mardi 24 décembre 2019

Recommandations aux visiteurs de l'Égypte, par Auguste Mariette

tombe de Sethi Ier (KV 17), par Jean-Pierre Dalbéra (Wikipédia)

"L'importance des monuments qui couvrent les rives du Nil n'a pas besoin d'être démontrée. Ils sont pour l'Égypte les témoins de sa grandeur passée et comme les parchemins de son antique noblesse. Ils représentent pour les étrangers les pages déchirées des archives de l'un des peuples les plus glorieux du monde. Mais plus les monuments de l'Égypte sont précieux, plus il faut tenir à les conserver. De leur conservation dépend en partie le progrès de ces belles études qui ont pour objet l'histoire de l'Égypte ancienne. Il faut aussi les conserver, non pas seulement pour nous qui en jouissons aujourd'hui, mais pour les égyptologues de l'avenir. Il faut que dans cinquante ans, dans cent ans, dans cinq cents ans, l'Égypte puisse encore montrer aux savants qui viendront la visiter, les monuments que nous décrivons ici. 
Ce que la science à peine née du déchiffrement des hiéroglyphes en a tiré, est immense. Que sera-ce quand plusieurs générations de savants se seront appliquées à l'étude de ces admirables ruines, de plus en plus fécondes à mesure qu'on les connaît mieux ? Aussi ne cesserons-nous de recommander aux visiteurs de la Haute-Égypte de s'abstenir de ces enfantillages qui consistent à écrire des noms sur des monuments. Qu'on visite l'intérieur du tombeau de Ti, à Saqqarah, et on verra que ce tombeau a plus souffert par la main des visiteurs depuis dix ans, que pendant les six mille ans de sa durée antérieure. L'admirable tombe de Séti Ier, à Babel-Molouk, est à peu près perdue, et c'est à peine si nous réussissons à obtenir que le mal ne devienne pas plus grand encore. 
Je ne sais si M. Ampère, qui visitait l'Égypte en l844, n'a pas dépassé la mesure dans ces lignes que j'extrais de son journal de voyage. Mais je ne les transcris pas moins pour montrer à quels jugements s'exposent ceux qui, innocemment peut-être, gravent leur nom sur les monuments : "La première chose qui frappe en approchant du monument (la Colonne de Pompée), ce sont des noms propres tracés en caractères gigantesques par des voyageurs qui sont venus graver insolemment la mémoire de leur obscurité sur la colonne des siècles. Rien de plus niais que cette manie renouvelée des Grecs qui flétrit les monuments quand elle ne les dégrade pas. Souvent il a fallu des heures de patience pour tracer sur le granit ces majuscules qui le déshonorent. Comment peut-on se donner tant de peine pour apprendre à l'univers qu'un homme parfaitement inconnu a visité un monument, et que cet homme inconnu l'a mutilé ?" Je recommande la lecture de ces lignes au jeune voyageur américain qui, en 1870, a visité les ruines de la Haute-Égypte, un pot de goudron à la main, et a laissé sur tous les temples les traces indélébiles de son passage."


extrait de Itinéraire de la Haute-Égypte : Comprenant une description des monuments antiques des rives du Nil entre le Caire et la première cataracte, 1872, par Auguste Mariette-Bey

Comment voyager en Égypte, selon Edmond Combes

 
par Eugène Fromentin (The National Gallery - London)
"J'allais bientôt voir le Nil !... Absorbé par cette pensée, je supportais vaillamment les privations de toute nature auxquelles je m'étais soumis, et qui auraient dû me paraître d'autant plus dures que j'en étais encore à mon début. L'eau du canal, d'ailleurs très bonne, mais jaunâtre et terreuse, me semblait du lait ; je ne connaissais pas de fruit préférable à la datte ; le pain arabe mal pétri, mal cuit, imprégné d'odeurs fortes et désagréables, à cause des matières employées à sa cuisson, ne m'inspirait pas le moindre dégoût. Je n'avais d'autre lit que les planches du bateau, et je voyais sans envie les couches moelleuses des passagers plus heureux, qui me regardaient peut-être avec dédain. J'étais fier de ma pauvreté comme ils l'étaient sans doute de leur richesse, et je comprenais instinctivement (qu'on me pardonne ce manque de modestie) que j'avais plus d'avenir, comme voyageur, que ces hommes qui ne consentent à quitter leur pays, qu'à la condition de pouvoir s'entourer, même en voyage, de toutes les commodités de la vie.
Avant mon départ d'Alexandrie, j'avais commencé, pour mon usage, un vocabulaire français et arabe, et je ne négligeais rien pour l'enrichir de mots nouveaux, dès que ma mémoire s'était approprié ceux qu'il renfermait déjà. Mon petit recueil grossissait sensiblement : j'avais appris la phrase sacramentelle, is mou é dé, comment s'appelle cela ? et chaque fois que je voulais connaître le nom arabe d'un objet, je mettais cet objet sous les yeux des matelots de la cange, en répétant ma phrase, et ceux-ci répondaient toujours à ma question avec un bienveillant empressement. La langue de Mahomet est d'une difficulté extrême, à cause surtout de sa prononciation. Les Arabes sont, pour les étrangers qui la parlent , d'une indulgence qu'on ne saurait trop admirer ; la phrase la plus incohérente, les constructions les plus irrégulières n'excitent jamais leur hilarité, n'amènent jamais sur leurs lèvres un sourire railleur."
 
extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, 1846, par (Jean Alexandre) Edmond Combes (1812-1848), explorateur français

dimanche 22 décembre 2019

"Les Pyramides commandent la vénération, encore plus que l'admiration" (Charles Lallemand)

photo extraite de l'ouvrage de Ch. Lallemand
 "L'Égypte est le "pays des Pyramides"; le Caire est la "ville des Pyramides".
Les Pyramides sont comme la signature historique et nationale de cette contrée d'où la lumière, la civilisation, les lettres et les arts ont pris leur essor, pour rayonner sur le monde entier, en passant par la Grèce. À ce tire, les Pyramides commandent la vénération, encore plus que l'admiration.
Expression colossale de ce qui a pu sortir des mains des hommes, elles sont là depuis cinquante ou soixante siècles, inrenversables ; et elles diront bien encore à cinquante ou soixante autres siècles que l'Égypte fut le berceau des civilisations du vieux monde, et que les populations riveraines du Nil ont pu édifier en ces temps reculés des constructions gigantesques, "merveilles du monde". Merveilles d'architecture surtout, si, sans s'attacher à la prodigieuse accumulation des matériaux, l'on considère, pour admirer sans réserves, la conception de l'intérieur de l'édifice, conception qui permet de ranger l'architecte de la pyramide de Chéops parmi les plus grands artistes de n'importe quel temps.
Les "savants d'à côté", comme il y en aura toujours, n’ont pas manqué d'attribuer aux Pyramides les destinations les plus variées : astronomique, météorologique ou climatérique. Il en est qui ont poussé la fantaisie jusqu à voir dans ces édifices le suprême refuge de la race humaine pour le cas de quelque nouveau déluge universel.
Les constatations scientifiques indiscutables qui ont eu raison de ces chimères, d'accord en cela avec les auteurs anciens, permettent d'affirmer une fois pour toutes, que les Pyramides sont des constructions tumulaires royales, remontant aux premières dynasties pharaoniques. Tumulaires, puisque les sarcophages y ont été retrouvés ; royales, parce que l'on connaît le nom des monarques qui y avaient été ensevelis et que, du reste, les tombes royales pouvaient, seules, être terminées en pointe. Hérodote, le père de l'histoire, qui a visité Les Pyramides quatre siècles et demi avant J.-C., alors qu’elles portaient encore des revêtements couverts d'inscriptions, nous a transmis les noms des rois qui les ont construites. Ces renseignements concordent avec ceux d'autres écrivains, comme Eratosthène et Diodore, et aussi avec les découvertes modernes, qui ont montré le nom de Chéops écrit dans l’une des chambres supérieures.

Il est donc avéré que les trois grandes Pyramides de Gizèh ont été construites par Chéops, Chephren et Mikérinus, dont les noms sont écrits Khoufou, Khafra et Menkéra, dans les inscriptions.
On connaît, entre le Delta et Fayoum, sur un parcours d'environ 75 kilomètres, plus de 80 Pyramides mais lorsqu'il est question des "Pyramides d'Égypte", on entend surtout parler des trois Pyramides de GizÈh, qui sont les plus grandes, les mieux conservées et les plus commodes à visiter, étant à peine à 12 kilomètres du Caire, auquel elles sont reliées par une fort belle route.
Vues de loin, de la citadelle du Caire ou des rivages du Nil, silhouettes dorées, empourprées, roses ou grises, selon l'heure du jour et l'éclat de la lumière, les Pyramides font aux paysages verdoyants de l'immense vallée un horizon dentelé, délicieusement original.
Et, sur la grande route qui mène en ligne droite du Nil à Gizèh, quand elles apparaissent encadrées par les branches des arbres ou reflétées dans quelque vaste mare laissée par l’inondation retirée, elles s’arrangent en des motifs gracieux et pittoresques.
De plus près, en bas de la côte, on éprouve quelque déception. Le défaut d'échelle ne permet pas une juste appréciation, et la masse rocheuse sur laquelle elles sont établies, leur fait, au point de vue du volume, une visible concurrence. Mais aussitôt que l’on parvient sur le plateau, on se sent empoigné et comme écrasé par leurs proportions colossales, par ces masses énormes, auprès desquelles les Bédouins groupés contre les assises inférieures apparaissent comme des fourmis au pied d'un gros chêne. On a alors le sentiment du volume prodigieux de ces édifices étonnants, de leur âge extraordinaire, et aussi de leur indestructibilité. On a devant les yeux des œuvres humaines qui dureront autant que les montagnes."

extrait de Le Caire, de Charles Lallemand (1826-1904), écrivain, peintre dessinateur et illustrateur

samedi 21 décembre 2019

Tentyra (Dendérah) "est incontestablement le plus admirable et le mieux conservé de tous les monuments égyptiens" (comte de Forbin)

temple de Dendérah, par David Roberts
"Le temple de Tentyra est situé à une demi-lieue du Nil , et à un mille environ d'une chaîne de rochers assez escarpés. Les vestiges d'une ville copte entièrement déserte l'entourent et couvrent sa plate-forme. Ces petites maisons, construites en briques de terre cuites au soleil, sont du même genre que les ruines de Medynet-Abou ; mais le temple est beaucoup mieux conservé que ceux de Thèbes. Les peintures qui ornent le plafond du péristyle sont encore brillantes : on y remarque ce fameux zodiaque, dont la publication apporterait, dit-on, de si grands changements dans la chronologie religieuse qui a été adoptée jusqu'à nos jours. 
Le temple de Tentyra est d'une beauté de proportions à la fois majestueuse et simple ; c'est incontestablement le plus admirable et le mieux conservé de tous les monuments égyptiens, dont il est le type et le modèle. Le soleil près de l'horizon dorait les colonnes de ce parvis, qu'il éclaire depuis tant de siècles, et les ténèbres s'emparaient déjà de ces voûtes immenses. Le silence de ce lieu, la brise du soir agitant les bruyères, tout ce paysage avait quelque chose de triste et d'enchanté. 
Nous retournâmes au bateau sans nous parler ; je laissais mon imagination errer dans le passé et rêver l'ancienne Tentyra, la crédulité de ses habitants, la jonglerie de ses prêtres, son opulence, ses fêtes et sa chute."


extrait de Voyage dans le Levant, par Louis Nicolas Philippe Auguste de Forbin (1777-1841), peintre, écrivain archéologue, successeur de Vivant Denon en 1816 comme directeur général du musée du Louvre.

vendredi 20 décembre 2019

"C'est la somptuosité des Égyptiens qu'il faut voir à Karnak" (Dominique Vivant Denon)

illustration extraite de la Description de l'Égypte

"Enfin nous arrivâmes à Karnak , village bâti dans une petite partie de l'emplacement d'un seul temple, qui, comme on l'a dit, a effectivement de tour une demi-heure de marche : Hérodote, qui ne l'avait pas vu, a donné une juste idée de sa grandeur et de sa magnificence ; Diodore et Strabon qui n'en virent que les ruines, semblent avoir donné la description de son état actuel ; tous les voyageurs, qui tout naturellement ont dû paraître les copier, ont pris l'étendue des masses pour la mesure de la beauté, et, se laissant plutôt surprendre que charmer, en voyant la plus grande de toutes les ruines, n'ont pas osé leur préférer le temple d'Apollinopolis à Etfu, celui de Tintyra, et le seul portique d'Esnê ; il faut peut-être renvoyer les temples de Karnak et de Luxor au temps de Sésostris, où la fortune venait d'enfanter les arts en Égypte, et peut-être les montrait au monde pour la première fois.
L'orgueil d'élever des colosses fut la première pensée de l'opulence : on ne savait point encore que la perfection dans les arts donne à leurs productions une grandeur indépendante de la proportion ; que la petite rotonde de Vicence est un plus bel édifice que S-Pierre de Rome ; que l'École de chirurgie de Paris est aussi grandiose que le Panthéon de la même ville ; qu'un camée peut être préférable à une statue colossale. C'est donc la somptuosité des Égyptiens qu'il faut voir à Karnak, où sont entassées non seulement des carrières, mais des montagnes façonnées avec des proportions massives, une exécution molle dans le trait, et grossière dans l'appareil, des bas-reliefs barbares, des hiéroglyphes sans goût et sans couleurs dans la manière dont la sculpture en est fouillée. Il n'y a de sublime pour la dimension et la perfection du travail que les obélisques, et quelques parements des portes extérieures, qui sont d'une pureté vraiment admirable ; si les Égyptiens dans le reste de cet édifice nous paraissent des géants, dans cette dernière production ce sont des génies : aussi suis-je persuadé que ces sublimes embellissements ont été postérieurement ajoutés à ces colossals monuments. On ne peut nier que le plan du temple de Karnak ne soit noble et grand ; mais l'art des beaux plans a toujours devancé en architecture celui de la belle exécution des détails, et lui a toujours survécu plusieurs siècles après sa corruption, comme l'attestent à la fois les monuments de Thèbes comparés à ceux d'Esnê et de Tintyra, et les édifices du règne de Dioclétien comparés à ceux du temps d'Auguste. 


extrait de Voyage dans la basse et la haute Égypte, pendant les campagnes du Général Bonaparte, 1802, par Dominique Vivant Denon (1747-1825), graveur, écrivain, diplomate français

L'enthousiasme "indescriptible" de Joséphine Turck de Belloc face aux "merveilles de l'Égypte des Pharaons"

Colosses de Memnon, par Jean-Léon Gérôme (1824-1904)

"Vers le milieu de la plaine, on admire les deux colosses de Memnon. Ces monstrueux colosses ont soixante-deux pieds, et tous les deux sont sortis des carrières de la Thébaïde supérieure. Chaamy et Taanny, comme on les appelle aujourd'hui, se dressent du côté du fleuve, assis les mains sur les genoux dans l'attitude du repos, dominent au loin la plaine. L'un de ces prodigieux monolithes, couvert d'inscriptions égyptiennes, grecques et latines, n'est autre que cette fameuse statue de Memnon qui rendait, à l'aurore, des sons mélodieux. Hélas ! j'ai eu le regret de ne point entendre ces suaves accords que peut-être nul voyageur n'entendit avant moi.
Si les dieux couchés dans la poussière autour du colosse de Memnon impassible, qu'on prendrait pour le génie de l'antique Égypte, planant sur la capitale en ruines des Pharaons, faisaient encore des miracles, je ne leur demanderais pas de rendre à la statue ses mélodies matinales, mais je les prierais de la douer de la parole pour raconter aux générations vivantes tous les événements inconnus, toutes les cérémonies sacrées et profanes, les conquérants de toutes nations, de toutes races, les peuples de toutes couleurs, les multitudes innombrables qui, pendant quarante siècles, ont passé en ce lieu comme le Nil y passe encore aujourd'hui.
L'esprit est frappé d'admiration lorsqu'on songe que toutes les merveilles, dont nous n'avons donné qu'une pâle description, remontent à plus de vingt siècles avant notre ère.
Que faisait alors l'Europe, la Grèce elle-même, et, sans l'Égypte à qui elle doit tout, la terre de Phidias et de Périclès serait-elle jamais sortie des ténèbres de la barbarie ?
Mais de qui l'Égypte tenait-elle donc une civilisation si avancée ? Quels furent ses maîtres, ses modèles ? Qui l'initia dans tous ces arts qu'elle porte si haut ?
Problème insoluble qui ramène invinciblement la pensée à cette révélation primitive dont parle Aristote, et dont la tradition remplit l'antiquité la plus reculée.
Le cadre limité de notre ouvrage ne nous permet pas de nous étendre davantage sur les merveilles de l'Égypte des Pharaons, qui ont jeté notre âme dans un enthousiasme indescriptible.
Cette terre antique nous a présenté, avec la beauté de la nature et les sourires du ciel, le spectacle de grandes choses et l'émotion de grands souvenirs. Cette navigation du Nil, avec ses lenteurs et ses hasards, avec ses aspects mélancoliques et ses couchers de soleil incomparables, ces bords fameux couverts des plus prodigieuses ruines, toutes ces émotions nous ont fait un trésor de souvenirs que nous emportons au delà des mers comme une vision sereine qui charmera toute notre vie."


extrait de Le pays des Pharaons, par Joséphine Turck de Belloc (1854-19.?), écrivaine et biographe. D’origine irlandaise (elle était née Swanton), elle choisit le nom de "Joséphine Turck" pour signer dans les journaux et les revues (elle fonda la Bibliothèque des familles en 1821-1822 et La Ruche en 1836).

jeudi 19 décembre 2019

"Des limites extraordinairement étroites avaient été assignées aux sculpteurs égyptiens" (Adolf Erman, Hermann Ranke)

Statue en diorite de Khéphren, exposée au Musée égyptien du Caire

"En Égypte, la grande sculpture tout entière (...) se trouve en relation étroite avec l'architecture et avec la religion, ce qui explique bien des particularités de ces œuvres qui, de prime abord, produisent sur nous une impression d’étrangeté. Ses figures ont été composées dans le dessein de les mettre à une place déterminée, soit devant les piliers du temple funéraire, comme c'est le cas pour les statues assises de Chephren, soit dans une niche de la chambre sépulcrale, comme c'était le cas pour maintes statues de l'Ancien Empire, soit dans la chambre la plus reculée du tombeau, comme c'est le cas pour tant de statues assises du Moyen et du Nouvel Empire. D'ailleurs, conformément à ce qui vient d’être dit, c'est uniquement dans des lieux consacrés, tombeaux et temples, que nous rencontrons les œuvres de la sculpture égyptienne : cela confère à ces productions un caractère marquant
une tendance au sérieux, à l'éternel, répugnant à tout ce qui est contingent. 
Si nous avons toutes ces considérations présentes à l'esprit, et si nous nous représentons un instant combien différentes étaient les conditions dans lesquelles les artistes grecs créaient leurs œuvres, nous comprendrons aisément que des limites extraordinairement étroites avaient été assignées aux sculpteurs égyptiens qui faisaient de la ronde-bosse ; ce qui doit plutôt nous étonner, c’est qu’à l’intérieur d’un cadre aussi étroit, leur art ait atteint un développement aussi riche que celui que les œuvres nous révèlent.
Le style de la sculpture égyptienne présente des caractères extérieurs faciles à reconnaître. C’est avant tout l’impassibilité pour ainsi dire absolue des figures, qu’un observateur superficiel traite volontiers de "raideur", ensuite le choix restreint des thèmes qui produit une si forte impression de monotone sur le visiteur de nos collections de sculptures égyptiennes, et enfin la grande fixité de la tradition pour le rendu de chacune des parties du corps humain, fixité qui ne laisse que peu de latitude à l'artiste qui voudrait innover.
La rigidité des figures est en rapport avec la loi dite de frontalité. Dans une statue, la tête est posée verticalement sur les épaules ; elle regarde en avant, dans une direction formant un angle droit avec la ligne qui réunit les deux épaules.
Cette loi, que l’on retrouve partout dans l’art antique, ce sont les Grecs les premiers, et eux les seuls, qui réussirent à s'en affranchir définitivement. Mais, en Égypte, à côté de cette loi, que les artistes observaient sans en avoir pleinement conscience, existaient certainement d'autres règles de conventions, dont on avait parfaitement conscience. Le sens de la gravité et de la dignité que nous admirons aujourd'hui chez les Orientaux se manifeste aussi dans la sculpture égyptienne : ce qu'on voulait, c'était représenter dieux, rois et seigneurs dans une majestueuse sérénité.
Il existe une relation étroite entre cette idée et le choix restreint des thèmes sculpturaux. Un dieu et, dans la même mesure, les défunts de haut rang ne pouvaient être représentés que debout, dans une attitude digne, ou assis sur un siège. On peut encore réunir en un seule groupe le mari et la femme, ou bien le roi avec une ou plusieurs divinités. Mais à cela, en somme, se limitent les thèmes de l'époque la plus ancienne, et même dans les siècles suivants leur nombre ne s'est accru que dans des proportions relativement faibles.
(...)
Ce style sévère ainsi que le choix restreint des thèmes ne s'appliquent, bien entendu, qu'à la "grande sculpture". Tout ce qui, domestiques ou serviteurs, est donné au grand personnage, propriétaire d'un tombeau, pour son service dans l'au-delà, n’est point soumis aux règles des convenances artistiques et de la dignité ; aussi trouve-t-on ici des thèmes nouveaux en grand nombre : figures agenouillées, accroupies, assises sur le sol, les jambes repliées sous le corps, puis brasseurs et boulangers, meunières et musiciennes, ouvriers briquetiers, lutteurs, scribes et une foule d’autres personnages du même genre, en pleine activité."


extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien