jeudi 18 juillet 2019

La Montagne de Thèbes, par Christian Leblanc

illustration : Émile René Ménard (français, 1862 - 1930)
"Caractéristique par son aspect pyramidal, la Cime thébaine évoquait pour les habitants de l'antique Ouaset, un symbole à la fois religieux et funéraire. Objet de vénération, on sait aussi que cette imposante crête servait de repaire à la déesse Meret­Seger "Celle­qui­aime­le­silence", dont le culte, associé à celui de Ptah, était rendu dans un sanctuaire rupestre situé à l'entrée de la "Vallée des Reines". Protégeant la population défunte ensevelie à ses pieds, la Cime demeura longtemps un élément naturel sacralisé, comme du reste toute la montagne environnante, à laquelle on attribuait le nom de t3 dsr "Terre Sainte". À l'époque gréco­romaine encore, cette dévotion particulière que l'on portait à la montagne de Thèses et à sa pyramide, est rappelé par nombre d'inscriptions gravées sur les rochers des ouadis asséchés".
"En fait, c’était toujours pour moi une immense joie, une indescriptible sensation, que de retrouver cet occident thébain, et surtout cette sublime montagne qui, depuis notre première rencontre, me réservait sans cesse d’inoubliables surprises et tentations. Elle savait être mystérieuse lorsque je m’aventurais dans ses chaotiques et sauvages ouadis, curieux d’en connaître les secrets qui s’y cachaient encore, mais elle pouvait être généreuse aussi, lorsqu’elle m’offrait, à l’écart du piémont, la vue sur de grandioses paysages figés par le temps, où seul régnait le silence des millénaires. Entre nous, il y avait presque comme une complicité, comme un appel, m’invitant à la rejoindre par ces petits sentiers parsemés de cailloux blancs qui gravitaient jusqu’à sa sainte cime. Selon les heures et les couleurs dont elle se parait, elle était capable de me séduire, de m’envoûter même, au point de succomber à son indéfinissable charme. Bien des fois, elle m’incita à prendre le chemin du menhir, du dolmen, ou encore celui du village du col, pour que je puisse écouter, en sa minérale compagnie, l’écho de ces lointains artisans de Pharaon qui, chaque matin, partaient à l’exploration de ses profondes entrailles pour y enchâsser de somptueux tombeaux. Elle connaissait tout de l’histoire de Thèbes qu’elle avait vu naître, grandir, s’épanouir, mais également décliner, sombrer, puis se relever avec courage et dignité. Elle avait assisté à ses fastes et à sa gloire, aux révoltes et aux grèves des ouvriers d’antan lorsque l’opulence du royaume avait laissé place à la famine. Elle avait subi, impuissante, mais sans doute avec un impérieux mépris, ces hordes de conquérants dévastant sans pitié temples et sanctuaires qui se dressaient majestueusement à ses pieds. Et puis, comme pour se rendre plus humaine, elle avait su prêter ses pentes et ses flancs à ces petits îlots de vie, aux façades multicolores, s’attendrissant sur leurs sempiternelles et cocasses discordes, voire sur leurs intenses moments de réjouissance ou de douleur. Prodigieuse mémoire des innombrables événements que la cité d’Amon­Rê avait vécus au fil du temps, la montagne d’occident, en était le conservatoire éternel, le magistral reliquaire à la fois sacré et profane, devant lequel toute créature ne pouvait que pieusement s’incliner".

(extrait de “La Mémoire de Thèbes. Fragments d'Égypte d'hier et d'aujourd'hui”, L'Harmattan, Paris, 2015)


mercredi 17 juillet 2019

Deir el-Medineh : "Un des plus jolis exemples de l'architecture égyptienne sous les Ptolémées" (Georges Bénédite)

