samedi 5 septembre 2020

L'écrivain public "semble un professeur à l’école de la vie" (Jeanne Arcache)

par David Roberts (1796–1864)

"Au coin de certaines rues ou près d’un bureau de poste de banlieue, l’on voit, dressés en plein vent, de petits pupitres d’écolier garnis d’un encrier de deux piastres, d’une ramette de papier quadrillé que retient un beau fer à cheval, porte-bonheur. Derrière ce bureau imposant, bien à l’abri du soleil, sous une tente faite d’une toile de sac, trône, sur son banc, l’écrivain public.
Regardez-le et enviez-le. C’est un sage. Il est toujours grave. Accoudé, la tête appuyée dans sa main gauche, toujours il semble méditer, à moins qu'il ne sommeille en attendant le client. Sa profession est presque un sacerdoce. Il tient du confesseur et du notaire. Il est à la fois confident et conseiller. Vers lui accourent les épouses délaissées, les domestiques renvoyés et les maris infidèles. Les amants malheureux versent dans son sein leurs plaintes et leurs soupirs. À lui de calmer la fureur, d’adoucir les désespoirs et de transformer un flot de paroles en une petite lettre bien tournée.
Il écoute d’abord, car il sait que parler est un si grand plaisir pour le client que l’on ne saurait l’en priver. Parler pour ces êtres en mal d'amour, ou ces domestiques sans place, c’est déjà atteindre la consolation. Mais lorsqu'il aura entendu avec force détails, force gestes, doigts réunis en bouquet et secoués frénétiquement pour donner plus d’accent à la chose, alors il pourra dire son mot.
Car ne croyez pas que ce soit un simple scribe, qu’il écrive tout bonnement sous la dictée. Non, il donne son avis. Cela fait partie de ses fonctions. Si l’affaire en vaut la peine, le cafetier du coin apportera sur un plateau nickelé la tasse de café indispensable aux longues conversations. Et il y en a ainsi pour une heure. Puis, avec une belle écriture appliquée, il composera la lettre sur une feuille blanche avec une plume taillée dans un roseau.
Non loin de lui, d’autres pupitres, d’autres confrères, d'autres clients. Chacun raconte sa petite histoire et parfois, dans la rue, c'est comme une série de confessionnaux garnis de pénitents à la veille d'une grande fête.
Aucune concurrence ; chacun a ses habitués. Ces écrivains ne se jalousent pas plus que des directeurs de conscience. Et puis je vous ai dit que ce sont des sages.
Assis sur un banc, devant un pupitre en dos d'âne, chacun semble un professeur à l’école de la vie."

extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

Le canal Mahmoudieh "semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger" (Jeanne Arcache)

tableau de Léon Belly (1827-1877), peintre orientaliste français

"C’est un étroit canal creusé entre deux berges de boue noire et fertile. Du Caire à Alexandrie, il reflète le ciel, comme lui, calme, comme lui, limpide. Nuages argentés, nuées roses, vapeur violette, le soir, au crépuscule, miroir fidèle, il réfléchit ces formes charmantes, ces coloris de rêve qui, bientôt, passent, dis-
parus, effacés...
De grands sycomores, un peu bibliques, jettent sur l’eau un manteau d’ombre légère. Le long de la berge limoneuse, d’un côté, des maisons arabes, cubes roses ou blancs, alternent avec des carrés de plantations maraîchères, choux violacés, vert tendre des tomates. De l'autre côté, la route, et, en bordure, de vieux palais prêts à crouler. 
- "Du temps d'Ismaïl..." disent les Alexandrins. Et l’on ressuscite pour l’étranger cette période de faste oriental. Aujourd’hui, ces palais tombent en ruine. Mais nous avons des maisons à huit étages, en béton armé. Les herbes folles ont envahi les beaux parcs abandonnés. Mais la ville est là, tout proche, moderne et cosmopolite.
Ce canal semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger : d’un côté, les pauvres masures de boue et toute la plaine fertile de l’éternelle Égypte du fellah, et de l’autre, cet effort de civilisation européenne. Trait d’union idéal, l’eau du Nil coule calme et douce.
Les oies blanches, théories immaculées, descendent tremper leurs pattes jaunes et s’élancent en escadrille sur l’eau. Les bufflesses noires et velues ou roses et imberbes y viennent boire et prendre leur bain. La tête seule émergeant de l’eau grasse, elles restent ainsi de longues heures perdues en une béate extase.
Et les peintres accourent, admirent et tentent de fixer cette lumière légère, ce pittoresque oriental. Les amoureux aussi accourent. L’eau attire... Comme la route qui longe le canal est macadamisée, à toute allure, dans une 40 C. V. ils promènent leur désir de vivre.
Tandis que, lentement, s’avancent, glissent sans bruit les lourdes barques à fond plat, hautes de vergue, de forme millénaire, pleines à déborder de coton que traînent, la poitrine creusée sous l'effort, les hâleurs en haillons.
C’est toute la fortune de l'Égypte qui passe..."


extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

vendredi 4 septembre 2020

Le plus beau de tous les arbres d'Égypte, c'est le palmier-roi (Jeanne Arcache)


photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Masses d’ombre verte et mouvante, fûts élancés en plein soleil, les arbres d'Égypte, isolés dans les jardins enclos et que le lointain unit, sont tous si beaux...
L’eucalyptus, c’est un cri montant vers la lumière, un frémissement de feuilles en révolte, un frisson sans cesse revécu ; il ploie et gémit sous le vent qui l’étreint, gémissement doux comme sous une caresse, puis se redresse et garde longtemps dans ses plus hautes branches un peu du crépuscule doré.
Le flamboyant, lui, n’ouvre son ombrelle rouge qu'aux plus longs jours de l'été, lorsque juin fait reculer la nuit. Alors, contre le soleil qui ne veut pas mourir, il la déploie immense, il donne ses fleurs avant de verdir. Le vent ne peut tordre ses branches musclées, mais lentement le dépouille, et à ses pieds c’est un grand tapis écarlate et tout autour, jusque dans la maison proche, une lumière pourpre s’étale.
L’araucaria, pyramide étagée, oscille sur sa base quand souffle la tempête, oscille et tangue. Il dresse dans le ciel une croix, une croix qui semble douter parce que toujours branlante, une croix qui dirait : "Peut-être."
Et les gestes éplorés des grands cocotiers, feuilles immenses et frisées, rattachées à un centre inflexible, et le carillon muet des mille clochettes mauves du jacaranda qui voudraient sonner le printemps...
Je connais un peuplier lisse et clair et si pur comme une taille de jeune fille, des platanes qui perdent toujours leur écorce comme une écaille et montrent trop blanche leur peau neuve ; et des caoutchoucs géants que j'aimais à inciser d’un canif pour les voir pleurer leurs lourdes larmes laiteuses, et puis le lendemain m’attendait au réveil la joie de décoller le brun élastique. Arbre enchanté dont les pleurs me donnaient le jouet d’un jour.... Il parsemait la terre de petites gaines rouges un peu crêpées et de fruits qu’il faisait bon d’écraser en marchant...
Et les abricotiers, au tronc ridé et brun, tout emperlé de gomme luisante comme du miel...
Mais le plus beau de tous, c'est le palmier-roi qui, lui, ne ploie jamais sous le vent, mais, fier, se balance, le beau palmier, que seul l’Arabe sait étreindre en un véritable corps à corps. Tige hautaine, rebelle, dont l’ascension est lente. D’un coup de rein sûr et de ses deux pieds souples comme des mains, l’Arabe monte, monte sur le stipe. La même ceinture de corde brune les encercle tous deux. Il parvient enfin à l’épanouissement vert de ces feuilles arquées qui semblent voûter le ciel. C’est là que dans un fourreau de fibres vernies jaune-clair vit la fleur poudrée à blanc, lourde de pollen...
Il la descend précieusement, comme la flamme qu’il ne faut pas laisser s’éteindre en route, puis la reporte vers les autres dattiers qui l’attendent, et qui, sans lui, n'auraient pas de fruits, sans lui, le beau palmier-roi."


extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

"On dirait qu’en Égypte un secret, dont le mot s’est perdu, nous attend à chaque pas" (Francis Carco)

Statue de Ramsès II Memphis, circa 1875
Statue de Ramsès II Memphis, circa 1875

"Avant tout (...) l'Égypte est une présence : elle émane de l'atmosphère, du sol.
Comme un air imprégné de sel, a spécifié Baudelaire. Des profondeurs cachées où dorment les momies, elle rayonne à travers la lumière des vivants. Chaque atome, chaque parcelle en sont intensément chargés et lorsque, par exemple, on lit dans les journaux qu’à bord des avions qui survolent la Vallée des Rois, les appareils magnétiques tombent à zéro et demeurent bloqués durant les brèves minutes qu’exige cette traversée, tout le monde accepte le phénomène sans même tenter d’en vérifier l’exactitude.
On dirait qu’en Égypte un secret, dont le mot s’est perdu, nous attend à chaque pas. Terre des énigmes, elle les accumule tantôt dans les débris d’un temple, les fragments d’une statue, d’un vase, d’un objet sacré, tantôt dans la personne des "répondants", dans les signes gravés sur les parois d’une tombe, enfin dans les offrandes déposées près du "double" attentif, derrière sa cloison percée d’étroites fentes, à conserver la ressemblance de celui qui le fit exécuter.
Selim Hessen, qui dirige les fouilles de la quatrième Pyramide, m’a montré un de ces "doubles" conservé sous terre dans son propre sépulcre. Il consistait en une statuette polychrome, de dimensions moyennes, comme on en voit dans les salles du musée du Caire, et qui représentait le mort assis, les mains à plat sur les genoux. L’impassibilité du visage, la fixité des prunelles, leur expression sereine conféraient à l’œuvre du sculpteur une sorte de seconde vie, pétrifiée sans doute, mais rayonnante d'on ne savait quelle spirituelle, quelle inaltérable méditation. 
À Sakkarah, les tombeaux du Serapeum étaient vides. Un trou mal refermé, dans l'angle d’une galerie, désignait l'ouverture par où les détrousseurs s’étaient glissés à l'intérieur du souterrain. D’énormes cuves de granit noir gisaient au centre des chambres funéraires réservées aux dépouilles embaumées des bœufs Apis et recouvertes de masques d’or, telle au fond de sa fabuleuse et dernière retraite, la momie de Tout-Ank-Amon. Un éclairage admirablement calculé entretenait sous les voûtes une atmosphère de maléfices. Tout paraissait plongé, hors du temps, hors du monde, en de si mystérieuses profondeurs qu’on ignorait où l’on se trouvait. Or, malgré ces cuves d’ombre, malgré l’apparence de ces lieux de ténèbres où la clarté des lampes de verre dépoli projetait sur les murs de fantastiques reflets, la Présence, cette présence de ce que fut, voilà des siècles, l’ancienne Égypte, nous étreignait jusqu’au malaise. Rien ne saurait en communiquer l'oppression. C’est sur place que le miracle opère. On a beau constater que les colonnes sont mutilées, les plafonds jetés bas, les statues, comme celle de Ramsès à Memphis, renversées, les sarcophages pillés par les voleurs ou les égyptologues, les Dieux n'ont pas quitté leurs temples ni les morts leurs tombeaux."

extrait de Heures d'Égypte, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

jeudi 3 septembre 2020

Visite de la tombe de Toutankhamon, avec Howard Carter, par la Princesse Bibesco


photo Harry Burton (The Griffith Institute)

