jeudi 28 novembre 2019

"Le Delta, formé par les alluvions, fut un présent du Nil. Telle est l’opinion que le père de l’histoire trouva établie parmi les Égyptiens" (Joseph-François Michaud)

carte de l'Égypte, datée de 1805

"Les premiers jours qu’on voyage sur le Nil, on est enchanté du spectacle ; mais la physionomie du pays est toujours la même : ce sont toujours des villages bâtis de terre avec leurs palmiers et leurs minarets, des canaux avec leurs digues, de vastes campagnes couvertes de moissons, une multitude de fellahs toujours misérables. Le cours du Nil nous offre aussi un aspect qui ne varie point ; souvent, après avoir fait quelques lieues, nous croyons encore nous trouver au même endroit. On ne change pas plus d’horizon que lorsqu’on navigue en pleine mer, et qu’on n’aperçoit que le ciel et les flots. Dans deux mois, le Nil commencera à croître, puis il sortira de son lit, ses eaux couvriront les plaines ; les villages, les bourgs paraîtront comme de petites îles, et le Delta sera comme un archipel. Après cela le fleuve reprendra son cours ; on cultivera de nouveau les terres ; on leur confiera les germes de la fécondité, et la campagne se couvrira d’autres moissons. Voilà toutes les variétés du pays où nous sommes, voilà tout ce qu’on voit en Égypte depuis le temps de la création. (...)
Vous devez bien penser que nous n’oublions pas Hérodote, et que le père de l’histoire ne nous a point quittés dans nos courses ; son livre intitulé Euterpe est moins un récit historique qu’une relation de voyage. C’est au vieil Hérodote que nous faisons toutes nos questions sur les merveilles de l’ancienne Égypte ; il nous impatiente quelquefois par ses réticences, par ses scrupules ; il y a une foule de choses qu’il sait très bien, qu’il a vues de ses propres yeux, et qu’il n’ose pas nous dire ; il se fait surtout un scrupule de parler de la religion des Égyptiens, et par respect pour les dieux, il nous cache la vérité ; mais s’il y a des lacunes dans ses récits, je suis du moins plein de confiance pour ce qu’il nous rapporte, et j’aime mieux, à tout prendre, un historien qui en sait plus qu’il n’en dit, que tant d’autres qui en disent plus qu’ils n’en savent. 
J’ai interrogé le bon Hérodote sur la formation du Delta, dont nous côtoyons maintenant les rivages ; cette riche province, nous dit-il, n’était qu’un vaste marécage au temps du roi Menés ; l’Égypte n’allait pas plus loin que le lac Méris ; le Delta, formé par les alluvions, fut un présent du Nil. Telle est l’opinion que le père de l’histoire trouva établie parmi les Égyptiens ; cette opinion adoptée par les savants modernes, nous explique la construction successive de Thèbes, de Memphis, de Saïs, d’Alexandrie ; à mesure que le pays s’agrandissait vers la mer, la capitale changeait de place ; le peuple égyptien avec ses rois, ses palais et ses temples, semblait descendre le Nil pour prendre possession des provinces que le fleuve avait créées dans son cours : on ne peut donner une plus grande idée des bienfaits du Nil." 


Extrait de Lettre sur l’Égypte, in Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3, par Joseph-François Michaud (1767-1839), historien et pamphlétaire français, auteur d’une Histoire des Croisades

lundi 25 novembre 2019

Une visite aux bazars cairotes, par Blanche Lee Childe

gravure datée de 1869, extraite de The Graphic, un journal hebdomadaire illustré britannique

"Nous rentrons dans les bazars, à travers les rues les plus pittoresques. C'est ici que je commence à comprendre le Caire, et cette impression première sera ineffaçable.
Chaque coin de rue est un tableau qui laisse bien loin ceux que j'admirais tant à Alexandrie. Les maisons sont hautes, et souvent les étages supérieurs, projetés en avant, se touchent presque au-dessus de nos têtes. Ce grand quartier marchand, - fourmillant d'allées étroites, de couloirs sombres, - est traversé par le Mousky, où nous passions tantôt, puis transversalement par une large rue tortueuse qui serpente d'une porte de la ville à l'autre. Dans cette rue se succèdent des boutiques, d'admirables mosquées, de vieux palais en ruines, des fontaines, des échoppes, puis un minaret et de longs murs qui tombent.
Aujourd'hui nous parcourons rapidement les différents bazars. Ici, ce sont les étalages de cuivre, casseroles, cafetières, reluisant au soleil, rouges, jaunes, éclatantes, constamment fourbies par de majestueux vieillards aux robes flottantes. Un peu plus loin, le bazar des pantoufles où, de chaque côté, - plus jaunes et plus rouges encore, - les maroquins étincelants piquent de taches ardentes le sombre passage.
Tournant le coin où des brodeurs, courbés sur une pièce de vêtement, tirent rapidement l'aiguille à travers la soutache d'or, nous sommes dans la cour légendaire d'AbdulIah, le marchand de tapis.
Je reconnais, pour l'avoir vu vingt fois reproduit, ce merveilleux coin de couleur, si cher aux peintres qui sont venus au Caire. Que dis-je, reproduit ? Aucun pinceau peut-il rendre cette cour à demi couverte de nattes, de pièces d'étoffes accrochées sur des poutres démantelées, laissant filtrer un rayon poudreux, - mais qui darde tout juste sur les tapis que nous montre le vieux patron ? Tout autour, des piles, des montagnes de ces tapis de tous pays : - les fins veloutés de Perse, les rayés de Tunis ou du Kourdistan, les petits carrés de prière de Smyrne ou de Bokhara. Puis des ballots de bissacs de chameaux, se déroulant en taches d'un rouge flamboyant, d'un bleu amorti ; - et cette lumière chaude, riche, frappant d'en haut, ici tamisée par un treillage, plus loin ardente, vive, va éclairer violemment une longue bande bigarrée, déployée par un nègre au turban blanc et un Arabe en robe vert pistache.
Le vieil Abdullah, grave et d'apparence austère, mais l’œil allumé par la visite de nouvelles pratiques, nous fait fuir avec ses prix exorbitants.
Nous continuons dans la ruelle couverte, entre les échoppes des marchands de Constantinople. Ici, les gilets de velours brodés alternent avec les coussins et les brimborions de clinquant, d'un goût douteux.
Passons vite et arrivons au bazar persan, galerie plus spacieuse que les autres. - Le vieux Mirza, dont le magasin est le mieux orné, nous arrête au passage. Notre aimable guide nous présente, et il me semble faire la connaissance de quelque grand vizir. Il nous fait asseoir, nous offre du thé persan, exquis, fort sucré et parfumé, dans des tasses de cristal. Lui-même est un beau spécimen de sa race. - Dans ce riche cadre de tentures, d'armes aux formes bizarres, de porcelaines, de pierreries étincelantes, d'objets d'or et d'argent, vêtu d'une robe de soie vert tendre, les cheveux et la barbe teints de henné d'un bel acajou, les yeux peints d'antimoine, il est encore splendide et ne paraît pas son âge.
Je succombe à sa séduction et lui achète des turquoises. Il me jure sur son père, sur sa barbe, sur beaucoup d'autres choses encore, qu'elles ne changeront pas de couleur, et je les prends pour consulter de plus experts que moi - et de plus sincères que lui."
 

extrait de Un hiver au Caire : journal de voyage en Égypte, par Blanche Lee Childe (-)

samedi 23 novembre 2019

L'art de voyager en Égypte, selon Gabriel Charmes

par Léon Belly (1827-1877)
 "Il est presque honteux d'avoir passé tout un hiver au Caire sans être allé dans la Haute-Égypte. La plupart des voyageurs ne viennent même au Caire que pour s'embarquer sur le Nil et gagner pour le moins la première cataracte. Peu d'excursions sont, paraît-il, plus belles ; peu de voyages offrent une plus grande variété de spectacles naturels et de souvenirs historiques. 
Mais, pour se rendre dans la Haute-Égypte, il faut choisir entre deux procédés qui ont chacun leurs inconvénients : le plus simple est de s'embarquer sur de grands bateaux à vapeur qui partent toutes les semaines du Caire et qui font en vingt et un jours le voyage de la première cataracte, aller et retour. J'avoue qu'il ne m'a pas tenté un instant. Être empilé sur un bateau avec une centaine d'Anglais et d'Anglaises, descendre tous ensemble aux mêmes stations, admirer pendant un nombre de minutes déterminé les mêmes monuments, se sentir toujours serré, pressé par la foule, n'avoir jamais la liberté de ses mouvements et de ses impressions, quoi de plus odieux dans un pays qui semble fait pour la contemplation solitaire, pour les méditations tranquilles et prolongées.
Le second procédé est charmant en lui-même : il consiste à fréter une dahabieh, sorte de barque d'une forme élégante, peinte des plus vives couleurs, ornée d'une de ces grandes voiles qui donnent aux canges des pêcheurs l'aspect d'oiseaux de mer voguant sur l'eau. On fait un marché avec un drogman qui se charge de vous nourrir, de vous conduire, de vous fournir des ânes partout où vous tenez à vous arrêter, de vous montrer en détail et suivant vos convenances toutes les curiosités de la route. Une dizaine de bateliers arabes, au teint cuivré, psalmodiant toujours leurs mélancoliques refrains, forment l'équipage de la dahabieh. Cette manière de remonter le Nil est délicieuse ; c'est la seule qui puisse convenir à une imagination tant soit peu poétique ; mais, comme on ne va qu'à la voile, à la corde ou à la perche, le voyage est long : il dure un mois et demi, parfois deux mois. Or, on passe avec bonheur deux mois sur le Nil, mais à la double condition de n'être pas tout à fait seul et d'avoir des compagnons de route avec lesquels on soit en parfaite conformité d'humeur, d'idées et de sentiments. Rien de plus dangereux que de s'embarquer avec des personnes dont on n'est pas absolument sûr. Dans cette immense solitude de l'Égypte, la vie monotone de la dahabieh met immédiatement aux prises les caractères opposés.
Que d'imprudents j'ai vus partir, amis intimes en apparence, qui sont revenus presque ennemis mortels. Je n'ai point osé m'exposer à une aventure de ce genre, et, ne trouvant pas le moyen de remplir complétement les deux conditions d'un agréable voyage dans la Haute-Égypte, je me suis contenté d'aller jusqu'à Syout."


extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français

vendredi 22 novembre 2019

"La campagne d’Égypte a une attirance à laquelle on ne résiste guère" (René La Bruyère)

paysage égyptien, par Friedrich Wilhelm Kuhnert (1865 - 1926)

"Les touristes qui visitent Le Caire et ses magnifiques mosquées, qui vont, au clair de lune, admirer les tombeaux des kalifes, puis, parcourant la Haute-Égypte, voient défiler sous leurs yeux les prodigieuses pyramides, les ruines, les hypogées gigantesques attestant l’ancienneté et la grandeur de la civilisation égyptienne, s’imaginent qu’ils ont pénétré le mystère de cette civilisation, parce qu’ils ont appris la succession des dynasties dont les représentants momifiés étalent la magnificence dans leurs suaires éclatants. Cependant, ce n’est pas dans ces souvenirs, quelque troublants qu’ils soient, qu’il faut découvrir le sens de l’histoire égyptienne. Le trésor des Pharaons que, depuis des millénaires, les fellahs se transmettent de générations en générations, n’allez point le chercher dans l’or des fouilles ni sous les hiéroglyphes compliqués des pierres tombales ; il est là, sous vos yeux, toujours aussi précieux qu’il y a quarante siècles, lorsque Khéops faisait construire sa majestueuse nécropole de Gizeh. 
Regardez la terre d’Égypte ; voyez "l’onde grasse" du Nil qui s’épanche à travers les sols limoneux sillonnés de canaux et de drains. Contemplez cette population laborieuse, penchée sous un soleil ardent et dont la densité vous étonne, vous comprendrez alors pourquoi l’Égypte fut le premier asile que les hommes se sont plu à habiter. Vous vous expliquerez les raisons pour lesquelles les grands conquérants se sont disputé ses rives. Vous ne vous étonnerez plus que le cortège des Pharaons, des Ptolémées, des Césars, des Mamelouks, des Napoléons, se soit succédé à travers les siècles sous les murs de Memphis, de Thèbes, d’Alexandrie ou du Caire. Aujourd’hui, l'axe de la politique britannique repose encore sur la possession de l’Égypte, et il semble enfin que, lorsque les capitaines illustres et les hommes d’État ont besoin de se tailler un piédestal digne de leur renommée, ce soit encore au pied du Sphinx qu’ils aillent le chercher. 
On serait tenté de croire que l’Égypte est un pays de végétation luxuriante. L’imagination, hantée par la légende de Cléopâtre et de Marc-Antoine, se représente leurs amours dans un cadre égayé par des jardins et des îles parfumées à travers lesquelles les bras du fleuve s’écoulent majestueusement. Nulle image ne saurait être plus fausse. L’Égypte est une plaine d’alluvions dénudée, plate et monotone, enserrée entre les sables du désert. La boue gluante du Nil lui donne une sorte d’aspect marécageux. Peu ou point de fleurs : comme les moindres surfaces arrosées sont soumises aux cultures, on n’y voit pas de ces coins verdoyants et diaprés qui font le charme de nos provinces.
Les arbres meurent sous les souffles brûlants du kamsin. La campagne d’Égypte n’en a pas moins une attirance à laquelle on ne résiste guère. Ce sont, d’abord, les vestiges d’un passé prestigieux que l’on heurte à chaque instant sous ses pas ; puis, cette admirable lumière que l’on ne rencontre nulle part aussi pure, et qui prête aux sables du désert des tonalités merveilleuses. Dans la limpidité de l’atmosphère, les lignes se précisent avec une netteté hiératique, les horizons se prolongent indéfiniment et les moindres profils se découpent dans le ciel bleu avec harmonie. Les voiles pointues des dahabiehs dont les longues antennes surgissent au milieu des palmiers semblent d’immenses lotus blancs descendant au fil de l’eau."


