lundi 4 novembre 2019

"Moins on se souviendra d'Hérodote et de Strabon, et plus on comprendra l'Égypte pharaonique" (Albert Gayet)

illustration extraite de Wikidia
 "(...) est-il nécessaire, pour s'initier à cette civilisation étrange qui fut celle d'Égypte, de se reporter aux récits des voyageurs de l'époque gréco-romaine ? Tant de fables ont pris place dans ces livres qu'on peut répondre hardiment par la négative et affirmer que moins on se souviendra d'Hérodote et de Strabon, et plus on comprendra l'Égypte pharaonique.
C'est pour avoir méconnu cette vérité que Champollion commit tant d'erreurs et alla jusqu'à attribuer aux hiéroglyphes des lectures fantaisistes afin d'y retrouver avec les Grecs les transcriptions des noms du panthéon olympien ; qu'il appela la déesse Ma Thmé, pour en faire Thémis, la justice ; qu'il appela Sébek Souk, pour en faire Succhus, Saturne ; qu'il appela Nékheb Bouto, pour en faire Létô, Latone, etc.; car on n'en finirait pas si l’on voulait relever tout ce que l'enthousiasme pour le gréco-romain fit faire vers le commencement de notre siècle. Non contente de défigurer les hiéroglyphes, la Commission d'Égypte voyait du gréco-romain partout et y ramenait sans façon l'architecture et la sculpture égyptiennes. Des colonnes, elle supprimait le rétrécissement si gracieux qui en étrangle la base ; des ornements, elle atténuait les détails pour, de-ci de-là, y retrouver une silhouette qui rappelait la Grande Grèce, Rome ou simplement le byzantin : et sa joie n'avait plus de bornes, si l'influence de la décadence romaine, mettant son empreinte sur quelque construction des derniers empereurs, lui donnait un spécimen de costume césarien ou d'ornement rappelant ce qu'on est convenu de nommer l'antique, quelque lourd ou quelque mauvais qu'il fût. Telle planche de Champollion le Jeune n'est souvent qu'une symphonie de hachures héroïques, où des personnages fort maltraités ont des musculatures invraisemblables et hors de toute proportion. 

Aussi, tout bien pesé, le mieux serait de ne s'en rapporter qu'aux plus récents travaux, et là, un tri est encore à faire. Nombre d'œuvres de vulgarisation ont paru depuis quelque temps. Elles font partie souvent d'encyclopédies artistiques, fort bien faites, très... poncives et très illustrées, mais dont le défaut capital est d'être écrites par des auteurs qui ignorent le premier mot du sujet qu'ils traitent et qui s'en remettent à ce que d'autres ont dit avant eux. 
La même méfiance est applicable aux livres de voyage. Est-ce à dire qu'il faille n'avoir lu ni Gérard de Nerval, ni About, ni Mme de Gasparin, ni Charles Blanc ? La vérité est que presque toujours le résultat de ces lectures est de donner à l'avance une idée absolument fausse de l'Orient. Il faudra ensuite un violent effort pour mettre les choses en leur place, on entreverra tout à travers une impression qu'on se sera forgée et l'on cherchera partout à la retrouver.
Chacun a demandé à l'Égypte des arguments en faveur d'une thèse préconçue. Gérard de Nerval cherchait un Orient fantastique et s'est plu à le compliquer à son gré. About voulait voir la condition du fellah misérable, et les prétextes ne lui ont point manqué. Charles Blanc, en digne continuateur de la Commission d'Égypte, demandait aux monuments d'être les ancêtres de l'art grec : c'était peut-être plus difficile que de trouver l'aspect du fellah misérable, mais avec l'extraordinaire dose de bonne volonté qui l'a toujours si bien servi, l'éminent critique y est sans peine arrivé. 