"La Vallée des Rois, mardi 26 janvier.
Visite à Howard Carter, qui va me conduire à la tombe du roi Vivant, the poor little man Tut, comme disent, familières, les Américaines du Winter Palace.
Il m'avait écrit pour me demander mon heure. Je suis allée le chercher dans sa maison du désert. Un cube de boue. Le jardin rectangulaire formé par l’ombre de la maison. La vitre pure du studio ouvre sur le jour. C’est ici qu’il lit Balzac.
Dans la nécropole de la Montagne, je suis admise d’abord aux honneurs du laboratoire. C’est une tombe vide, peinte à fresques, meublée de tables de bois, d’un réchaud, d’une lampe à souder. Carter y travaille à débarrasser son trésor de la résine qui le couvre.
L'aide de laboratoire, M. Lucas, passe à la flamme le harnais d’or de la momie, pour faire fondre les aromates qui l’encrassent. C’est un long travail patient.
Ce sage à lunettes me montre sur une plaque d’or, pas plus grande que l’ongle de mon petit doigt, un oiseau. L’orfèvre a employé cinq émaux différents pour peindre son plumage.

Voici le petit roi Tut et les objets trouvés avec lui ! Il y en a deux sortes, les indifférents et les très beaux.
Les bijoux. Ils sont de deux espèces très distinctes. D’abord ceux confectionnés comme les meubles du musée du Caire, par l’entreprise des pompes funèbres. Passé l’étonnement de les voir intacts, ils sont d’un modèle courant, et ne me plaisent point ; et puis, les autres, les vrais, choisis parmi les objets qui lui ont appartenu, dont il s’est servi, qu'ils a portés pendant sa vie. Ceux-là, on les reconnaît à ce quelque chose de splendide qu’il faudrait appeler leur réalité.
Qui les a jetés là, dans son cercueil, à la dernière minute, contre les règles, enveloppés comment, comme un don furtif d’amour, frustrant l’héritage royal des bijoux vrais du Roi vivant ?
Il y a cinq bagues et deux poignards, un diadème et des boîtes à fards d’une beauté singulière, objets de toilette à fermeture hermétique, lesquels supposent un bon valet de chambre.
Sur le cachet de l’une des bagues, Carter m'explique que ce que je vois c'est : - The swift-soul and the setting sun. L’âme, représentée par cette plus grosse hirondelle que nous nommons un martinet, accolée au soleil des morts, le soleil couchant, si beau, si pur, si nu, en cornaline sanguine. Allusion délicate à l’oiseau qui se montre le soir, ici comme en Europe, à l'heure où le soleil disparaît.Ces bijoux ne ressemblent à rien, ou plutôt ressemblent à ce qu’il y a de plus beau dans d’autres époques, dans d’autres pays. Ils sont beaux au point d’avoir perdu tout caractère national.
Le diadème ressemble à un bijou carlovingien : les poignards rappellent les plus parfaites orfèvreries des Renaissants italiens. Il y a des objets qu’on pourrait croire d'inspiration chinoise, d’autres hindous, d’autres persans ou français. Il y a des cannes qui ressemblent à celles de Marie-Antoinette.
Les différences nationales s’effacent dès qu’on dépasse un certain niveau de beauté. Toujours le mot si fier de Montaigne : "J’ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et de la terre, et du ciel : ce sont toujours des hommes."

On me montre une canne, un simple jonc à pomme d’or qui porte cette inscription : "Ceci n’a aucune valeur, mais en a beaucoup pour le Roi. Ce petit roseau a été coupé des mains de Sa Majesté, au bord de son lac préféré."
Il y a deux interprétations : La première, la plus sentimentale : Sa Majesté sous-entend : la Reine. Et l’autre, que je préfère : La cueillaison du petit roseau par le Roi lui-même, événement mémorable dans la vie d’un bel adolescent gardé et servi, qui ne faisait jamais rien de ses mains.

On m’a montré son bouquet ; je l'ai tenu dans mes mains : un bouquet qu’ils ont trouvé en ouvrant sa tombe, posé debout au pied du sarcophage.
Il est composé de branches d’olivier et de saule, de bluets, de nymphéas bleus et de baies de belladone, qui ont gardé leur forme, et n ’ont pas même tout à fait perdu leurs couleurs.

Après avoir vu ses bijoux, ses cannes, ses poignards, son bouquet, nous l’avons vu, lui, l’Image-Vivante-de-Dieu, dans son cercueil de bois provisoire, sous le voile de gaze d’hôpital qui le couvre. Sa petite figure, "so sad", si triste, dit Carter ; ses dents qui gardent sa jeunesse, et lui font un douloureux sourire, sa petite figure qui est à lui, vivant, tel que je l’ai vu dans le masque du Caire, ce qu’est à une figue sèche la figue gonflée d’eau, de pulpe, de sucre.
Et son sourire de mort, je l’ai revu, jusque dans la glace de la Ford qui nous ramène à l’embarcadère, sourire douloureux du petit chauffeur nubien qui lui ressemble comme un frère."

extrait de Jour d'Égypte, par Marthe Lucie Lahovary (1886-1973), par mariage princesse Bibesco, également connue sous le pseudonyme de Lucile Decaux, femme de lettres française d'origine roumaine.

mercredi 2 septembre 2020

La pyramide de Chéops est "la plus durable des créations humaines" (D. S. Merejkovski )

Photo Zangaki, vers 1880
"La Pyramide de Chéops - deux millions trois cent mille blocs de pierre de deux tonnes et demie chacun - le poids le plus lourd qu’aient jamais élevé des mains humaines ; et la branche légère de mimosa posée sur le cœur du mort : n'est-ce pas là la même force, la même volonté de Résurrection dans cette pesanteur et dans cette légèreté ?

"Je ne peux pas décrire, car de deux choses l’une : ou bien mes paroles ne rendront pas la millième partie de ce qu’il faut dire ou, si j'en donne l’image la plus pâle et la plus faible, on me prendra pour un homme exalté, peut-être même pour un fou. Je ne puis dire qu’une chose : ces hommes bâtissaient comme des géants hauts de cent coudées." C’est Champollion qui parle ainsi de toute l'architecture égyptienne et l'on pourrait dire cela des pyramides en particulier.

C'est Philon de Byzance qui en parle le mieux dans son livre Des sept merveilles du Monde : "Les hommes y montaient vers les dieux, et les dieux y descendaient vers les hommes."

(...) Ç’aurait été une tâche difficilement réalisable, même avec nos moyens techniques actuels, que d’aménager comme le firent les architectes égyptiens de la IV° dynastie, dans l’épaisseur de masses de pierre telles que les Pyramides, des chambres intérieures, des couloirs, des galeries qui, malgré une pression de dizaines de millions de kilogrammes, conservent après soixante siècles leur régularité primitive, sans avoir dévié d’un point.
Dans le tombeau de Chéops, malgré des milliers d’années, malgré les tremblements de terre qui ébranlèrent toute la masse de la pyramide, pas une pierre n’a bougé d’un cheveu. Jamais personne n’a bâti et probablement ne bâtira plus solidement. C’est la plus durable des créations humaines.

Les blocs cyclopéens de granit sont si exactement joints qu'on ne peut glisser entre eux une aiguille ; ils sont polis comme une glace, et leurs facettes sont pareilles aux facettes d’un cristal parfait.
L’erreur moyenne de la pose des pierres égale un dix-millième par rapport à la longueur, au carré, à l’horizontalité mathématiquement exacte. Si parfaite est cette pose, les blocs de plusieurs tonnes sont assemblés avec une telle précision que les plus larges interstices ne dépassent pas un dix-millième de pouce. Les facettes et les arêtes ne le cèdent en rien au travail de nos opticiens modernes.
C'est la perfection, non plus du cristal, mais du vivant tissu organique.

Les rois constructeurs des pyramides furent "des tyrans cruels qui obligèrent le peuple à élever des tombeaux inutiles, témoignage de leur vanité insensée". La confiance naïve avec laquelle Hérodote raconte cette fable montre à quel point les Grecs eux-mêmes avaient déjà perdu la clé de l'antiquité égyptienne. Non, ces rois ne furent pas de cruels tyrans, mais des libérateurs qui délivraient du plus honteux des esclavages - l'esclavage de la mort, et la conduisaient victorieusement vers la Résurrection.

Si une tension, une concentration aussi inouïe des forces physiques et spirituelles d’un peuple entier fut possible, c’est seulement parce que la volonté d’un seul coïncida avec la volonté de tous. Et ce n’est point dans une tristesse servile que durant vingt années ces cent mille hommes peinèrent après la pyramide de Chéops, mais dans une joie enivrante, dans une sage démence, dans une perpétuelle extase de la foi et de la prière. Ce n’est pas le gémissement des victimes qui monte de dessous ces prières, mais le cri victorieux de l’homme qui a vu pour la première fois le chemin ouvert dans le ciel par la pointe des pyramides.

extrait de Les mystères de l'Orient, par Dmitri Sergueïevitch Merejkovski (1865 - 1941), écrivain et critique littéraire russe. Traduction du russe par Dumesnil de Gramont

mardi 1 septembre 2020

"Le mystère du soleil, c’est l’amour, et le mystère de l'amour, c’est la Résurrection : voilà la pensée la plus profonde de l'Égypte" (D. S. Merejkovski)

Akhenaton et Nefertiti, sous les rayons d'Aton, Disque du Soleil qui donne la vie
Musée égyptien de Berlin

"Ce qu'il y a peut-être de plus étonnant pour nous dans l’art de l'Égypte, c’est une attention éternelle, une curiosité insatiable pour certaines petites choses, toujours les mêmes : le scarabée roulant sa boule, la gorge gonflée de venin du Serpent Royal, l’Uraeus, le lotus s’épanouissant, les ailes éployées du faucon qui plane ; ces images se répétant innombrables dans les hiéroglyphes, la peinture, la sculpture, l'architecture restent éternellement neuves.
Notre œil, s’il regarde trop longtemps, cesse de voir, se fatigue ; l’œil de l’Égyptien est infatigable, insatiable ; plus il regarde, plus il voit. L'homme s’étonne de tout comme au premier jour du monde et comme Dieu il dit à tout : "Oui, c’est vrai, c’est bien."

Dans la peinture et la sculpture qui ornent les murs des tombeaux de Tel-el-Amarna, le dieu Aton, Disque du Soleil, tend du ciel vers la terre de longs rayons droits et minces dont chacun se termine par une toute petite main enfantine. Ces mains caressent le corps nu du pharaon Akhenaton, "Joie du Soleil", de la reine, son épouse, et de ses six filles ; ou, donnant à leurs narines le souffle de la vie, elles tiennent de petites croix ansées, Ankh.
Sur une des sculptures funéraires, les doigts de ces mains enfantines touchent tendrement la taille du roi entre le ventre et la poitrine ; sur un autre, plus tendrement encore, ils enlacent le corps de la reine, se posent sous le sein droit, et derrière la tête, près de la nuque et sur le dos. Il y a, dans ces mains-rayons, la chaleur du soleil printanier, doux comme les caresses d’une mère. Et ce n’est pas en vain que le soleil vivifiant est représenté précisément là, dans la tombe, règne de la mort. Le mystère du soleil, c’est l’amour, et le mystère de l'amour, c’est la Résurrection : voilà la pensée la plus profonde de l'Égypte.
Le soleil est le cœur du monde ; sa chaleur est la bonté, sa lumière est la beauté. Dans le Soleil, beauté et bonté sont une seule et même chose.
Dans la langue égyptienne, ces deux notions si différentes pour nous s'expriment par un seul mot : nofert, et sont figurées dans l'écriture par un même hiéroglyphe : "Luth". L’essence du monde - nofert - c’est la musique, éternelle, la "beauté bonté".


extrait de Les mystères de l'Orient, par Dmitri Sergueïevitch Merejkovski (1865 - 1941), écrivain et critique littéraire russe. Traduction du russe par Dumesnil de Gramont