mardi 25 août 2020

"Ce n’est pas notre moindre découverte que d'apprendre à aimer l’art égyptien" (Robert de Traz)

Thoutmosis III, musée de Louxor (Pinterest)

"Désormais les ténèbres et les malentendus règnent sur l'Égypte pharaonique. Tombes éventrées, temples décharnés, elle a l’air ouverte aux yeux. Mais tout le monde y commet des contresens, à commencer par Hérodote. Quand, il y a cent ans, Champollion déchiffra les hiéroglyphes, on crut tenir enfin la clé de ce monde perdu. L’on se mit à traduire avec empressement les textes des stèles et des papyrus. Or l'on s’aperçoit aujourd'hui qu’à en transcrire littéralement le sens, la signification des métaphores nous échappe peut-être. Naville fait remarquer à cet égard l'incohérence de certains passages où, aux idées les plus hautes, se mêlent des bizarreries, des sottises. Là où nous pensions avoir compris, apparaît soudain un trou, une impossibilité intellectuelle. Qui sait si les hiéroglyphes n’ont pas un sens second et s’il ne faut pas une autre clé pour ouvrir, après le premier caveau, une chambre secrète où tout s'expliquera.
Il nous reste l’art, qui est, lui, une révélation. Les symboles nous échappent, les textes nous trompent peut-être, mais la beauté parle. D'une voix inoubliable. Qu'importe que le cadavre ait disparu si la statue surgit de la tombe ? Nous ne savons pas ce que disaient exactement ces chefs et ces sages, mais eux, en tout cas, les voilà. Tels quels. Plus déchiffrables que les papyrus sont le visage humain, la forme délicate et nue d'un corps de femme. Idée très égyptienne, d’ailleurs. Ptah, "qui forma la terre", est aussi le dieu des artistes. Pour ces croyants, les statues devenaient des êtres. 
Ils nous sont restitués, et comme contemporains : Senousret III, visage tendu, joues creuses, menton lourd et dédaigneux, avec sur sa face de dur granit quelque chose de triste, de résolu et de sensuel ; Thoutmès III, le grand conquérant, à l'air d'intelligence et de raillerie, le nez pointu, les yeux à fleur de tête, l’ensemble si gai, si libre ; la reine Nefertelé, les yeux soulignés, la bouche sur le point de s'ouvrir ; Toutankhamon, le petit Pharaon tuberculeux qui mourut très jeune, aux prunelles attentives sous l’arcade régulière des sourcils, et dont la sérénité ne s’interroge pas, ne se plaint pas, ne reproche rien.
Ce n’est pas notre moindre découverte que d'apprendre à aimer l’art égyptien. Apprivoisés peu à peu, nous nous habituons à des formes gigantesques ou simplifiées, dont la puissance évocatoire, la généralité supérieure nous satisfont au sortir d’un âge d'impressionnisme et de pittoresque. Fatigués de détails, avec quel bonheur pacifiant nous saluons de magnifiques synthèses. Une ligne pure, un simple relief levé dans le calcaire, mais si juste, si souple, et voici que bouge l’ondulation même de la vie. Comment n'en serions-nous pas profondément satisfaits ? Ainsi, dans des œuvres qui nous paraissaient surprenantes tout d’abord, nous retrouvons ce que nous voudrions qui nous ressemble."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

lundi 24 août 2020

"Prodigieuse tristesse thébaine !", par Robert de Traz

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Surgissant de la pierraille, des édifices muets se dressent où dieux et souverains, figurés en bas-reliefs, répètent leurs gestes hiératiques, invoquent et racontent, dans l'absolu silence des cours désertes. Allons plus loin.
Là, juste au pied de la montagne abrupte et à demi engagé en elle, enfermé dans un cirque qui le domine, le temple de Deir el Bahri aligne ses colonnades, développe ses terrasses successives que relient des rampes en pente douce. C’est ici que se célébrait, de son vivant même, le culte funéraire de la reine Hatsepsout. Derrière ces constructions étagées s’élève une gigantesque paroi rocheuse où s’amplifient les échos. Et tout autour, perçant la falaise d'innombrables alvéoles, s'ouvrent les orifices des hypogées. On dirait des orbites vidées de leurs prunelles : ces cavités sont autant de milliers et de milliers de regards éteints.
Je lève mes lunettes fumées, et soudain la montagne que je voyais grise m’apparaît dans sa vraie couleur rose, avec, là-haut, au-dessus de la paroi à pic, le bleu brûlant du ciel. La tête rejetée en arrière, je retrouve la sensation de nuque rompue, fréquente en Égypte, parce que l’homme y est trop petit et qu'il lui faut se renverser pour voir jusqu'où montent les pyramides, les obélisques, et ici cette montagne sculptée.
Paysage minéral, sans autre teinte que le rose, où rien ne bouge, majestueuse solitude frappée de stupeur, d'une insensibilité plus insoutenable encore que sa réverbération, et qui attribue dans la mémoire, pour toujours, à l'idée du néant, la forme de cet amphithéâtre.
Écartons-nous de cette sérénité sépulcrale, allons plus loin, et après avoir longtemps trébuché dans les cailloux, nous atteindrons une gorge tortueuse qui ouvre la montagne. Au bord de la piste où l’on s’avance, des pierres blanches, répandues en désordre, ont l’air d’ossements. Entre des rochers aux formes inaccoutumées, vermeils et flamboyant contre le ciel comme un brasier immobile, l’air stagne et pèse. Parfois, l’on pense n'être pas aussi seul qu’il paraît et que des présences invisibles et maléfiques vous surveillent. Mais lesquelles ? Le défilé se resserre et monte, toujours plus morne, et chaque détour de ce labyrinthe vous enlace de plus près. Dans cette effrayante stérilité, toute existence a disparu comme l’eau s’évanouit dans le sable. La vie en vous devient chose exceptionnelle et menacée dont il faudra bientôt rendre compte...
Enfin une montagne pyramidale vous interdit d'aller plus loin, vous frappe d'immobilité comme le reste. C’est ici, dans cette impasse de l'univers, sous le refuge des éboulis, que dorment les Pharaons.
Alors, pour échapper à la torpeur de l'air chauffé entre les pierres, pour saisir enfin le secret de ces morts et apprendre d'eux celui de notre propre disparition, on pénètre dans les trous démasqués par les fouilles, on descend dans les hypogées. Fraîcheur et obscurité des longues enfilades, attirance des escaliers raides. Des puits s'ouvrent qu’on franchit sur des planches ; des passages étroits vous obligent à vous courber. Puis vous arrivez dans des salles plus sonores, dont l’ombre dérobe la hauteur, où l’on respire une odeur moite, jamais renouvelée.
Prodigieuse tristesse thébaine ! Là-haut, sous le soleil, l'amertume était grande de contempler, au lieu de la capitale du monde, des champs de blé et des débris de pierre, d’essayer de mesurer une civilisation à jamais périmée, une religion magnifique mais inutilisable, Mais ici, au plus profond de cette fosse noire où une faible lumière remue contre la paroi nos silhouettes de profanateurs, la tristesse redouble et m’accable. Solennelles précautions funéraires, je vous vois ignoblement déjouées. Car ces tombes sont vides. Mort dont l’usage préféré est de nous précipiter dans l'oubli, mais qui, changeant sa ruse, a ramené au jour ceux qui prétendaient triompher d’elle. Dissimulés dans les entrailles de la terre et ceints de bandelettes, ils y défiaient la corruption. Hélas, leurs cachettes découvertes, - et par leurs contemporains eux-mêmes - ils furent pillés, dépouillés, arrachés à leur sommeil mystique. Et après les voleurs sont venus les égyptologues.
Si les Égyptiens avaient pu protéger leur secret, nous pourrions croire qu’eux au moins ont échappé aux fatalités humaines et poursuivent dans les ténèbres la méditation qu’ils avaient choisie. Cette pensée serait douce. Mais, forçant les sarcophages, nous avons démontré que les momies royales se changeaient en pourriture comme n’importe qui.
C’est ici le lieu d'un sacrilège acharné, d’une affreuse violation de sépulture. Nous avons amoindri, pour mieux la connaître, une grandeur mystérieuse. L’orgueil le plus raffiné, nous l’avons humilié dans son suprême défi aux lois naturelles.
Avec le cadavre tombe en poussière notre sentiment du sacré, Ô Pharaons détruits jusque dans votre espérance. Cette foi qui faisait votre prestige surhumain, votre pouvoir, votre vérité, n’importe quel archéologue la ruine en y opposant le scepticisme de l'historien."



extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

"Ce ne sont pas que des momies, ce sont des siècles, quarante ou soixante siècles qu’on a ramenés au jour dans la vallée du Nil" (Robert de Traz)

photo datée de 1898 - auteur non mentionné

"Naguère, j'avais, à la manière de tout le monde, une idée rudimentaire de l'Égypte : pyramides, chameaux, Cléopâtre, et un paysage comme sur les boîtes de dattes. Pas besoin d'en savoir davantage. Mais je suis venu, j'ai touché la pierre chaude des murailles et, malgré des étonnements devant une civilisation si étrange, tantôt puérile, tantôt monstrueuse, je commence à me sentir saisi. 
Mais remplacer une idée vague par une idée plus précise, l'indifférence par l'intérêt, cela fait souffrir comme une crise de croissance. Apprendre cause des regrets, en attendant de causer du bonheur. Après tout, il était peut-être légitime de laisser le sable engloutir des édifices désaffectés. L'homme est fait pour oublier et pour se répéter. En lui rendant des souvenirs perdus, l’archéologie fausse le mouvement naturel des civilisations qui s’ignorent en se succédant, et qui, jusqu’à présent, ont trouvé leur ressort essentiel dans cette méconnaissance ingénue de leurs prédécesseurs.
Ce ne sont pas que des momies, ce sont des siècles, quarante ou soixante siècles qu’on a ramenés au jour dans la vallée du Nil. La limite de nos connaissances historiques a été brusquement reportée très loin en arrière de nous. D’immenses galeries ténébreuses se sont éclairées. Un si formidable écart des repères du temps inquiète l'esprit. Ces dynasties multiples, maintenant identifiées, et dont la chronologie va se perdre, à rebours, bien au delà de l'ère chrétienne, elles désaxent notre évolution, elles nous interdisent désormais, à nous autres Occidentaux, d’être au centre du monde. Or nous avons besoin de nous enclore dans des notions étroites de temps et si celles-ci s’élargissent tout à coup, nous frissonnons devant l'évidence de notre minorité historique.
Le rôle de la culture gréco-latine est de borner nos curiosités à deux peuples et à quelques centaines d’années aisément définissables. Ainsi nous nous persuadons que d’honorables prédécesseurs ont préparé notre destin, et nous les saluons comme de bons grands-parents. Le langage, la littérature, la tradition, en nous unissant à eux, nous rassurent sur notre propre sort.
Mais si le nombre des civilisations anciennes augmente, si les cadres gréco-latins éclatent, si l'univers s’approfondit au-dessus de nos têtes et sous nos pieds, si l'humanité laisse apercevoir dans le passé des masses confuses hier encore inconnues, qu'allons-nous devenir ? Nos certitudes scolaires chancellent. Et nous voilà éblouis par l'immense horizon du relativisme."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

dimanche 23 août 2020

"L’Égyptien appelle sa tombe "demeure" et la nécropole, la "montagne de vie" (Marie-Thérèse Gadala)

Scène issue du papyrus d'Hounefer montrant la pesée du cœur lors du jugement de l'âme

