dimanche 20 octobre 2019

Saqqarah, où se rencontrent "ces deux infinis, celui de l’espace, celui du temps" (Eugène-Melchior de Vogüé)

aucune indication sur la date et l'auteur de ce cliché

"Il est (...) un lieu qui possède encore mieux que Boulaq le don de troubler l’imagination : c’est Saqqarah. Quand on a quitté la rive du Nil au petit village fellah de Bedrechin, à deux heures en amont du Caire, et traversé les belles forêts de dattiers où fut Memphis, on arrive au pied du plateau légèrement incliné où commence le désert lybique ; la luxuriante végétation de la plaine s’évanouit suivant une ligne nette, brusque, comme tranchée par la faux : les sables commencent. On gravit durant un quart d’heure, on tourne entre quelques monticules d’aspect étrange ; la joyeuse et verte vallée d’Égypte s’est dérobée aux yeux : plus rien à perte de vue que le désert, le sable, le silence, la mort. C’est l’immense nécropole de l’ancien empire. Comme les cimetières turcs du Bosphore sont placés au bord de la mer, qui emporte chaque année les tombes les plus aventurées, les sépulcres des premiers Égyptiens sont réunis à la naissance du grand désert d’Afrique, ensevelis sous les vagues de sable que roule sans cesse le khamsin ; c’est des deux parts le naufrage du néant dans l’infini. 
Sur une vaste étendue, des dunes tourmentées révèlent les hypogées qu’elles recouvrent : çà et là des pyramides, tombeaux d’où dominent encore les maîtres du peuple mort, rompent seules l’uniforme horizon et décroissent dans les lointains sur deux lignes irrégulières, l’une au nord, vers Gizeh, l’autre au sud vers Meydoun. Il y en a d’écroulées sur elles-mêmes, informes et gigantesques amas de ruines : d’autres debout dans tout leur orgueil avec leurs assises intactes. 
C’est au sommet d’une de ces dernières, la pyramide à degrés de Saqqarah, - le plus ancien édifice de la main de l’homme, d’après toutes les présomptions, - qu’on embrasse le mieux cet ensemble. Si l’on regarde dans la direction de l’ouest, le désert se déroule sans autres limites que celles fixées par la pensée jusqu’au centre de l’Afrique, jusqu’à l’autre Océan, durant des milliers de lieues ; pas un atome ne tranche sur la tristesse du sable pur, aveuglé de soleil, buvant la lumière comme l’eau, gris de plomb à l’aube et au crépuscule. Le silence est si subtil qu’on entend aux grandes eaux le sourd murmure du Nil invisible, voix de la vie. Si l’on regarde à ses pieds, on retrouve, moutonnant contre les assises de la montagne de pierres, les innombrables plis de terrain qui recèlent et trahissent aux endroits déblayés des tombes vieilles de cinq à six mille ans, à notre connaissance, d’autres qui échappent à la mesure de nos certitudes : les plus anciennes conquêtes de cette mort que la Bible appelle première-née - primogenita mors. - Cherchez maintenant s’il est une place en ce monde qui puisse mieux terrasser l’âme par la rencontre de ces deux infinis, celui de l’espace, celui du temps."

extrait de Chez les Pharaons - Boulaq et Saqqarah, par Eugène-Melchior de Vogüé, diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888) - Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 19, 1877

samedi 19 octobre 2019

"Cette grandeur sereine dont le génie primitif de l'Égypte a été le reflet...", par Arthur Rhoné

Halte à l'oasis, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)
 "La plaine de Memphis était dans toute sa splendeur quand, vers la fin du jour, nous nous retrouvâmes au bord des escarpements rocheux qui dominent l'oasis. Derrière nous le soleil descendait sur la plaine funèbre, au milieu d'une arche de feu rouge dont l'auréole magnifique s'élevait jusqu'au zénith, et se fondait à l’azur du firmament par les nuances délicieuses de l’arc-en-ciel. À nos pieds, dans la plaine inondée, la grande forêt de palmiers resplendissait de reflets pourpres d'une teinte admirable, et les eaux qui la baignent, pareilles à un miroir d’or, semblaient rendre au ciel déjà voilé tous les feux qu’elles en avaient reçus pendant les ardeurs du jour. Plus loin, au delà de ces houles de panaches dorés où l’eau qui miroite dessine cent clairières, nos yeux pouvaient apercevoir quelques flots du Nil scintillant çà et là comme des serpents de flammes. À l'horizon, une nuit diaphane s'élevait lentement derrière les cimes encore vermeilles de la chaîne Arabique, et s’avançait sur tout le front de la voûte céleste avec ce calme religieux, cette grandeur sereine dont le génie primitif de l'Égypte a été le reflet.
Une légère brise s'était levée, les voix profondes de la forêt murmuraient sur les lagunes, et des vols d'oiseaux aquatiques y sillonnaient l'air assombri, en laissant après eux comme le bruit d'un long soupir.
Nous reprîmes ensuite notre route sur les digues ; des groupes de fellahs à la physionomie riante s'y rendaient de toutes parts et s’acheminaient vers leurs villages dont les habitations, par leurs formes, rappellent de loin les monuments antiques. Parfois, sur le bord du chemin, se trouvait arrêté quelque vieillard des tribus bédouines, de figure hautaine et drapé dans ses longs vêtements noirs et blancs, comme les patriarches bibliques dont il semblait une vivante image.
La dentelure noire des pyramides échelonnées dans les sables éternels se dessinait sur les derniers feux du couchant, et des caravanes de chameaux y profilaient encore leurs silhouettes bizarres qui se meuvent d'un pas lent, monotone et cadencé comme les mélopées qui se chantent le soir en Orient.
Il faisait nuit quand nous atteignîmes la rive du Nil ; mais c'était une nuit resplendissante où la brise douce et tiède apportait par instant ces arômes et ces harmonies vagues du désert où l’on croit saisir le murmure des millions d'âmes ou d'ombres errantes qui sortent des abîmes du temps et ne retrouvent plus d’apaisement sur le champ bouleversé de la nécropole."

extrait de L'Égypte à petites journées : le Caire d'autrefois, 1910, par Arthur Rhoné (1836-1910)

jeudi 17 octobre 2019

"Pour trouver le Caire égyptien, il faut le chercher dans la coulisse, derrière le décor du nouveau Caire" (Victor Fournel)

Prosper Marilhat : "Rue Ezbekieh au Caire" (1833)

"Cette ville (le Caire) est un trésor pour l'observateur et pour le touriste. Plus je la vois, plus je m'aperçois de tout ce qui me reste à voir et de l'impossibilité de la connaître en une vingtaine de jours. Passer trois semaines au Caire, est comme si l’on venait passer trois journées à Paris.
Du matin au soir, je me promène à travers un conte des Mille et une Nuits, je m’enivre de pittoresque, je me donne des débauches de Marilhat, de Ziem et de Decamps. Seulement, si désireux que je sois de faire partager quelque chose de ces jouissances à mes lecteurs, je ne puis me dissimuler que tout cela a été déjà raconté et écrit bien des fois par des hommes qui avaient plus de loisir pour voir et plus de talent pour peindre. C'est pourquoi j'aurais grande envie de "briser mes pinceaux" avant même de m'en être servi. Du moins, on voudra bien s’en souvenir, je n’ai d'autre prétention que celle d’un touriste consciencieux, quoique pressé, disant exactement ce qu'il a vu et comme il l'a vu.
Pour trouver le Caire égyptien, il faut le chercher dans la coulisse, derrière le décor du nouveau Caire, et je sais des touristes qui ne l'ont même pas aperçu : du reste, les fonctionnaires du khédive ne demanderaient pas mieux que de le cacher. Des voyageurs partis pour l'inauguration du canal de Suez, en 1869, reçus à Alexandrie par des beys et des effendis très aimables, les uns Français, les autres qui auraient aimé l'être, sont venus, après avoir traversé le Delta à toute vapeur sans s’arrêter nulle part, descendre, en suivant les quartiers neufs qui conduisent de la gare en ville, à l’un des hôtels européens de l’Esbékieh, - cette place immense, jadis pleine de saltimbanques, d’escamoteurs, de charmeurs de serpents, de cafés indigènes, où l'on entendait résonner le zamir et le sagati, où l’on buvait dans un dé à coudre une liqueur exquise, servie par un nègre à robe blanche, mais dont on a abattu en grande partie les sycomores et les acacias gigantesques pour la livrer aux entrepreneurs de bâtisses et en faire une contrefaçon du parc Monceaux. Toute la ville moderne et civilisée était réunie sous leurs yeux, à portée de leurs pas, et ils n’en ont pas vu d'autre : les postes, le télégraphe, les estaminets, les trois théâtres, les avenues et les boulevards, qui leur ont paru fort beaux, mais qui livrent le piéton sans défense aux ardeurs du soleil et aux tourbillons de poussière.
Les transformations qu’on a infligées au Caire depuis vingt ans, pour tâcher d'en faire ce que les commis voyageurs appellent une belle ville, sont un contresens sous le ciel de l’Orient. Heureusement ce n’est guère qu’un placage, qui s'est superposé au vrai Caire en le gâtant, mais sans le détruire.

Il faut un certain effort et une certaine persistance pour découvrir, derrière cette façade, la vieille ville arabe, et pour s'engager à fond dans l'inextricable réseau de ses milliers de petites rues.
Ces ruelles, bordées de maisons dont les murailles en briques sont percées à peine par quelques fenêtres garnies d’un treillage très serré, qui font saillie comme des balcons, jamais pavées, rétrécies encore par les auvents, les escaliers extérieurs, les étalages de boutiques, s’enchevêtrent les unes dans les autres, et forment le dédale le plus amusant, le plus varié, le plus imprévu qui se puisse rêver. Les âniers seuls parviennent à s'y reconnaître. Elles ne mènent nulle part, et mènent partout ; elles s'ouvrent n'importe comment, quelquefois par une porte dans un mur, s'interrompent au hasard et vont tout à coup s'enfuir dans une impasse. Deux ânes peuvent à peine y passer de front ; un chameau avec sa charge suffit pour y produire un encombrement. Et cependant une foule énorme, toujours sérieuse dans son agitation, s'y presse en tous sens et à toute heure. Le mouvement de circulation du Caire est quelque chose de prodigieux."

extrait de D'Alexandrie au Caire, par (François-)Victor Fournel (1829-1894), érudit, écrivain, journaliste et historien français

mercredi 16 octobre 2019

Le "vif souvenir" d'une première soirée de navigation sur le Nil, par Eugène Poitou




Prosper Marilhat, Vue du Nil de Basse-Égypte (Wikimedia commons)
 "Après le repas nous montons sur la dunette. La nuit est presque venue. À l'avant, nous avons une immense voile triangulaire qui semble plus haute que la barque n'est longue : à l'arriere, une autre voile, de même forme, mais plus petite, et qui s'incline du côté opposé à la grande. Le vent est frais, et nous filons bon train. Déjà nous sommes à la hauteur des Pyramides : mais l'obscurité ne permet pas de les apercevoir. C'est au retour seulement de la haute Égypte que nous les visiterons, en même temps que Sakkarah et le Sérapéum, qui forment avec elles tout un ensemble de monuments qu'il ne faut pas séparer. 
Cette première soirée de navigation m'a laissé un vif souvenir. La vue du large fleuve sur lequel nous glissions d'un mouvement insensible, était imposante. À notre droite, de grands bois de palmiers projetaient leurs ombres noires sur l'eau calme et profonde : le croissant, qui montait dans un ciel resplendissant d'étoiles, blanchissait légèrement leurs cimes , et faisait briller la partie du fleuve restée dans la lumière comme une étoffe de soie moirée d'argent. Au-dessus des bois sombres, se découpaient sur l'azur les flèches élancées des minarets de Ghizeh. Involontairement je me rappelai le tableau célèbre de Marilhat, le chef-d'œuvre du jeune maître, un Crépuscule au bord du Nil : c'était la scène, c'était l'heure, c'étaient presque tous les détails du paysage ; et cette poésie rêveuse, cette tristesse pleine de grandeur et de calme que le peintre m'avait fait entrevoir, je la sentais cette fois avec toute la puissance d'impression qu'exerce la nature dans ses scènes solennelles de la nuit et du désert."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers

lundi 14 octobre 2019

"Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte" (Louis Bertrand)

photo MC
"Le bateau s’ébranle. Il accélère peu à peu sa vitesse. Malgré le courant d’air de la marche, la sensation de chaleur devient plus véhémente à mesure que le soleil monte. Les parois des cabines sont tièdes sous la main et, quand on y entre, une haleine âpre de germoir vous coupe la respiration. Même dans la salle à manger, plus aérée, il faut se réfugier, pour trouver un peu d’ombre, du côté droit, le côté de la rive occidentale.
Toutes fenêtres ouvertes, je regarde, d’un œil distrait, se dérouler la banlieue industrielle du Caire : cheminées d’usines, ponts en fer, grues métalliques, voies étroites où circulent des wagonnets. Dans ce cadre trop moderne et trop encombré, les pyramides de Gizeh se rapetissent, et, derrière les tas de charbon alignés le long des berges, elles apparaissent enfin au regard qui les cherche, comme de simples monticules de sables, détachés de la grande chaîne lybique.
... Mais une vaste nappe d’eau limoneuse se déploie derrière les stores des fenêtres. Les rives se reculent : la largeur du fleuve est telle que les embarcations éparpillées n’y sont plus que des taches imperceptibles. Alors, seulement, c’est le Nil, dans toute son immensité, - une vision qui déroute l’œil habitué aux proportions classiques des fleuves méditerranéens. Cette masse d’eau énorme qui ressemble à une mer intérieure, qui se perd dans un ciel sans limites, vous stupéfie d’abord. On s’imagine que l’impression unique qu’on en reçoit est faite du sentiment de cette énormité. Puis, bientôt, on distingue ce qui rend l’aspect du Nil si singulier, si réellement prodigieux. Certes, il y a d’autres grands fleuves au monde, peut-être plus grands que celui-ci. Mais le prodige du Nil, c’est de couler dans un désert.
Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte. Quiconque a senti, dans ses moelles, l’aridité brûlante des sables et, dans ses yeux, le rafraîchissement de cette grande eau miraculeuse, ne s’étonne plus qu’aujourd’hui encore le Nil soit un dieu pour les fellahs et qu’ils lui fassent des sacrifices.
La chaleur monte toujours. La houle ardente de la méridienne flamboie d’une rive à l’autre, emplit tout l’horizon. Les vaguelettes du large étincellent comme des éclaboussures de cuivre en fusion. C’est le moment le plus dur, celui où le paysage, écorché par une lumière trop tranchante, est le plus blessant au regard. Les tons chimiques y dominent : jaunes-soufre, verts de chlores ou de sulfates, qui s’étendent, comme des marbrures de décomposition, dans des blancs d’ivoire, des jaunes-paille, des blonds de poussière. Les cultures encore très vertes, champs de fèves, champs de pastèques, sont à demi voilées sous une espèce de fumée sulfureuse. Les pyramides naines, qui défilent, en groupes intermittents depuis Gizeh, fument comme des meules en ignition. De loin en loin surgissent des éminences calcaires, pareilles aux murs et aux pylônes trapus de l’architecture pharaonique, - toutes blanches avec des striures blondes ou violâtres, saupoudrées de safran clair. Là-bas, sur la rive gauche, en face de la pyramide turriforme de  Meïdoum, des plages livides aux oxydations étranges, comme empoisonnées de vert-de-gris, agonisent dans la crudité de la lumière.
Une torpeur invincible vous étreint. Et puis des barques passent, légères, aux envergures d’oiseaux ; et, de leurs grandes voiles triangulaires, ainsi que d’un frissonnant éventail, il semble qu’une fraîcheur va descendre. Mais l’air brûle toujours ; et toujours, à l’infini, sur les deux rives, les oasis se déroulent, d’un vert si nébuleux, si volatilisé par la chaleur, qu’on doute, comme devant un mirage qui se lève...
Une détente. Le rayonnement de la lumière s’adoucit, sans que la chaleur soit moins forte. Les lignes et les couleurs des choses commencent à devenir suaves. Derrière les cultures, les champs de fèves, les champs de pastèques, dans une fumée de soufre, tout à coup, une longue bande rose se déploie et brille avec douceur : c’est la chaîne arabique, toute blonde, qui se nuance des reflets du couchant. La fumée de soufre se dissipe lentement, et à mesure que l’atmosphère s’éclaircit, du côté de l’Arabie, des cirques de montagnes apparaissent qui flamboient dans l’effacement des lignes violâtres, comme des bûchers aux flammes jaunes et roses qui brûlent en plein jour.
Puis, les nuances vives s’amortissent graduellement. Le ciel se brouille de vapeurs, se mélancolise. Il est d’un gris de nacre, à peine teinté de bleu, comme un ciel du Nord, et les oasis, qui courent sans fin sur les deux berges, semblent des rideaux de saules ou de peupliers au bord d’un fleuve de France. La douceur éteinte, languissante, du paysage ouaté de brume rappelle nos plus doux crépuscules.
Mais voici toute une procession de dahabiehs qui s’avancent, leurs grandes voiles obliques dressées dans le ciel comme des lames de faux. De loin, on dirait d’énormes cuves rondes ou ovales. Elles sont chargées de blé et d’oignons jusqu’au bord, et des femmes sont accroupies dans le blé, toutes noires sous les plis flottants de leurs haïcks... Les embarcations passent, s’allongent, s’effilent. On dirait, maintenant, des galères grecques ou latines avec leurs proues très hautes, arrondies, recourbées et aiguisées en becs. Quelques-unes sont peintes comme des boîtes de momies, d’autres grossièrement tatouées comme une peau de Nubien. Les réminiscences se mêlent aux sensations immédiates, les visions du présent et du passé se confondent.
Parmi toutes ces formes fuyantes, on sent très loin dans le temps et dans l’espace...
Nous allons. Les lignes de la terre et les couleurs du ciel se succèdent, se détruisent en une perpétuelle métamorphose. Puis un moment s’affirme, où tout semble figé, à la façon d’une pièce de métal refroidie. Il est près de huit heures du soir. Le soleil a disparu derrière les crêtes lybiques, et, à mesure qu’il s’enfonce de l’autre côté de l’horizon, la terre se vide de sa lumière, comme un corps dont l'âme se retire. Plus rien ne luit. Un paysage mort, squelettique, couleur de chaux, occupe l’étendue.
Où sommes-nous ? Je ne sais pas, je ne veux pas le savoir. Nous passons, en cette minute, devant une baie déserte, entourée de falaises à pic, qui blêmissent dans le crépuscule et qui l’encerclent d’une façon étrange, comme un cratère mort de la Lune. Au centre, une barque immobile et solitaire, dont la haute voile se reflète immensément, et plonge, obélisque sans fin, dans le miroir pâle des eaux embuées de fièvre. Nous passons lentement, doucement, comme en rêve. Et soudain, sur la gauche, se dessine un interminable estuaire aux rives submergées par une mer de plomb. La vision est d’une simplicité presque effrayante. Entre la zone assombrie des eaux et la zone plus claire du ciel, court à perte de vue, d’un mouvement rigide et implacablement rectiligne, une  étroite bande d’un noir d’ébène, mince pellicule de terre, débris de continent détruit, qui va sombrer dans l’abîme ; et, vers le Sud, à la limite où le ciel et le fleuve se rejoignent, un gouffre béant au delà duquel il n’y a plus rien. Une échappée en plein ciel : on est hors de la planète..."

extrait
de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française.
publié par la Revue des Deux Mondes, volume 6e période, tome 5, 1911

Les splendeurs enfouies dans le secret du sol égyptien semblent inépuisables" (Émile Amélineau)

Fragment sculpté du temple mortuaire de la pyramide de Neith, grande épouse du pharaon Pépi II

"La terre d’Égypte tient toujours des merveilles en réserve pour les hommes actifs qui ne craignent pas de s’exposer aux fatigues de toute nature que les fouilles exigent. Depuis plus de dix-neuf siècles que les chercheurs de trésors l’ont, pour ainsi dire, mise en coupe réglée, on eût pu croire qu’ils avaient épuisé la source des objets de prix ; que les monuments de l’Égypte avaient presque complètement disparu ; qu’il n’en restait plus que ces masses indestructibles qui ont fatigué le temps, - comme dit le poète ; - et que désormais il n’y avait plus d’espoir à conserver qu’un heureux coup de pioche mît au jour de nouvelles richesses cachées dans les entrailles du sol. Et cependant l’Empire égyptien, durant une existence de près de six mille ans, avait accumulé tant de trésors dans l’étroite vallée du Nil ; le respect des antiques traditions léguées par les pères à leurs enfants, comme ils les avaient eux-mêmes reçues de leurs ancêtres, avait été si grand ; la religion des tombeaux si respectée que, malgré les révolutions du temps et des hommes, malgré les vols particuliers, les pillages provoqués par la soif de posséder des antiquités, les dévastations produites par les nuées de touristes qui s’abattent chaque année sur l’Égypte, malgré tant de causes en un mot qui eussent dû épuiser cette mère féconde, les splendeurs enfouies dans le secret du sol égyptien semblent inépuisables ; et au milieu de ses terrains déserts, de ses tolls (sic) incultivables, de ses plaines de sable, les chercheurs et les fouilleurs ont rencontré de véritables trésors.
(...) Les dernières années ont surtout (...) enrichi l’humanité de documents ou de données nouvelles qui ont conquis de plein droit leur entrée parmi les connaissances de nature à éclairer l’espèce sur l’histoire de sa pensée et les progrès de sa civilisation. L’Égypte, à ce point de vue, a une position privilégiée, parce qu’elle est arrivée de très bonne heure à une civilisation consciente d’elle-même et qu’elle pouvait conserver ses souvenirs par l’écriture à une époque où toutes les autres nations en étaient encore à chercher la voie initiale vers ce progrès. Il n’y a nulle exagération à dire que le premier roi ayant présidé à la première des dynasties égyptiennes régnait six mille ans environ avant notre ère. Soixante siècles donc avant l'ère chrétienne, l’Égypte était sortie de l’enfance préhistorique ; elle connaissait l’écriture, les arts du dessin, l’architecture, la sculpture, la peinture ; elle s’essayait à les pratiquer et réussissait si bien que les plus anciens de ses monuments étonnent encore le monde ; elle avait une industrie primitive sans doute, mais elle avait déjà fait les découvertes les plus nécessaires, les plus utiles à l’homme, et les objets qu’elle savait déjà fabriquer supposent une ingéniosité merveilleuse de la part de ses artistes inconnus."


extrait de la Revue des Deux Mondes tome 130, 1895, par Émile Amélineau (1850 - 1915), architecte, archéologue et égyptologue français, spécialiste de l'étude des Coptes

"L’Égypte se présente comme un monde unique, avec ses coutumes et ses usages qui ne se retrouvent nulle part ailleurs" (Louis Charles Émile Lortet)


 
des monuments majestueux, édifiés avec un art incomparable - photo MC
"Entre toutes les contrées formant le bassin oriental de la Méditerranée et qui constituent le centre privilégié où sont nées les civilisations antiques les plus importantes, l’Égypte se présente comme un monde unique, avec ses coutumes et ses usages qui ne se retrouvent nulle part ailleurs : pays captivant, attachant, forçant le voyageur à revenir, confirmant, de nos jours encore, cet ancien dicton : "Lorsqu’il a bu l’eau du Nil, l’étranger ne saurait en oublier la séduisante douceur." À peine est-il revenu dans les contrées brumeuses du Nord, il ne peut s’empêcher de rêver constamment à cette merveilleuse contrée. Il revoit, par la pensée, le spectacle magique qui se renouvelle tous les soirs, lorsque le soleil, le grand dieu Râ des Égyptiens, disparaît à l’occident, dans les déserts de la Libye, dans une gloire, que nulle plume ne saurait décrire, et dont les traînées lumineuses, semblables à de l’or en fusion, éclairent le ciel jusqu’au milieu de la nuit.
Dans cette région bénie entre toutes, le soleil est étincelant, le firmament toujours d’un bleu pâle, diaphane même pendant l’obscurité, toujours éclairé en dessous par les reflets des déserts immenses. Grâce à sa transparence, il se constelle de myriades d’étoiles qui brillent d’un éclat extraordinaire ; au milieu de ces mondes de diamants, Canope, l’étoile aimée des anciens Égyptiens, laissant tomber sur le Nil des traînées d’argent, semble guider vers le Sud, pendant les semaines d’une navigation charmante, le voyageur qui remonte le fleuve sacré pour se rendre au milieu des rochers de la Nubie. Le spectacle admirable de ce ciel merveilleux est représenté sur tous les plafonds des temples de la Haute-Égypte.
Le sol, d’une fertilité prodigieuse, est irrigué sans relâche par la plus laborieuse des races humaines qui semble même, bien souvent, ignorer le repos de la nuit. Chaque année, ces plaines toujours verdoyantes sont recouvertes d’un limon, véritable engrais, apporté des plaines équatoriales du continent, par le plus grand fleuve du monde, long de six à huit mille kilomètres, débordant chaque année, avec une précision mathématique. Cette terre fortunée est entourée d’une large ceinture de déserts formés quelquefois de sables d’un jaune d’or, souvent par des rochers calcaires ou des grès recouverts d’une couche épaisse de rognons de silex, teints en violet foncé par des oxydes de manganèse. La vallée, partout très bien arrosée, est verte comme la Hollande, et les récoltes abondantes : cannes à sucre, coton, doura, maïs, blé, orges, trèfles, etc., s’y succèdent sans interruption.
C’est dans cette région, certainement unique au monde, que naquit, à une époque très reculée, la race égyptienne, agricole avant tout, d’une intelligence hors ligne et douée d’un génie créateur en toutes choses. Elle sut bientôt trouver, par son talent d’observation et son esprit patient, la solution des problèmes scientifiques de premier ordre qui préoccupaient alors le monde antique. Elle a édifié avec un art incomparable ces monuments majestueux, temples et tombeaux qui, après tant de siècles écoulés, s’élèvent encore fièrement à la surface du sol, ou ceux plus grandioses encore qui ont été creusés dans les rochers, décorés avec une patience sans nom et qu’on ne peut admirer qu’en pénétrant profondément dans le flanc des montagnes.
Ce sont ces hommes, déjà doués d’une conscience vraiment moderne qui, les premiers sur la terre, au milieu d’un monde encore barbare, ont trouvé et enseigné les admirables préceptes d’une morale qui régit encore de nos jours la vie des peuples civilisés. Ils ont été des astronomes et des artistes de premier ordre, des agriculteurs et des ingénieurs singulièrement habiles dans l’art des irrigations, de savants architectes, des philosophes et des penseurs profonds."


extrait de la Revue des Deux Mondes5e période, tome 27Louis Charles Émile Lortet (1836-1909), médecin, botaniste, zoologiste, paléontologue, égyptologue et anthropologue français.