samedi 8 août 2020

"L'érection des pyramides fut l'accomplissement d'une pensée qui tenait aux croyances religieuses les plus profondes, relativement à l'avenir" (duc de Raguse)

photo de Luigi Fiorillo (1847 - 1898)

"J'étais impatient de voir de près ces monuments gigantesques, les plus extraordinaires que jamais les hommes aient construits. L'étendue et la difficulté des travaux ont exigé une accumulation de moyens proportionnés, et par conséquent immenses : il a fallu, pour élever ces édifices, sans utilité pour les vivants, une constance inouïe, et que leurs fondateurs pussent disposer d'une foule innombrable d'esclaves. L'érection des pyramides n'a pas été le caprice bizarre d'un seul souverain, non plus qu'une entreprise isolée et unique ; ce fut l'accomplissement d'une pensée qui tenait aux croyances religieuses les plus profondes, relativement à l'avenir. Ces croyances étaient universelles, car chacun réalisa la même pensée suivant ses facultés, et il en résulta ce nombre considérable de pyramides, grandes ou petites, encore existant aujourd'hui, ou dont on retrouve les débris. Ces idées n'avaient pas pris naissance en Égypte : elles appartenaient aux peuples primitifs de la vallée du Nil, puisque l'île de Méroë, dans le Sennaar, plaine sortie du sein des eaux avant l'Égypte, est remplie de monuments semblables.
L'impression que les pyramides de Ghizéh font éprouver varie d'une manière singulière, selon la distance d'où on les voit. En remontant le Nil, dès qu'on les a découvertes à l'horizon, elles grandissent constamment à l'œil, à mesure qu'on avance vers le Caire ; près de cette ville on dirait que ce sont des montagnes, et quand on réfléchit que ces montagnes si régulières sont sorties de la main des hommes, l'étonnement s'unit à l'admiration. C'est ce que nous éprouvâmes, il y a trente-huit ans, quand nous nous disposions à combattre à leur ombre et que Napoléon nous disait : "Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent !"
C'est du Caire que les pyramides apparaissent dans toute leur gloire. Digne ornement d'un pays dont les souvenirs ont tant d'éclat et remontent si haut dans les siècles écoulés, elles sont là comme pour rendre témoignage de ce que fut cette contrée que nous avons peine à comprendre, et qui exerça sur le monde une puissance que son étendue et sa population ne semblaient pas lui promettre. Une résidence habituelle au Caire accoutume à regarder les pyramides comme une des nécessités de cette terre, comme une parure qui lui est propre ; on ne conçoit pas que le paysage puisse en être dépouillé, elles en font partie comme un ouvrage de la nature.
À mesure qu'on approche des pyramides on croirait qu'elles s'abaissent et que leurs dimensions s'amoindrissent. Soit que l'œil s'habitue à leur aspect imposant, soit que le désert uni et monotone qui les entoure, n'offrant aucun point de comparaison, empêche d'apprécier leur masse énorme, il est certain que l'effet qu'elles produisent va toujours en s'affaiblissant. On le sent et l'on s'en étonne, sans pouvoir se soustraire à celte impression ; mais elle est passagère. Quand on arrive jusqu'à les toucher, quand on lève la tête et que les regards s'élancent vers leur sommet, lorsqu'enfin on en fait le tour et qu'on mesure ainsi leur étendue, la surprise renaît, et, en se rappelant les plus grands monuments que l'Europe possède, on se dit que si l'église de Saint-Pierre de Rome ou celle de Strasbourg étaient transportées ici, la croix qui les domine ne serait pas de niveau avec la plate-forme ; que si le Louvre était adossé à cette pyramide, le faîte ne correspondrait pas à la moitié de sa hauteur ; alors l'admiration subjugue, et ce que vous voyez a le prestige d'une illusion des sens."


extrait de Voyage en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée et sur les bords de la mer d'Azoff, à Constantinople et sur quelques parties de l'Asie Mineure, en Syrie, Palestine et en Égypte, Volumes 4 à 5, 1841, par
Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont (1774-1852), Duc de Raguse. Ce Maréchal de France participa aux campagnes de Napoléon, le "trahit" à Fontainebleau en 1814, puis servit les Bourbons, dut défendre les ordonnances en 1830 comme commandant de l'armée de Paris, et volontairement s'exila, voyageant en Autriche, en Syrie, en Palestine et dans les États de Venise.

jeudi 6 août 2020

"Une visite au temple de Karnak avec M. Legrain", par Amédée Baillot de Guerville

le "plan incliné" - photo de Georges Legrain, extraite de "Les temples de Karnak", 1929

- Voyez-vous là-bas ces monceaux de maçonnerie ? Eh bien : ce sont les anciens murs de Thèbes ! Quand j'étais enfant et que je lisais que des chariots attelés de nombreuses paires de chevaux galopaient sur ces murs comme sur un boulevard où ils se croisaient et s'entre-croisaient, je regardais les murs de notre villa aux environs de Paris, qui avaient bien 49 centimètres d'épaisseur, et je me disais : "Ça, c'est de la blague !"
Ainsi me parlait M. Legrain, cet homme charmant et érudit, cet égyptologue distingué qui, depuis dix ans, travaille avec une intelligence, une volonté, un acharnement inouïs à la reconstruction des fameux temples de Karnak.
- Eh bien ! continua-t-il, aujourd'hui j'y crois à ces fameux murs, puisque, après tant de siècles passés, je puis encore me promener avec ma petite voiture sur leurs ruines.
Je me demande vraiment ce qu'il faut admirer le plus, des anciens qui ont créé de telles merveilles, ou des modernes qui, comme M. Legrain, donnent le meilleur de leur vie à les faire renaître. Il faut être allé à Luxor, l'ancienne Thèbes, et il faut avoir visité les temples de Karnak pour se faire une idée de la puissance créatrice des vieux Égyptiens ainsi que de la force morale et de la patience de l'homme qui, petit à petit, reconstitue ce qui fut, peut-être, le plus grand temple du monde. Si Mariette pensait que vingt volumes étaient nécessaires pour décrire le temple de Dendérah, combien en faudrait-il pour arriver à donner une juste idée de ce qu'est Karnak ? Ce sont encore aujourd'hui les ruines les plus merveilleuses de l'Égypte, comme au temps de leur splendeur ces temples on été une des merveilles de l'univers. (...)
Au milieu de ce temple, vous trouverez (...) la salle hypostyle, dans laquelle une véritable forêt d'énormes colonnes sculptées élèvent vers le ciel leurs têtes altières. Au milieu il y en a 12 ayant 20 mètres de hauteur et 12 mètres de circonférence, et sur les côtés il y en a 122 s'élevant à 13 mètres et ayant 10 mètres de tour. C'est superbe et grandiose. Mais, depuis le jour lointain où Cambyse détruisit Thèbes, les ruines de Karnak s'étaient petit à petit recouvertes de sable, de terre, de détritus, et le tout avait disparu, enterré, jusqu'au jour où les égyptologues vinrent faire leurs fouilles. Et alors, quand on eut dégagé l'allée des Sphinx et déterré la salle hypostyle, les énormes colonnes sculptées commencèrent à s'ébranler, et plus tard, en 1899, onze d'entre elles s'abattirent avec un fracas effroyable. Les fondations, ébranlées par les changements de niveau du Nil, voisin du temple, n'étaient plus assez solides. Le désastre paraissait irréparable, mais M. Legrain était là et il jura que, coûte que coûte, les colonnes abattues et brisées reprendraient leur place... et elles l'ont reprise !
- Comment diable y êtes-vous arrivé ? lui demandais-je.
- Oh ! me répondit-il avec son charmant sourire, ce fut la chose la plus simple du monde... seulement cela prit beaucoup de temps et beaucoup de travail. D'abord on enleva tous les morceaux de colonnes, on les numérota, puis on les "remisa".  Ceci fini, nous refîmes les fondations, et quand celles-ci furent prêtes, on alla chercher l'un après l'autre, les morceaux de colonne à la remise et on les remit en place. Après, il fallut commencer à abattre les autres colonnes qui menaçaient de tomber d'elles-mêmes, et refaire leurs fondations. Ce n'est pas plus difficile que ça ! 
Émerveillé, je regarde cet homme qui, depuis dix ans, combine les métiers de maçon, d'ingénieur, de charpentier, d'architecte, de savant, puis mes yeux se portent tout là-haut vers les énormes blocs de pierre, et je demande quelle puissance a pu les porter à cette hauteur.
- Mais ça aussi c'est très facile, et cependant nous ne nous servons d'aucun moyen mécanique, d'aucune force motrice. Nous faisons ce que très vraisemblablement les Égyptiens faisaient eux-mêmes... nous nous servons de terre.
- ?...
- Mais oui, de terre. À mesure que la colonne ou le mur monte, nous faisons également monter le sol qui l'entoure. On apporte de la terre, encore de la terre et toujours de la terre, et on arrive ainsi tout là-haut avec un plan doucement incliné, sur lequel il suffit simplement de cordes solides et de nombreux bras pour faire monter les pierres les plus énormes. Nous remuons des blocs pesant 5o.ooo kilogrammes, sans avoir jamais eu à déplorer le moindre accident. Quant à la terre... eh bien ! cet immense temple hypostyle a été rempli et vidé trois fois depuis l'année dernière."


