vendredi 13 décembre 2019

"Le 'Khan Khalil' est fantastique" (Eugène Fromentin)

"carpet seller - Cairo", by Charles Robertson (1844 - 1891)

"Le Caire.
J'entre avec joie dans cette ville sans pareille ; nous gagnons l'hôtel à pied. La lune est sur l'horizon, la nuit splendide. Le canal miroite, l'air est plus doux,
plus moite, plus savoureux qu'ailleurs. Les grands beaux arbres de l'avenue. Charpentes, arcs de triomphe, illuminations partout. (...)
Le Khan Khalil est fantastique. Khan des tapis. Toutes leurs étoffes dehors, disposées en chapelles. Richesses qu'on ne soupçonne pas ; c'est éblouissant. 
À minuit, le Caire est bruyant, vivant, remuant en plein jour, plus qu'à midi, heure où le commerce fait la sieste.
Tâcher de donner une idée de ces spectacles. Ces gens-là adorent la lumière. Immenses lustres de verres. Lanternes par milliers. Lampions avec veilleuses.
Ce système barbare est admirablement ingénieux, et le mieux fait pour briller, refléter, miroiter, multiplier les feux. Il est encombrant, mais pittoresque dans son désordre et éblouissant. 

Charpentes énormes. On est tout étonné de voir improviser de pareilles décorations, et jamais bourgeois, boutiquiers, petits ou gros commerçants d'Europe, ne voudraient se mettre en pareils frais. Fêtent-ils quelque chose ou quelqu'un ? ou se donnent-ils tout simplement à eux-mêmes le spectacle de choses qui les amusent et les égaient ? C'est plus probable. Drôle de peuple."  

extrait de Voyage en Égypte, 1869, par Eugène Fromentin (1820-1876), peintre et écrivain

"Ce qu'un temple égyptien offre de plus remarquable, c'est souvent ce qu'on n'y voit pas" (Auguste Mariette)

photo d'Antonio Beato (né vers 1825, mort en 1906)

"Pour goûter les monuments égyptiens dans ce qu'ils ont de vraiment bon, il faut une étude préalable et comme une sorte d'initiation. Quand Champollion n'avait pas encore retrouvé la clef si longtemps perdue des hiéroglyphes, on pouvait étudier un monument égyptien comme on étudie un monument grec et ne lui rien demander au-delà de ce que nous révèle sa forme extérieure. Mais les textes parfaitement lisibles qui sont aujourd'hui sous nos yeux, déplacent la question. L'art est rejeté au second plan, et ce que l'on demande à un monument égyptien, c'est avant tout ce qu'il signifie dans ses rapports avec l'histoire, avec la philosophie, avec la religion du pays. 
Sans doute le voyageur qui vient en Égypte pour rencontrer des impressions d'artiste ne perdra pas son temps : la transparence du ciel est infinie ; à certaines heures du jour, le paysage est d'une ravissante délicatesse de lignes et de tons ; les ruines des temples produisent d'incomparables effets comme aspect pittoresque et grandiose. Mais le visiteur qui se contente d'admirer les monuments à ce point de vue, ne profite qu'à demi de son voyage, ou plutôt il ne lui a pas fait rendre tout ce qu'il peut donner. 
Il y a, en effet, dans les monuments égyptiens, autre chose que la forme. Ce qu'un temple égyptien offre de plus remarquable, c'est souvent ce qu'on n'y voit pas. Il peut séduire plus ou moins par l'harmonie de ses lignes et la grandeur de ses proportions, mais on ne le connaîtra vraiment et on ne l'appréciera que si l'on réussit à saisir l'idée commune qui donne la vie à tout ce vaste ensemble. 
On ne peut donc pas étudier un monument égyptien comme on étudie un monument grec. Entre tous ses dons précieux, la Grèce a celui de s'ouvrir sans effort devant le voyageur et de se laisser saisir sans préparation. Au pied du Panthéon, en face de la Vénus de Milo, l'admiration s'impose, si peu doué qu'on soit. On peut aller en Grèce sans un livre. On emporte toujours avec soi, cachée dans quelque repli de l'âme, une source qui ne demande qu'à jaillir : devant ces chefs-d'œuvre que l'humanité n'a produits qu'une fois et que peut-être elle n'est plus capable de produire encore, l'émotion nait d'elle-même. Mais il n'en est pas tout-à-fait ainsi pour l'Égypte. La Grèce a trouvé le beau absolu ; comme tous les arts conventionnels, l'art égyptien n'est beau que relativement à lui-même. Mais en supposant même qu'il égale en perfection l'art grec, il y a toujours quelque chose de plus à demander aux monuments qu'il a produits. Pour jouir tout-à-fait d'un voyage dans la Haute-Égypte, il faut une préparation."

