lundi 6 juillet 2020

"Quiconque n'a pas vu l'âne d'Orient, ne connaît pas l'un des plus beaux et des meilleurs animaux de la création" (Xavier Marmier)


"Nous n'avions nulle envie de voyager comme les Anglais, et d'employer régulièrement six heures à faire trois solides repas par jour ; cependant nous sentîmes que le cheik devait réellement avoir besoin de repos, et lui abandonnant nos bagages avec la liberté de nous les amener à son aise, nous louâmes, avec notre drogman, chacun un âne pour nous mener de Hanka au Caire. 
Qu'on ne se figure point à ce mot d'âne ce malheureux quadrupède d'Europe, outragé par tant de quolibets, asservi aux plus vulgaires travaux, enfariné, battu par le meunier, attelé grotesquement à la charrue du laboureur ou au voiturin du jardinier, et, dans cette triste condition, n'inspirant pas même la pitié qui lui serait si légitimement due, et n'excitant sur son passage, pour prix de sa patience, que les huées des enfants. 
Qu'on ne se figure pas non plus cet âne rebelle et mal élevé qui, dans la vallée de Montmorency, jette sur l'herbe étudiants et grisettes. Non, quiconque n'a pas vu l'âne d'Orient, ne connaît pas l'un des plus beaux et des meilleurs animaux de la création. Celui-ci est vif et léger, preste et coquet. Il se tient la tête haute, l'oreille droite, comme un être intelligent qui a le sentiment de sa valeur. On le soigne avec une affectueuse sollicitude ; son poil rasé, brossé, ressemble à du velours ; ses sabots noircis brillent comme de l'ébène. On le revêt d'un harnais orné de coquillages, de franges de soie, et d'une selle élastique et molle comme un bon fauteuil, couverte de drap ou de maroquin, et quelquefois de broderies en or. 
Ainsi lavé, peigné, paré, l'âne se présente fièrement dans les villes d'Égypte. Il n'est pas un noble personnage qui dédaigne de s'asseoir sur sa croupe, pas une femme turque de distinction qui ne s'en serve pour faire ses visites et ses promenades, et pas un voyageur qui, après avoir essayé ce moyen de locomotion, puisse sans peine y renoncer. Dans tous les villages qui avoisinent le Caire, Alexandrie, et dans toutes les villes, on rencontre des âniers qui viennent vous offrir ces excellents petits coursiers. Ce sont les fiacres et les omnibus du pays : pour quelques piastres, vous avez tout un jour à votre disposition l'homme et la bête, l'âne el l'ânier. L'âne a un trot d'amble si régulier et si doux, qu'à peine sent-on ses mouvements ; souple et docile, il obéit à la plus légère pression de la bride et du genou, se met au pas, se lance au galop, et s'arrête prudemment de lui-même dans les ruelles obstruées, dans les passages difficiles. Si son ardeur vient à se ralentir, l'ânier est là qui l'aiguillonne par derrière, le suit d'un pied agile, en l'encourageant de la voix el du geste, et vous conduit vers la mosquée, vous guide dans les bazars.
Nos ânes de Hanka ne portaient point dans leur harnachement le luxe de ceux du Caire, mais ils piétinaient, trottinaient et galopaient de la façon la plus réjouissante, et nous nous avancions vers le Caire par une large route semblable à une allée de jardin, bordée de côté et d'autre de platanes, de tamariscs, d'acacias."

extrait de Du Rhin au Nil : souvenirs de voyage, par Xavier Marmier (1808-1892), homme de lettres, voyageur et traducteur des littératures européennes