extrait de La nouvelle Égypte (1905), par Amédée Baillot de Guerville (1868-1913). Né en France, il émigra aux États-Unis en 1887, où il effectua toute sa carrière de journaliste et agent commercial.

mercredi 5 août 2020

"Les Égyptiens bâtissaient pour l'immortalité" (Aug. de Couffon)

photo de Pascal Sébah (1823 - 1886 )

"Au temps où l’Europe, couverte d’épaisses forêts, n'était peuplée que par quelques tribus sauvages ; lorsque la Chine, enveloppée des langes de l'enfance, était encore inconnue ; à l'époque où les nations les plus célèbres de la haute antiquité n'avaient pas encore donné signe de vie ; avant la fondation de Tyr, de Babylone, de Ninive, d'Ecbatane, de Persépolis ; antérieurement aux grandes migrations qui, envahissant les contrées de l'Occident, les remplirent de hordes longtemps ignorées, un peuple nombreux, industrieux et savant occupait les rives du Nil et les couvrait de monuments magnifiques.
Grandement avancé dans les sciences et dans les arts, il présentait alors le spectacle, unique sur la terre, de la civilisation au milieu de la barbarie universelle. D'où venait-il et qui lui avait enseigné sa science sublime ? La question n'est pas éclaircie ; peut-être ne le sera-t-elle jamais. L'Égypte peut également recevoir des colonies par les deux mers qui bordent ses rivages, soit des régions de l'Arménie, où parurent les premiers hommes, soit de l’Inde, qui fut peuplée dès l'antiquité la plus reculée.
C'est là qu'Hérodote, Platon, Pythagore, Diodore de Sicile et tant d'autres allèrent puiser les premiers principes des sciences que les nations occidentales crurent longtemps des inventions de la Grèce ; mais les prêtres égyptiens, jaloux du secret de leur savoir, ne le leur confièrent jamais en entier, et restèrent ainsi de beaucoup les plus doctes entre les hommes. 

Pour se faire une idée de la perfection à laquelle arriva ce merveilleux peuple, il faut imaginer les différents aspects de barbarie qu'ont présentés les nations qui nous ont précédés. Nous croyons être enfin arrivés à un haut degré de civilisation, mais l'antique Égypte, il y a de cela six mille ans, des savants modernes disent davantage, jouissait de toutes ces belles institutions dont nous sommes fiers, et la douceur de ses mœurs ne cédait en rien à celle des nôtres.
Tout porte à croire qu'elle ne dut sa science qu'à elle-même, car elle lui fut particulière, et, ni sa langue ni la forme de ses monuments n’ont été retrouvées chez d’autres peuples.
À une époque infiniment éloignée, lorsque le globe ne contenait encore qu'un petit nombre d'habitants, les heureux possesseurs de la terre de Kémé, comme enfermés dans un pays d'une merveilleuse fertilité par la Méditerranée, la mer Rouge et les deux déserts Arabique et Libyque, se trouvèrent isolés du reste du monde, et purent à loisir, paisibles pendant de longues années, se former en corps de nation, cultiver les sciences et les arts, et devenir l'école supérieure où vinrent ensuite s'instruire les philosophes des nations qui se développèrent après eux.
Il n'est, pour ainsi dire, pas de peuple que l'idée de la divinité n'inquiète et ne tourmente. Les Égyptiens, peut-être plus qu'aucun autre, eurent sans cesse cette grande pensée présente à la mémoire, et la traduisirent en de magnifiques ouvrages destinés à glorifier l'être infini qui pénétrait leurs esprits de son essence incréée.
Une théocratie forte, puissante, savante, révérée, courba à tout jamais leurs fronts sous une règle immuable, et donna à la nation cette teinte religieuse qui la colore si fortement pendant tout le temps de son existence.
Comme expression terrestre de cette pensée, elle couvrit le pays, pendant une longue suite de siècles, des monuments les plus surprenants, les plus vastes, les plus splendides qu'il se puisse imaginer, et c'est d'eux que nous allons essayer de donner aujourd'hui une faible idée. Mais combien de questions s’y rattachent ! (...)

Malgré les immenses dégradations que le temps et surtout les hommes ont fait subir aux monuments égyptiens, ce qu'il en reste suffit pour nous remplir de la plus profonde admiration. Il est impossible de voir les pyramides, Abou-Sembil, Medinet-Abou et surtout Karnac, sans éprouver un étonnement dont rien ne peut faire revenir. En vain, vous errez au milieu des vastes ruines, vous n'arrivez point à vous familiariser avec elles ; votre stupeur reste entière le dernier jour comme le premier. Rien de ce que vous avez vu, si grand voyageur que vous soyez, ne peut vous donner une idée de pareilles proportions, de matériaux aussi précieux, de sculptures et de peintures aussi étincelantes.
Que sont auprès d'eux les monuments de Rome et de la Grèce, quelque parfaits qu'ils aient pu être ? Seul, le Colisée peut lutter avec eux, c'est une lutte de géants.
Cet art architectural égyptien est son père à lui-même, nulle part on ne trouve de constructions qui l'aient précédé, il ne ressemble à aucun autre. Les Hellènes lui ont fait de nombreux emprunts, et les tombeaux de Béni-Hassan ont fourni le modèle de la colonne et de la métope dorique.

Les Égyptiens bâtissaient pour l'immortalité, employant les matériaux les plus durs, les dressant et les ajustant avec une perfection qui n'a jamais été égalée si ce n'est dans le Parthénon d'Athènes. Leurs constructions sont plus majestueuses qu'élégantes ; le sentiment de la force, de la durée et de la solidité y domine. Les lignes des hauts pylônes sont fortement rentrantes et les colonnes des angles sont aussi un peu inclinées en dedans, disposition que nous avons retrouvée du reste dans le temple de Minerve à Athènes." 


extrait "Les monuments de l’ancienne Égypte", par Aug. de Couffon (*), dans la Revue contemporaine - seizième année - 1867.
(*) Qui était cet auteur ? Il m’a été impossible de trouver le moindre élément d’information me permettant de l’identifier. Tout renseignement sera le bienvenu. (MC)

vendredi 31 juillet 2020

"Le plus beau pays de l'Égypte et notamment du Delta, entre les deux principales branches du Nil", par Jules Lacroix de Marlès

photo extraite de L'Égypte et la Nubie : Grand album monumental, historique, architectural : Reproduction par les procédés inaltérables de la phototypie de cent cinquante vues photographiques par M. Béchard, artiste photographe (1844-18..?)
"M. Roland avait eu d'abord l'intention de remonter le Nil par sa rive gauche ; M. Dupré l'avait déterminé à prendre d'abord la rive droite, afin de revenir par la chaîne libyque ; mais la rencontre du Mamlouk Mohammed l'avait ramené à son premier plan, tant son ancienne connaissance l'avait pressé de se rendre à Fayoûm, où , disait-il, il ferait préparer d'avance tout ce qui lui serait nécessaire pour faire son voyage avec sûreté, commodité et agrément. M. Roland céda d'autant plus aisément, que ce changement, approuvé d'ailleurs par M. Dupré , s'accordait avec ses premières idées ; et l'homme le moins attaché à son opinion, on le sait, n'est jamais fâché de la voir adopter par les autres ; seulement il fut convenu qu'on mettrait à profit les jours qui restaient du mois de décembre pour visiter toutes les villes du Delta. Dès le lendemain, nos trois voyageurs prirent la route de Damiette. 
- Nous voici, dit M. Roland, après deux ou trois heures de marche, dans le plus beau pays de l'Égypte et notamment du Delta, entre les deux principales branches du Nil. Vous voyez devant vous et autour de vous un pays plat sans montagnes, coupé en tous sens de canaux qui répandent la fertilité sur leurs rives ; cette végétation si active, qui dans le court espace de quatre mois doit produire trois récoltes, est un vrai prodige qui tous les ans se renouvelle. Quelles délicieuses campagnes, quels jardins d'Armide ne ferait-on pas en France, en Angleterre avec ce terrain, ce climat et ce fleuve ! Au reste , il n'en est pas de même dans le Delta extérieur, c'est-à-dire au delà des deux branches du Nil, à l'orient et à l'occident ; car des deux côtés l'Égypte est gardée par des déserts.
- Je conçois maintenant, dit Firmin, ce que vous m'avez un jour expliqué : comment il a pu se faire que le Delta ait été produit par le dépôt successif des limons du Nil et la retraite des eaux de la mer.
- Ah ! s'écria Edmond , c'est une plaisanterie que vous voulez me faire. Quoi, ce pays sur lequel
je vois tant de villes modernes et tant de ruines de villes anciennes, ce pays aurait été couvert autrefois par les eaux de la mer !
- Je crois, répliqua M. Roland, qu'on n'en saurait douter, quand on compare tous les témoignages. L'ancienne Heptanomides, c'est-à-dire le Vostani ou moyenne Égypte, offre de frappants vestiges du séjour de la mer ; dans les vallées de la Thébaïde ou Saïd, on remarque, à la hauteur de plusieurs coudées, d'immenses lits de coquillages marins ; ces coquillages forment aussi la base de plusieurs montagnes de la chaîne libyque ; d'un autre côté, le Nil dépose tous les ans sur le sol qu'il inonde une couche épaisse de limon ; son lit, vers ses embouchures, perd sensiblement de sa profondeur ; les terres qu'il charrie, refoulées par les vagues, forment entre Rosette et Damiette des barres qui interceptent l'entrée du fleuve et le passage des navires : toutes ces considérations, réunies aux récits des anciens historiens, semblent prouver jusqu'à l'évidence que le sol, élevé progressivement par les terres que le fleuve dépose, a vu peu à peu les eaux de la mer se retirer.
Hérodote dit formellement que le terrain de l'Égypte est un présent du Nil ; la mer, suivant lui, s'étendait originairement jusqu'à Memphis. Il a vu des coquillages incrustés dans les rochers voisins de cette ville. Il a vu aussi, scellés aux
murailles, des anneaux auxquels on amarrait les vaisseaux. Aristote s'exprime d'une manière non moins positive ; Homère assure que de son temps l'île de Pharos, que les Lagides joignirent au continent par une chaussée, était séparée de l'Égypte de tout l'intervalle qu'un vaisseau peut franchir en un jour. Les historiens arabes prétendent que les premiers Pharaons régnaient à Syène, dont la mer baignait les murailles ; ils ajoutent que la mer s'étant insensiblement retirée, les terrains qu'elle laissa découverts se chargèrent des limons du Nil, ce qui les fertilisa en les exhaussant. Or nous savons que les Arabes n'écrivaient guère l'histoire que sur les traditions locales, et parmi les traditions de l'Orient, l'une des plus répandues se rapporte à la retraite successive des eaux de la mer et à l'établissement des premières peuplades égyptiennes sur les hauteurs de la Thébaïde.
Les Coptes ne doutent pas que le Delta ne fût un bas-fond, que les limons du Nil ont peu à peu comblé. Ils attribuent à Joseph le dessèchement de cette contrée au moyen des canaux qu'il creusa et des digues par lesquelles il contint les eaux du fleuve. Les prêtres d'Héliopolis, malgré leurs pré-tentions à une antiquité sans limites, apprirent à Hérodote, qu'au temps du roi Mœris, tout le Delta était couvert par le Nil dès que la crue était de huit coudées ; et, comme à l'époque où l'historien grec se trouvait en Égypte la crue devait être de
quinze coudées, il en conclut que, dans les neuf siècles qui s'étaient écoulés depuis le roi Mœris, le sol s'était élevé de sept coudées. L'existence de débris marins aux environs de l'ancienne Memphis est encore un fait avéré.
Je pourrais ajouter beaucoup de preuves, beaucoup de raisonnements à ce que je ne fais qu'énoncer ; mais ce n'est pas ici le lieu : non erat hic locus, et je n'oublie pas le précepte de Plaute ; je me contente de dire que je regarde comme un point constant que l'Égypte, et principalement le Delta, ont été couverts par les eaux dans les premiers âges, et que le Nil profitant pour s'étendre de leur retraite progressive, en a exhaussé le sol par le dépôt périodique des sables et des terres qu'il entraîne dans les débordements."



extrait de Firmin, ou Le jeune voyageur en Égypte, par Jules Lacroix de Marlès (17..-1850?), écrivain catholique et historien français du XIXe siècle. Il est l'un des principaux rédacteurs de l'Encyclopédie Catholique.

mercredi 29 juillet 2020

"L'Égypte domine, comme une cime impérissable, l'enfance lointaine de notre humanité" (Lucien Augé de Lassus)

impression sur bois, 1885, dessin d'A. Kohl

"Les pyramides ont un gardien digne d'elles, c'est le sphinx non moins illustre. Ce sphinx est l'aîné et le géant des sphinx de toute l'Égypte ; il faut y voir, paraît-il, la représentation du dieu Armachis.
C'est une montagne taillée et complétée par des blocs rapportés de façon à représenter, non l'image entière d'un sphinx, mais tout au moins son buste. L'oreille a deux mètres de long, le nez un mètre soixante-dix-neuf centimètres. Jamais l'homme ne bâtit tête si formidable. Son antiquité n'est pas moins prodigieuse que sa taille ; on sait d'une façon certaine par une inscription du règne de Chéops que, sous ce prince, le sphinx existait déjà, il compte pour le moins soixante siècles.
Le temps ne lui a pas été clément et l'homme moins encore, car, après la joie de dresser des idoles, l'homme n’a pas de joie plus grande que de les casser. Le nez est mutilé, et les joues ont de terribles balafres. Pauvre Armachis ! coiffé comme les princesses, il est beau cependant. Dans ses grands yeux flotte un regard mystérieux. Quelle implacable placidité dans ce large front !
Que de choses dirait ce colosse si ses lèvres pouvaient parler ! Combien il a vu de splendeurs et de gloire ! Combien il a vu de ces passants qui mènent grand bruit et qui s’appelaient : Cambyse, Alexandre, Saladin, Bonaparte ! (...)
L'Égypte semble l’aïeule de tous les peuples ; elle domine, comme une cime impérissable, l'enfance lointaine de notre humanité. Elle a des rois lorsque le reste de la terre n'a que des pasteurs errants ; elle a des temples énormes, des tombeaux somptueux lorsqu’au delà de ses frontières l'homme partage l’antre des bêtes fauves ; elle a une religion, un dogme, une écriture, une morale si élevée que jamais ne furent dictés enseignements plus purs, règles plus saintes ; elle est un peuple, un empire, une civilisation lorsqu'il n'est partout ailleurs que tribus barbares et sans nom, elle existe, elle rayonne, lorsque rien ne semble encore exister. Puis elle maintient, à travers les vicissitudes les plus cruelles, son art, sa foi, sa personnalité, durant plus de quarante siècles ; et par un privilège étrange, elle vivra peut-être au moins dans ses ruines, lorsque rien ne sera plus. Que les fléaux les plus terribles, les cataclysmes bouleversent notre globe, que l'humanité disparaisse, que les monuments dressés par elle croulent de toutes parts, quelques pierres resteront aux tombes des premiers Pharaons et les dernières, au milieu du morne silence de la terre, elles diront qu’il fut des hommes."


extrait de Voyage aux sept merveilles du monde, par Lucien Augé de Lassus (1841-1914), a
uteur dramatique, poète, librettiste de Camille de Saint-Saëns, archéologue, passionné de voyages.

jeudi 23 juillet 2020

Les différentes configurations des routes des caravanes dans le désert égyptien, par le colonel de Dumreicher bey

Camel caravan amid the pyramids, by Edwin Lord Weeks (1849-1903)

"Dans les déserts d'Egypte le tracé des grandes routes de caravanes est imposé parles formations géologiques.
C'est une coïncidence bizarre que pour les deux moyens de transport si différents, la caravane et l'automobile, les mêmes formations géologiques soient favorables, ou défavorables, à l'automobile comme au chameau.
En donnant des noms spéciaux aux différentes formations du désert, le Bédouin n'est naturellement pas influencé par des considérations géologiques, mais par l'effet que ces formations ont sur la marche de sa caravane, sur la végétation qui nourrit ses chameaux et sur la visibilité des empreintes sur le sol.
Ces formations produisent le même effet sur le pneu de l'automobile et sur la plante de pied élastique du chameau. Comme les dénominations bédouines décrivent en un mot concis le genre de terrain que traversent les routes et donnent une idée exacte de la difficulté de leur construction, je me servirai (...) de ces noms arabes pour être plus bref et plus précis.
Des trente dénominations que les nomades donnent à ces déserts il n'y a que les six suivantes qui nous intéressent:
1° Le "sérir" est ondoyant, souvent recouvert de cailloux ronds. Les sentiers du sérir sont excellents et ce désert est très recherché par les caravanes. Le désert près des Pyramides de Gizeh est sérir.
2° Le "hamada" est un désert dur et plat, sans relief, couvert de petites pierres, de très petits cailloux ou de sable à gros grain. Cette formation est la plus favorable aux caravanes et à l'automobile. On trouve ce hamada surtout dans la Haute-Égypte sur la rive gauche du Nil, et au Sinaï.
3° Le "hamereia", ou Désert Rouge, est composé de terre glaise et sablonneuse. La contrée est ouverte et plate, et ce terrain est excellent pour la marche des chameaux.
4° Le "soulb", ou le Désert d'Acier, est la région calcaire semblable au plateau entre la Méditerranée et la grande dépression des oasis. Sur ce terrain dur et souvent accidenté, les pistes sont mauvaises et les chameaux deviennent boiteux. Il est aussi mauvais pour les pneus.
5° Le "gelda", ou le Désert de Cuir du Mariout et d’autres régions argileuses desséchées, est intéressant parce qu'en été il forme une admirable surface pour la marche du chameau et de l'automobile tandis que, après une averse, la terre glaise qui le recouvre devient glissante et dangereuse pour ces deux moyens de transport. Le gelda est, en effet, le fond d'un lac qui, pendant la saison des pluies, est couvert d’une nappe d'eau qui aplanit toute irrégularité du sol. Sous l'effet des rayons du soleil du printemps la terre argileuse devient dure comme une brique cuite, et plate comme un billard, de sorte qu'avec peu de frais on pourrait, en été, convertir le gelda en une piste idéale pour les automobiles.
6° Les "gerud" sont des dunes de sable qui empêchent tout genre de locomotion.
Les grandes routes de caravanes ne sont ordinairement pas mauvaises sauf aux endroits où elles se faufilent entre les dunes et aux descentes qui mènent de la plaine aux dépressions profondes des oasis. Elles évitent autant que possible les défilés et les tranchées dans lesquels les sables mous et profonds s'accumulent à l'abri des escarpements, ainsi que les dépressions dans le gelda qui sont impraticables en hiver. À travers le sérir et le hamereia, elles sont même bonnes et, à très peu de frais, pourraient être transformées sur tout leur parcours en routes d'automobiles passables, en enlevant, entre les sentiers, les pierres par-ci et les buissons par-là."

extrait de Le tourisme dans les déserts d'Égypte, 1931, par André de Dumreicher bey, descendant d'une famille germano-danoise qui faisait partie de la communauté européenne d'Alexandrie depuis la fin du XVIIIe siècle.
Il commanda, de 1900 (?) à 1910, le 'Camel Corps' des garde-côtes de l'administration égyptienne, unité évoluant à dos de chameau, dont la tâche était de sécuriser une frontière de plus de 4.000 kilomètres de long.
Ses principales responsabilités, selon ses propres termes, étaient "de combattre la contrebande de haschich et de sel" sur le territoire égyptien, ainsi que d'empêcher le débarquement illégal de pèlerins sur la côte de la mer Rouge et le long du canal de Suez, principalement en raison du danger de choléra.
Il a en outre supervisé divers projets de construction, dont celle d'un nouveau port pour la flotte de pêche aux éponges et d'une nouvelle mosquée à Marsa Matrouh.

Le tourisme dans le désert égyptien, par le colonel André de Dumreicher

campement dans le désert par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Je pourrais nommer maintes personnes qui, après une expédition dans le désert, m'ont avoué que c'était l'évènement le plus intéressant et le plus émouvant de leur vie, et je suis convaincu que si les déserts d'Égypte étaient mieux connus ils se classeraient parmi les endroits les plus recherchés par les voyageurs. Dans le Désert Arabique, des expéditions bien organisées à chameau, attireraient certainement beaucoup de touristes. Mais pour atteindre au succès qu'elles méritent et pour devenir une source de revenus importante pour l'Égypte, elles devraient être à la portée non seulement des millionnaires, mais surtout à celle de la grande masse des touristes moins aisés.
Pendant l'exercice de mes fonctions dans le désert, j'ai voyagé généralement avec confort, mais il arrivait que, pendant des patrouilles d'exploration ou pendant de longues poursuites de contrebandiers, dans des régions inconnues et éloignées, certaines privations devaient être supportées surtout quand il fallait vivre au jour le jour d’expédients variés. Mais ces expéditions étaient des plus agréables et cette vie de Robinson Crusoé serait d'un grand charme pour les jeunes gens. Ce qu'il faut éviter dans le désert c'est le luxe inutile qui retarde la marche de la caravane.
On ne doit s'exagérer ni les difficultés ni les dépenses d'organisation du tourisme à dos de chameau.
La première condition pour réussite du voyage est naturellement d’avoir un bon heggin (méhari). Il est heureux que les touristes ne s'entendent pas en dromadaires, sinon ils jouiraient moins des tournées faites à dos de chameau autour des Pyramides. La plupart de ces animaux sont lourds, ont le trot dur et sont mal soignés. Ceux qui ont la gale sentent le souffre, l'huile et la mauvaise graisse avec lesquels on les a frottés.
On chemine à chameau à trois allures : le pas, l’amble et le trot. Le galop n’est pas naturel au chameau.
1° Le pas des caravanes, de trois à quatre kilomètres à l'heure, secoue beaucoup de l'avant à l'arrière et n'est nullement confortable.
2° L'amble, de huit à dix kilomètres à l'heure.
3° Le trot, qui dépasse douze kilomètres à l'heure.
L'amble est l'allure adoptée par les patrouilles des méharistes. Il ne secoue pas l’homme, ni ne fatigue le chameau qui, au départ, porte, outre son maître, 25 litres d'eau pour celui-ci, et 25 kilogrammes de fourrage, ainsi que les provisions, couvertures et effets du cavalier. Ainsi équipées, les patrouilles peuvent parcourir des distances de 300 à 400 kilomètres sans avoir recours à un puits. On doit se rappeler que le poids porté par le chameau se réduit de 12 à 15 kilogrammes par jour.
Le trot est adopté pour une courte patrouille de deux ou trois jours et pour la poursuite de contrebandiers.
Pour les touristes de marque, je recommande la pratique observée par les garde-côtes, modifiable suivant la saison de l'année, la température ou la distance des puits. La caravane des "hamla"(chameaux porte-bagages) se met en marche, avec les bagages lourds, à trois heures du matin. Les touristes se lèvent à l'aube, déjeunent, suivent les hamla et les rattrapent à midi. On déjeune et on se repose jusqu'à trois heures tandis que la caravane des hamla continue son chemin. L'après-midi, on fait encore deux heures à chameau, on rattrape les hamla et l'on trouve à l'étape le thé déjà préparé. Cette manière de voyager permet de couvrir confortablement de 40 à 30 kilomètres par jour, ce qui est amplement suffisant. Le grand charme du désert n'est pas de battre un record de vitesse mais de jouir de la vie de camp. Avec de bons domestiques, 15 minutes après le signal de halte, un diner chaud et bien servi est préparé à l'abri d'une tente. Rien n'est plus calmant ni plus délicieux que la contemplation au cours des soirées et des nuits silencieuses du désert.
Le ravitaillement ne présente aucune difficulté. Il est moins coûteux qu'on ne le croirait. Le transport à dos de chameau est le meilleur marché qui existe.
Près de la côte, dans le Désert Libyque, la viande de mouton s'avarie facilement dans les quinze heures qui suivent l'abattage de l'animal, par suite de l'humidité. Mais l'air du Désert Arabique, même à peu de kilomètres de la côte, est si sec que les provisions ne se gâtent pas. Par de grandes chaleurs, la viande dessèche mais reste toujours comestible. La glace pour les boissons, bien enveloppée dans du papier et dans des couvertures de laine, dure de trois à quatre jours.
Cependant le désert devrait également être accessible aux touristes moins aisés qui, surtout s’il sont jeunes, trouveront qu'en dépit d’un confort médiocre la vie y a de très grands attraits."


extrait de Le tourisme dans les déserts d'Égypte, 1931, par André de Dumreicher bey, descendant d'une famille germano-danoise qui faisait partie de la communauté européenne d'Alexandrie depuis la fin du XVIIIe siècle. 
Il commanda, de 1900 (?) à 1910, le 'Camel Corps' des garde-côtes de l'administration égyptienne, unité évoluant à dos de chameau, dont la tâche était de sécuriser une frontière de plus de 4.000 kilomètres de long. 
Ses principales responsabilités, selon ses propres termes, étaient "de combattre la contrebande de haschich et de sel" sur le territoire égyptien, ainsi que d'empêcher le débarquement illégal de pèlerins sur la côte de la mer Rouge et le long du canal de Suez, principalement en raison du danger de choléra.
Il a en outre supervisé divers projets de construction, dont celle d'un nouveau port pour la flotte de pêche aux éponges et d'une nouvelle mosquée à Marsa Matrouh.