vendredi 10 juillet 2020

"Aimer le paysage de Nubie", par Max-Pol Fouchet

photo de Galal El Missary, avec son aimable autorisation
"À l'amateur de "sites inoubliables", il est possible que la Basse-Nubie, dans son ensemble, ait apporté de la désillusion... Hormis la région des cataractes et les quelques lieux où luttait pour son passage le fleuve resserré, rarement s’y dressait un décor magistral, s’y déployait une mise en scène romantique. On naviguait sur le Nil entre deux déserts, mais à peine les apercevait-on, et le sentiment de l’espace cédait à une sorte de familiarité, de proximité accessible. Entre Assouan et Ouadi Halfa, d'excellents esprits éprouvèrent de l’ennui, tenant le parcours pour fastidieux. Ce ne fut pas notre cas. À chaque voyage, la Nubie, comme on dit, nous prenait.
Par quoi donc ? Le paysage était si souvent absence de paysage. De chaque côté du fleuve, de semblables berges gréseuses, sans découpures vraiment pittoresques, se continuaient. Aux basses eaux, la trace jaunâtre laissée par les crues s’y découvrait, sa poursuite rectiligne hypnotisait le regard. Le grès laissait-il place au granit, l'incident devenait notable, comme un hasard acquiert de l’importance dans un jour abandonné des événements. Ailleurs, la roche s’interrompait, une dune descendait, se déversait, métal brûlant à la méridienne, soie douce à la venue du crépuscule. Le sable encore s’amassait dans l'embouchure d'un ancien oued, depuis longtemps sans eau ; c'était l’un de ces khors qui s’ouvraient en failles desséchées, en théâtres arides. Avec quelque chance, le soir approchant, on voyait des morceaux de boue se détacher de la boue, se mouvoir, glisser vers l’eau, y plonger: petits crocodiles qu'effrayait le bruit de l’hélice.
De loin en loin, les deux chaînes, l’Arabique, la Libyque, déléguaient des reliefs. Leurs formes paraissaient étranges, si peu étranges étaient les parages. Ils arrivaient au fleuve en buttes isolées ou groupées, comme faites pour annoncer sur leur sommet le premier rose de l'aube et le dernier du jour, pour offrir à certaines terres un mauve ou un bleu, et pour témoigner qu'auprès de ces berges de pauvre modelé existaient néanmoins des volumes naturels. Il fallait, pour aimer le "paysage" de Nubie, aimer ces déroulements qui accordent par leur feinte monotonie le sentiment d’une durée hors du temps, aimer encore ce manque d'épisodes où l'esprit peut s’abandonner à une pensée sans pensée, plus fécondante qu'il ne paraît, susceptible peut-être de conduire à l’Autre Versant... Il fallait aimer la mélopée."

extrait de Nubie, splendeur sauvée, 1965, par Max-Pol Fouchet (1913-1980), poète, romancier, essayiste, critique littéraire, musical, historien de l'art, ethnologue, homme de radio et de télévision

mercredi 8 juillet 2020

"Assouan, une fleur posée entre deux stérilités immenses, au bord de l’eau", par Camille Mauclair

Assouan : aquarelle de Conrad H. R. Carelli, 1908

"Je suis venu chercher à Assouan le repos dans la nature, loin des hypogées, des sanctuaires, de la théologie, de l’érudition, de la hantise des siècles, de l’art même. Le repos dans la nature, rien d'autre. Mais quel repos, et quelle nature !
Assouan se déroule sur la rive droite du Nil, en face de longues collines de sable qui dissimulent le désert libyque : et Assouan elle-même est à la limite du désert arabique. 
C'est une fleur posée entre deux stérilités immenses, au bord de l’eau. J’adore le silence, ou plutôt les silences, car chacun a sa condition, sa qualité, sa saveur, que j’ai appris à discerner et à goûter. J’ai connu bien des silences diversement nuancés, à Bruges, à Sorrente, à Ravello, à Tozeur, à Assise, à Olympie, en bien d’autres lieux. Je n’en ai jamais connu d’aussi parfaitement délicieux que celui d’Assouan. Il a quelque chose de surnaturel, léger, d'aussi suave que l’air qu’on respire en ce paysage d’une harmonie simple et souveraine. Très peu de couleurs : l’azur, les sables semblables au miel, le gris rosé du fleuve, accord de trois tons, avec quelques accents de maisons blanches et de palmiers verts. Le tout est imbu de lumière au point de sembler presque dématérialisé, irréel. L’atmosphère du Caire, celle même de Louqsor, si agréable pourtant, semble étouffante et opaque auprès de celle d’Assouan. On vit dans la clarté absolue, on oublie sa propre densité, et cet allégement surpasse le plaisir physique, il donne vraiment un sens au mot bonheur.
La jolie cité aligne ses maisons sur des quais ombragés. Elle reste musulmane. Le progrès moderne n’y a encore rien gâté. Ville de saison, mise à la mode par les Britanniques, elle a admis le confort sans en être enlaidie. L’Européen y trouve quelques grands hôtels admirablement installés. Ils sont coûteux ; il n’y a guère de milieu, en Haute Égypte, entre la vie indigène qu'on n’accepterait pas sans quelque courage, et l'existence de palace. Une clientèle de condition moyenne ne viendrait pas. Je me hâte de dire que le tourisme est très intelligemment dirigé partout, et qu’à Assouan notamment le luxe des appartements, des menus, du service, ne s’accompagne d’aucun des inconvénients et des snobismes que j’ai toujours détestés dans les palaces. Tout est disposé avec tact en vue de la discrète quiétude et l’affabilité de l’accueil est parfaite. J'ai vécu au Cataract Hotel comme au Louqsor Hotel quelques jours enchantés. Cette vie européenne reste à l’écart de l’agglomération arabe, qui est colorée et amusante, et continue ses habitudes avec l’imperméabilité placide propre aux Orientaux."

extrait de L'Égypte millénaire et vivante, 1938, par Camille Mauclair (1872-1945), nom de plume de Camille Laurent Célestin Faust, poète, romancier, historien d'art et critique littéraire français.

Vallée des Rois, "le glorieux royaume de la mort", par Camille Mauclair

photo d'Émile Béchard (1844 - 18...)

"Un matin, à Louqsor, j'ai pris place dans une grande barque dont les rameurs ont commencé de rythmer leur effort par leur chant "Ialla hélé ! Ialla hélé !", pour parvenir à contourner un banc de sable divisant le fleuve : et je regardais avec plaisir le déroulement de la rive quittée, la longue silhouette des pylônes, des colonnades, les taches blanches de la mosquée intruse, des maisons, des hôtels, la pointe d’un obélisque, surmontée par un vol triangulaire d’oiseaux. Le Nil était un hymne à la lumière. Sa traversée s’est achevée par l’escalade d’une berge grasse de limon, parmi des Arabes agiles et criards. 
Une auto m’a emporté à travers champs, vers la Vallée des Rois, par des espaces verdoyants s’élevant en pente douce vers des contreforts qui se rapprochaient, grandissaient, découpaient leurs arêtes sur l’azur ineffable des matinées égyptiennes. Ayant longé un canal, je suis arrivé devant le portique ruiné et les trois chapelles lézardées du temple dont Séti Ier, le père de Ramsès II, avait fait commencer la construction à Qournah. Première et brève station dans cette région funèbre, immense, où, çà et la, des débris surgis des terres cultivées rappellent l'existence des faubourgs de cette Thèbes qui, assise sur les deux rives, fut presque aussi étendue que Paris. Et, brusquement, après la zone riante, l'entrée dans la stérilité totale.
Une gorge sinueuse. Même plus le sable : du calcaire broyé, entre des murs aux érosions étranges. Une blancheur aveuglante, la réfraction d'un soleil fou, une chaleur de cratère volcanique : de quoi redouter l’insolation et la cécité malgré le casque et les lunettes. Pas une ombre, le feu liquide et incolore, de plus en plus intense : l'entrée d’un enfer qui serait lumineux : aucune possibilité de vie animale ou végétale. J'ai franchi l'Atlas, j’ai rôdé aux confins sahariens du pays de la soif, mais je n’ai jamais rien vu de si angoissant, de si désespérant. Où est-on, vers quoi va-t-on ? Il y a quelque chose de plus volontaire, de plus orgueilleux que les temples, dans l'audace des princes qui voulurent enclore le secret de leurs dépouilles en cette désolation. Quelles âmes terribles ont-ils donc eues ? On s’enfonce dans ce labyrinthe pendant plusieurs kilomètres entre ces hérissements livides comme des ossements. Le désert lui-même est moins menaçant, moins interdit à l’homme. Et cependant, avant les savants contemporains, avant les pillards asiatiques et médiévaux, des cortèges funèbres se sont déroulés solennellement dans ces failles rocheuses, et des milliers d’ouvriers ont creusé, ont bâti, ont sculpté et peint, pour préparer le décor éternel des cadavres royaux embaumés, enserrés dans leurs bandelettes, enfermés dans leurs triples cercueils.
J'arrive enfin au dernier coude de la route frayée dans ce "ouadi" solitaire et torride, devant une barrière gardée par des Arabes. Je m'y arrête en compagnie de Georges Gattas, qui est un bourgeois de Louqsor, grave et amène, très digne en sa lévite soyeuse, Copte imbu de l’amour et de la connaissance des temps pharaoniques, et fort supérieur aux drogmans dont j'ai toujours refusé l’agaçante compagnie et les assertions fantaisistes. Quelques excavations ouvrent dans la brûlante candeur du paysage, leurs trous noirs. Avant de m'y engager, je regarde, à la limite du ciel, la masse calcaire qui surplombe l'énorme ensemble des falaises : elle a la forme d'une pyramide à degrés, de la superposition de mastabas qu'est, à Saqqarah, le monument de Zoser. La nature a-t-elle donc fourni cet exemple ? Énigme, encore et toujours..."

extrait de L'Égypte millénaire et vivante, 1938, par 
Camille Mauclair (1872-1945), nom de plume de Camille Laurent Célestin Faust, poète, romancier, historien d'art et critique littéraire français.

lundi 6 juillet 2020

"Quiconque n'a pas vu l'âne d'Orient, ne connaît pas l'un des plus beaux et des meilleurs animaux de la création" (Xavier Marmier)