 
extrait de Voyage dans la Haute-Égypte : compris entre le Caire et la première Cataracte : explication de quatre-vingt-trois vues photographiées d'après les monuments antiques, 1878, par Auguste Mariette
(1821-1881), créateur du service des antiquités de l’Égypte et du musée de Boulaq

jeudi 12 décembre 2019

"Quand on a vu ces monuments, il est impossible de ne pas en conserver une idée grandiose" (le baron Taylor, à propos des pyramides de Gizeh)

photo de Zangaki

"C'est à la hauteur de Gizeh, au delà du Nil, que se trouvent les grandes pyramides qui font depuis tant de siècles l'admiration du monde. L'impression que produit leur aspect gigantesque est encore augmentée par la transition brusque où l'on passe en venant du Caire.
Après avoir traversé le Nil au vieux Caire près de l'île de Roudah, et marché pendant deux heures à travers des prairies verdoyantes et des jardins pleins de fraîcheur, tout à coup, à un quart de lieue des pyramides, la végétation cesse et les sables commencent avec le silence et l'isolement.
Quand on a vu ces monuments, il est impossible de ne pas en conserver une idée grandiose. Dix lieues avant d'y arriver on les découvre, et quand on en approche, ils semblent fuir devant le regard. Cependant le véritable sentiment de leurs proportions ne se manifeste que lorsqu'on est près de leur base. Alors seulement on peut juger de la grandeur de ces monuments. La rapidité de leurs pentes, le développement de leur surface, la mémoire des temps qu'elles rappellent, le calcul du travail qu'elles ont coûté, l'idée que le déplacement des énormes matériaux qui ont servi à leur construction a été l'ouvrage de l'homme, tout saisit à la fois d'étonnement et de respect, tout contribue à confondre les prétentions du monde moderne, qui n'a rien créé d'égal, pour l'élévation, la force et la durée, à ces merveilles du monde antique.



extrait de L'Égypte (1860), par Isidore Justin Séverin Taylor (baron) (1789 - 1879), dramaturge, précurseur du mouvement romantique, homme d'art et philanthrope français.

L'Égypte, sous la plume du poète Victor Hugo

par David Roberts (1839)

 "L'Égypte ! - Elle étalait, toute blonde d'épis,
Ses champs, bariolés comme un riche tapis,
Plaines que des plaines prolongent ;
L'eau vaste et froide au nord, au sud le sable ardent
Se dispute l'Égypte : elle rit cependant
Entre ces deux mers qui la rongent.

Trois monts bâtis par l'homme au loin perçaient les cieux
D'un triple angle de marbre, et dérobaient aux yeux
Leurs bases de cendre inondées ;
Et de leur faîte aigu jusqu'aux sables dorés,
Allaient s'élargissant leurs monstrueux degrés,
Faits pour des pas de six coudées.

Un sphinx de granit rose, un dieu de marbre vert,
Les gardaient, sans qu'il fût vent de flamme au désert
Qui leur fît baisser la paupière.
Des vaisseaux au flanc large entraient dans un grand port.
Une ville géante, assise sur le bord,
Baignait dans l'eau ses pieds de pierre.

On entendait mugir le semoun meurtrier,
Et sur les cailloux blancs les écailles crier
Sous le ventre des crocodiles.
Les obélisques gris s'élançaient d'un seul jet.
Comme une peau de tigre, au couchant s'allongeait
Le Nil jaune, tacheté d'îles.

L'astre-roi se couchait. Calme, à l'abri du vent,
La mer réfléchissait ce globe d'or vivant,
Ce monde, âme et flambeau du nôtre ;
Et dans le ciel rougeâtre et dans les flots vermeils,
Comme deux rois amis, on voyait deux soleils
Venir au-devant l'un de l'autre.

- Où faut-il s'arrêter ? dit la nuée encor.
- Cherche ! dit une voix dont trembla le Thabor."

Extrait du recueil Les orientales (1829), par Victor Hugo (1802-1885) poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique français

mardi 10 décembre 2019

"Il est difficile de rendre avec des mots la majesté d'un pareil spectacle" (Harry Alis, à propos d'Abou Simbel)


photo de Francis Frith (1822-1898)
"La lune, éclatante dans un ciel sans nuages, épand sur le fleuve ses douces clartés : les eaux du Nil, à peine ridées par le courant, semblent une coulée d'argent, fuyante entre les chaînes de montagnes. Renversés dans nos fauteuils, sur la plate-forme du bateau, nous attendons l'accostage, plus tardif que d'ordinaire : le Samneh qui allait d'un bord à l'autre, suivant les sinuosités du courant, pointe tout à coup directement sur la rive occidentale, comme s'il voulait se briser contre la falaise qui tombe presque à pic dans le fleuve. Nos regards surpris se fixent sur certaines lignes décoratives, tracées à vif sur le rocher et qui, peu à peu, dessinent des personnages colossaux. À mesure que nous approchons, ils semblent, sous la clarté vive de la lune qui les éclaire d'aplomb, acquérir un relief saisissant et comme une sorte de vie.
Nous avions certes entendu parler des temples d'Abou-Simbel - ou Ipsamboul - mais nous ne nous attendions pas à leur voir cette architecture si différente de celle des autres monuments, et nous étions aussi surpris par cette arrivée un peu brusque, face à face avec les colosses auxquels les rayons lunaires donnaient un si étrange aspect. Tandis que nous les regardions avec une sorte de stupeur, le bateau, continuant de longer doucement le rivage, les dépassait et bientôt surgissaient devant nous, incomparablement plus imposants, les quatre Ramsès assis de la façade du Grand Temple. Il est difficile de rendre avec des mots la majesté d'un pareil spectacle : devant ces géants plus vieux que notre ère, qui semblaient volontairement impassibles et silencieux dans la clarté respectueuse d'Isis, nous sentions un sentiment d'humilité envahir nos âmes...
Aussitôt les bateaux amarrés, des Nubiens, munis de torches, éclairent l'étroit sentier en rampe qui conduit aux temples, creusés tous les deux dans le roc de la montagne. Nous visitons d'abord le grand : la première salle, de vastes proportions, est ornée d'énormes colonnes contre lesquelles sont dressés, les unes en face des autres, de gigantesques statues formant cariatides. La dernière à droite a conservé un profil d'une pureté remarquable. Les murs de la salle sont ornés d'images gravées qui remémorent les hauts faits de Ramsès II. Après avoir traversé une seconde salle, on pénètre dans un réduit où se trouvent encore assis quatre personnages de pierre, quatre dieux un peu plus grands que la taille humaine. Ni le bavardage stupide du drogman, ni les exclamations parfois saugrenues des touristes ne parviennent à détruire l'impression que produisent ces quatre personnages immobiles au fond des ombres du temple...
Longtemps, tandis que les derniers passagers étaient rentrés à bord des bateaux, et que le silence absolu régnait sur le fleuve, je suis demeuré assis sur une pierre devant les quatre Titans de l'entrée. Par moments, j'étais obligé de remuer pour changer le cours de mes pensées et pour échapper à l'obsédante hallucination : je ne songeais plus seulement aux demi-dieux qui ont conçu de pareilles entreprises, aux milliers de misérables ouvriers qui les ont exécutées, sans laisser sur la terre aucun autre souvenir de leur existence, il me semblait que sous les blancs rayons de la lune, les colosses allaient se lever, étirer leurs membres raidis et, d'un geste nonchalant, broyer les infimes créatures qui viennent troubler leur sereine et solennelle immobilité..."


extrait de Promenade en Égypte, par Jules-Hippolyte Percher, alias Harry Alis (1857-1895), journaliste et écrivain français

lundi 9 décembre 2019

"Les ruines célèbres de Karnak, sous la magie de la pleine lune, dans la solennité de la nuit", par Albert Denis

Moonlight at Karnak, by Robert George Talbot Kelly
 "C'est maintenant la nuit qui va tomber brusquement. Le propylône ptolémaïque, devant lequel nous nous retrouvons, voit son profil flamboyer sous l’ardeur du couchant. Nous reprenons, en sens inverse, l’Avenue des Sphinx dont les regards posent, dans mon regard, leur énigme émouvante et millénaire. La brise du soir, qui s’élève du Nil, met un peu de fraîcheur sur mon front alourdi et fiévreux...
J'ai voulu revoir les ruines célèbres, sous la magie de la pleine lune, dans la solennité de la nuit. Monté sur la terrasse du temple de Thoutmôsis III qui permet de plonger le regard sur la cour divine, voici que les obélisques dont la cime "perce le ciel", et dont le revêtement d’électrum a disparu, apparaissent étincelants comme des colonnes d’argent pur.

La fête nocturne commence. Féerie de la lumière ! Les seize statues de Cyrus sourient mystérieusement, ou semblent plongées dans l’extase ineffable. Au fond de la cour, qui s’étend plus vaste que jamais, l’écroulement des pierres monumentales apparaît, pareil à une vision d’Apocalypse, dans un fantastique bouleversement. Les colonnes hautaines de la salle hypostyle s’élèvent plus formidables que jamais. Et là bas, dans un lointain de rêve, les parois des majestueux pylônes ferment la perspective, pareils à de prodigieuses murailles de platine massif. L'impression produite est inoubliable.
Nous descendons des hauteurs du sanctuaire du grand conquérant diospolitain, et nous entrons dans la salle hypostyle. Les jeux de la blanche lumière et des ombres précises donnent, à ce lieu unique, un étrange aspect. On dirait que les bas-reliefs géants s’animent... les dieux et les rois de pierre des colonnes et des parois apparaissent doués d’une vie irréelle... Suis-je en ce moment sur terre ; ou suis-je transporté dans une cité de rêve, dont mes yeux contemplent la troublante vision dont la splendeur accable ?

Il est bien appréciable, à la suite des impressions grandioses ressenties à Karnak, de faire succéder des sensations d’art plus douces, plus mesurées et plus intimes. L’exploration du temple gracieux de Deir-el-Medineh et de l’hypogée d’Amenothep III, suivie de celle de la Vallée mortuaire et mélancolique des Reines, que terminera la visite de la Vallée funéraire des Rois, suivie de celle du palais de Medinet-Habou, sur la rive gauche, va me fournir agréable transition."


extrait de Terre d'Égypte, 1922, par l'abbé Albert Denis qui, participant à "l'expédition militaire de Palestine-Syrie", profita de ses permissions pour visiter l'Égypte. "Ce fut pour lui à la fois une révélation et un éblouissement."

L'arrivée à Louqsor et premières impressions, par Albert Denis

tableau de David Roberts
 "Vingt-trois heures arrivent. Le convoi ralentit sa marche, puis s’arrête : c’est Louqsor. Me voici dans la patrie des dieux et des rois. Je savoure intérieurement cette minute mémorable. Puis, une voiture me conduit à Louqsor-Hôtel, où je reçois une hospitalité aux traditions internationales d'élégance discrète et raffinée.
Égale, sur ce point, à la Rome majestueuse, dont le ciel rayonnant met dans une chaude lumière, l'auguste splendeur des ruines ; pareille à la Grèce harmonieuse, dont la lumière violette baigne, en les spiritualisant, les restes des marbres dorés de l'Acropole : telle s'offre au regard de l'âme, sous l'éblouissement de son soleil, cette terre prestigieuse sur laquelle s'éleva la cité célèbre où palpita plus particulièrement l'âme de l'Égypte du Moyen-Empire.
Essayons d'évoquer et de faire revivre la cité thébaine, avant de faire l'exploration de ce qui subsiste encore d'elle : c'est-à-dire ses temples colossaux et ses émouvants hypogées.

Sur les deux rives du Nil, aux quais  et aux escaliers de granit et de brique, s'étendait la cité prodigieuse.
Le voyageur qui, pour la première fois, tel, par exemple, le trafiquant phénicien, venu des lointains de la Grande Mer sur sa barque en bois de cèdre, à la voile carrée et multicolore, remontait le cours du Nil et arrivait en vue de Thèbes, ne pouvait qu'être impressionné par le panorama immense de la cité."

extrait de Terre d'Égypte, 1922, par
l'abbé Albert Denis qui, participant à "l'expédition militaire de Palestine-Syrie", profita de ses permissions pour visiter l'Égypte. "Ce fut pour lui à la fois une révélation et un éblouissement."