Certes, loin de moi est la pensée qu'il faudrait n'avoir rien lu avant de se mettre en route. Mais, qu'on se pénètre de cette vérité : les livres de voyage sont presque toujours des œuvres de parti pris. En tous les cas, leurs auteurs n'ont fait que deviner une civilisation qui leur est restée étrangère ; certains côtés, certains détails les ont frappés ; ils les ont interprétés à leur manière ; le reste est demeuré lettre morte pour eux."

extrait de Itinéraire illustré de la Haute Égypte, par Albert Gayet (1856 - 1916), égyptologue français, directeur des fouilles d'Antinoé de 1895 à 1911.

Eugène Fromentin : une palette de mots pour peindre un coucher de soleil sur le Nil

Le Nil, par Eugène Fromentin
"Le Nil, roux mais très calme. Cinq ou six canges dans nos eaux. 
La chaîne arabique continue de serrer le fleuve de très près.
Bois de mimosas et de petits palmiers, inondés. Vastes parties plates, d'un jaune soufre, entre le fleuve et la chaîne arabique. Deux ou trois figures et un troupeau noir, perdus dans ce désert.
Trois heures. Admirable morceau de la chaîne arabique.
Pentes relevées jusqu'à un long plateau horizontal, finement dessiné par des ombres bleues.
La suite est un morceau extraordinaire. Carrières.
Température à trois heures et demie, 27° 1' à l'ombre au vent.
Buffles. Travailleurs dans les carrières. Un village au pied de cet effrayant pays. La falaise continue, tourne à l'est. La vallée du Nil s'élargit tout à coup démesurément. Longue langue de terre, hérissée de joncs, sur laquelle il y a des Arabes campés. Tentes noires, buffles, moutons, chevaux. Fellahs, juchés sur les éminences de l'îlot, nous regardent passer. Derrière, le magnifique et haut horizon de la falaise rose. Entre les deux un petit bras du Nil, tout bleu, apparaît par intervalles. On y voit des canges à la voile.
Nous venons de raser la rive libyque à la toucher ; cultures de douras, dromadaires, troupeaux, enfants au bord du flot.
Un village avec une grande usine. Le soleil direct inonde en plein la rive orientale. Le Nil devient bleu ; moire de rousseurs très tendres. La lumière qui envahit l'espace est inexprimable.
C'est admirable et accablant.
Quatre heures et demie. Le Nil est comme de l'huile, bleu blanc, d'une pâleur exquise à la base du ciel, gris rose au nord-ouest. Le plus beau ciel asiatique que nous ayons vu. Quelques nuages brillent sur le désert arabique. Nouveau village avec usine, reflété dans le Nil, tant il est calme (chose rare). À l'est, il est d'argent vert. Une moire. De moment en moment, l'eau s'aplanit. La voilà morte et immobile, plus claire que le ciel. Il n'y a plus que l'horizon de vaporeux.
Coucher du soleil et soirée uniques, à ne jamais oublier. Le lieu semblait choisi pour un pareil spectacle. Le Nil immense et calme, comme on le voit rarement, un vrai miroir de trois ou quatre mille mètres, la côté libyque à peine visible au-dessus du fleuve, un petit village empanaché de dattiers, derrière lequel le soleil tombait. Point rouge ardent. À droite et à gauche, base violâtre. Palmiers bleus, outre-mer noirâtre, ligne insaisissable d'horizon, outre-mer cendré. Eaux bitumineuses blanches, un argent sali. Les reflets très nets. Bitume et bleu. Silhouettes précises.
L'illumination qui a suivi le départ du soleil a été extraordinaire, et pendant un quart d'heure, elle a rempli juste la moitié de l'horizon céleste, du nord au sud. Jusqu'à la hauteur de Vénus, ce n'était qu'or et feu, dans une limpidité sans pareille. Le Nil reproduisait exactement presque aussi clair, quelquefois en plus clair, cette prodigieuse irradiation. L'inépuisable lumière jaillissait, jaillissait, pendant qu'à l'opposé, la nuit grise et fumeuse avançait pour lui disputer le ciel. Toute la mythologie, toutes les adorations asiatiques, toutes les terreurs inspirées par la nuit, l'amour du soleil, roi du monde, la douleur de le voir mourir, l'espoir de le voir renaître demain dans Horus, la lutte éternelle, et chaque jour renouvelée, d'Osiris contre Typhon : nous avons eu tout cela sous les yeux. Enfin la nuit a triomphé, mais la lutte avait été longue. L'or en s'éteignant s'est changé en feu, puis en rouge, puis en pourpre sombre. Le cercle flamboyant s'est rétréci. Trois quarts d'heure après, ce n'était plus qu'un disque étroit de tous les côtés pressé par les ténèbres, et comme un souvenir lointain du jour. La nuit, la vraie nuit, a fini par atteindre l'occident lui-même. En levant les yeux, je me suis aperçu que Vénus n'était plus seule. Toutes les constellations étaient allumées.
Il y avait de longues lignes minces et sombres, des îlots pas tout à fait submergés, qui se dessinaient en noir profond sur le champ des eaux ardentes ; une ou deux barques sans voile, car l'air était mort, battaient au loin le Nil de leurs lourds avirons. Des pélicans rasaient le fleuve d'un vol lent. Une seule lumière à fleur d'eau dans cet immense horizon, vert comme un bras de mer.
Lever de la lune à sept heures et demie, déjà diminuée, rouge et plus orangée, puis comme un demi-globe d'or. Nuit très humide. Couché à neuf heures."



extrait de Eugène Fromentin peintre et écrivain, 1881, par Louis Gonse (1846-1921) et Eugène Fromentin (1820-1876).

dimanche 3 novembre 2019

Arthur de Gobineau : le regard d'un ethnographe sur Khan al-Khalili

photo datée de 1900 (environ) - auteur non mentionné
 "Dès le matin donc, on monte sur un âne ; tout le monde, dis-je, et les gens les plus graves, et les cavaliers les plus éprouvés se servent souvent de ces quadrupèdes. On va au bazar, au Khan Khalyl. Sous ces voûtes fraîches, élevées, aérées, dont les arceaux de pierre sont formés d'assises alternatives de deux couleurs, comme tant d'églises d'Italie, on respire mieux que dans les rues. Bien qu'il y passe beaucoup de gens et que les chalands s'y pressent, il y a moins de foule. On choisit une boutique et on s'y installe. Le marchand, blanc ou noir, turc, arabe ou africain, vous accueille avec la courtoisie qui rend ces peuples si aimables et si nobles et recouvre chez eux d'un attrait rare tant de défauts qu'ils ne sont pas d'ailleurs les seuls à posséder. On s'asseoit sur le bord de la boutique : une pipe vous est offerte, et le cafetier du bazar apporte en courant une tasse de cette boisson chaude, mousseuse, d'un arôme exquis, qu'on nomme du café dans ces pays heureux, et qui ne ressemble guère à la distillation violente que nous savons extraire du même fruit.
Tandis qu'on passe en revue les belles étoffes
rayées, ou bariolées, ou fleuries de toutes couleurs, tissées de soie, de coton et de laine, enrichies d'or et d'argent, les bonnets, les chemises, les manteaux brodés ; que dans les doigts s'enroulent et se déroulent les colliers de coraux, de cornalines, d'agates, de perles, de pierres précieuses de toute espèce ; que l'on vous présente des vases de toute fabrique et des armes de toute sorte, le regard s'enchante aux personnages bigarrés qui circulent devant vous. Mais c'est surtout la conversation de quelques-uns de ces marchands qui permet aux heures de couler sans qu'on s'aperçoive du temps qu'elles mesurent.
Je viens de parler de la politesse des gens de négoce ; elle est grande, et, si elle est pleine de modestie, elle l'est aussi de grâces. Elle n'a rien de commun soit avec la faconde prétentieuse, soit avec la hauteur glacée des personnes de la même classe dans d'autres pays. Elle sent son homme de bonne compagnie ; c'est du laisser-aller sans familiarité et de la gaieté sans bouffonnerie. Ils racontent volontiers leurs voyages, ils s'expriment librement sur le monde dans lequel ils vivent. Avec beaucoup de respect pour leur religion, je les ai vus parler sans nulle déférence de leur gouvernement qui, en effet, prête le flanc aux critiques qu'ils lui adressaient. Ils s'exprimaient, en général, avec bon sens et mesure, et entremêlaient volontiers l'exposé de leurs idées d'anecdotes propres à les confirmer. En somme, il m'a semblé que la société de certains marchands arabes du Caire
était très digne d'être recherchée. Je crois qu'ils n'estiment pas beaucoup les Européens et qu'ils ne les aiment guère ; mais ils ont eu le bon goût de ne nous en rien témoigner, et nous ne les avons pas assez vus pour être entrés bien avant dans leur confidence."


extrait de Trois ans en Asie : de 1855 à 1858. Tome 1, par le comte Arthur de Gobineau (1816-1882), diplomate, journaliste, philosophe, romancier.
"On sent très bien que ce voyageur, servi par une parfaite connaissance des langues orientales, cherche à dépasser, d'un regard de savant et de philosophe, l'aspect extérieur des choses. N'oublions pas qu'il vient d'achever son Essai sur l'inégalité des races humaines (1855) et ne nous étonnons pas si les préoccupations ethnographiques et historiques retiennent principalement son attention." (Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Égypte, tome deuxième, 1956)

Henri Joseph Gisquet, "en extase devant les débris de la vieille Égypte"


photo de Lékégian (actif en Égypte et au Moyen-Orient de 1870 à 1890)

"Mais, quel était donc ce peuple, pour qui les architectes construisaient des portes de cinquante pieds, et taillaient d'immenses palais dans le sein d'une montagne ? Quels étaient ces princes, dont on montre les traits dans des blocs de pierre ou de marbre de soixante pieds de hauteur ? Sans doute ils appartenaient à la famille des Titans ! Sans doute ils régnaient sur des hommes d'une autre espèce que nous, et d'une stature énorme. On serait tenté de le croire, si des millions de momies n'étaient là pour attester que les hommes d'alors avaient la même taille et les mêmes traits que ceux dont la vallée du Nil est encore peuplée.
Plusieurs écrivains, en extase comme moi devant les débris de la vieille Égypte, ont fait cette remarque :
Nous voyons bien des temples et des palais admirables, nous voyons que les princes et les prêtres se bâtissaient des demeures dignes des dieux, mais nous ne trouvons aucune trace des maisons du peuple. Ils en conclurent que, sauf les classes privilégiées, les habitants étaient aussi misérables que de nos jours.
Je pense qu'ils se trompent. Une nation qui a porté si loin les sciences et les beaux-arts, qui a rendu ses voisines tributaires de son industrie : un peuple dont la plupart des individus se faisaient préparer une riche demeure funèbre, pouvait-il avoir une existence aussi malheureuse que celle du Fellah ?
Oh ! non, non. La résignation lâche et stupide, l'indigence, l'esclavage peuvent être le partage de l'ignorance et de l'abrutissement, mais une nation dont les lois, les mœurs, les dogmes religieux ont servi de modèle aux sages comme aux législateurs de la Grèce ; un peuple laborieux qui atteignit la perfection dans tous les genres de travaux, et qui se montra aussi profond dans les sciences les plus abstraites, devait jouir d'un bien-être dont malheureusement il n'a pas transmis le secret à sa postérité. 

Les ruines des habitations particulières ont disparu en Égypte comme à Carthage, à Syracuse, à Babylone, à Ninive, comme elles disparaissent partout après deux ou trois mille années dans une ville abandonnée et détruite. Les constructions monumentales ont seules, par la dureté des matériaux et leurs grandes dimensions, la force de lutter pendant une aussi longue période contre les outrages du temps et les ravages des hommes." 

extrait de L'Égypte, les turcs et les arabes. Tome 2, par Henri Joseph Gisquet (1792-1866), banquier, industriel, haut fonctionnaire et homme politique français

"Les effets magiques de la lumière égyptienne" (Louise Colet)

Auguste Louis Veillon (1834-1890), "Rives du Nil"
 "Cependant notre flottille remontait le Nil avec rapidité. L'inondation des terres continuait à rendre impossible la visite des temples et des nécropoles. J'étais si lasse, et l'aspect du grand fleuve devenait d'une majesté tellement sublime, que je me félicitais de l'obstacle qui nous forçait à contempler, immobiles, l'éclatant tableau déroulé autour de nous. Les monuments de l’art, même ceux de l’antique Égypte, qui semblent, par leur durée, participer des choses éternelles, ne causent jamais à l’âme l'émotion immense, et pour ainsi dire palpitante d'une grande scène de la nature. 
Le Nil s'était élargi comme un vaste lac sur l'étendue duquel saillissaient les îles flottantes où des buffles et des chameaux broutaient de hautes herbes ; tandis que des fellahs, huchés sur les cimes aiguës des palmiers, y cueillaient des grappes de dattes rousses. 
Du côté de la chaîne arabique, la posture des monts devenait de plus en plus magnifique ; les rocs gigantesques coupés à angle droit figuraient des bastions qu’on eût dit construits par des géants pour nous défendre l'entrée du grand désert qui, par delà ces formidables murailles, s'étend jusqu'à la mer Rouge. Du côté de la chaîne libyque, les monts sont plus éloignés et le désert plus voisin du rivage. La zone cultivée est plus vaste, Fayoum en marque le point le plus cultivé et le plus fertile.
J'entends dire autour de moi que ce merveilleux paysage a le défaut d’être monotone : toujours des montagnes dénudées ! toujours des palmiers montant dans l'azur ! toujours des bisons ou des brebis paissant alentour des pauvres tourbis d'où un minaret jaillit dans un ciel sans nuage ! Pas un horizon inattendu et varié ! Les navires marchent des heures entières et l’aspect des deux rives ne change pas.
Ceux qui parlent ainsi oublient les effets magiques de la lumière égyptienne. Lorsque le soleil qui décline darde ses premières pourpres sur la rive occidentale, on croirait qu'un sang jeune et rose s’infuse à travers l'immense étendue. Il jaillit comme un incendie au fond de l’éther bleu qu'il embrase, il colore de sa flamme jusqu’à la blafarde aridité du désert ; chaque caillou brille comme un rubis, chaque grain de sable devient une étincelle ; l’eau trouble du Nil se clarifie et semble bleue comme celle d’un lac de la Suisse.
Ce jour-là, en voyant le premier soleil couchant de la Haute-Égypte, je restai en extase et comme attendrie d'admiration et d'amour. La terre vivait et tressaillait à cette heure. Du brin d'herbe aux monts titaniques, tout participait à l'immense palpitation de son rayonnement. Oui, la terre vit ; elle a une âme qui, tour à tour, se communique aux nôtres et se les assimile sans les anéantir. Nous contribuons à sa fécondation, à sa beauté, à ses enfantements immortels ! Nous voyons dans ses clartés ardentes ou douces les âmes aimées disparues dont les rayons nous brûlent et nous caressent. Nous sommes appelés et attendus par elles dans le foyer attractif où gravitent les générations. Les âmes incessamment en découlent et y remontent.