"Nous n'avions nulle envie de voyager comme les Anglais, et d'employer régulièrement six heures à faire trois solides repas par jour ; cependant nous sentîmes que le cheik devait réellement avoir besoin de repos, et lui abandonnant nos bagages avec la liberté de nous les amener à son aise, nous louâmes, avec notre drogman, chacun un âne pour nous mener de Hanka au Caire. 
Qu'on ne se figure point à ce mot d'âne ce malheureux quadrupède d'Europe, outragé par tant de quolibets, asservi aux plus vulgaires travaux, enfariné, battu par le meunier, attelé grotesquement à la charrue du laboureur ou au voiturin du jardinier, et, dans cette triste condition, n'inspirant pas même la pitié qui lui serait si légitimement due, et n'excitant sur son passage, pour prix de sa patience, que les huées des enfants. 
Qu'on ne se figure pas non plus cet âne rebelle et mal élevé qui, dans la vallée de Montmorency, jette sur l'herbe étudiants et grisettes. Non, quiconque n'a pas vu l'âne d'Orient, ne connaît pas l'un des plus beaux et des meilleurs animaux de la création. Celui-ci est vif et léger, preste et coquet. Il se tient la tête haute, l'oreille droite, comme un être intelligent qui a le sentiment de sa valeur. On le soigne avec une affectueuse sollicitude ; son poil rasé, brossé, ressemble à du velours ; ses sabots noircis brillent comme de l'ébène. On le revêt d'un harnais orné de coquillages, de franges de soie, et d'une selle élastique et molle comme un bon fauteuil, couverte de drap ou de maroquin, et quelquefois de broderies en or. 
Ainsi lavé, peigné, paré, l'âne se présente fièrement dans les villes d'Égypte. Il n'est pas un noble personnage qui dédaigne de s'asseoir sur sa croupe, pas une femme turque de distinction qui ne s'en serve pour faire ses visites et ses promenades, et pas un voyageur qui, après avoir essayé ce moyen de locomotion, puisse sans peine y renoncer. Dans tous les villages qui avoisinent le Caire, Alexandrie, et dans toutes les villes, on rencontre des âniers qui viennent vous offrir ces excellents petits coursiers. Ce sont les fiacres et les omnibus du pays : pour quelques piastres, vous avez tout un jour à votre disposition l'homme et la bête, l'âne el l'ânier. L'âne a un trot d'amble si régulier et si doux, qu'à peine sent-on ses mouvements ; souple et docile, il obéit à la plus légère pression de la bride et du genou, se met au pas, se lance au galop, et s'arrête prudemment de lui-même dans les ruelles obstruées, dans les passages difficiles. Si son ardeur vient à se ralentir, l'ânier est là qui l'aiguillonne par derrière, le suit d'un pied agile, en l'encourageant de la voix el du geste, et vous conduit vers la mosquée, vous guide dans les bazars.
Nos ânes de Hanka ne portaient point dans leur harnachement le luxe de ceux du Caire, mais ils piétinaient, trottinaient et galopaient de la façon la plus réjouissante, et nous nous avancions vers le Caire par une large route semblable à une allée de jardin, bordée de côté et d'autre de platanes, de tamariscs, d'acacias."

extrait de Du Rhin au Nil : souvenirs de voyage, par Xavier Marmier (1808-1892), homme de lettres, voyageur et traducteur des littératures européennes