mercredi 1 juillet 2020

"Le désert dans sa silencieuse immensité", par Xavier Marmier

par Charles-Théodore Frère, 1855

"En partant d'El-Arisch, on longe pendant quelques heures, à la distance d'un demi-mille, les dunes de la mer, on entre dans une étroite vallée couverte sur toute son étendue d'une couche de sel. Ce sel, produit des exhalaisons marines ou du dépôt d'une eau saumâtre desséchée par un ardent soleil, forme une large croûte d'un demi-pouce d'épaisseur. Il a beaucoup plus de force acide que le nôtre et présente en certains endroits la dureté de la pierre. Les chameliers en brisent quelques fragments pour assaisonner leur repas ; mais nul industriel n'a encore entrepris d'exploiter ces mines fécondes, et nous pouvons glisser sur leur surface polie comme sur les glaces du Nord. 
Au delà de cette espèce de lac étincelant aux rayons du soleil, nous rentrâmes dans les flots de sable parsemés d'arbrisseaux épineux, de broussailles rabougries. Là, on n'entendait plus le bruit de la grande mer d'Europe, là on ne distinguait plus aucune trace humaine. C'était le désert dans sa silencieuse immensité, le désert comme l'Océan, image de l'infini, et, comme l'Océan, admirable dans son repos, terrible dans ses orages. Nos chameliers nous y conduisaient avant le crépuscule du matin, et au crépuscule incertain du soir, sans hésiter un seul instant, sans s'arrêter pour chercher leur direction. Quand on a voyagé dans ces solitaires espaces, on comprend l'étude astronomique des Chaldéens. Le guide d'une caravane ne trouve pas ici, comme dans les déserts fangeux de Laponie que je traversais il y a quelques années, un monticule qui lui sert de jalon, un marais qui le dirige. Rien n'interrompt l'uniforme aspect de la plaine aride, et les chameliers ne peuvent y tracer en ligne droite leur sillon qu'en observant la position des étoiles et le cours des astres. Ce sont des astronomes moins savants, à coup sûr, que M. Arago, et qui n'annonceraient pas, comme mon honorable compatriote et ami, Mauvais, l'arrivée inattendue d'une comète ; mais qui ne s'en sont pas moins fait une bonne boussole de l'auréole de Vénus et des jets lumineux de la voie lactée. (...)
Si monotone que puisse paraître une vaste étendue de sable, elle présente cependant par quelques accidents de terrain, par quelque parure de végétation, et surtout par la succession des couleurs atmosphériques, plus de variété qu'on ne le croirait au premier abord. Dans la nuit, elle repose comme une mer terne et inerte sous la voûte scintillante des étoiles. On se trouve alors enfermé dans un cercle horizontal très étroit, et l'on n'entend aucun bruit, hors le souffle de la brise qui froisse l'un contre l'autre les légers rameaux de la bruyère mobile ou de l'épine desséchée. Mais la tente des voyageurs est dressée sur ses piquets ; le feu de leur cuisinier pétille sous le vase où sa main fait bouillir le pilau. Les chameaux sont accroupis en cercle, puisant dans un sac de crin la pitance d'orge qu'on leur a distribuée d'une main parcimonieuse. Au milieu de ce cercle, leurs maîtres ont établi leur foyer. Ils sont là, assis sur les talons, savourant le suc de la datte, pétrissant la galette de pain qu'ils feront cuire, comme dans les temps anciens, sous les cendres, et écoutant la chronique guerrière d'un pacha, on la légende amoureuse d'un jeune giaour, qu'un des leurs raconte avec de longs détails. Souvent ce récit a pour eux un tel charme, qu'il leur fait oublier toutes les fatigues de la journée. Le cheik, dans le commencement d'une épopée dont il veut connaître la fin, tire d'un sac, qu'il garde précieusement, la fève de Moka, la broie lui-même dans un mortier, la jette dans la cafetière, et en partage généreusement le suc vivifiant avec ses compagnons. Le récit , après cette joyeuse libation, prend un caractère plus vif et parfois un peu graveleux. Les jeunes gens sourient ; le cheik passe en silence la main sur sa barbe et rêve à quelques-uns de ces yeux noirs dont son homérique voisin dépeint, comme s'il les voyait, le dangereux éclat. Des heures entières ainsi se passent ; enfin le conteur se tait, ajournant au lendemain la suite de ses épisodes, et tous les chameliers se jettent sur le sol, la tête dans leur manteau, pour se remettre en route quelques moments après." 

extrait de Du Rhin au Nil : souvenirs de voyage, par Xavier Marmier (1808-1892), homme de lettres, voyageur et traducteur des littératures européennes

mercredi 17 juin 2020

À l' "époque première de la vie de l'Égypte", par Albert Gayet

par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"La configuration géographique du pays suffirait, à elle seule, à expliquer les croyances et les aspirations de l'Égyptien, telles que les philosophes de la dix-huitième dynastie nous les dépeignent. Cette vallée du Nil qui, pour lui, constituait le monde entier, la patrie des dieux, n'est qu'un étroit ruban de limon fertile, déroulé entre les déserts d'Arabie et de Libye ; les berges du fleuve, sorti de son lit, à l'époque des pluies estivales, amenant le débordement des grands lacs équatoriaux. Encaissée entre les chaînes des deux montagnes, elle s'enfonce presque en ligne droite, du sud au nord, large ici de 30 à 40 kilomètres à peine ; là, tellement étranglée, que les contreforts rocheux des premières croupes viennent se baigner à la rive, et former des seuils, en partie usés, au cours des siècles, par l'action des eaux. Et ces montagnes, découpées en falaises, avec leurs pentes rapides, lisses, aux creux desquelles les sables se sont amassés ; leurs crêtes horizontales, indiscontinues, où pas une cime, pas un pic, pas une aiguille ne se détache ; leurs angles brusques, pareils à ceux des bastions d'une forteresse, devaient forcément prendre aux yeux des premiers habitants de la contrée l'aspect d'une sorte de muraille, enserrant les confins du monde, muraille au delà de laquelle n'existait, pour eux, que la région désolée des sables, le pays des Testou, les impies de la solitude brûlée de soleil, l'empire des génies du mal.
L'homme, né dans ce milieu, devait se sentir, plus qu'ailleurs, soumis aux lois d'une puissance occulte, mystérieuse et implacable, se manifestant à lui sous mille formes, mais dont le principe lui restait caché.
C'était l'aridité du sol, contre laquelle il lui fallait lutter, pour pourvoir à sa subsistance ; la nécessité où il se trouvait, de disputer la terre à la sécheresse, en l'arrosant journellement. C'était le retour, à jour fixe, de l'inondation, apportant la fertilité avec elle, "donnant la vie", ainsi que l'a si bien dit la liturgie antique. C'était, surtout, la régularité parfaite de la course du soleil. Ces jours égaux, ou peu s'en faut, aux nuits ; la pureté radieuse d'un ciel sans nuages, où chaque matin le disque surgit, semblant sortir d'une région inconnue, dont les montagnes d'Arabie auraient marqué le seuil ; pour traverser en triomphateur l'espace, puis s'abaisser au soir, vers une autre demeure cachée, par delà les montagnes de Libye, d'où l'ombre montait redoutable et y disparaître, enseveli dans la nuit.
À cette époque première de la vie de l'Égypte, le Delta n'était pas encore formé ; la Méditerranée venait battre le plateau rocheux où, à l'aube de la période historique, s'élevèrent les pyramides ; et des marais salants occupaient l'emplacement de Memphis.
À la longue pourtant, les alluvions du Nil formèrent des bancs de vase, sur les bas-fonds de son estuaire ; les sables de la mer et du désert envahirent insensiblement celui-ci ; et, année par année, chaque crue conquit quelques pouces de terrain sur les eaux. Aujourd'hui encore, les plages en formation, aux anciennes bouches canopiques et sébennytiques, sur les côtes des lacs Edko et Bourlos, s'accroissent environ de quinze hectares, en moyenne, par année ; ce qui donne à peine un mètre de progression pour tout le front du Delta. Mais, même en tenant compte de combien sont incertains ces calculs, tout ce Delta devait exister déjà, quand l'Égyptien fit son apparition dans le pays.
D'où venait-il ? à laquelle des grandes familles humaines était-il apparenté ? De bonne heure, il paraît avoir perdu le souvenir de son origine, et ne nous a laissé aucun renseignement précis sur lui-même."

extrait de La civilisation pharaonique, par Albert Gayet (1856-1916), égyptologue français, directeur des fouilles d'Antinoé de 1895 à 1911.

mardi 9 juin 2020

"L'Égypte se passe volontiers de pluie : le père Nil, à lui seul, vaut une foule d'averses" (Charles Edmond)

le Chadouf, système d'irrigation en Haute-Égypte
Oeuvre de Louis Hippolyte Mouchot (1846-1893)
Huile sur toile - Musée d'Orsay
"Les hommes sont au labour. Ce n'est pas qu'ils aient besoin de tourmenter et surexciter la terre. Il suffit à celle-ci qu'on l'égratigne à la surface. Elle se charge du reste. Mais, en revanche, quelle soif inextinguible ! Nuit et jour, elle crie à boire, à boire encore ! De l'eau à indiscrétion, et des trésors en retour ! Mais le ciel en est avare ; la pluie compte au nombre de rares phénomènes ; elle fait date. Tel enfant est déjà grandelet : quel âge a-t-il ? On ne se rappelle pas au juste. Il est né le jour de la dernière pluie. 
Un tout petit nuage, accouru de l'autre bout du monde, égaré des siens, est venu ici se faire crever l'outre par un rayon du soleil de la Haute-Égypte. Triste fin, et humiliante ; il se résout en pluie, mais les gouttelettes n'ont pas atteint la terre qu'elles se sont déjà vaporisées. Quand on se borne à des apparitions si rares et dédaigneuses, on ferait mieux de rester chez soi. Du reste, l'Égypte se passe volontiers de pluie : le père Nil, à lui seul, vaut une foule d'averses. Il est vrai que, lui aussi, exige des caresses, des égards, des soins, des stratagèmes souvent ; sans cela il refuserait une partie considérable de la subvention. Aussi le traite-t-on en conséquence.
Le bourru bienfaisant se permet parfois des caprices absurdes, des velléités, par exemple, de se répandre sans profit pour personne.
Vite, il faut élever une digue le long de son cours, pour le rappeler à la raison et à une sage économie. Patience, père Nil ! on vous ouvrira des issues, on vous organisera tout un système artériel, calqué presque sur l'anatomie du corps humain. Les digues seront percées de coupures, et à travers celles-ci, en vertu du rayonnement innombrable de mille petits canaux, l'eau atteindra partout où l'inondation naturelle et périodique, livrée à ses propres agissements, n'aurait jamais réussi à la porter. Et puis, cette fameuse inondation que l'on glorifie tant, elle ne dure pas les douze mois du calendrier. Pendant la moitié de l'année, et même davantage, on n'en entend pas parler. Ce répit périodique, on le met à profit pour obtenir sur le même champ trois ou quatre récoltes successives par an. 
Comment y parvient-on ? Par des moyens surannés qui datent des premiers Pharaons, et qui depuis n'ont pas été d'un cheveu modifiés, ni améliorés. Un peu de progrès eût triplé, quadruplé l'intensité de la récolte. Mais un paysan, fellah ou européen, quelle que soit l'origine de sa race, doit se garder de rompre en visière à la routine. Améliorer, progresser, porterait malheur à la sauvagerie. Les vieux procédés, les vieilles mécaniques ont servi aux pères ; ils serviront tout aussi bien aux fils, et ainsi de suite, de générations en générations, à perpétuité.
La vétusté patriarcale des machines à irrigation, en Basse-Égypte, se trouvait déjà mentionnée sur mon carnet. La çakyéh, ainsi nommée, forme un puits à roue hydraulique, adossée à un réservoir, où elle puise l'eau du fleuve par l'intermédiaire d'un chapelet de godets en terre cuite. Une paire de bœufs la met en branle, et la machine opère de telle façon que la moitié de l'eau, au lieu de se diriger elle aussi vers les terres, retombe dans le récipient initial. Pareil engin n'a pu être inventé que par un arrière-neveu de Sisyphe et d'une Danaïde.
Autre chose dans la Haute-Égypte. La çakyéh s'y transforme en chadouf ; le résultat reste le même ; toutefois, au point de vue pittoresque, la supériorité se prononce en faveur de ce dernier. Autant de gagné, faute de mieux. Le chadouf d'ailleurs l'emporte sur sa rivale, par ses reproductions fréquentes en bas-relief ou peinture, sur les monuments des Pharaons. L'appareil est imparfait, d'accord ; mais il est hiératique, et par conséquent vénérable. Grâce à ces horizons égyptiens sur lesquels chaque objet se profile avec une vigoureuse netteté, on est de loin surpris à l'aspect de ces bizarres constructions qu'un touriste novice et frotté d'archéologie, prendrait pour une variété de catapultes."


extrait de Zéphyrin Cazavan en Égypte, 1879, par Charles Edmond (1822-1899), "commissaire général de l'exposition vice-royale d'Égypte"

"Ces vestiges gigantesques d'une civilisation éteinte me fascinent et m'écrasent à la fois" (Charles Edmond, à propos de l'Égypte pharaonique)

photo d'Antonio Beato, c. 1887
"Je me dirige vers les ruines, mais je ne tarde pas à constater que si la moderne Égypte m'horripile, l'ancienne ne laisse pas de me troubler à un autre point de vue. Ces vestiges gigantesques d'une civilisation éteinte me fascinent et m'écrasent à la fois. Je les aborde, saisi de je ne sais quelle mystérieuse émotion, honteux de n'avoir rien à leur dire, et confus de ne pas me trouver en mesure de les interroger. L'initiation me manque. Écarquiller les yeux comme le dernier badaud venu, m'extasier à froid ainsi qu'un touriste superficiel, concevoir ou bredouiller des balivernes sous prétexte qu'on est l'hôte intime de ces vieux temples, tout cela m'humilie au-delà de l'expression. Faute d'études préparatoires, le seul droit qu'on puisse s'attribuer, c'est de s'incliner respectueusement et de passer en silence. Je sais bien qu'il suffit ensuite de feuilleter quelques bons ouvrages pour discourir à perte de vue sur l'art, sur l'histoire des époques pharaoniques et le reste, et jeter de la poudre aux yeux de ceux qui n'en connaissent point le premier mot. 
La tâche de se rendre compte de cette prodigieuse culture paraît aisée à maint voyageur à son débarquement en Égypte. J'avais rêvé, moi aussi, la bonne fortune de crocheter les sarcophages pleins de mystères, de forcer les momies aux indiscrétions sur le passé, de faire poser devant moi les architectes de Séti et de Thoutmès, d'ébouriffer ensuite mes auditeurs par des aperçus ingénieux et nouveaux. 
Mis en présence de ces colossaux débris, je n'ai pu que refouler dans le néant mes visées et constater mon insuffisance.
Nous ne parlions pas au même diapason. Les Pharaons grondaient comme le tonnerre ; je murmurais des paroles banales et veules. Je me sentais abîmé au milieu d'impressions intraduisibles, tandis que les notions précises ne daignaient pas descendre à mon humble niveau. Nous nous sommes séparés en bonne harmonie, je l'espère. Les Pharaons ne m'ont révélé rien de particulier sur leurs personnes ni sur leur temps. De mon côté, je me suis discrètement abstenu de leur attribuer des faits et gestes, indignes de leur fruste grandeur. À propos de personnages de telles dimensions, le dilettantisme scientifique est chose inconvenante.
Le monde égyptien moderne, en ses manifestations diverses, s'inclinait davantage à ma portée. Ici, point de détail inaccessible.
"

extrait de Zéphyrin Cazavan en Égypte, 1879, par Charles Edmond (1822-1899), "commissaire général de l'exposition vice-royale d'Égypte"

samedi 6 juin 2020

Le désert, un "océan sans eau" (par Henri Paul Baillière)

désert d'Égypte, par Augustus Osborne Lamplough,
peintre orientaliste britannique (1877 - 1930)

"On se fait une fausse idée du désert, quand on le définit simplement une vaste plaine basse, couverte de sables arides et nus. C'est vraiment une mer, coupée par de petits monticules pierreux, de larges dunes mouvantes, qui ondulent comme des vagues ; et les Arabes, en l'appelant "un océan sans eau", ont, dans une vive et poétique image, exprimé une idée vraie. 
L’œil ne trouve aucun objet où se reposer, de même que le pied n'y laisse aucune trace ; il règne ici un silence de mort, une tristesse solennelle, une solitude terrible.
Par intervalles, une végétation rabougrie, qui montre, çà et là, quelques arbustes épineux, le lentisque et le tamarinier, oubliés au milieu de ces espaces désolés ; un vautour ou une gazelle qui fuient au bruit de la machine, encore nouveau pour eux ; une caravane qui fait halte à l'heure de midi, et dont l'ombre se projette sur le sable, comme sur le transparent des ombres chinoises. (...)
Nous sommes entre deux miroirs de sable, l'Arabie et la Lybie qui, dans leurs réverbérations, absorbent toute l'humidité que laissent évaporer la mer Rouge et le Nil.
Là-bas, dans l'atmosphère brillante et brûlante, au milieu de ces steppes immobiles et mornes qui s'appellent la vallée de l'Égarement, un paysage enchanteur se dessine ; une pente douce s'élève ; sur la colline une forêt de palmiers se balance et se reflète dans un lac qui resplendit de lumière à ses pieds, et dont une brise légère ride la surface, en faisant scintiller les mille facettes de ce diamant tremblant ; on ne sait où finit la terre, où commence l'eau, mais ce doit être, en tout cas, quelque oasis, quelque lieu de délices, plein d'ombre et de fraîcheur.
Ce n'est qu'une illusion de nos sens abusés, c'est le mirage.
Cette belle nappe d'eau, c'est le bleu azuré du ciel, dont l'image réfléchie vient jusqu'à l’œil, portée par les couches inférieures de l'air plus échauffées que les couches supérieures ; ces palmiers, ce sont des nuages ; ces collines, ce sont les vagues éternelles de sable que le vent agite et renouvelle ; cette oasis, c'est un rêve qui s'évanouirait bien vite si on allait à lui, ou plutôt qui reculerait toujours devant les pas du voyageur inquiet."


extrait de En Égypte : Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Le Caire, 1867, par le libraire-éditeur parisien Henri Paul Charles Baillière (1840-1905)

Le moucharabieh, "idéal d'une architecture pratique", pour "satisfaire un luxe indispensable de fraîcheur" (par Henri-Paul Baillière)

rue du Caire - gravure du XIXe s.
 "J'ai été vivement frappé de cette merveilleuse harmonie qui établit une concordance logique entre le climat d'un pays et son architecture ; j'ai senti combien la régularité parisienne des maisons serait fâcheuse ici ; j'ai compris qu'il fallait, sous un ciel toujours de plomb, multiplier les angles, varier les surfaces, ménager les saillies et les rentrées, pour y faire jouer le caprice de la lumière, pour permettre aux rayons du soleil de se briser contre ces obstacles, et aux ombres de se produire plus nombreuses et plus bienfaisantes.
Le moucharabieh me paraît en ce sens l'idéal de cette architecture pratique ; cette charpente en bois de cèdre ou de cyprès, treillagée et découpée, peinte en blanc ou en gris, appliquée aux parois extérieures de la maison en guise de fenêtre, suspendue au-dessus de la rue qu'elle surplombe comme une immense cage d'oiseaux, doit former le plus charmant salon aérien. 

- Oui, la brise y pénètre sans laisser passer le soleil et permet de tenir au frais les gargoulettes pleines d'eau, dans un courant d'air perpétuel ; le jour trop vif et les bruits de la rue trop assourdissants s'y tamisent ; et surtout, à travers cette dentelle de bois, on peut voir sans être vu, on peut satisfaire sa curiosité, tout en cachant aux regards indiscrets un intérieur mystérieux.
- Les Espagnols ont appris des Arabes ce raffinement, mais ils l'ont dénaturé et gâté, selon moi, en remplaçant, dans les miradors de Cadix et de Séville, le bois par les vitres, et la douceur des couleurs éteintes par l'intensité d'une couleur criarde, le vert. Les Allemands, en adoptant cette mode, ont poussé aussi loin qu'il était possible le contre-sens architectural ; on grelotte presque dans ces balcons vitrés qui décorent les maisons de Berlin.
- Pour satisfaire mieux encore ce luxe indispensable de fraîcheur, des auvents surmontent la plateforme des terrasses et tournent leurs ouvertures vers le nord, livrant ainsi passage aux courants d'air.
Mais où sont donc
Ces maisons d'or pareilles
À des jouets d'enfants

dont parle Victor Hugo ? Je les ai cherchées et je n'ai trouvé que des ifs en bois, bariolés, prêts pour une illumination, ou d'affreux peinturlurages qui couvrent les murailles et qui représentent des images grossières de chameaux fantastiques, de lions fabuleux, de fleurs inconnues, de bateaux à vapeur et de chemins de fer apocalyptiques ; cela signifie, au dire de Saïd, que l'habitant est un hadji, un pèlerin revenu de la Mecque. Est-ce là tout ? 

- Saïd vous a bien renseigné ; mais il se produit pour vous un phénomène qu'éprouvent tous les étrangers ; la pensée remplie des images enchantées des conteurs et des poètes, vous vous étiez fait une fausse idée des choses, vous aviez rêvé un Orient de convention, tel qu'il existe dans vos décors de féerie ou d'opéra-comique, c'est-à-dire tel qu'il n'existe pas, et vous vous êtes trouvé en face de maisons aux murailles épaisses et hautes, aux combles en terrasse, à la porte nue, sans inscription de nom et de profession, aux rares et petites ouvertures, tristes comme des prisons, silencieuses et muettes comme la femme, et long-voilées comme elle."

extrait de En Égypte : Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Le Caire, 1867, par le libraire-éditeur parisien Henri Paul Charles Baillière (1840-1905)