photo Marie Grillot

"Derrière la colline de Qournet el-Mourrayi et 10 m. au S.0. de Cheikh Abd el-Qournah, une petite vallée pittoresque abrite le temple connu sous le nom de Deir el-Médinèh, l'un des plus intéressants de la rive g., quoique fort petit et d'époque ptolémaïque, par son caractère artistique (c'est un des plus jolis exemples de l'architecture égyptienne sous les Ptolémées) et surtout parce qu'il est l'unique exemple d'un temple ayant conservé à peu près intégralement toutes ses dépendances, c'est-à-dire son mur d'enceinte et ses magasins. Cet état de conservation, il le doit à la circonstance que, parfaitement adapté aux besoins des moines chrétiens, il fut employé tel quel par eux comme habitation (d'où son nom de Deir el-Médinéh, “le couvent de la ville”) sans avoir eu à souffrir d'autres dommages que la mutilation inévitable de quelques bas-reliefs. Fondé par Ptolémée Philopator et consacré aux déesses de la nécropole, Hâthor et Mâit, il a été continué sous Philométor et Evergète II ; sa décoration, reprise sous Néos Dionysios, est restée néanmoins inachevée.
Franchissant un portail en grès gravé aux cartouches de Néos Dionysios (scènes d'adoration à plusieurs divinitės), on pénètre dans une cour mesurant 48 m. sur 50 m. s'adossant presque à montagne et dont le mur d'enceinte est formé d'assises en briques crues légèrement infléchies, selon le procédé courant des Égyptiens. À dr., restes d'anciennes chambres faisant partie des communs de l'édifice ; à g., une petite porte de sortie.
Le temple, qui n'est pas exactement au milieu de la cour, est un petit édifice en grès de 15 m. de profond sur 9 m. de large, comprenant une petite salle hypostyle, un vestibule et trois petites chapelles.
La façade nue mais couverte d'inscriptions grecques et coptes a son portail dans l'axe du portail d'enceinte ; les cartouches des scènes d'adoration y sont mutilés. (...)
Toute la colline de Deir el-Médinèh est occupée par des tombeaux d’époques diverses et de conservation très inégale.”
(extrait du Guide Joanne, 1900)

“Ce site, par le témoignage unique de l’Égypte du Nouvel Empire qu’il représente (maison des ouvriers, textes documentaires ou littéraires, dessins, céramiques et mobilier divers) permet aux archéologues et aux égyptologues de rendre compte, non seulement de la vie quotidienne, mais aussi de la littérature, de l’art, de l’administration et de l’architecture qui avaient cours à cette période. (...)
Après de multiples expéditions et fouilles ponctuelles menées à Deir al-Medina à partir du début du XIXᵉ siècle par des intervenants de différentes nationalités (...), la concession du site est définitivement attribuée à l’Ifao en 1917. Si le potentiel archéologique du site n’était, dès cette époque, plus à démontrer, ce sont pourtant les travaux entrepris par l’Ifao à partir de 1922, sous l’égide de B. Bruyère, qui vont donner à Deir al-Medina ses lettres de noblesse. Pendant près de trente ans, l’archéologue dégage systématiquement toutes les zones qui étaient restées ensevelies sous le sable millénaire.” (source : IFAO)

"Deir­ el­-Bahari a été construit sur un plan bizarre qui ne rappelle, même de loin, aucun des autres temples de l'Égypte" (Auguste Mariette)

photo Marie Grillot
 “Le temple de Deir­el­Bahari occupe le fond du cirque dont l'Assassif est le centre. Il est adossé à une montagne à pic, dont le versant opposé aboutit à la vallée que nous connaîtrons bientôt sous le nom de Bab­el­Molouk.
L'origine du temple n'est pas douteuse. Deir­el­Bahari est élevé à la gloire de la reine Hatasou, comme Médinet­Abou est élevé à la gloire de Ramsès III. Le lieu choisi pour l'érection de ces temples commémoratifs tient à des motifs religieux propres à l'Égypte, sur lesquels nous ne revenons pas.
Les murs de Deir­el­Bahari sont couverts de cartouches divers qui, à première vue, établissent une certaine confusion dans l'esprit du visiteur. C'est que, en effet, Hatasou a successivement pris plusieurs noms selon qu'elle fut associée au trône du vivant de ses deux frères Thoutmès II et Thoutmès III, selon qu'elle fut régente au nom du dernier d'entre eux ou qu'elle régna en son propre nom. La science n'a pas, nous le pensons, encore dit son dernier mot sur ces différents noms, et peut­-être la solution du problème se trouve-­t­-elle dans les inscriptions nouvellement déblayées et encore peu connues du temple de Deir­el­Bahari.
Deir­el­Bahari a été construit sur un plan bizarre qui ne rappelle, même de loin, aucun des autres temples de l'Égypte. Une longue allée de sphinx, détruite de fond en comble, deux obélisques dont les bases seules sont encore visibles, le précédaient. À partir de là, le temple montait par cours successivement étagées vers la montagne, le passage d'une cour à l'autre se faisant au moyen de rampes inclinées.
Le temple de Deir­el­Bahari est bâti en beau calcaire blanc et l'on s'étonnerait qu'un seul pan de mur en soit encore debout, si l'on ne remarquait que l'Assassif, par l'abondance des ressources qu'il offre et sa proximité de la plaine, présentait aux exploiteurs des facilités que leur refusait Deir­el­Bahari.”
 