mercredi 1 juillet 2020

"Le désert dans sa silencieuse immensité", par Xavier Marmier

par Charles-Théodore Frère, 1855

"En partant d'El-Arisch, on longe pendant quelques heures, à la distance d'un demi-mille, les dunes de la mer, on entre dans une étroite vallée couverte sur toute son étendue d'une couche de sel. Ce sel, produit des exhalaisons marines ou du dépôt d'une eau saumâtre desséchée par un ardent soleil, forme une large croûte d'un demi-pouce d'épaisseur. Il a beaucoup plus de force acide que le nôtre et présente en certains endroits la dureté de la pierre. Les chameliers en brisent quelques fragments pour assaisonner leur repas ; mais nul industriel n'a encore entrepris d'exploiter ces mines fécondes, et nous pouvons glisser sur leur surface polie comme sur les glaces du Nord. 
Au delà de cette espèce de lac étincelant aux rayons du soleil, nous rentrâmes dans les flots de sable parsemés d'arbrisseaux épineux, de broussailles rabougries. Là, on n'entendait plus le bruit de la grande mer d'Europe, là on ne distinguait plus aucune trace humaine. C'était le désert dans sa silencieuse immensité, le désert comme l'Océan, image de l'infini, et, comme l'Océan, admirable dans son repos, terrible dans ses orages. Nos chameliers nous y conduisaient avant le crépuscule du matin, et au crépuscule incertain du soir, sans hésiter un seul instant, sans s'arrêter pour chercher leur direction. Quand on a voyagé dans ces solitaires espaces, on comprend l'étude astronomique des Chaldéens. Le guide d'une caravane ne trouve pas ici, comme dans les déserts fangeux de Laponie que je traversais il y a quelques années, un monticule qui lui sert de jalon, un marais qui le dirige. Rien n'interrompt l'uniforme aspect de la plaine aride, et les chameliers ne peuvent y tracer en ligne droite leur sillon qu'en observant la position des étoiles et le cours des astres. Ce sont des astronomes moins savants, à coup sûr, que M. Arago, et qui n'annonceraient pas, comme mon honorable compatriote et ami, Mauvais, l'arrivée inattendue d'une comète ; mais qui ne s'en sont pas moins fait une bonne boussole de l'auréole de Vénus et des jets lumineux de la voie lactée. (...)
Si monotone que puisse paraître une vaste étendue de sable, elle présente cependant par quelques accidents de terrain, par quelque parure de végétation, et surtout par la succession des couleurs atmosphériques, plus de variété qu'on ne le croirait au premier abord. Dans la nuit, elle repose comme une mer terne et inerte sous la voûte scintillante des étoiles. On se trouve alors enfermé dans un cercle horizontal très étroit, et l'on n'entend aucun bruit, hors le souffle de la brise qui froisse l'un contre l'autre les légers rameaux de la bruyère mobile ou de l'épine desséchée. Mais la tente des voyageurs est dressée sur ses piquets ; le feu de leur cuisinier pétille sous le vase où sa main fait bouillir le pilau. Les chameaux sont accroupis en cercle, puisant dans un sac de crin la pitance d'orge qu'on leur a distribuée d'une main parcimonieuse. Au milieu de ce cercle, leurs maîtres ont établi leur foyer. Ils sont là, assis sur les talons, savourant le suc de la datte, pétrissant la galette de pain qu'ils feront cuire, comme dans les temps anciens, sous les cendres, et écoutant la chronique guerrière d'un pacha, on la légende amoureuse d'un jeune giaour, qu'un des leurs raconte avec de longs détails. Souvent ce récit a pour eux un tel charme, qu'il leur fait oublier toutes les fatigues de la journée. Le cheik, dans le commencement d'une épopée dont il veut connaître la fin, tire d'un sac, qu'il garde précieusement, la fève de Moka, la broie lui-même dans un mortier, la jette dans la cafetière, et en partage généreusement le suc vivifiant avec ses compagnons. Le récit , après cette joyeuse libation, prend un caractère plus vif et parfois un peu graveleux. Les jeunes gens sourient ; le cheik passe en silence la main sur sa barbe et rêve à quelques-uns de ces yeux noirs dont son homérique voisin dépeint, comme s'il les voyait, le dangereux éclat. Des heures entières ainsi se passent ; enfin le conteur se tait, ajournant au lendemain la suite de ses épisodes, et tous les chameliers se jettent sur le sol, la tête dans leur manteau, pour se remettre en route quelques moments après." 

extrait de Du Rhin au Nil : souvenirs de voyage, par Xavier Marmier (1808-1892), homme de lettres, voyageur et traducteur des littératures européennes

mercredi 17 juin 2020

À l' "époque première de la vie de l'Égypte", par Albert Gayet

par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"La configuration géographique du pays suffirait, à elle seule, à expliquer les croyances et les aspirations de l'Égyptien, telles que les philosophes de la dix-huitième dynastie nous les dépeignent. Cette vallée du Nil qui, pour lui, constituait le monde entier, la patrie des dieux, n'est qu'un étroit ruban de limon fertile, déroulé entre les déserts d'Arabie et de Libye ; les berges du fleuve, sorti de son lit, à l'époque des pluies estivales, amenant le débordement des grands lacs équatoriaux. Encaissée entre les chaînes des deux montagnes, elle s'enfonce presque en ligne droite, du sud au nord, large ici de 30 à 40 kilomètres à peine ; là, tellement étranglée, que les contreforts rocheux des premières croupes viennent se baigner à la rive, et former des seuils, en partie usés, au cours des siècles, par l'action des eaux. Et ces montagnes, découpées en falaises, avec leurs pentes rapides, lisses, aux creux desquelles les sables se sont amassés ; leurs crêtes horizontales, indiscontinues, où pas une cime, pas un pic, pas une aiguille ne se détache ; leurs angles brusques, pareils à ceux des bastions d'une forteresse, devaient forcément prendre aux yeux des premiers habitants de la contrée l'aspect d'une sorte de muraille, enserrant les confins du monde, muraille au delà de laquelle n'existait, pour eux, que la région désolée des sables, le pays des Testou, les impies de la solitude brûlée de soleil, l'empire des génies du mal.
L'homme, né dans ce milieu, devait se sentir, plus qu'ailleurs, soumis aux lois d'une puissance occulte, mystérieuse et implacable, se manifestant à lui sous mille formes, mais dont le principe lui restait caché.
C'était l'aridité du sol, contre laquelle il lui fallait lutter, pour pourvoir à sa subsistance ; la nécessité où il se trouvait, de disputer la terre à la sécheresse, en l'arrosant journellement. C'était le retour, à jour fixe, de l'inondation, apportant la fertilité avec elle, "donnant la vie", ainsi que l'a si bien dit la liturgie antique. C'était, surtout, la régularité parfaite de la course du soleil. Ces jours égaux, ou peu s'en faut, aux nuits ; la pureté radieuse d'un ciel sans nuages, où chaque matin le disque surgit, semblant sortir d'une région inconnue, dont les montagnes d'Arabie auraient marqué le seuil ; pour traverser en triomphateur l'espace, puis s'abaisser au soir, vers une autre demeure cachée, par delà les montagnes de Libye, d'où l'ombre montait redoutable et y disparaître, enseveli dans la nuit.
À cette époque première de la vie de l'Égypte, le Delta n'était pas encore formé ; la Méditerranée venait battre le plateau rocheux où, à l'aube de la période historique, s'élevèrent les pyramides ; et des marais salants occupaient l'emplacement de Memphis.
À la longue pourtant, les alluvions du Nil formèrent des bancs de vase, sur les bas-fonds de son estuaire ; les sables de la mer et du désert envahirent insensiblement celui-ci ; et, année par année, chaque crue conquit quelques pouces de terrain sur les eaux. Aujourd'hui encore, les plages en formation, aux anciennes bouches canopiques et sébennytiques, sur les côtes des lacs Edko et Bourlos, s'accroissent environ de quinze hectares, en moyenne, par année ; ce qui donne à peine un mètre de progression pour tout le front du Delta. Mais, même en tenant compte de combien sont incertains ces calculs, tout ce Delta devait exister déjà, quand l'Égyptien fit son apparition dans le pays.
D'où venait-il ? à laquelle des grandes familles humaines était-il apparenté ? De bonne heure, il paraît avoir perdu le souvenir de son origine, et ne nous a laissé aucun renseignement précis sur lui-même."

extrait de La civilisation pharaonique, par Albert Gayet (1856-1916), égyptologue français, directeur des fouilles d'Antinoé de 1895 à 1911.

mardi 9 juin 2020

"L'Égypte se passe volontiers de pluie : le père Nil, à lui seul, vaut une foule d'averses" (Charles Edmond)

le Chadouf, système d'irrigation en Haute-Égypte
Oeuvre de Louis Hippolyte Mouchot (1846-1893)
Huile sur toile - Musée d'Orsay
"Les hommes sont au labour. Ce n'est pas qu'ils aient besoin de tourmenter et surexciter la terre. Il suffit à celle-ci qu'on l'égratigne à la surface. Elle se charge du reste. Mais, en revanche, quelle soif inextinguible ! Nuit et jour, elle crie à boire, à boire encore ! De l'eau à indiscrétion, et des trésors en retour ! Mais le ciel en est avare ; la pluie compte au nombre de rares phénomènes ; elle fait date. Tel enfant est déjà grandelet : quel âge a-t-il ? On ne se rappelle pas au juste. Il est né le jour de la dernière pluie. 
Un tout petit nuage, accouru de l'autre bout du monde, égaré des siens, est venu ici se faire crever l'outre par un rayon du soleil de la Haute-Égypte. Triste fin, et humiliante ; il se résout en pluie, mais les gouttelettes n'ont pas atteint la terre qu'elles se sont déjà vaporisées. Quand on se borne à des apparitions si rares et dédaigneuses, on ferait mieux de rester chez soi. Du reste, l'Égypte se passe volontiers de pluie : le père Nil, à lui seul, vaut une foule d'averses. Il est vrai que, lui aussi, exige des caresses, des égards, des soins, des stratagèmes souvent ; sans cela il refuserait une partie considérable de la subvention. Aussi le traite-t-on en conséquence.
Le bourru bienfaisant se permet parfois des caprices absurdes, des velléités, par exemple, de se répandre sans profit pour personne.
Vite, il faut élever une digue le long de son cours, pour le rappeler à la raison et à une sage économie. Patience, père Nil ! on vous ouvrira des issues, on vous organisera tout un système artériel, calqué presque sur l'anatomie du corps humain. Les digues seront percées de coupures, et à travers celles-ci, en vertu du rayonnement innombrable de mille petits canaux, l'eau atteindra partout où l'inondation naturelle et périodique, livrée à ses propres agissements, n'aurait jamais réussi à la porter. Et puis, cette fameuse inondation que l'on glorifie tant, elle ne dure pas les douze mois du calendrier. Pendant la moitié de l'année, et même davantage, on n'en entend pas parler. Ce répit périodique, on le met à profit pour obtenir sur le même champ trois ou quatre récoltes successives par an. 
Comment y parvient-on ? Par des moyens surannés qui datent des premiers Pharaons, et qui depuis n'ont pas été d'un cheveu modifiés, ni améliorés. Un peu de progrès eût triplé, quadruplé l'intensité de la récolte. Mais un paysan, fellah ou européen, quelle que soit l'origine de sa race, doit se garder de rompre en visière à la routine. Améliorer, progresser, porterait malheur à la sauvagerie. Les vieux procédés, les vieilles mécaniques ont servi aux pères ; ils serviront tout aussi bien aux fils, et ainsi de suite, de générations en générations, à perpétuité.
La vétusté patriarcale des machines à irrigation, en Basse-Égypte, se trouvait déjà mentionnée sur mon carnet. La çakyéh, ainsi nommée, forme un puits à roue hydraulique, adossée à un réservoir, où elle puise l'eau du fleuve par l'intermédiaire d'un chapelet de godets en terre cuite. Une paire de bœufs la met en branle, et la machine opère de telle façon que la moitié de l'eau, au lieu de se diriger elle aussi vers les terres, retombe dans le récipient initial. Pareil engin n'a pu être inventé que par un arrière-neveu de Sisyphe et d'une Danaïde.
Autre chose dans la Haute-Égypte. La çakyéh s'y transforme en chadouf ; le résultat reste le même ; toutefois, au point de vue pittoresque, la supériorité se prononce en faveur de ce dernier. Autant de gagné, faute de mieux. Le chadouf d'ailleurs l'emporte sur sa rivale, par ses reproductions fréquentes en bas-relief ou peinture, sur les monuments des Pharaons. L'appareil est imparfait, d'accord ; mais il est hiératique, et par conséquent vénérable. Grâce à ces horizons égyptiens sur lesquels chaque objet se profile avec une vigoureuse netteté, on est de loin surpris à l'aspect de ces bizarres constructions qu'un touriste novice et frotté d'archéologie, prendrait pour une variété de catapultes."


extrait de Zéphyrin Cazavan en Égypte, 1879, par Charles Edmond (1822-1899), "commissaire général de l'exposition vice-royale d'Égypte"