extrait de "Le Trésor des Pharaons", in Revue des Deux Mondes, 6e période, tome 56, 1920, par Pierre François René Julien-Labruyère, dit René La Bruyère (1875-1951), romancier, historien de marine et voyageur français

mercredi 20 novembre 2019

Philae, "cette perle de la vallée" (Maxime Legrand)

photo de Félix Bonfils

"Mais qu'est-ce qui prête à l'île de Philae le charme pénétrant que personne ne lui refuse ? Sont-ce les édifices splendides qu'elle porte ? Est-ce la guirlande de fraîche verdure qui pare les berges, et qui inspirait à un grand artiste en jardins, le prince de Pückler-Muskau, le désir de la métamorphoser en parc ? Est-ce l'eau brillante, douce, toujours fraîche du fleuve qui la sépare du désert et la baigne tout à l'entour ? Est-ce la profusion de blocs graniteux et de roches déchiquetées qui l'enveloppe à demi vers le nord, comme une couronne d'épines, ou la fertilité du sol qui réjouit le regard quand on jette les yeux vers le sud ? Est-ce enfin le bleu profond du ciel dans ces parages absolument sans pluie, ce bleu dont aucun nuage noir ne trouble la pureté, ni en hiver ni en été ? On peut trouver aussi beau, peut-être même plus beau que tout cela dans d'autres localités de l'Égypte, mais on ne peut nommer, dans le reste du monde, un endroit où tous les charmes de la nature la plus pittoresque soient, comme ici, réunis tous à la fois et bien indissolublement à des tableaux d'un fini et d'une utilité parfaite, sanctifiés, pour ainsi dire par les souvenirs historiques qui flottent à l'entour. C'est avec un tact exquis que les prêtres des temps pharaoniques avaient consacré à une divinité féminine, à Isis, cette perle de la vallée.
L'île a la forme d'une sandale. La berge est consolidée contre les effets des hautes eaux par une muraille solide et presque partout bien conservée. Un bras étroit du Nil sépare Bigèh de la rive occidentale de Philae. C'est une île rocheuse ; les anciens Égyptiens l'appelaient Senem, et plusieurs inscriptions nous apprennent qu'on s'y rendait autrefois en pèlerinage. Sur un tableau, on voit la momie d'Osiris, transportée à travers le Nil par un crocodile. Ce tableau avait trait sans doute à quelque légende ancienne, dont la trace paraît se retrouver dans un conte des Mille et une Nuits. Il n'y a pas en Égypte et en Nubie un homme du commun qui sache ce que c'est que l'île de Philae ; tout le monde l'appelle Anas el-Ougoud, et Anas el-Ougoud était l'amant de la belle Zah el-Ouard, la Rose en fleur. L'histoire de ce couple, de sa séparation, de sa réunion finale, telle qu'elle est dans la bouche de Schéhérazade, est certainement née sur les bords du Nil ; les conteurs disent aujourd'hui, en commençant à la réciter : "Je m'en vais te construire un château au milieu du fleuve de Kenous", de la Nubie septentrionale. Le château en question est le temple d'Isis. On raconte, dans l'histoire d'Anas el-Ougoud, que le jeune héros monta sur le dos d'un crocodile pour arriver jusqu'à sa bien-aimée, qui était retenue prisonnière dans un château placé dans une île. Ce récit ne serait-il pas issu de la légende d'Isis et d'Osiris, qui s'aimèrent tendrement et furent séparés l'un de l'autre, et de la tradition du dieu qui gagna la retraite d'Isis avec l'aide d'un crocodile ?"