(extrait de Itinéraires de la Haute­-Égypte : comprenant une description des monuments antiques des rives du Nil entre le Caire et la première cataracte, 1880)


vendredi 12 juillet 2019

"Le Rhamesséion est peut-être ce qu'il y a de plus noble et de plus pur à Thèbes en fait de grand monument" (Jean-François Champollion)

photo de Bonfils (1831-1885)

Thèbes, le 18 juin 1829
"Depuis mon retour au milieu des ruines de cette aînée des villes royales, toutes mes journées ont été consacrées à l'étude de ce qui reste d'un de ses plus beaux édifices, pour lequel je conçus, à sa première vue, une prédilection marquée. La connaissance complète que j'en ai acquise maintenant la justifie au delà de ce que je devais espérer. Je veux parler ici d'un monument dont le véritable nom n'est pas encore fixé, et qui donne lieu à de fort vives controverses : celui qu'on a appelé d'abord le Memnonium, et ensuite le Tombeau d'Osymandias. Cette dernière dénomination appartient à la Commission d'Égypte ; quelques voyageurs persistent à se servir de l'autre, qui certainement est fort mal appliquée et très inexacte. Pour moi, je n'emploierai désormais, pour désigner cet édifice, que son nom égyptien même, sculpté dans cent endroits et répété dans les légendes des frises des architraves et des bas-reliefs qui décorent ce palais. Il portait le nom de Rhamesséion, parce que c'était à la munificence du Pharaon Rhamsès le Grand que Thèbes en était redevable. 
L'imagination s'ébranle et l'on éprouve une émotion bien naturelle en visitant ces galeries mutilées et ces belles colonnades, lorsqu'on pense qu'elles sont l'ouvrage et furent souvent l'habitation du plus célèbre et du meilleur des princes que la vieille Égypte compte dans ses longues annales, et toutes les fois que je le parcours, je rends à la mémoire de Sésostris l'espèce de culte religieux dont l'environnait l'antiquité tout entière.
Il n'existe du Rhamesséion aucune partie complète ; mais ce qui a échappé à la barbarie des Perses et aux ravages du temps suffit pour restaurer l'ensemble de l'édifice et pour s'en faire une idée très exacte. Laissant à part sa partie architecturale, qui n'est point de mon ressort, mais à laquelle je dois rendre un juste hommage en disant que le Rhamesséion est peut-être ce qu'il y a de plus noble et de plus pur à Thèbes en fait de grand monument, je me bornerai à indiquer rapidement le sujet des principaux bas-reliefs qui le décorent, et le sens des inscriptions qui les accompagnent.
Les sculptures qui couvraient les faces extérieures des deux massifs du premier pylône, construit en grès, ont entièrement disparu, car ces massifs se sont éboulés en grande partie. Des blocs énormes de calcaire blanc restent encore en place ; ce sont les jambages de la porte ; ils sont décorés, ainsi que l'épaisseur des deux massifs entre lesquels s'élevait cette porte, des légendes royales de Rhamsès le Grand, et de tableaux représentant le Pharaon faisant des offrandes aux grandes divinités de Thèbes, Amon-Ra, Amon générateur, la déesse Mouth, le jeune dieu Chons, Phtha et Mandou. Dans quelques tableaux, le roi reçoit à son tour les faveurs des dieux, et je donne ici l'analyse du principal d'entre eux, parce que c'est là que j'ai lu pour la première fois le nom véritable de l'édifice entier.
Le dieu Atmou (une des formes de Phré) présente au dieu Mandou le Pharaon Rhamsès le Grand, casqué et en habits royaux ; cette dernière divinité le prend par la main en lui disant : "Viens, avance vers les demeures divines pour contempler ton père, le seigneur des dieux, qui t'accordera une longue suite de jours pour gouverner le monde et régner sur le trône d'Hôrus." Plus loin, en effet, on a figuré le grand dieu Amon-Ra assis, adressant ces paroles au Pharaon :"Voici ce que dit Amon-Ra, roi des dieux, et qui réside dans le Rhamesséion de Thèbes : Mon fils bien-aimé et de mon germe, seigneur du monde, Rhamsès ! mon cœur se réjouit en contemplant tes bonnes œuvres ; tu m'as voué cet édifice ; je te fais le don d'une vie pure à passer sur le trône de Sev (Saturne) (c'est-dire dans la royauté temporelle)."
Il ne peut donc, à l'avenir, rester la moindre incertitude sur le nom à donner à ce monument."  



extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

jeudi 27 juin 2019

"En pleine Thèbes", avec Gaston Maspero

Temple de Louxor, vu du Nil, par Hector Horeau (1801-1872 )

"C'est en abordant Thèbes par le Nil que l'on saisit le mieux l'impériale beauté du site où elle trôna pendant des siècles. Plusieurs heures avant qu'on l'atteigne, par le travers d'El Khizâm et de Gamoléh, un grand cap de falaises abruptes monte à l'horizon, dominé sur la droite par un sommet en pyramide, et plus bas vers la gauche, trois pics aigus surgissent qui se recourbent à la pointe comme des cimes d'arbres pliant sous le vent. Ce sont les témoins de la plaine thébaine, les bornes entre lesquelles elle se déploie et qui en arrêtent l'expansion ; aux heures funestes de l'histoire, lorsque les hordes d'envahisseurs accourues des bords du Tigre ou descendues des plateaux de l'Éthiopie les apercevaient, elles savaient que le terme de leurs fatigues était proche et elles se préparaient à fournir un dernier choc pour forcer la proie longtemps convoitée. Les trois pics s'éclipsent bientôt, car le chenal double fidèlement les contours de la rive droite, et la berge, haute, découpée en pleine terre comme au couteau, boisée d'acacias, de tamarisques, de nabécas, de dattiers, borne presque partout la vue de ce côté, mais le paysage de la rive gauche se précise et se modifie d'instant en instant. La falaise s'adoucit à son pied et elle se raccorde à des croupes entre lesquelles des gorges bâillent, dont la dernière, accusée sur le fond jaune par une ombre violente, marque l'entrée des ravins qui mènent aux Vallées des Rois. Le décor pivote et tourne au premier coude, démasquant une seconde rangée de hauteurs qui se retirent par échelons dans l'extrême Sud et se vont perdant vers Erment, parmi des lointains de collines violettes, mais presque aussitôt une vision singulière semble jaillir du fleuve même, repoussée en vigueur sur un écran d'arbres, les tours crénelées et le portail étroit d'un petit castel sarrasin, rayé rouge et blanc, qu'un Hollandais, M. Insinger, a bâti sur un promontoire par delà Louxor. 
À partir de ce moment on nage déjà en pleine Thèbes. La ville des morts défile en panorama sur la rive gauche, les pentes  ondulées de Drah-abou'l-neggah, le cirque de Déîr el-Bahari, sa longue colonnade blanche, ses plans inclinés, ses étages de portiques superposés, sa façade irrégulière, puis la colline de Chéîkh Abd-el-Gournah criblée de tombes, puis collé aux flancs de la montagne, un bloc de murailles grises où la chapelle de Déîr el-Médinéh est emprisonnée, enfin, presque au dernier plan, entre des taches de verdure, la silhouette indistincte de Médinét-Habou. Cependant, à main droite, les chapiteaux et les tours de Karnak courent un moment au ras du sol avant de s'enfoncer sous les arbres. Des antennes de barques fusent derrière un éperon de terre au tournant, sur un tertre irrégulier de décombres antiques, un amas de constructions multicolores apparaît, et tandis que le vapeur manœuvre pour accoster, des minarets se lèvent, une pointe d'obélisque, la corniche hardie d'un  pylône, une allée de colonnes géantes, un temple entier avec ses cours encadrées de portiques, ses salles hypostyles, ses chambres à ciel ouvert, ses parois ciselées d'hiéroglyphes et brunies par le temps. Le quai où l'on aborde est le vieux quai des Ptolémées, consolidé et rapiécé par endroits depuis une dizaine d'années. Un grouillement d'âniers, de drogmans, de badauds européens et de marchands d'antiquités happe le voyageur au débarqué, les valets d'hôtel se le disputent sous l'oeil vigilant de deux gendarmes, et l'hôtel de Louxor est à deux pas qui lui ouvre sa porte hospitalière, barbouillée d'ornements soi-disant égyptiens par un peintre du cru. 
Le temple a vraiment grande mine, maintenant qu'il est déblayé presque en entier, et le soir, après que le flot bruyant des touristes s'est écoulé, la pensée le rétablit aisément tel qu'il était aux siècles de sa splendeur. L'ombre qui l'envahit voile les brèches, atténue les martelages des Coptes, habille la misère des colonnes, répare l'injure des bas-reliefs. Le cri du muezzin, éclatant soudain dans la mosquée d'Abou'l-Haggag, retentit à travers les ruines comme un appel à la prière de quelque prêtre d'Amon, roi des dieux, oublié à son poste, et l'on s'attend presque à entendre un chœur de voix et de harpes en sourdine lui répondre du sanctuaire par un hymne mélancolique au soleil couchant. L'imagination a tôt fait de descendre à terre les files de personnages qui s'étagent sur les parois et de les mener en théorie solennelle, enseignes hautes, encensoirs fumants, la barque sacrée où dort l'image du dieu aux épaules de ses porteurs, par les couloirs étouffés, par les salles à colonnes, par les cours, par les portes triomphales, par les allées de sphinx ou de béliers colossaux dont les restes s'en vont vers Karnak au milieu des campagnes muettes. Elle risque malheureusement de les y heurter à quelque procession baroque du genre de celle que je rencontrai hier, presque à la hauteur du carrefour de l'obélisque, une manche de mousquetaires Louis XIII fort défraîchis, mais soufflant bravement dans des cuivres et tapant de la grosse caisse à tour de bras, deux enfants en perruque blonde et en tunique rose, à califourchon sur un poney chevelu, puis, côte à côte, une amazone des plus correctes et un hercule de foire en maillot blanc et caleçon rouge pailleté, enfin un peloton de postillons Empire, montés sur des ânes blancs si graves qu'à première vue on devait les estimer savants et très savants, un cirque de fête foraine en parade avant une représentation de gala. De temps à autre, l'orchestre se taisait, l'hercule débitait son boniment en arabe et il adjurait les habitants de ne pas ménager leurs piastres, puis la musique redoublait et la cavalcade repartait en piaffant."

Extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.

jeudi 20 juin 2019

"Au lieu de reprocher à l'art égyptien ce qui lui manque, il faut savoir lui tenir compte de ce qu'il a acquis" (Paul Pierret)

Groupe statuaire d'Amon et Toutankhamon calcaire - XVIIIe dynastie
provenance : Temple de Mout à Karnak - Musée égyptien de Turin - photo de Marie Grillot

"Les plus anciens monuments que nous connaissions nous présentent la civilisation égyptienne en plein épanouissement ; les commencements de l'art sont noyés dans la brume d'un passé prodigieusement lointain, puisque, dès la IVe dynastie (3.3oo ans avant notre ère), les architectes pharaoniques étaient capables de construire les pyramides. 
Le style monumental de l'ancien empire est simple, sévère et ami de la ligne droite ; la statuaire reproduit le corps humain avec largeur et vérité ; les bas-reliefs nous font assister à diverses scènes de la vie domestique, rendues avec une remarquable variété de mouvements ; les animaux y sont pris sur nature ; la gravure hiéroglyphique, en relief ou dans le creux, est généralement très soignée. 
L'invasion des Pasteurs et les déchirements qui en furent la suite, non seulement causèrent la ruine des monuments du premier empire, mais entraînèrent une réelle décadence de l'art. La tradition fut interrompue et le nouvel empire vit naître un art nouveau, qui, sous la XVIIIe dynastie, se manifesta par de grandes qualités de style architectural, par la perfection de la gravure hiéroglyphique, par une reproduction très fine et très vivante de la figure humaine, mais l'attitude du corps est raide et tourne au mannequin. L'art décroît rapidement à la fin de la XXe dynastie, et ce n'est qu'à l'époque saïte que l'on constate une nouvelle et dernière floraison : le basalte est taillé avec une patience et une finesse admirables. Sous la domination des Grecs et des Romains, de nombreux édifices, d'un style bien inférieur à celui de l'Égypte indépendante, dénotent cependant une puissante vitalité.
L'art égyptien est dédaigneux du détail et un peu sec ; son caractère propre est l'entente des grandes lignes. Il sait faire oublier, par un ensemble imposant et grandiose, la naïveté de ses procédés. On a beaucoup exagéré l'influence de prétendues lois hiératiques, que l'on accuse d'avoir entravé l'essor du ciseau en figeant le mouvement des statues, en les immobilisant dans des poses raides et contraintes que commandait la tradition. 

Dans un travail lu récemment à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, un jeune artiste de beaucoup d'avenir, M. Em. Soldi, a combattu cette théorie. Selon lui, c'est pour assurer la durée à leurs œuvres que les sculpteurs égyptiens employèrent les matériaux les plus difficiles à travailler. Ils les façonnaient avec la marteline et les achevaient par le polissage, opérations dont un œil exercé reconnaît partout les traces. Dès lors il fallait que l'artiste conservât, dans toutes les parties de sa statue, une solidité de masse capable de résister au choc de l'outil. Il chercha sans doute à abréger un travail si pénible et si long : de là ces piliers carrés dans lesquels on engageait le dos des figures, ces engorgements, ces simplifications ou suppressions de détails, cette timidité d'exécution ; c'est ainsi que les bras des statues restent collés au corps sans refouillements profonds aux points de rencontre des surfaces ; que, dans les figures assises, les jambes sont soudées aux parois des sièges, etc.
Sur certains monuments de l'ancien empire, nous voyons les animaux rendus avec une vérité et une ingéniosité de détails qui nous surprennent ; les hommes qui les accompagnent se meuvent avec une liberté d'allure que n'entrave évidemment aucune règle sacerdotale, mais ils sont dessinés d'une manière gauche et enfantine. Sont-ce les lois hiératiques qu'il faut accuser ? Non, mais l'inexpérience des artistes, parce que l'ensemble du corps humain a toujours été plus difficile à traduire que des figures d'animaux. N'insistons pas, cependant, et disons avec M. Lepsius (Einiffe œgypt. Kunstformen) qu'au lieu de reprocher à l'art égyptien ce qui lui manque il faut savoir lui tenir compte de ce qu'il a acquis, et qu'après tout l'art grec ne serait pas parvenu à un si prompt développement si l'Égypte ne lui eût épargné le soin de poser les premiers jalons."


Extrait de Dictionnaire d'archéologie égyptienne, 1875, par Paul Pierret (1836-1916), conservateur du Département des antiquités égyptiennes du Musée du Louvre

mardi 18 juin 2019

"C'est du Nil que les créateurs de l'art égyptien prirent leur point de vue" (Gaston Maspero)

Mastaba de Ty
 "Qui (...), après avoir navigué sur le Nil deux ou trois jours seulement, ne s'est pas senti amené à constater combien les scènes que les vieux Égyptiens retraçaient sur leurs monuments sont conformes à la nature présente et l'interprètent fidèlement, même dans celles de leurs conventions qui nous semblent le plus éloignées d'elle ? Le brouillard dissipé, la dahabiéh a repris sa course. Les matelots rament vigoureusement en rythmant la nage sur la voix du chanteur : Fi'r-rodh ra'et hebbîl-gamil (Dans le jardin j'ai vu mon ami joli), et ils répètent tous à l'unisson, avec une intonation basse et traînante Hebbîl-gamil. Avant même qu'ils se soient tus, le soliste attaque dans les notes hautes le refrain sacramentel, ia lél, ô nuit ! Il bat le trille, prolonge les sons, les enfle, les étouffe, puis, à bout d'haleine, il arrête la dernière note d'un coup de gosier sec. Il se rengorge dans sa roulade, et, tandis que l'équipage éclate en applaudissements, je regarde à l'aventure le fleuve et les deux rives. Là-bas, bien en ligne sur un banc de sable fauve, une bande de grands vautours se chauffe au soleil ; les pattes écartées, le dos voûté, le cou plié et rencogné dans les épaules, les ailes ramenées en avant de chaque côté de la poitrine, ils reçoivent béatement la large coulée de lumière qui se répand sur leurs plumes et les pénètre de sa tiédeur. C'est ainsi que les vieux sculpteurs représentaient au repos le vautour de Nekhabit, la déesse protectrice des Pharaons et qui les ombrage de ses ailes. Séparez par l'esprit le plus gros de la bande, coiffez-le du pschent ou du bonnet blanc, mettez-lui le sceptre de puissance aux griffes, campez-le de profil sur la touffe de lotus épanouis qui symbolise la Haute-Égypte, vous aurez le bas-relief qui décore un des côtés de la porte principale au temple de Khonsou, mais vous aurez aussi, sous le harnachement, un vautour véritable la surcharge des attributs religieux n'aura pas supprimé la réalité de l'oiseau.
Un aigle pêcheur va et vient à vingt mètres au-dessus de nous en quête de son repas du matin. Il décrit des cercles immenses, en battant l'air lentement, puis soudain il s'abandonne et il glisse appuyé sur ses ailes, le corps suspendu entre elles, les pattes allongées, la tête tendue, interrogeant de l'œil les dessous de l'eau. À le voir filer ainsi, presque immobile, on dirait un épervier des sculptures thébaines, l'Horus qui plane sur le casque du Pharaon dans les batailles ou qui, déployé aux plafonds des temples, domine le trajet de la nef centrale des portes de l'hypostyle à celles du sanctuaire. Qu'il se laisse tomber tout à l'heure et qu'il se relève avec sa proie, il l'emportera du même geste et de la même allure dont l'Horus promenait à travers la mêlée son chasse-mouche mystique et son anneau symbole de l'éternité. Une bande d'ânes qui sort d'un creux derrière la digue, sous un faix de sacs gonflés, pourrait être celle-là même qui servit de modèle aux dessinateurs du tombeau de Ti pour la rentrée des gerbes. Le troupeau mi de moutons et de chèvres, qui suit trotte menu, se découpe d'un profil si précis qu'on le croirait composé uniquement de silhouettes en promenade ; c'est un tableau descendu d'une paroi antique pour aller au marché voisin. Et tandis que les rivages défilent avec leurs épisodes de vie contemporaine, je reconnais animés et de grandeur naturelle les bas-reliefs des hypogées, les bœufs qui se rendent aux champs de leur pas mesuré, le labour, les pêcheurs attelés à leur filet, les charpentiers qui construisent une barque ils ont installé leurs bers sur une plage en pente, et accroupis dans des attitudes de singes, ils clouent les membrures à force marteaux.
C'est du Nil que les créateurs de l'art égyptien prirent leur point de vue, lorsqu'ils s'ingénièrent à rassembler ces motifs isolés et à les graver harmonieusement dans les chapelles des tombeaux, pour assurer à leurs morts la continuation indéfinie de l'existence terrestre. Ils reléguèrent au bas de la muraille tout ce qui caractérisait la vie sur le fleuve même ou sur les canaux, les convois de bateaux chargés, les joutes de matelots, les scènes de pêche, la chasse aux oiseaux aquatiques. Plus haut, ils rangèrent les saisons de l'année agricole, le labourage, les semailles, les récoltes, le battage, la mise au grenier. Plus haut encore, ce sont les pâturages avec leurs bœufs ruminant à l'aise et par-dessus, touchant presque le plafond, le désert et les battues sur la piste des gazelles. Le panorama s'élargit ou il se resserre selon l'étendue des aires à couvrir, et tous les éléments qui le composent ne se retrouvent pas nécessairement reproduits partout : telle portion est supprimée chez l'un, développée chez l'autre ou amalgamée aux portions voisines, mais ce qui en est conservé se suit de bas en haut dans un ordre constant. Ces variations du thème antique se font et se défont à chaque instant sous mes yeux à mesure que la journée avance."


Extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.