"Pour l'Égyptien, qui sait les joies de ce monde fragiles comme sa maison, un seul effort, un seul but : durer. La mort inéluctable qu'on n'apprivoise pas, il va se familiariser, voisiner avec elle. À chacune de ses fêtes, il la montre aux convives, sous forme d’une momie couchée dans son cercueil, tandis que le harpiste chante :
"Suis ton désir et ton bonheur : tant que tu seras sur terre, n’use pas ton cœur au chagrin jusqu’à ce que vienne pour toi le jour de deuil, car personne n’emporte ses dieux avec soi, et nul qui s’en est allé n’est jamais revenu."
Pour l’adoucir, pour se l’adoucir, il la flatte :
"La mort me paraît aujourd’hui comme la guérison d’un malade, comme le grand air après la fièvre...
La mort me paraît aujourd’hui comme une odeur d’encens, comme le repos sous un jour de grand vent...
La mort me paraît aujourd’hui comme un ciel serein, comme un homme qui s’en va chasser dans un pays qu’il ignore...
La mort me paraît aujourd’hui comme le désir qu’un homme a de revoir sa maison après de longues années de captivité."
Enfin, pour rendre la mort moins cruelle, moins laide pour se tromper en la trompant, il la farde, la pare, l’ennoblit, lui donne la couleur même de la vie. Parce que c’est celle-là, l’éternelle, qui compte, l’Égyptien appelle sa tombe "demeure" et la nécropole, la "montagne de vie". Et c’est pour cela que les pharaons ont fait la guerre en Arabie, en Éthiopie et au Liban, pour en rapporter l'or, l’ivoire, les bois rares, les métaux inconnus et les pierres précieuses qui orneront ces palais d'au delà, pour que s’épanouisse, dans la nuit du tombeau, la plus riche, la plus étonnante, la plus originale peut-être de toutes les floraisons d'art.
Toute sa vie, le pharaon s'occupe de sa tombe, surveille ses artistes, pose pour ces statues qu'habitera son "double", pour ce masque mortuaire qui gardera ses traits... Ce double qui le quitte déjà, quand il dort ou qu’il rêve, il faut qu'après sa mort il reste uni à lui. C’est pourquoi, selon les règles enseignées par Anubis, dieu chacal, lors de l’embaumement d’Osiris - et non simplement pour protéger le pays de la peste, comme quelques savants veulent le faire croire - il préservera son corps de la destruction finale. Une fois que par des formules magiques dites "Ouverture de la bouche", le double peut se procurer tous les aliments et tous les plaisirs sculptés ou peints sur les murs de sa tombe ; une fois que le nom du défunt mêlé partout à son image lui assure, par des chroniques nécrologiques les plus flatteuses, la perpétuité dans toutes les mémoires, l'âme du défunt, son esprit, celui que les Égyptiens appellent "le lumineux" va commencer son voyage vers le paradis.
Il semble bien que tout d’abord, spécialement pour les simples mortels - le pharaon étant considéré comme incorporé à Râ - il n'y eût entre les Champs-Élysées égyptiens et les joies terrestres aucune différence. Chasser, pêcher, se promener à l'ombre ou en barque, jouir de ses richesses, dans une Égypte d'au delà avec un Nil sans crocodiles, voilà les distractions offertes au citoyen d’outre-tombe par les décorations de son caveau funèbre, et que son seul désir change en réalité. Mais, avec le temps, des aspirations plus hautes se dessinent, une vague morale s'impose. Pour atteindre le paradis absolu, le défunt va passer par toutes sortes d'épreuves qui ressemblent étrangement à celles des initiés... l’eau, les monstres, les serpents qui crachent les flammes, tout ce que je vois en ce moment sur les murs de cette salle, tout ce que renferme ce Livre de l’Hadès, bréviaire, rituel du parfait mort, dont chaque sarcophage contenait un exemplaire. Malheur à l’imprudent qui écoute la déesse-fée assise sous son sycomore... Impossible ensuite de poursuivre sa route...
Qu'il n'oublie pas non plus, selon les ennemis qu’il rencontre, de se faire passer pour le dieu Set ou Horus, ou plus simplement pour ce nain qui "danse devant le dieu et réjouit le cœur d’Osiris". Le voici parvenu à la salle de la Justice où a lieu le jugement de l’âme. Là, devant Osiris, après une confession générale qui nous renseigne sur tous les péchés capitaux de l'époque, l'âme du défunt est pesée sur une balance dont un plateau contient la Vérité, l’autre son propre cœur. Et à cet avocat qui va prononcer son réquisitoire ou sa défense, l'accusé adresse cette supplique si curieuse, dans une religion où la prière n'existe pas :
"Cœur de ma mère, cœur de ma naissance, cœur que j'avais sur la terre, ne t’élève pas en témoignage contre moi, ne sois pas mon adversaire devant les puissances divines, ne pèse pas contre moi, ne dis pas "voilà ce qu’il a fait", ne fais pas surgir de grief contre moi devant le grand dieu de l'Occident."
Acquitté, après avoir été purifié dans une sorte de purgatoire représenté par un bassin de flammes, le défunt entre dans la béatitude - c’est-à-dire dans la barque solaire - et devient un nouvel Osiris "car le ka (double) du dieu se réunit à celui qu’il aime... Les dieux l'entourent et le goûtent et il est comme l’un d’eux.". (Livre des Morts. Ch. CXLVIII)."


extrait de Égypte Palestine, 1930, par Marie-Thérèse Gadala (1881-1970), infirmière, écrivaine, résistante, membre de la Société des gens de lettres et de la Société des poètes français.
Dans La mémoire de Thèbes : Fragments d'Égypte d'hier et d'aujourd'hui, 2015, Christian Leblanc écrit à propos de l'ouvrage de cette auteure : "Ses illustrations en sépia, comme son texte, écrit avec une indéniable poésie, me guidèrent sans peine dans le dédale de cet Orient des pharaons, des califes, des rois-mages, des pierres précieuses et de l'encens, sans oublier cet étrange monde de dieux qui arboraient de bien curieuses têtes animales."

La "maison d'éternité" des "reines de jadis", par Marie-Thérèse Gadala

tombe de Nefertari


"Maintenant le paysage explique le passé, l'a conservé intact embaumé dans ses plis, dans cette terre momifiée que le soleil dévore, dans cette denture de roches qui troue le ciel, si lourde sur le secret maintenant violé des tombes... de ces trous béants par où entrèrent un jour, peut-être les pieds devant, coiffées, parfumées, parées comme pour une fête, et pleurées sans doute par ceux qui les aimèrent, les belles petites reines de jadis.
Une porte étroite, une pente raide, le jour qui peu à peu se rétrécit, s'éloigne, ce bruit feutré que font nos pas dans un goût de renfermé qui vous prend à la gorge, ce malaise, malgré tout, de se sentir sous terre, là où si longtemps la mort seule a régné. De la lumière ! Elle vient, falote sous forme d’une bougie, la lampe d'Aladin, la lampe merveilleuse sous laquelle tout un monde va paraître sur les murs...
Et voici, chair d’ambre et perruque noir cirage, sourcils ras, yeux immenses, toute menue dans ce maillot pagne qui la moule, si printanière, si droite sous l’uraeus de son front, Nefert-Ari, femme chérie de Ramsès, qui fait sa prière et joue aux dames... Sous cette lueur qui tremble, vraiment ses paupières bougent et tout à sa suite, ces dieux et déesses qui sont déjà pour moi de vieilles connaissances, en bois, en pierre ou en couleur, toujours les mêmes.

L'audace, le réalisme, l'éclat de ces peintures les font croire d'hier, inspiratrices, patronnes de cet art moderne dont, en architecture les temples sont la réplique. Oui, mais l’on étouffe... une angoisse m'étreint... si ce caveau soudain allait se refermer... si quelque reptile familier du lieu, tapi dans l'ombre... Si l'ombre, le double de la petite reine s'évadant un instant de la cage de verre dans laquelle aujourd’hui on l’expose, revenait errer dans cette "maison d’éternité" construite pour elle et qui, aussi menteuse que les choses d’ici-bas, ne resplendit plus que pour nos yeux profanes...

En Égypte, dans la mort comme dans la vie, les rois et les reines n’habitaient pas ensemble. Ils avaient chacun leur vallée et leur tombe. C'est vers celle des rois que nous allons maintenant.
La gorge se resserre, se dénude, les cimes montent. Plus fait pour les chacals, pour les hyènes, que pour nous, ce paysage plus mort que les morts qu'il portait ! La piste s'évase, nous verse dans un cratère. Murailles de fiord, chauffées à blanc, rideau de pierre qui ferme la scène du monde. En fait de grandiose le désert se surpasse... Cette fois le contenant est digne du contenu.
Oui, mais là comme partout, c'est l'homme qui abîme... rien qu'en étant là. Le long de ces falaises toute forées de tombeaux, s'agrippe un essaim de mouches, mouches humaines qui, hélas, qua d on s'approche grossissent, s'agglutinent, obstruent les rampes, font de l'entrée des tombes un escalier de métro...
De nouveau le tunnel, la mine, l’étuve... On descend, on descend... puis soudain, ruisselante d'électricité et d’or, cette salle de fête, somptueusement habillée de versets et de fresques, avec sa voûte tout en étoiles... Boniment du drogman qui récite sa leçon : "C’est ici le tombeau de Séthos Ier, ce roi qui..." Ombres de mes semblables, hélas, ombres qui parlent ! Mais je n’écoute pas, je regarde, je songe... Ce qui existe ici, seul, ce sont les morts."


extrait de Égypte Palestine, 1930, par Marie-Thérèse Gadala (1881-1970), infirmière, écrivaine, résistante, membre de la Société des gens de lettres et de la Société des poètes français. 
Dans La mémoire de Thèbes : Fragments d'Égypte d'hier et d'aujourd'hui, 2015, Christian Leblanc écrit à propos de l'ouvrage de cette auteure : "Ses illustrations en sépia, comme son texte, écrit avec une indéniable poésie, me guidèrent sans peine dans le dédale de cet Orient des pharaons, des califes, des rois-mages, des pierres précieuses et de l'encens, sans oublier cet étrange monde de dieux qui arboraient de bien curieuses têtes animales."

jeudi 20 août 2020

Visite de la Vallée des Rois, en compagnie de M. Quibell, par Amédée Baillot de Guerville

photo d'Émile Béchard, actif dans les années 1869-1880 au Caire

"À gauche, dans une petite vallée sont les tombeaux des Reines, et à droite, dans une autre vallée aride et étroite, les tombeaux des Rois.
Ceux-ci sont, à mon humble avis, ce qu'il y a de plus intéressant et de plus merveilleux dans toute l'Égypte, et je n'oublierai jamais l'impression que je ressentis en les visitant.
Accompagné de M. Quibell, un charmant Écossais, inspecteur général des antiquités, je quittai le Ramsès un matin de très bonne heure, par un temps ensoleillé et délicieux. Nous traversâmes le Nil à la voile, puis, enfourchant les baudets qui nous attendaient, nous galopâmes pendant trois quarts d'heure environ à travers les champs cultivés et fertiles, avant d'arriver à l'entrée de la vallée des Rois, vallée étroite et encaissée entre de hauts rochers jaunes et arides. Le contraste entre la campagne pleine de vie que nous quittions et, sans transition presque, ce chemin de la mort où pas un oiseau, pas un insecte, pas l'ombre d'un être animé n'est visible, est frappant. Oui, c'est bien là le chemin de !a Mort, la vallée du Néant, au bout de laquelle on trouve les tombeaux éventrés des monarques puissants qui, voulant dormir tranquille leur dernier sommeil, avaient fait creuser tout là-bas et tout là-haut, dans le flanc de la montagne aride, les caveaux merveilleux, sculptés, peints, ciselés, qui devaient abriter leur dépouille mortelle.
Ah ! vanité royale qui voulus être enterrée avec tes bijoux, tes pierreries, tes ivoires, tes meubles dorés, tu ne compris pas que le jour viendrait où tes prêtres, qui défendaient l'entrée de tes tombeaux, disparaîtraient, où ton peuple s'éteindrait et où les brigands à l'affût du riche butin briseraient les portes, démoliraient les murs, crèveraient les cercueils pour leur arracher jusqu'à la momie royale ? Et c'est ce qui arriva. D'après M. Maspéro, quelque 966 ans avant Jésus-Christ, les voleurs étaient devenus si puissants, pouvaient si facilement défier le gouvernement et avaient déjà violé tant de tombes royales, qu'Aauputh, fils de Shashank, se décida à les faire toutes ouvrir et à transporter les cercueils royaux dans un seul et énorme caveau, où ils furent découverts d'une façon bien inattendue quelque trente siècles plus tard. (...)
Même dépourvus des restes mortuaires, des meubles et des ustensiles qui les ornaient, les tombeaux des rois sont encore d'un intérêt extraordinaire. Les sculptures et les bas-reliefs sont admirablement conservés, et quantité de peintures sont, après tant de siècles, d'une fraîcheur et d'une vivacité incroyables.
Sur les cinquante tombes royales dont les historiens nous parlent, une quarantaine ont, je crois, été retrouvées et sont aujourd'hui ouvertes au public. Elles sont toutes taillées à même le roc et sont composées de longs couloirs conduisant à de vastes chambres, dont la dernière, contenant le sépulcre, est éloignée de 100 à 160 mètres de l'entrée.
Pour les anciens Égyptiens, leur tombeau n'était pas simplement un cercueil enfoui dans un trou, mais un vaste appartement, admirablement orné et décoré par les plus grands peintres et sculpteurs de l'époque, et dans lequel le mort pouvait se promener à son aise et jouir des conforts qui lui étaient connus. Nous trouvons donc sur les murs et sur les colonnes des scènes admirablement rendues de leur vie réelle et de leur vie future, telle qu'ils se l'imaginaient."


extrait de La nouvelle Égypte (1905), par Amédée Baillot de Guerville (1868-1913). Né en France, il émigra aux États-Unis en 1887, où il effectua toute sa carrière de journaliste et agent commercial.

samedi 8 août 2020

"L'érection des pyramides fut l'accomplissement d'une pensée qui tenait aux croyances religieuses les plus profondes, relativement à l'avenir" (duc de Raguse)

photo de Luigi Fiorillo (1847 - 1898)

"J'étais impatient de voir de près ces monuments gigantesques, les plus extraordinaires que jamais les hommes aient construits. L'étendue et la difficulté des travaux ont exigé une accumulation de moyens proportionnés, et par conséquent immenses : il a fallu, pour élever ces édifices, sans utilité pour les vivants, une constance inouïe, et que leurs fondateurs pussent disposer d'une foule innombrable d'esclaves. L'érection des pyramides n'a pas été le caprice bizarre d'un seul souverain, non plus qu'une entreprise isolée et unique ; ce fut l'accomplissement d'une pensée qui tenait aux croyances religieuses les plus profondes, relativement à l'avenir. Ces croyances étaient universelles, car chacun réalisa la même pensée suivant ses facultés, et il en résulta ce nombre considérable de pyramides, grandes ou petites, encore existant aujourd'hui, ou dont on retrouve les débris. Ces idées n'avaient pas pris naissance en Égypte : elles appartenaient aux peuples primitifs de la vallée du Nil, puisque l'île de Méroë, dans le Sennaar, plaine sortie du sein des eaux avant l'Égypte, est remplie de monuments semblables.
L'impression que les pyramides de Ghizéh font éprouver varie d'une manière singulière, selon la distance d'où on les voit. En remontant le Nil, dès qu'on les a découvertes à l'horizon, elles grandissent constamment à l'œil, à mesure qu'on avance vers le Caire ; près de cette ville on dirait que ce sont des montagnes, et quand on réfléchit que ces montagnes si régulières sont sorties de la main des hommes, l'étonnement s'unit à l'admiration. C'est ce que nous éprouvâmes, il y a trente-huit ans, quand nous nous disposions à combattre à leur ombre et que Napoléon nous disait : "Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent !"
C'est du Caire que les pyramides apparaissent dans toute leur gloire. Digne ornement d'un pays dont les souvenirs ont tant d'éclat et remontent si haut dans les siècles écoulés, elles sont là comme pour rendre témoignage de ce que fut cette contrée que nous avons peine à comprendre, et qui exerça sur le monde une puissance que son étendue et sa population ne semblaient pas lui promettre. Une résidence habituelle au Caire accoutume à regarder les pyramides comme une des nécessités de cette terre, comme une parure qui lui est propre ; on ne conçoit pas que le paysage puisse en être dépouillé, elles en font partie comme un ouvrage de la nature.
À mesure qu'on approche des pyramides on croirait qu'elles s'abaissent et que leurs dimensions s'amoindrissent. Soit que l'œil s'habitue à leur aspect imposant, soit que le désert uni et monotone qui les entoure, n'offrant aucun point de comparaison, empêche d'apprécier leur masse énorme, il est certain que l'effet qu'elles produisent va toujours en s'affaiblissant. On le sent et l'on s'en étonne, sans pouvoir se soustraire à celte impression ; mais elle est passagère. Quand on arrive jusqu'à les toucher, quand on lève la tête et que les regards s'élancent vers leur sommet, lorsqu'enfin on en fait le tour et qu'on mesure ainsi leur étendue, la surprise renaît, et, en se rappelant les plus grands monuments que l'Europe possède, on se dit que si l'église de Saint-Pierre de Rome ou celle de Strasbourg étaient transportées ici, la croix qui les domine ne serait pas de niveau avec la plate-forme ; que si le Louvre était adossé à cette pyramide, le faîte ne correspondrait pas à la moitié de sa hauteur ; alors l'admiration subjugue, et ce que vous voyez a le prestige d'une illusion des sens."


extrait de Voyage en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée et sur les bords de la mer d'Azoff, à Constantinople et sur quelques parties de l'Asie Mineure, en Syrie, Palestine et en Égypte, Volumes 4 à 5, 1841, par
Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont (1774-1852), Duc de Raguse. Ce Maréchal de France participa aux campagnes de Napoléon, le "trahit" à Fontainebleau en 1814, puis servit les Bourbons, dut défendre les ordonnances en 1830 comme commandant de l'armée de Paris, et volontairement s'exila, voyageant en Autriche, en Syrie, en Palestine et dans les États de Venise.