnak 

"Le matin, vers six heures, quand nous ouvrons nos volets, c'est un paysage si étrange et si beau qu'on ne se croirait pas sur la Terre. Une lumière glacée, une solitude, un silence sacrés. Tout de suite, ce qui étonne, ce qui saisit presque à la façon d'une vision, c'est le grand mur lumineux de la chaîne thébaine, ce haut mur de lumière, cet écran peint de rose, d'un rose vif, cru, sans une ombre, par le soleil levant qui l'éclaire également de face et l'a rapproché d'une façon surprenante. Cela éclate, cela domine tout, effaçant presque le paysage entier. On dirait un morceau de quelque autre monde subitement apparu là, au-dessus du Nil qui traîne, large et lisse, comme une blonde coulée de clarté liquide. Parfois, de hautes voiles blanches, montant en longues ailes d'hirondelle sur le grand décor rose, passent avec une lenteur extrême, presque immobiles. Et sur tout cela, devant nous, au premier plan, un jardin enchanté détache ses fleurs, ses tamarins veloutés, ses palmes, ses hautes palmes fraîches et lustrées de reflets d'or...
Ces heures-là, nous les passons toujours de la même façon, sur la berge déserte qui n'est que poudre sèche avec des traînées d'herbe pauvre. D'abord, pendant que tout est encore d'une pureté si virginale, nous allons paisiblement nous asseoir sur une terrasse blanche au bord du fleuve, derrière le petit mur de chaux qui ferme le jardin, et nous restons là, les yeux demi-clos, les paupières traversées par la jeune gloire du jour, laissant simplement le silence et la paix des choses descendre peu à peu jusqu'au fond de notre être. Une fine senteur vient d'une haie de cassies derrière nous, de leurs petites boules d'or, de leur jaune duvet poudreux, et cet arôme nous pénètre aussi, mêlé à la suavité de l'air. (...)
En face, la noble chaîne libyenne qui se relève au-dessus de Thèbes, en terrasse symétrique, large et bien assise, comme pour porter les dieux. L'ardente et proche vision du premier matin s'est apaisée, s'est éloignée. Il reste ces hauteurs d'albâtre nu qui se mirent dans les eaux, y mettant vaguement du blond, de l'or pâle, un peu de rose. Elles s'en vont, les hauteurs d'albâtre, plus vaporeuses, plus irréelles à mesure que le soleil monte ; elles fuient vers le nord avec quelques détours, en s'abaissant, très modérées, bleuissant un peu, procession délicate, tout aérienne et qui flotte avec tant de légèreté que l'on dirait seulement un peu de la lumière éparse dans le grand ciel qui s'est rassemblée là, au-dessus de la fine bande verte, de la région des orges et des palmes où fleurit toujours un peu d'antique vie humaine..."




extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d’Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l’Académie française le 3 juin 1920

"Je me sentais heureux de naviguer sur ce beau fleuve, de parcourir cette merveilleuse contrée que j'avais tant de fois appelée dans mes projets rêveurs" (comte de Marcellus)

A Sketch on the Nile 1869, by Sanford Robinson Gifford (1823-1880)
"Je mis pied à terre pendant que ma kandje passait du canal dans le fleuve. Le soleil venait de se coucher, et jetait encore quelques teintes lilas sur la cime des palmiers. Avec le crépuscule, au chant de bécassines et des courlis cachés dans les joncs, commença ma navigation sur le Nil.
La nuit fut admirablement belle. Je la vis s'écouler presque tout entière sans pouvoir quitter le pont de la barque. Tantôt, la tête renversée, je cherchais dans le ciel ces étoiles qui m'étaient familières, et que, dans mon enfance, je m'exerçais à reconnaître par-dessus le toit de la maison paternelle, en même temps qu'on me faisait apprendre ces vers d'un poète religieux :  

"Le peuple qui du Nil cultivait les rivages,  
Les observa longtemps sous un ciel sans nuages." (Racine) 
Et c'est ce même peuple contemplateur qui donna aux diverses constellations les premiers noms qu'elles portent encore. Tantôt, ramené vers la terre par les bruits presque insensibles des flots que fendait notre proue, ou qu'elle refoulait vers la grève, je jouissais des haleines embaumées de la rive. La brise délicieuse qui avait succédé à la chaleur du jour cessa vers minuit ; on dut replier la voile, et avoir recours aux avirons. Bientôt deux de mes Arabes entonnèrent un chant à trois notes, passant alternativement du majeur au mineur : chant mélancolique et mesuré, qui ramenait en cadence le temps où il fallait peser sur les rames. Je l'ai noté ; il est plus harmonieux, et d'un caractère plus nautique, si j'ose dire ainsi, que la plupart des chansons de nos marins. La voix des rameurs vibrait sur les ondes silencieuses ; mais rien ne les répétait au loin ; car, sur ces bords plats et sablonneux, il n'y a pas d'écho. 
Nous dépassâmes dans la nuit Koumschérif et le port de Damanhour ; nous étions vers l'aube près de Schabor. À l'heure où le soleil se leva, je contemplai avec ravissement le Nil et ses campagnes. Je l'avoue, quelque idée que m'eût donnée de l'Égypte tout ce que j'avais avidement lu des anciens historiens et des voyageurs modernes, ma pensée ne s'élevait pas à la hauteur de la réalité ; et je désespère de pouvoir retracer ces éternels miracles d'une nature unique. Une vallée de cent cinquante lieues, large de quatre à sept jusqu'au Delta ; puis une vaste plaine de trente lieues sur toutes ses faces, arrosée par mille canaux, et s'étendant jusqu'à la mer ; voilà l'Égypte fertile et vivante, partout ailleurs le désert et la mort. Là où le flot du fleuve bienfaisant s'arrête, commence la plus nue stérilité ; dans cette heureuse vallée, fécondée par le Nil, naissent presque sans soins, et croissent éparses les productions de tous les climats. Le blé, le dourah, le maïs, tous les légumes, le coton, le chanvre, la canne à sucre, l'indigo. La population de ces riches campagnes est trop faible sans doute, mais les bras manquent à la récolte, et point à la culture. Tous les fruits de l'Europe mûrissent sous ce beau ciel ; et en outre, la datte, le délicieux kichté, la banane. "Aucune terre, dit Théocrite, ne produit autant que la plaine de l'Égypte, quand le Nil, l'inondant, brise et fait fondre sous ses eaux les glèbes humides." Néanmoins dans cette abondance, une poignée de dourah, quelques dattes que l'Arabe détache à coups de pierres de la cime des palmiers, et l'eau bourbeuse du Nil suffisent à sa sobriété. Je me sentais heureux de naviguer sur ce beau fleuve, de parcourir cette merveilleuse contrée que j'avais tant de fois appelée dans mes projets rêveurs ; mais que rien de ce que j'avais vu jusqu'alors n'aurait pu me faire comprendre telle qu'elle est."



extrait de Souvenirs de l’Orient, tome 2 (1839), par Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac, comte de Marcellus (1795-1861), diplomate.

dimanche 6 janvier 2019

"Les Égyptiens cachaient leur magnificence dans des souterrains" (Auguste de Forbin)

aquarelle de Lindsay, Jane Evelyn Lady (1862 - 1948)
 "J'entre ensuite dans la vallée sacrée : je vais interroger ces innombrables catacombes ; je descends dans les sépulcres des rois. Des peintures brillantes me disent les usages et le culte de ce peuple ingénieux, me montrent les triomphes de ces princes dont tous les sarcophages sont vides. Ainsi tout me rappelait à l'idée de la brièveté de la vie ; tout disait autour de moi que l'homme n'est quelque chose que par son âme : roi par la pensée, frêle atome par son enveloppe, l'espoir seul d'une autre vie peut le rendre vainqueur dans cette lutte continuelle entre les misères de son existence et le sentiment de son origine céleste. 
Je pénétrais dans les entrailles de la terre, dans des palais souterrains, distribués, divisés avec art, soutenus par des piliers, recouverts de stuc et de peintures d'un fini admirable. Ces hiéroglyphes, ces figures, sont sans doute l'histoire des connaissances humaines : les prêtres de l'Égypte ne les confièrent aux abîmes que pour les soustraire au bouleversement du globe. Des salles se succédaient, et la dernière contenait un sarcophage d'albâtre, aujourd'hui veuf des restes qu'on y renferma. Il est gravé, couvert de caractères symboliques, et d'une étonnante conservation. Dans ces lieux de ténèbres, je me croyais sous la puissance d'Aladin, sous un charme magique : il semblait que je fusse guidé par la lumière de la lampe merveilleuse, et au moment d'être initié à quelque grand mystère. Le Bédouin qui nous suivait, expliquait facilement ces travaux surnaturels. Après le déluge, disait-il, les montagnes étaient plus tendres, les hommes plus puissants, les pierres plus légères : voilà comment furent creusés ces puits de la mort, comment furent élevées ces grandes mosquées qui couvrent notre désert. Le génie des anciens Égyptiens était spécialement consacré aux tombeaux, tandis que le génie des Grecs sacrifiait aux grâces, à la valeur, à la beauté. Les Égyptiens cachaient leur magnificence dans des souterrains : le granit, le sombre basalte, étaient les matériaux qu'ils employaient le plus habituellement. Les Grecs, au contraire, construisaient des temples de marbre blanc sur des promontoires élevés ou dans les sites les plus riants. (...)
Près de là, dans la plaine, sont deux colosses places à côté l'un de l'autre, tous deux assis, le visage tourné vers l'orient. Je considérais avec une sorte d'épouvante ces montagnes taillées par la main de l'homme, qui leur imprima son image. L'aurore trouve à présent silencieuse cette statue qui la saluait jadis par des sons harmonieux. Des inscriptions dans toutes les langues rappellent la surprise et la vénération des voyageurs frappés de ce prodige." 

extrait de Voyage dans le Levant, par Louis Nicolas Philippe Auguste de Forbin (1777-1841), peintre, écrivain archéologue, successeur de Vivant Denon en 1816 comme directeur général du musée du Louvre.

mercredi 2 janvier 2019

Les soirs du Caire, par Enrique Gómez Carrillo

Ivan Aivazovsky (1817-1900), "A night in Cairo"
"Ah ! les soirs du Caire, après les excursions obligatoires et les éternelles visites aux musées ! Nous allons distraits, fatigués, la tête pleine d'images mortes, cherchant seulement la brise qui rafraîchit, la solitude qui calme, le silence qui repose...
Au couchant, la lumière commence à pâlir. Une suave clarté voilée enveloppe la cité en de blêmes mousselines de mystère. Les femmes passent lentes et dans leurs chevilles les anneaux d'argent brillent à peine. Des hauts minarets s'égrènent en 
trilles mélancoliques les dernières oraisons des hérauts d'Allah. L'air tiède a pour nos tempes des caresses légères et l'espace autour de nous s'emplit de vagues rumeurs, d'énigmatiques palpitations, d'harmonies presque imperceptibles. Sans nous rendre bien exactement compte de ce que nous faisons, nous allons nous enfonçant peu à peu dans le coeur de la ville. Et tout à coup, comme par un sort magique, ce qui n'était, quelques heures avant, en plein jour, que des rues sales, se convertit en corridors d'alcazars, en couloirs de palais enchanté. Qui nous a transporté jusqu'ici,  ou pour mieux dire, qui a opéré ce changement de décor ?... À la lueur du crépuscule, les moucharabiés des fenêtres basses apparaissent comme d'obscures dentelles, les colonnades des porches s'allongent sveltes sous les énormes saillants des miradors, les tentures des boutiques se teignent de nuances jamais vues. Le soleil d'Orient est un  détestable éclaireur de détails. En sa violence incendiaire il enveloppe tout dans une flamme blanche, il fond tout dans un creuset monochrome. (...) Dans la demi-lueur diaphane, ce qu'il y a de faux dans les architectures orientales disparaît. (...)
Dans les voiles roses du soir, le campement se change en métropole de rêve. Chacune de ses maisonnettes, construites en quelques jours avec des planches et des briques crues, devient un palais de caprice. Dans la monotonie des lignes droites, une immense variété de détails anime l'ensemble.
Quelques constructions paraissent des défis lancés à toutes les lois de l'architecture. Sur des murs légers s'avancent vers la rue des masses énormes de maçonnerie qui semblent sur le point de s'effondrer et qui sont là, cependant, depuis des siècles. Dans certaines terrasses, les plus étranges tours crénelées élèvent leurs quatre murs. À côté de très grandes fenêtres, on voit de toutes petites portes par lesquelles un homme peut à peine entrer. Et tout cela, qui, à la lumière de midi, choque par son aspect sordide, le soir est délicieux. Dans le crépuscule, l'âme de la ville arabe s'ouvre comme une sensitive. (...) Et sous les portes des petites boutiques ou aux terrasses des cafés, sur les bancs des coins, aux bords des fontaines, les 
Cairotes, accroupis, bavardent, fument, méditent.
Toute la vie de la cité sort dans la rue avec ses oripeaux voyants. Drapés dans leurs amples manteaux, les vieux cheiks religieux aux turbans verts s'immobilisent en d'humbles attitudes. Ceux-ci ne fument ni ne parlent, ni ne voient ce qui palpite autour d'eux. Les yeux mi-clos, ils rêvent leurs rêves éternels, jouissant de leur quiétude, de leur inaction, de leur amour d'Allah tout miséricordieux. Près d'eux les mendiants s'accroupissent contre les murs et psalmodient sans tristesse la mélopée quémandeuse dans laquelle le nom du Prophète s'unit à tous les maux imaginaires. Au centre des groupes qui remplissent les terrasses des cafés, le conteur de contes récite son éternelle histoire de vizirs énamourés de filles de jardiniers, de misérables qui découvrent des trésors dans les cavernes, de voyageurs qui se perdent dans le désert et arrivent aux terres fabuleuses des mages de Chaldée. Aux abords des boutiques, les trafiquants combinent des opérations fantastiques, calculant ce qui doit arriver par les prochaines caravanes de Bagdad ou de Bassorah. Les grandes spirales de fumée qui montent des narghilés, nimbent les têtes brunes. 
D'étranges musiques de darboukas lointaines et d'invisibles guzlas flattent l'ouïe. Au travers des jalousies commencent à briller les lumières des harems. Les brises du Nil font palpiter lentement, très lentement, les étendards prophétiques des chapelles miraculeuses. Le murmure des eaux qui tombent dans les saintes scbils des ablutions, chantonne à voix basse sa chanson en l'honneur d'Allah dont la miséricorde calme la soif du corps et procure la paix de l'âme.
Une sensation délicieuse de béatitude, de joie familière, de tranquillité d'esprit, remplit l'air. Les cris des vendeurs ambulants et les bousculades des conducteurs de bêtes se sont apaisés. Les femmes mêmes qui reviennent à leurs demeures enveloppées dans leurs obscurs linceuls hermétiques, paraissent moins craintives de laisser surprendre par l'homme qui les rencontre l'énigme de leurs pupilles. Et en voyant de toute part la même animation paresseuse, la même ardeur grave, le même calme riant, on se rend compte enfin que le vieux Caire, de Abd-el-Melek et de Nour-ed-Din, n'est pas encore prêt de périr entraîné par l'avalanche étrangère, et que l'orgueilleux Ezbekiyé, avec ses maisons de pierre, ses magasins énormes, n'est en réalité qu'une façade européenne mise sans art devant le sanctuaire impassible de la race."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié