mercredi 15 janvier 2020

Égypte : "De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, (le) désert d'Occident, ce désert mort, est le dépôt des Morts" (Octave Béliard)

Vallée des Rois (David Roberts)

"Après les luzernes et les blés, voici le désert fauve descendu par étages de l'austère et violente falaise libyenne. Le désert n’est jamais loin. L'Égypte est un long, étroit et merveilleux jardin en bordure du Nil. Depuis le fleuve jusqu'au sable qui maintenant déferle devant moi, le jardin n'a guère ici plus de deux lieues de largeur. 
Éternel front de bataille du désert et du Nil, la ligne rousse et la ligne verte oscillent à peine en des mille années. En vain le ciel de feu et le vent aride fendillent, craquèlent, délitent ces montagnes effrangées, sans herbe ni vie, dont l'oeil ni l'imagination ne pénètrent le mystère infernal, derrière lesquelles l’homme a pu croire longtemps que le noir soleil nocturne descendait chez les Morts. En vain les pierrailles et les graviers, suivant la pente des vaux désespérés, des ravines mortelles, où ne suinte aucune source, précipitent-ils leurs vagues brûlantes vers les terres basses et fertiles. Ils ne peuvent qu'en recouvrir les marges de dunes chaotiques. L'annuelle intumescence des eaux rompt invinciblement leur offensive. La fureur de Seth s’arrête devant la douceur osirienne. Et c'est toujours un spectacle singulier de rencontrer brusquement, au bout de la verdure, cette haute barrière de sable qui menace toujours et qui ne croule jamais.
De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, ce désert d'Occident, ce désert mort est le dépôt des Morts. On ne trouverait nulle part ailleurs une sépulture. Durant quatre mille ans et sans doute plus encore, les cortèges funèbres s'en sont allés par là et le peuple innombrable des momies s'est couché où le Soleil se couche. Les villes des vivants se doublent, à l’Ouest, de nécropoles. Là où la vallée est large et les dunes étendues, on a creusé des tombes dans le sable, bâti des mastabas pour les riches et des pyramides pour les rois. Là où le flot des verdures bat le pied des montagnes rapprochées, on a percé, taraudé les montagnes, incrusté les Morts dans des alvéoles, dans des syringes, dans des palais taillés en plein roc.
De l'autre côté, au Levant, il y a aussi des montagnes et aussi le désert ; mais les montagnes ont des passes et le désert a des mirages. Et par derrière, c’est l'Isthme et c’est la Mer, et c'est toute l'Asie pleine de trésors et de vies tumultueuses, et c’est la naissance quotidienne du Dieu Râ. L'Égypte n'est pas murée de ce côté. Ses peuples sont sans doute venus par là, ses pharaons conquérants se sont répandus par là, son empire a débordé jusqu'au Liban et jusqu'à l'Euphrate. Par là, et aussi par le Nord méditerranéen, lui sont venus des maîtres successifs, les Hyksos, les Assyriens, les Perses, les Macédoniens d’Alexandre, les Romains de César, les Arabes, les les Français, les Anglais. Même parfois, en des temps presque oubliés, un vainqueur éthiopien força le couloir du Sud. De partout ont pu venir à l’oasis nilotique et la vie  et la lutte qui est encore la vie.
Mais la montagne d'Occident, toute jalonnée de tombes silencieuses, était la frontière inviolée du monde, celle d'où il ne vient personne, celle qu'on ne franchit que par la mort, le seuil mystérieux de l'Autre Vie, du royaume élyséen de l'Amenti, des champs éternels d'Yalou, du lieu seulement intelligible où le Double impalpable du défunt allait continuer sa vie, relié pourtant à sa momie demeurée enfouie au bord visible de la terre, tout comme - je suppose - un scaphandre immergé relié à son flotteur.
Je me représente le sol à momies comme une zone ininterrompue courant parallèlement au Nil, tout le long de son cours égyptien au bas de la falaise de l'Ouest, avec des capitales funéraires en face des capitales des vivants, en face de Memphis, en face de Thèbes, en face d'Elephantis. Et dans ces capitales funéraires, à portée des tombeaux, était établi le peuple des artisans qui vivent de la mort, les fossoyeurs, les ciseleurs de cercueils, les tailleurs de pierre, les marchands d'aromates et de bandelettes, les embaumeurs, etc. Il y avait aussi - et l'on en voit encore - des temples que les rois consacraient de leur vivant à leur famille divine et à leurs propres mânes qui y recevraient un culte public après leur mort apothéotique, alors que leurs dépouilles auraient été murées plus ou moins loin de là dans un lieu caché à tous."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

"L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité" (Octave Béliard)

"Il faut que tout son passé me parle et ressuscite"
photo de Zangaki, vers 1880

"L'Égypte fait décor dans le conte bleu de mon enfance. Son nom est l’un des premiers que j'épelai dans une Bible à images. Depuis, j'en ai appris l'histoire plus précisément mais sans qu'elle perdît tout à fait la couleur du conte. Elle est restée un lieu quasi-fictif, d’autant plus ravissant qu'il m'est encore permis de le croire imaginaire. Et dès demain matin elle va devenir un lieu réel ! J'en suis presque aussi troublé que si le roi Hérode ou Riquet-à-la-Houppe devaient m'attendre au débarcadère.
M. H. qui veut arrêter à Alexandrie me demande si je compte y faire séjour.
- Pourquoi faire ? lui répondis-je par boutade. Je déteste en général la musique de Massenet et Thaïs en particulier. Anges du ciel ! souffles de Dieu ! ... Horreur !
Mon compagnon qui est abonné à l'Opéra me regarde avec ahurissement. "Souffles de Dieu !" répète-t-il, comme un juron.
Sérieusement, Alexandrie ne me dit rien du tout. On m'a prévenu que ce port modernisé a secoué ses souvenirs et perdu son âme. J'ai hâte de me jeter au cœur de l'Égypte et un port n'est que le visage qu'un pays montre aux gens du dehors, une physionomie plus ou moins conventionnelle, un masque commercial et d'accueil. Je ne parle évidemment pas de ceux qui, comme Marseille, ont une forte individualité et une vie propre. 
À Alexandrie, je n'aurai pas le loisir d'errer sur le port ; les édifices du passé m'y paraissent à l'avance négligeables ; et quant à l'orientalisme, le Caire m'en livrera de plus traditionnel et de plus authentique. J'ai raison ou j'ai tort, mais je ne m'arrêterai point. 
Et dès le seuil de l'Égypte, je définis bien nettement ce que j'y viens faire. Je viens  pour sentir mais aussi pour savoir et comprendre. L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité.
Celle-ci n'a point besoin de guides. Je ne veux pas savoir les impressions que d'autres ont éprouvées, ni si elles concordent avec les miennes ou en diffèrent ; je n'ai demandé à aucun livre ce qu'il faut sentir et je me livre spontanément à l'émotion qui passe. Je me laisse saisir par la lumière et par les aspects changeants, je capte les couleurs et les mouvements de la vie comme des papillons. Si je rencontre le cliché et le convenu, ce sera en toute ingénuité, ce sera de la nouveauté pour moi ; et je n'éviterai pas une occasion de joie par crainte qu'elle n'ait déjà été ressentie. Il est possible que j'éprouve, il est impossible que je veuille, par pose, paraître éprouver un désenchantement ; et j'ai l’âme béante et dispose : j'entre dans un monde neuf puisqu'il m'est inconnu.
Mais je ne croirais pas avoir vu l'Égypte si je partais n’ayant fait que regarder vivre son peuple, vibrer ses couleurs, son soleil et ses nuits caresser sur ses vieilles pierres des figures énigmatiques. Il faut que tout son passé me parle et ressuscite. Il faut que je puisse, après mieux qu'avant, me l’imaginer dans le temps, me pencher sur le gouffre des millénaires. Et pour en prendre ainsi autant avec l'intelligence qu'avec les sens, j'ai lu des égyptologues et des historiens."

extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

Les tombeaux des califes au Caire : la "majesté du silence ajoutée à celle de la mort" (Léon Hugonnet)

Tombeaux des Califes, par Zangaki
Les frères Zangaki étaient deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899


"Quand on est à l'extrémité de la rue Neuve, du côté de l'est, on entre dans un cimetière où l'on rencontre une infinité de petites tombes blanches et surmontées de colonnettes supportant des turbans et des tarbouchs. Après avoir traversé ce champ de repos, on tourne à droite, et on monte à gauche dans un sentier poudreux qui gravit une colline sablonneuse, de l'autre côté de laquelle s'étend l'immense nécropole connue des Européens sous le nom inexact de tombeaux des  kalifes. Ces derniers, en partie détruits, occupaient l'emplacement du Khan-Khalig. Ceux que l'on admire aujourd'hui viennent des autres sultans mamelouks Borgi qui régnèrent de 1381 à 1517 et précédèrent la conquête turque. C’est une véritable ville, avec des rues, des murs de clôture, des maisons, des fontaines. On y remarque une grande quantité de mosquées grandioses avec coupoles et minarets. Chacune d'elles ne contient pourtant qu'une tombe. L'aspect en est imposant. Ces monuments occupent une longue vallée inculte et dérobée, entre la chaîne du Mokatam et une colline sablonneuse couverte de moulins à vent.
Ce paysage austère jure avec l'élégance des tombeaux. En les plaçant dans ce désert, on a ajouté la majesté du silence à celle de la mort. Il me semble qu'on pourrait y amener de l'eau et faire des plantations qui orneraient les magnifiques monuments qu'il serait urgent de sauver de la ruine. La séduction irrésistible qu'exerce l'étude si capitale de l’égyptologie empêche de consacrer aux monuments arabes toute l'attention qu'ils méritent. Sans doute les artistes aiment beaucoup les ruines et détestent les replâtrages. Or, par une belle nuit d'Afrique, les tombeaux des mamelouks, argentés par des rayons de lune d’un éclat inconnu en Europe, ont un charme indescriptible et qui ont émerveillé tous les touristes, y compris Kléber. Mais il faut penser aussi à toute une école et à une tradition artistique qui se perd. C'est pourquoi je souhaiterais la création d’un service de conservation des monuments historiques ne s'occupant pas seulement des vestiges de l'antiquité égyptienne.
Les Arabes ont été inimitables dans l'architecture, parce que cet art est presque le seul qu'ils aient pu cultiver, par suite de l'interdiction formulée par le Coran contre les idoles, et étendue par des commentateurs fanatiques à toutes les reproductions des œuvres de la nature. Bien qu'il soit possible de signaler plusieurs infractions à cette rigoureuse réglementation, notamment en Perse et en Espagne, et bien qu’il existe une histoire des peintres arabes, il faut reconnaître qu’elle a déterminé la voie nouvelle dans laquelle se sont lancés les artistes arabes qui, renonçant à imiter la nature, ont puisé en eux-mêmes toute leur inspiration. Chez eux la science s’alliait à l'imagination, et, dans la combinaison infinie des lignes géométriques, ils ont trouvé des conceptions d'une grande originalité et d’une prodigieuse variété. Il faut noter que les architectes arabes ont mis leur amour-propre à ne jamais rien imiter et à trouver toujours du nouveau. (...)
On ne saurait trop admirer ces modestes et patients artistes qui ont passé des années à sculpter des coins obscurs que personne ne voit. Dévoués serviteurs de l'art, ils se croyaient assez payés par l'accomplissement de cet acte de foi, et ils n'ont pas même pris la précaution de nous transmettre leurs noms et se contentaient sans doute du titre de maîtres-maçons, tandis que tant de goujats modernes s’affublent effrontément du titre d'architectes.
Mais l'architecture arabe, gracieuse, élégante et polychrome s'accommode très peu de la vétusté, parce qu'elle brille moins par les grandes lignes que par les détails infinis de l’ornementation. Il est donc très regrettable que les tombeaux des kalifes soient abandonnés à la garde de familles besogneuses fondent qui y ont élu domicile et qui les défendent médiocrement contre le vandalisme des touristes.
Si ces monuments avaient eu des poètes pour les chanter, ils seraient aussi célèbres que l’Alhambra. En attendant qu'ils trouvent leur Byron et leur Hugo, je me borne à les signaler aux artistes et aux écrivains qui, depuis un demi-siècle, se sont lancés, dans une dernière et pacifique croisade, à la conquête de l'Orient, cet océan d'idéal dont nous ne buvons encore que quelques gouttes. (...)
ll serait grand temps que le Caire, cette sultane magnifique, cessât de laisser dédaigneusement tomber une à une toutes les perles de son collier. Ce qui fait son originalité c'est ce qu'on ne peut voir nulle part. Les étrangers qui oppriment le pays depuis trois siècles seront bien avancés lorsqu'ils auront remplacé toutes ces merveilles par les banalités qui se voient partout. Avec la conquête turque, la vie nationale a disparu de l'Égypte : depuis le règne de Méhémet-Ali, on voit une maladroite imitation de l'Europe, la satisfaction de coûteux caprices, mais rien qui dénote la conscience du génie arabe, de son glorieux passé et de son développement possible."

extrait de En Égypte, 1883, par Léon Hugonnet (1842 - 1910), homme de lettres et publiciste

mardi 14 janvier 2020

Dans l'Égypte ancienne, le peintre n'était "à proprement parler, qu'un artisan" (Georges Perrot, Charles Chipiez)

tombe de Horemheb (KV 57) - photo de Jean-Pierre Dalbéra (Wikipédia - Creative Commons)

"La plupart des observations que nous avons faites à propos de la sculpture s'appliqueraient également à la peinture. C'est en modelant la statue et en ciselant le bas-relief que l'artiste a pris les partis et adopté les conventions qui donnent au style égyptien son caractère à part et son originalité. Quand, au lieu de faire saillir l'image sur le nu du mur, il se contente de la dessiner à plat et d'en remplir le contour à l'aide de la couleur, cette légère différence de procédé ne change rien au mode de représentation dont il a fait choix, à sa manière de comprendre et de traduire la forme vivante. Ce sont les mêmes qualités et les mêmes défauts ; c'est la même pureté de lignes et la même noblesse d'allure, c'est le même dessin à la fois juste et sommaire, avec la même ignorance de la perspective et le même retour constant d'attitudes et de mouvements consacrés par la tradition. La peinture, à vrai dire, n'est jamais devenue en Égypte un art indépendant et autonome. Employée d'ordinaire à compléter l'effet du modelé, dans la statue et dans le bas-relief, elle ne s'est jamais affranchie de cette subordination ; elle n'a jamais cherché les moyens de rendre, à l'aide de ressources qui lui fussent propres, ce que la sculpture ne saurait exprimer, la profondeur de l'espace, le recul et la diversité des plans, la variété des teintes que la passion répand sur le visage de l'homme et, par suite, les différents états par lesquels passe son âme suivant la nature et l'intensité des sentiments qui la pénètrent et qui la remuent. Ce n'est même que par une sorte d'abus des termes que nous parlons ici de la peinture égyptienne.
Il n'y a pas de peuple qui ait étendu, sur la pierre ou le bois, plus de couleurs que ne l'a fait le peuple égyptien ; il n'y en a pas qui ait eu un plus juste instinct de l'harmonie des couleurs ; mais jamais il n'a su, par des dégradations de ton, par des touches juxtaposées ou superposées, rendre l'aspect que nous offrent, dans la réalité, les surfaces sur lesquelles se porte notre regard, aspect que modifient sans cesse le plus ou moins d'épaisseur de l'ombre, l'état de l'atmosphère et la distance. Ce que nous appelons clair-obscur et perspective aérienne, ils n'en ont pas le moindre soupçon.
Leur peinture repose tout entière sur une convention, aussi hardie et aussi franche que les conventions d'où partent la statuaire et le bas-relief. Dans la nature, il n'y a que des nuances ; ici, tout au contraire, le peintre attribue à toute surface une valeur uniforme et tranchée ; à tout le nu d'un corps il donnera la même couleur, qui sera plus ou moins claire suivant qu'il s'agira d'une femme ou d'un homme. Toute une draperie sera d'un même ton, sans que l'artiste s'inquiète de savoir si, dans telle ou telle position, la teinte de l'étoffe ne sera pas, tantôt assombrie par l'ombre portée, tantôt, au contraire, avivée et comme égayée par le rayon qui la frappe. Certaines planches de Lepsius et surtout de Prisse pourraient faire croire que quelques artistes, plus habiles que les autres, ont su marquer, avec le pinceau, dans les plus soignées de leurs figures, les valeurs différentes de la couleur dans l'ombre et de la couleur dans la lumière ; on s'imagine voir, tout le long du contour, comme une intention et un commencement de clair-obscur. C'est une erreur contre laquelle nous mettent déjà en garde les auteurs de la Description ; il faut porter au compte du sculpteur l'effet dont nous étions tentés de faire honneur au peintre. Ces images, ce sont des bas-reliefs peints ; pour peu que l'éclairage soit latéral, les parties arrondies, qui rattachent le champ de la figure à celui du fond, baignent partout, sur les bords, dans une ombre légère qui donne l'illusion d'une demi-teinte. Dès que le tableau n'est point en saillie, vous n'y trouvez rien de pareil, et c'est pourtant là que ces nuances auraient été le plus utiles pour modeler le visage et les membres.
Poser ainsi les uns auprès des autres, sans transitions qui les relient, des tons entiers et plats, c'est faire de l'enluminure, ce n'est pas peindre, dans le vrai sens du mot ; aussi le peintre n'était-il, à proprement parler, qu'un artisan. L'artiste, c'était le dessinateur, c'était celui qui, pour les peintures comme pour les bas-reliefs, traçait au crayon rouge, sur la paroi, les contours des personnages et des ornements ; on ne saurait trop admirer, pour la hardiesse et la liberté du trait, certaines de ces esquisses, où, par suite de l'inachèvement des travaux, la couleur n'est jamais venue recouvrir et cacher les lignes de l'ébauche (...). Lorsque aucun accident n'empêchait de compléter le décor, le peintre, s'il mérite ce nom, arrivait, avec sa palette et ses pinceaux, pour remplir le contour. Sa tâche était des plus aisées ; il n'avait qu'une précaution à prendre, celle de bien étendre sa couleur et de ne pas dépasser le trait qui circonscrivait la figure. Les tons des carnations et des draperies étaient fixés d'avance, ainsi que ceux des différents objets qui revenaient plus ou moins souvent dans ces tableaux."


extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882, par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin

Impressions et indignation de Charles Viénot, visitant Abou Simbel


illustration extraite de l'ouvrage de Charles Viénot

"Il était à peine sept heures du matin quand le navire cessa de marcher ; les passagers se trouvaient encore dans leur cabines, et naturellement chacun mit la tête au dehors pour connaître la raison de cet arrêt. La surprise nous fit pousser un cri à la vue d’une rangée de colosses debout dans des niches évidées en pleine falaise, et servant de portique à un temple souterrain. 
Tout émus, nous nous empressâmes de monter sur le pont, mais là notre étonnement fut porté au comble par un autre édifice qui efface le premier. Quatre statues gigantesques assises contre une montagne taillée à pic accompagnent une porte basse, au-dessus de laquelle se tient une cinquième figure, plus petite, mais intacte et étrange ; d'autres sont également debout entre les jambes des colosses. 
Tel est l'aspect des hypogées d’Ipsamboul ; l’un parallèle, l’autre quasi perpendiculaire au fleuve. Une rivière de sable les sépare : semblable aux glaciers qui descendent lentement des Alpes, ce torrent reprend peu à peu le sol naguère conquis sur lui ; il gagne maintenant aux genoux la première statue du grand temple, et détruit en partie la sublimité d’une façade qui devait produire plus d’effet qu'aucune œuvre humaine.
Bien que les colosses d’Ipsamboul atteignent des dimensions que nul autre n’a surpassées, on est moins frappé de leur stature que de l'harmonie singulière qui règne dans tous les membres et surtout de la douceur peinte aux visages. Il est nécessaire, pour en bien juger, de s'élever sur la colline d’où l’on aperçoit, dans son vrai jour, le profil des têtes.
Toutes modelées d’après un type unique, elles représentent cet éternel Ramsès II, dont les exploits hantent la vallée du Nil. Sous l'imposante mitre, aux bandelettes ramenées par devant, un front de juste hauteur, un nez légèrement infléchi, la narine gonflée, des sourcils bien arqués couvrant la fine paupière, l'œil abaissé, le demi-sourire des lèvres, le menton soutenu par les nattes épaisses de la barbe composent un ensemble, dont la majesté est inexprimable. Si l'on y joint l'attitude assise, des mains posées à plat sur les genoux, des pieds prenant possession de la terre, et dont l’orteil écraserait l'ennemi assez fou pour résister ; puis, entre les jambes du roi, les figures de ses fils, hautes de 3 mètres, mais passant à peine sa cheville, il sera facile de comprendre l’idée de souveraine puissance que l'artiste a voulu traduire. Bien plus, en cherchant la grandeur, il a trouvé la vie : ce ne sont pas des statues que nous avons sous les yeux, mais des hommes, dans une paix sereine et divine. (...)
Si nous voulons entrer dans le détail, il n’échappera à personne que les parties de ces statues ont été traitées de diverses manières, même de plusieurs mains. Que l’on compare aux oreilles, toujours trop hautes mais du fini le plus délicat, ces extrémités grossièrement aplaties, ces jambes d’éléphant, dont les pesantes attaches trahissent, avec l'ignorance de l'anatomie, une lourdeur de ciseau peu commune, même dans la sculpture colossale, et l'on se convaincra que l'artiste, gardant pour lui le soin des têtes, abandonnait les membres à des ouvriers. Au sujet du costume, d’ailleurs sommaire, il est aisé de voir que les cartouches verticaux gravés sur les bras, à la hauteur de l’aisselle, représentent des bracelets, et que le même signe, disposé horizontalement sur la poitrine, joue le rôle de pectoral. Autour des reins s'enroule un pagne aux fins plis, qui paraît serré avec des bandelettes ; mais que peut signifier ce bourrelet descendant le long de la jambe comme une fente de guêtre, et se terminant par un bouton juste sur la saillie de l'os ?
Les sièges massifs offrent les mêmes particularités que ceux des colosses de Memnon : en avant de chaque côté, la reine favorite se tient debout, coiffée d’une énorme chevelure ; au contraire du monarque, son visage est moins paisible qu’énergique. Sur la face latérale des trônes, qui forment un couloir vers l'entrée, se trouve aussi la scène des deux personnages liant une gerbe de fleurs que j'ai décrite à Thèbes. On fera cette comparaison avec intérêt. Égale dans les deux modèles, la perfection du trait produit ici un effet moins agréable, à cause de la raideur des mouvements et d’une maigreur poussée jusqu’à la difformité, mais je ne sache pas que l'art égyptien ait créé nulle part de types plus réellement gracieux que le visage des déités d’Ipsamboul. Elles ont l'œil de face, la bouche mince, le nez aquilin, hormis une seule qui l’a retroussé d'une façon mutine ; enfin, par un artifice délicat, les liens qu’elles serrent, simplement tracés en creux sur le fond de la muraille, prennent du relief en passant sur les corps, pour n’en pas rompre l'intégrité. (...)
Aux impressions que fait naître la visite des temples d’Ipsamboul, se mêle, dans nos souvenirs, une véritable indignation pour les outrages dont ils sont l’objet. C’est la manie de ceux qui remontent le Nil en barque d'employer leurs loisirs à graver sur les endroits les plus apparents la mention de leur passage ; or l'on comprendra quels périls cette sotte coutume fait courir aux monuments, en songeant que, dès les premiers jours de février, déjà trois noms, dont l'un en caractères énormes, s’étalaient avec la date de la nouvelle année. On ne se contente pas de lettres tracées au noir, il faut creuser, quelquefois à un pouce de profondeur. Peu importe de mutiler des fleurs, les plis délicats d'un tissu, un cartouche, un visage ; bien plus, quelle fortune de gagner la tête d'un colosse, afin que personne n'ignore qu'un sot a grimpé là ! C'est ainsi que la dernière statue à droite de la grande façade porte ignominieusement sur la joue le nom d'un inconnu ; la plus voisine du seuil est déshonorée par l'inscription : Maximilien, grand-duc de Bavière, qui troue la chair au-dessous du pectoral. L'image d'Ammon-Rà a seule été respectée, comme trop difficile à atteindre."

extrait de Les bords du Nil - Égypte et Nubie, 1886, par Charle(s) Viénot - aucune précision disponible sur cet auteur

Les origines de la statuaire, dans l'Égypte ancienne, selon Georges Perrot et Charles Chipiez

statues de Nesa et Sépa - début de la IIIème dynastie (2686-2613)
Musée du Louvre

"En Égypte, la statuaire, c'est-à-dire la sculpture employée à la représentation de la forme vivante, n'est pas moins ancienne que l'architecture. Nous ne voulons pas dire qu'elle remonte jusqu'à l'époque où les premiers ancêtres des Égyptiens ont bâti sur les bords du Nil leurs cabanes de branchages et de terre foulée ; mais aussitôt que ce peuple fut sorti de la barbarie primitive, aussitôt que les constructions ne furent plus de simples abris et que l'on commença d'y porter le goût de l'effet et la recherche d'une certaine beauté, la figure de l'homme et celle de l'animal prirent une place considérable dans la décoration de l'édifice. Les plus anciens mastaba que l'on ait retrouvés ont déjà leurs parois couvertes de bas-reliefs, et, dans leurs puits, on a recueilli des statues.
La présence de ces statues et leur perfection relative prouvent qu'en Égypte l'art de la statuaire n'a pas marché d'un pas plus lent que celui de l'architecture. Des deux arts, c'est même la sculpture qui a pris l'avance. Étant donné le genre d'expression et de beauté que recherche le sculpteur égyptien, dès le temps des pyramides, il a produit des chefs-d'œuvre ; or il n'en est pas de même de l'architecte. Si le constructeur se montre déjà d'une rare habileté clans l'art de tailler et d'assembler la pierre, l'ordonnance des édifices est encore des plus simples, on pourrait même dire des plus élémentaires. Ce sera seulement bien des siècles plus tard que l'on verra s'élever ces temples somptueux dont les amples portiques et les hautes salles hypostyles seront le suprême effort de l'architecture égyptienne.
Pour expliquer cette différence et cette inégalité dans le développement, il n'est pas besoin de se demander lequel des deux arts, de l'architecture ou de la statuaire, présente le plus de difficultés. Il en est des peuples comme des individus : tel d'entre eux réussit aisément et comme en se jouant là où tel autre s'arrête embarrassé dès les premiers pas ; c'est l'effet des dispositions naturelles, des circonstances et du milieu. Ce qui, chez les Égyptiens, a dû hâter les progrès de la statuaire, ce sont ces croyances que nous avons étudiées à propos de l'architecture funéraire, c'est la manière dont ce peuple se représentait la condition des morts et la peine qu'il prenait en vue de prolonger le plus longtemps possible, dans la tombe aménagée comme une maison, cette vie posthume dont la réalité ne fut jamais pour lui l'objet d'un doute. Cette conception singulière et cette préoccupation constante, c'est ce qui rend le mieux compte et de l'adresse surprenante que les sculpteurs égyptiens acquirent si vite et des caractères originaux qui distinguent leur style le plus ancien."


extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882), par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin

lundi 13 janvier 2020

"La splendeur des nuits d'Égypte" (Jean-Jacques Ampère)

des "hiéroglyphes lumineux et impérissables" (plafond du temple d'Hatshepsut - Deir el Bahari)

"La splendeur et la richesse de la lumière sont ici incomparables, c'est quelque chose de plus que la Grèce et l'Ionie elle-même. Les teintes roses de l'aube, la pourpre ardente, l'or embrasé des soleils couchants au bord du Nil surpassent encore les plus gracieuses et les plus éblouissantes scènes de lumière d'Athènes et de Smyrne. Ce n'est plus l'Europe ni l'Asie Mineure, c'est l'Afrique. Le soleil n'est pas radieux, il est rutilant ; la terre n'est pas seulement inondée des feux du jour, elle en est dévorée. Aussi dans ce pays le soleil, sous les noms d'Ammon-ra, d'Osiris, d'Horus, était le dieu suprême. Il suffit de venir en Égypte, même au mois de janvier, pour ne pouvoir douter que la religion égyptienne était une religion solaire. 
L'éclat de la nuit est encore plus extraordinaire que celui du jour. Si Racine le fils, qui n'était jamais sorti de France, a pu dire, il est vrai, d'après Homère, nuit brillante, j'ai peut-être ici le droit de parler de la splendeur des nuits d'Égypte. Nous employons les longues soirées que nous fait le voisinage des tropiques à contempler les astres. Nous regardons la constellation que la flatterie d'un poète alexandrin, Callimaque, nomma chevelure de Bérénice. Ce nom de Bérénice que nous avons déjà lu tant de fois sur les monuments, les étoiles qui composent cette constellation semblent le tracer dans le ciel en hiéroglyphes lumineux et impérissables. Nous aimons à voir toujours devant nous Canopus, cette belle étoile, invisible en France, et presque aussi brillante que Sirius. L'étoile polaire s'est abaissée vers l'horizon. Des astres nouveaux, une nouvelle physionomie du ciel, donnent encore mieux qu'une terre nouvelle la sensation du lointain, du dépaysé. Nous verrons bientôt la Croix du sud, ce flambeau d'un autre hémisphère qui éclaire chez Dante les abords mystérieux du paradis. 
Si Osiris, qui a pour hiéroglyphe un œil sur un trône, est un dieu soleil, Isis, qui porte sur la tête le disque surmonté de deux cornes formant le croissant, Isis est la lune, on n'en saurait douter. Le disque horizontal de l'astre nous semble figurer la barque de la déesse."

extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, par Jean-Jacques Ampère (1800-1864), historien, écrivain et voyageur français