Perdue dans mon rêve, la tête plongée pour ainsi dire dans l'embrasement fluide du couchant qui se condensait tout à coup à l'horizon en une large bande de pourpre, tandis que des plaques d'or miroitaient sur le fleuve et que dans l'espace oriental du ciel se levaient déjà les premières étoiles, je ne m'étais pas aperçue du mouvement qui se faisait à l'arrière du Gyzeh. Gastano dressait la table sous la tente en fredonnant un air de la Traviata."

extrait de Les pays lumineux : voyage en Orient, 1879, de Louise Colet (1810-1876), poétesse et écrivaine française qui, lors de l'inauguration du canal de Suez en 1869, est envoyée en Égypte par le journal progressiste “Le Siècle” pour suivre l'événement. Elle note ses observations et ses réflexions sur l'art, la religion, le mode de vie des Égyptiens dans un livre qui ne paraîtra qu'après sa mort, en 1879.

vendredi 1 novembre 2019

Le Nil, ce fleuve "majestueux et mystérieux", qui a créé l'Égypte (J.-D. de Bois-Robert)

"Sheik Abadeh On The Nile", par Edward Lear (1812-1888)

"Les ruines ont fui derrière nous : ma pensée se tourne vers le fleuve lui-même. Le Nil ! Avec le Gange et le Mississippi, le Nil est un de ces fleuves majestueux et mystérieux, qu'il semble tout naturel à l'homme de personnifier, comme les Grecs personnifiaient autrefois les grandes forces de la nature. À ce fleuve s'est toujours attachée une curiosité respectueuse. (...)
Ô magique attrait de l'inconnu ! Chercher la source du Nil, ce fut la pierre philosophale de la docte antiquité. Ce fut la quadrature du cercle des géographes d'alors, le cachet de folie pour les esprits froids et peu enthousiastes. Quœrere caput Nili, chercher la source du Nil, c'était là une locution vulgaire qui signifiait : Chercher l'impossible, vouloir prendre la lune avec les dents. 

Et que de fables sur ce pauvre Nil qui n'en pouvait mais, et qui continuait à rouler ses larges eaux si terribles et si fécondes, sans se préoccuper des billevesées de la science et de l'ignorance. (...)
N'allez pas, au reste, voyageur trop crédule et nourri des descriptions antiques, chercher sur les bords du Nil le mystérieux lotus, la plante qui faisait oublier la patrie absente aux compagnons d'Ulysse : ne demandez pas l'ibis sacré. Tout ce que j'ai pu apercevoir ici, en fait de couleur locale, consistait, pour la faune égyptienne, comme disent ces messieurs les naturalistes, en troupeaux de buffles au large museau, à moitié ensevelis dans la vase, en bandes de coqs de Pharaon et de petits faisans dorés voltigeant au-dessus des sycomores et des bananiers des palais.
Avant les temps de la création de l'homme, à ces époques mystérieuses dont le génie de Cuvier nous a révélé les animaux mystérieux, l'Égypte n'existait pas encore. C'est ce fleuve, à la source inconnue, qui s'échappe du milieu des montagnes inaccessibles de l'Afrique intérieure, qui l'a créée. (...)
Privée du bienfait des pluies, l'Égypte était donc condamnée à une effroyable stérilité : terre maudite, inhabitable, elle eût repoussé l'homme de son sein, si la Providence ne lui avait donné, en échange, ce fleuve aux miracles annuels, qui, avec la divine régularité qu'on admire dans le cours des astres, s'enfle et déborde en mai, juin et juillet dans ces régions équinoxiales où il cache sa source. Pendant trois mois, il couvre les campagnes, les pénètre de sa fraîcheur fécondante, et les recouvre d'un épais limon, gras et léger, qui est l'abondance, la prospérité, la vie. (...)
Là où le fleuve baigne une terre tant soit peu cultivée, là où un jardin reçoit quelques soins, ce sont des merveilles de végétation luxuriante dont on ne peut se faire une idée quand on ne les a pas vues. Ce sont des palmiers élégants, avec leurs panaches de dattes, des bananiers aux larges feuilles, des roseaux géants, des tamarix aux feuilles finement découpées, des colocazias, d'énormes touffes chevelues de riz et de cannes à sucre. (...)
Grâce au limon bienfaisant déposé par le fleuve, le sable se féconde pour ainsi dire à vue d'œil. On peut, en certains endroits, à la limite de crue, poser un pied sur un sol fertile, tandis que l'autre foule un sable aride et stérile."


extrait de Nil et Danube, souvenirs d'un touriste. Égypte, Turquie, Crimée, Provinces-Danubiennes, 1855, par M. J.-D. de Bois-Robert (aucune information disponible sur ce voyageur-auteur)

"La gloire des constructions les plus renommées s'efface devant les prodiges de l'architecture égyptienne" (Sonnini de Manoncourt)

Louxor, par Zangaki, circa 1880

"Nous partîmes de Kous le 17 juillet, accompagnés de quatre Arabes. Nous suivîmes le Nil, à cheval, du côté de l'Orient. Nous nous arrêtâmes au milieu du jour, dans un village, dont le nom, Nouzariè, indique qu'il est peuplé de Coptes ou de chrétiens d'Égypte. Nous arrivâmes bientôt à Karnak, misérable village dont les chaumières serviraient à rechausser l'éclat des superbes ruines qui les entourent, s'il y avait dans le monde rien de comparable aux restes de Thèbes, ville célèbre de l'antiquité qui fut chantée par Homère. 
Une lieue plus loin est Luxor, autre village, bâti à l'extrémité méridionale de l'emplacement que cette ville fameuse occupait de ce côté du fleuve. Il aurait fallu plus de temps que je n'en ai eu et plus de sûreté qu'il n'en régnait sur ce sol couvert de ruines et de brigandages, pour examiner en détail des débris que l'immortalité a arrachés aux chocs des siècles et aux fureurs de la barbarie. Il ne serait pas moins difficile de peindre les sensations que produisirent en moi la vue d'objets aussi grands aussi majestueux. Ce n'était pas une simple admiration, mais une extase qui suspendait l'usage de toutes mes facultés. Je demeurai longtemps immobile de ravissement, et je me sentis plus d'une fois prêt à me prosterner, en signe de respect, devant des monuments dont l'élévation paraissait au-dessus du génie et des forces de l'homme. 
Des obélisques, des statues colossales, d'autres gigantesques, des avenues formées par des sphinx, et que l'on suit encore quoique la plupart des statues soient mutilées ou cachées sous les sables ; des portiques d'une élévation prodigieuse, parmi lesquels il en existe un de cent soixante-dix pieds de hauteur, sur deux cents de large ; des colonnades immenses, dont les colonnes ont plus de vingt pieds, et quelques-unes jusqu'à trente-un pieds de circonférence ; des couleurs étonnantes encore par leur éclat ; le granit et le marbre prodigués dans les constructions ; des pierres monstrueuses par leurs dimensions soutenues par des chapiteaux et formant la couverture de ces magnifiques bâtiments ; enfin des milliers de colonnes renversées occupent un terrain d'une vaste étendue. 
Que les édifices si vantés de la Grèce et de Rome viennent s'abaisser devant les temples et les palais de la Thèbes d'Égypte. Ses ruines orgueilleuses sont encore plus imposantes que leurs ornements fastueux, et ses débris gigantesques sont plus augustes que leur parfaite conservation. La gloire des constructions les plus renommées s'efface devant les prodiges de l'architecture égyptienne et, pour les peindre dignement, il faudrait le génie de ceux qui les ont conçus et exécutés, ou la plume éloquente de Bossuet."


extrait de Voyage dans la haute et basse Égypte : fait par ordre de l'ancien gouvernement et contenant des observations de tous genres, par Charles-Nicolas-Sigisbert Sonnini de Manoncourt (1751-1812), naturaliste français, secrétaire de Buffon. Pour assouvir sa passion des voyages, il entra dans la carrière des armes, au service de la marine.