extrait de La Vallée du Nil, époque contemporaine, 1892, par Maxime Legrand (aucune information fiable sur cet auteur. S'agit-il de l'avocat et historien étampois homonyme (1854-1924) ? Même si les dates peuvent autoriser le rapprochement, le point d'interrogation s'impose.)

"Rien n’égale dans le monde entier la majesté des ruines de Thèbes" (Adolphe Lèbre)

Photoglob, vers 1900
 "Les rares voyageurs qui, avant l’expédition d’Égypte, avaient visité les bords du Nil s’étaient arrêtés la plupart au Caire. Volney n’alla pas plus loin. Bien peu s’aventurèrent au-delà, et si l’on excepte Pococke et Norden, personne n’avait donné de description un peu exacte des ruines qui couvrent l’Égypte supérieure. Cependant, depuis les pyramides jusqu’à l’île de Philae, au-dessus de la première cataracte, on trouve, sur les bords solitaires du fleuve, une longue suite d’anciens monuments, et nulle part on ne rencontre, dans un espace aussi étroit, réunies tant de ruines majestueuses. La commission qui fut jointe à l’armée d’Égypte les dessina et les décrivit avec un grand détail et le soin le plus attentif. 
C’est à Denderah que l’on voit le premier temple égyptien, quand on monte du Caire. Il est d’une si imposante grandeur, qu’à sa vue les soldats français présentèrent les armes, par un mouvement spontané d’admiration. Mais rien n’égale dans le monde entier la majesté des ruines de Thèbes. Cette résidence des plus illustres Pharaons occupait une plaine circulaire que des rochers brûlants enferment de tous côtés. On voit maintenant, sur les deux rives du Nil, au lieu de l’immense cité, quelques pauvres villages, quelques champs, des sables, des bosquets d’acacias et de palmiers, et tout un peuple de colosses debout encore ou couchés à terre, des obélisques, des portes gigantesques, des pans de murs, des colonnades, des allées de sphinx, des temples et des palais, témoins silencieux des magnificences passées. Ce spectacle, qui dit si éloquemment combien puissante et vaine est l’œuvre de l’homme, produit l’impression la plus solennelle. Tous les voyageurs, quelque différents qu’ils soient du reste, sont unanimes dans leur admiration, et les plus froids ont trouvé quelque enthousiasme en parlant de ces ruines augustes.
Le style simple et grave de l’architecture égyptienne, l’air de mystère qui la distingue, augmentent encore l’étonnement. Les temples et les palais offrent la même disposition générale. Leur porte extérieure est flanquée de deux énormes massifs de pierre, qui s’élèvent comme des tours carrées. On a donné le nom de pylône à cette construction qui ne se trouve qu’en Égypte. Les pylônes, comme le reste de l’édifice, ont leurs murs en talus, et se terminent en terrasse. Au dehors ni colonnade, ni fenêtres. On dirait une masse compacte taillée comme d’un seul bloc de rocher, sans lourdeur néanmoins, d’un dessin régulier, d’un goût correct et d’une imposante sévérité. Après le pylône, on trouve une cour péristyle, puis un portique et une suite de salles obscures. Leurs plafonds de pierres sont soutenus par de puissantes colonnes, dont les chapiteaux, singulièrement variés, présentent les formes les plus diverses et quelquefois les plus élégantes. Ils s’épanouissent en fleurs de lotus, ils imitent les feuilles et les gracieux rameaux du palmier, ils sont sculptés en têtes d’Isis ou d’Athor, riches et ingénieuses compositions que l’on voit souvent, dans une même salle, se mêler en un heureux désordre. Des bas-reliefs relevés, dans le creux et peints de couleurs qui ont encore tout leur éclat, couvrent la surface des murs, les fûts des colonnes et les plafonds. Cette décoration a choqué d’abord notre goût, mais on s’accoutume bientôt à ces sculptures rangées sur des lignes parallèles, et de peu de relief. Il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’elles avaient un langage pour les Égyptiens ; ils en comprenaient le sens ; partout où ils arrêtaient leurs regards, ils voyaient représentées l’histoire des dieux et celle de leurs princes les plus illustres, et la pierre prenait ainsi comme une voix pour leur rappeler ce qu’ils avaient de plus sacré ou de plus glorieux."  

extrait de "Des Études égyptiennes en France", Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 31, 1842, par
Adolphe Lèbre (1814-1844), philosophe protestant, défenseur d'une métaphysique fortement imprégnée de christianisme

lundi 18 novembre 2019

"Les Pyramides élèvent notre pensée, comme les choses vraiment belles" (Charles de Carcy)

photo de Zangaki
 "Les Pyramides sont restées, depuis six mille ans, les témoins constants, - immuables, - de l'apparition et de l'anéantissement successifs de tant de générations éteintes, - de tant de dynasties, - de tant de misères et de grandeurs tombées dans l'oubli, sans laisser un souvenir des agitations de leur éphémère importance. Aussi ne fait-on pas le trajet jusqu'aux Pyramides sans être absorbé par des pensées philosophiques sur les milliers d'années d'existence de ces masses colossales, qui n'auront eu qu'un atome de durée entre l'infini du passé et l'infini de l'avenir.
(...)

Les Pyramides étaient des tombeaux hermétiquement clos après qu’on avait ménagé intérieurement la chambre de sépulture du roi. On ne pouvait parvenir à cette chambre que par une série de couloirs fermés, de puits bouchés en différents endroits, et disposés de manière à ce que les tombes fussent inabordables.
On semble avoir cherché à rendre aussi difficile que possible la recherche des chemins étroits qui seuls conduisaient à la salle sépulcrale. Chacune des Pyramides avait un temple extérieur qui s’élevait à quelques mètres en avant de la face orientale. Le roi défunt recevait un culte régulièrement organisé dans ce temple.
Les Pyramides, originairement terminées en pointe aiguë, étaient recouvertes d’un revêtement lisse qui cachait entièrement, sur une des faces, à une certaine hauteur, l’unique entrée du chemin secret des constructions intérieures.
Ce qui, pour certains rois, était ainsi pratiqué en grand dans les Pyramides, était imité, autant que possible, pour la disposition des autres sépultures importantes.
La grande préoccupation des Égyptiens était d’ensevelir les morts à l’abri de l’inondation du Nil. Dans la vaste plaine du Delta, couverte chaque année par les eaux, on plaçait les corps dans l’épaisseur des murs des villes et des temples.
Dans la moyenne et la haute Égypte, on utilisait, pour le même usage, les ramifications des chaînes libyque et arabique voisines des parties habitées, en creusant dans les roches calcaires de ces montagnes les excavations destinées à recevoir les morts. (...)
Plus nous regardons les Pyramides, plus nous les explorons, plus elles grandissent. Elles élèvent notre pensée, comme les choses vraiment belles qui, soit dans la nature, soit dans les œuvres architecturales et artistiques, ont le pouvoir d’exciter une admiration progressive au fur et à mesure qu’on les étudie.
C’est un effet magnétique que produit la compréhension du beau sur notre organisme, effet d’autant plus développé que le sentiment artistique est plus impressionnable.
Qui n’a pas reconnu cette vérité devant l'immensité de la mer, devant la masse imposante des hautes montagnes neigeuses, à l’aspect des chefs-d’œuvre des peintres célèbres, et en éprouvant des impressions plus poétiques à chaque nouvelle audition des suaves compositions de Mozart et de Beethoven ? Toutes ces sensations bienfaisantes et d’un ordre élevé sont le privilège du grand et du beau."


extrait de De Paris en Égypte : souvenirs de voyage, de Charles-Frédéric-Alexandre André de Carcy (1814-1889), aristocrate lorrain, ancien élève de Saint-Cyr et ancien chef d'escadron d'État-major. Suite à un séjour effectué en Égypte en 1873, il publia cet ouvrage pour "montrer combien est devenu facile un voyage en Égypte, autrefois si compliqué, souvent dangereux, et inabordable comme prix", tout en luttant "contre le peu d’entraînement à visiter les pays étrangers, reproché, avec raison, aux Français".