vendredi 11 septembre 2020

Mariette-Bey "honore la France, l'Égypte, l'humanité" (Edmond About)


"Mariette-Bey nous reçut à bras ouverts ; c'est un des hommes les plus complets qui soient au monde : savant comme un bénédictin, courageux comme un zouave, patient comme un graveur en taille douce, naïf et bon comme un enfant, quoiqu'il s'emporte à tout propos, malheureux comme on ne l'est guère, et gai comme on ne l'est plus, brûlé à petit feu par le climat du tropique, et tué plus cruellement encore dans les personnes qui lui sont chères, salarié petitement, presque pauvre dans un rang qui oblige, mal vu des fonctionnaires et du peuple, qui ne comprennent pas ce qu'il fait et considèrent la science comme une superfluité d'Europe, cramponné malgré tout à cette terre mystérieuse qu'il sonde depuis bientôt vingt ans pour lui arracher tous ses secrets, honnête et délicat jusqu'à s'en rendre ridicule, conservateur têtu de l'admirable musée qu'il a fait et qu'on ne visite guère, éditeur de publications ruineuses que la postérité payera peut-être au poids de l'or, mais qui sollicitent en vain les encouragements des ministères, il honore la France, l'Égypte, l'humanité, et, quand il sera mort de désespoir, on lui élèvera peut-être une statue.
Il était conservateur des antiques au musée du Louvre et connu du monde savant par quelques travaux estimés, lorsque le duc de Luynes eut l'idée de l'envoyer ici pour des fouilles. Il se donna la tâche de découvrir les tombeaux des Apis, plus introuvables assurément dans le désert que la planète Neptune dans le ciel. Durant quatorze mois, il vécut en plein sable, près de Memphis, sous un baraquement provisoire qui mériterait d'attirer tous les savants en pèlerinage. Les dépenses et les lenteurs de l'entreprise découragèrent le duc de Luynes, la France eut foi dans M. Mariette ; on lui fournit quelques ressources, et un beau jour, guidé par des signes que lui seul était capable d'interpréter, il déblaya l'entrée de cette admirable caverne où l'on couchait les bœufs sacrés dans des tombeaux monolithes, polis comme des miroirs et aussi vastes que les salles à manger de Paris.
Cette découverte fut suivie de cent autres, et le gouvernement égyptien, comprenant à la fin qu'il devait exploiter lui-même les trésors scientifiques du sous-sol, emprunta M. Mariette à la France. C'est aux dépens des vice-rois, c'est à leur éternel honneur qu'il a trouvé la table d'Abydos et cette liste des rois qui confirme contre toute attente la chronologie calomniée de Manéthon."
 


extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française

jeudi 10 septembre 2020

"On éprouve une certaine appréhension à pénétrer dans ce domaine de la mort" (Édouard Herriot, à propos de la vallée des Rois)

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Nous abordons la vallée des Rois et la vallée des Reines. Du pied des colosses, dans le champ de maïs, s’aperçoit toute la montagne désolée, d’aspect lunaire plus que terrestre, que visitèrent Diodore et Strabon, que les voleurs ont si souvent fouillée et qui, ayant révélé certains de ses trésors mais encore mystérieuse, enferme les hypogées des cultes funéraires, les puits secrets pour les momies non seulement des princes et des princesses, mais de leurs principaux serviteurs.
Toute une cour funèbre accompagne dans l’autre monde les morts royaux ou, plutôt, y revit avec eux suivant le rite. On éprouve une émotion et, avec beaucoup de curiosité, une certaine appréhension à pénétrer dans ce domaine de la mort qui possède son code et d’où sont exclus les hommes injustes. C’est même, à vrai dire, une profanation. Le temple funéraire qui, sous l’Ancien Empire, s’associait à la pyramide, s’en est séparé. La pyramide, c'est la montagne libyque, jaune et rose. Les temples se dressent dans la plaine pour le culte des rois divinisés ; nous les trouverons à Deir-el-Bahari, au Ramesseum, à Medinet-Habou. Nous les visiterons sans scrupule. Mais l’hypogée, le puits, le caveau, n’y a-t-il pas quelque scandale à les violer ? Ne dit-on pas que Tout-Ankh-Amon s’est vengé ?
Nous prenons la voie que suivaient jadis les cortèges funéraires ; elle passe devant le Ramesseum. Pas une plante, pas une herbe. Seules de grandes ombres parcourent ce paysage inerte, cette terre que des millions de silex taillés colorent d’une teinte brune.
Lieu funèbre à souhait ; les vents du désert ont créé une dépression fermée que déchirent des lits de torrents desséchés ; on n’y accède que par d'étroits sentiers, en dehors du chemin pour les funérailles ; il a fallu que la main des hommes ouvrît un passage pour atteindre ce bassin que l’on dirait séparé du reste du monde. Et, cependant, malgré toutes les précautions prises, les orages, les violences de la nature, la cupidité hardie des pillards ont forcé les secrètes demeures que Champollion, l’un des premiers, sut explorer avec un zèle intelligent et que Maspero mit à l'abri des déprédations. 
Étranges tombeaux consacrés à des représentations magiques, emplis de tout ce qui est nécessaire au luxe de la vie matérielle, mais aussi de tout ce qui convient pour la célébration des offices ou la récitation des livres rituels. Silencieux domaine souterrain d’où le défunt, ranimé pour la vie éternelle, s’élance vers les royaumes de la nuit. Victor Loret, pour la première fois, y retrouve un Pharaon dans son tombeau. Une à une, la science ouvre les Biban-el-Molouk, les Portes des Rois.
Coupons la vallée dite des Singes, où MM. Lortet et Gaillard, deux Lyonnais, ont fait leurs recherches. Des ravins se creusent dans le calcaire crétacé ; des croupes, étrangement crénelées, les dominent avec des tours fantastiques et des couloirs enchevêtrés. Les parois servent d’abri aux milans et aux corbeaux. Des torrents, jadis, ont usé la roche, aujourd’hui complètement desséchée ; des centaines de petits ateliers où travaillèrent des tailleurs de silex sont l’unique indice qui évoque la vie. Les fellahs, chercheurs de pierre à chaux, ont eux-mêmes déserté les corniches scabreuses patinées par le soleil et par des couches de manganèse violet. Seule beauté de cet enfer, les cailloux polis par le sable et le vent, glacés par l'usure des âges, scintillent et se diamantent au choc violent de la lumière.
Notre première indiscrétion sera pour ce tombeau de Tout-Ankh-Amon, que découvrit Carter, dans des conditions si romanesques. Il ne reste plus sur place que la momie du roi sous la garde des babouins sacrés et sous la protection des quatre divinités qui le couvrent de leurs ailes étendues. Le jeune Tout-Ankh-Amon arrive au ciel, où la déesse Nout l’accueille en lui offrant l’eau, signe de bienvenue.
(...) La visite des tombeaux confirme bien la définition de Loret, pour qui l'Égyptien, aussitôt né, se prépare à mourir ; dans toute cette tradition, en dépit de quelques textes sceptiques, la vie n’est qu’une préparation, un passage. Après la mort, il faut à l'âme un support, une statue ou, du moins, un nom. Complexe formé de plusieurs croyances parfois contradictoires, la religion égyptienne va se présenter à nous, dans la vallée des Rois, avec l’infinie richesse d’imagination dans le surnaturel d'un peuple où abondent les dessinateurs."

extrait de Sanctuaires, par Édouard Herriot (1872 - 1957), homme d'État français, maire de la ville de Lyon de 1905 à 1940, puis de 1945 à sa mort, en 1957 ; élu à l'Académie française en 1946.

mercredi 9 septembre 2020

"La salle hypostyle nous offre une prodigieuse vision de ce que pouvait tenter l'esprit humain au XIIIe siècle avant notre ère" (Édouard Herriot)

photo de Pascal Sébah (1823 - 1886)

"La grande salle hypostyle, si souvent célébrée, se développe sur 52 mètres de longueur et 100 mètres de largeur avec une hauteur de 24 mètres sous plafond dans la nef centrale et de 15 mètres dans les nefs latérales.
C’est, déclare justement Capart, une des œuvres les plus étonnantes de l’architecture humaine, une formidable création de la XIXe dynastie. Nous sommes transportés aux environs de l’an 1300, au-delà de l’époque à laquelle correspond le temple de Ramsès III ; les souverains que nous rencontrons maintenant, ce sont : Ramsès Ier, Séthi Ier, Ramsès II. Le premier de ces trois princes commence la grande salle hypostyle achevée par ses successeurs. L’ampleur des proportions, l'unité du plan général démontrent à elles seules que le régime sous lequel s’édifie un tel ensemble connaît la solidité, la prospérité et s’appuie sur le dévouement du clergé thébain.
(...)
La salle hypostyle symbolise la gloire de Thèbes, qui n'est pas la seule résidence royale, mais qui, pendant les soixante-sept ans du règne de Ramsès de 1298 à 1232, traduit le faste et l'autorité du prince, la splendeur de la civilisation égyptienne, son ascendant sur tout l'Orient.
(...)
Faisant appel, dans la paix retrouvée, à un art qui n'hésite pas devant les formules les plus vastes, Ramsès II, après Séthi Ier, bâtit ; ainsi, quelque jour, Versailles affirmera l’orgueil satisfait de Louis XIV. Mais, ici, il faut célébrer, avec le roi lui-même, le dieu universel, le tout-puissant Amon. Cent vingt colonnes, au moins, dessineront en quinconce une immense forêt de papyrus géants. Ce ne sera pas d’ailleurs la seule construction du Pharaon ; il agrandira Louqsor et dressera le Ramesseum ; il installera en maints autres lieux la gloire de son divin protecteur ; il lui dédiera pylônes et obélisques. "Une telle profusion de temples aussi vastes que splendides, écrit Moreti, en Nubie comme en Égypte, paraît dépasser les forces et les ressources d'un peuple qui comptait tout au plus dix millions d'habitants. Cela suppose une prospérité inouïe, des magasins regorgeant d'or, d'argent, de matières précieuses, des carrières sans cesse exploitées ; une main-d'œuvre innombrable ; des équipes toujours prêtes de maçons, de sculpteurs, de peintres, d’ouvriers en métaux ; des écoles d’architectes et de décorateurs ; une surveillance vigilante, une direction autoritaire. Le revers de cette production en masse, si bien réglée qu’elle en devient automatique, et l'inconvénient d’une subalterne main-d'œuvre étrangère, c’est la monotonie des œuvres répétées en série, c’est le sacrifice de la perfection ancienne et du fini au gigantesque, à la recherche de l'effet."
Malgré ces réserves, la salle hypostyle nous offre une prodigieuse vision de ce que pouvait tenter l'esprit humain au XIIIe siècle avant notre ère, vingt-six siècles avant nos cathédrales. Nous aurons d’autres surprises, avec les temples et les tombeaux, à la vallée des Rois, et nous les devrons aussi à la XVIIIe dynastie ; on ne peut dissocier un si étonnant ensemble. À Karnak, ce qui s'exprime en des proportions vraiment formidables, c’est la souveraineté universelle d'Amon, "premier exemple connu d’un dieu unique en trois personnes" (Moret), être primordial, partout présent mais invisible à tous, manifeste sous les formes de Râ ou de Ptah, "vizir du pauvre", qui condamne le coupable à l'enfer et place le juste à sa droite, "berger de l'humanité", ami de celui qui le prie en silence et se confie à sa justice. Voilà de bien étonnants précédents et, sous les voûtes de cette salle hypostyle, de bien curieux appels à la vie intérieure. En fait, dans cette forêt de pierre, on se sent invité à la méditation. On interroge les signes innombrables tracés sur les colonnes : l'abeille de la Basse-Égypte et le jonc de la Haute-Égypte ; le papyrus et le lis ; tous ces symboles dont la grâce atténue le caractère démesuré des proportions ; le pin, emblème du don ; le signe de vie ; l'oiseau qui représente le peuple adorant.
Sur l'immense mur du Sud que, ce matin, le soleil incendie, les trois barques divines sont portées par des prêtres à têtes de faucon et de chacal (ce sont sans doute des masques). De légers traits d'ombre cernent le corps élégant du roi qui encense, accusent la perspective qui ordonne les trois rangs d’officiants au crâne rasé, dessinent les formes si gracieuses de la reine Mout dans la scène où Ramsès II reçoit d’Osiris les présents jubilaires, encadrent les scènes d’offrande en intailles et le panneau où le roi fait lier sous ses pieds le papyrus et le lis. Lui, il se laisse envelopper par l'arbre sacré, le persea, tandis que le dieu Thot écrit sur les fruits son nom illustré par tant d'œuvres. Le dessin, la couleur humanisent ce monument, qui, réduit à ses lignes d’architecture, nous écraserait."

extrait de Sanctuaires, par Édouard Herriot (1872 - 1957), homme d'État français, 
maire de la ville de Lyon de 1905 à 1940, puis de 1945 à sa mort, en 1957 ; élu à l'Académie française en 1946.

lundi 7 septembre 2020

"L'Égypte est formée exclusivement d'un sol d’alluvion mêlé aux sables apportés par les vents du désert" (Pierre Trémaux)

village aux bords du Nil, circa 1880 - auteur non mentionné

"Assouan termine l'Égypte à son extrémité la plus méridionale. En général, on se figure mal la forme de cette contrée ; on lui suppose, comme cela a lieu ordinairement, une certaine longueur et une largeur plus proportionnée. Il n’en est rien, l'Égypte se compose d’une part : d’un ruban de cent quatre-vingts lieues de long, sur deux ou trois de large, formé par un sol d’une grande fertilité, et rigoureusement encaissé entre des déserts d'une aridité absolue ; d'autre part : du Delta qui a la forme d'un quart de disque de trente-huit à quarante lieues de rayons, dont l’angle central est au Caire et les deux extrémités de l’arc à Alexandrie et à Péluse. C’est cette lisière de terrain qui serpente en suivant les contours du Nil, depuis Assouan jusqu’au Caire, ou en d'autres termes depuis le 24° degré jusqu'au 30° degré de latitude nord, qui, avec le Delta et quelques oasis, compose toute la surface cultivable de l'Égypte. Les limites tracées sur les cartes ne sont en réalité que des lignes fictives passant au milieu de déserts où rien ne peut vivre ni végéter.
Une particularité de ce pays, c'est que la vallée du Nil, au lieu d’être concave et de présenter comme toutes les autres vallées ses parties les plus basses sur les bords du fleuve, a au contraire une forme convexe dans sa section transversale. Le sol de cette vallée est plus élevé sur les rives mêmes du fleuve qu’en s'éloignant vers les chaînes de montagnes qui forment ses limites. Cette particularité est due aux dépôts de limon que chaque année, pendant l'inondation, le fleuve apporte de la Nigritie. Ces limons qui forment le sol d'alluvion de l'Égypte, se déposent plus abondamment sur les bords du fleuve. D'après cela on comprend parfaitement que ce dépôt est également la cause de la division du cours du Nil en plusieurs branches, dans le voisinage de la mer, de même qu’il est la cause de la formation et de l’agrandissement du Delta. 
En effet, admettez le Nil coulant par un seul lit à travers le Delta, du moment où la surface du sol tend à s'élever plus rapidement sur ses bords que sur les autres parties ; il est évident qu’à un moment donné pendant une inondation, l’eau doit se jeter sur les parties les plus basses, et y maintenir une partie de son cours. C'est en effet ce qui est arrivé à partir du Caire, où le cours du Nil n'est plus étroitement limité par deux chaînes de montagnes. Le fleuve s’est divisé en plusieurs branches divergentes dans le Delta, pour arriver à la mer. 
Ainsi l'Égypte est donc formée exclusivement d'un sol d’alluvion mêlé aux sables apportés par les vents du désert. Bien qu'il soit de la plus grande fertilité, on comprend que ce pays n'offre aucune variété d'aspect. On n'y voit ni forêts, ni prairies, ni sites variés ; depuis les bords de la mer jusqu'au tropique, c'est toujours la même culture, le même village de boue sèche avec ses ruelles tortueuses et sales, toujours le même bouquet de palmiers qui finirait par devenir monotone et ennuyeux si l'élégance de sa forme ne lui donnait une éternelle beauté, si une lumière resplendissante ne venait dorer tout ce qu’elle touche ; si enfin un crépuscule d’un effet sans pareil et dont on ne saurait se lasser, ne venait chaque soir terminer la journée par un jeu de lumière d'une magnificence impossible à décrire."

extrait de Égypte et Éthiopie, de Pierre Trémaux (1818-1895), architecte, dessinateur et photographe français. Il s’est intéressé à l’urbanisme, au percement du canal de Suez. Il voyagea en Algérie, Tunisie, Haute-Égypte, Soudan oriental et en Éthiopie en 1847-1848. D'Alexandrie, il remonta le Nil jusqu'en Nubie. En 1853-1854, il entreprit un second voyage à but photographique en Libye, Égypte, Asie Mineure, Tunisie, Syrie et Grèce.

dimanche 6 septembre 2020

"Il faut à l'obélisque le Nil bleu et non la Seine, pas plus que la Tamise" (Pierre Trémaux)

obélisque de Louqsor, par David Roberts (1796-1864)

"Nous avancions silencieusement entre ces deux rives où dorment d'imposantes ruines. Après avoir marché quelque temps en amont d’un contour bien prononcé du fleuve, le bateau ralentit son mouvement et s’approcha de la rive orientale. L'édifice qui le premier présenta ses restes à nos regards était celui dont l’obélisque qui décore aujourd’hui la place de la Concorde à Paris a popularisé le nom en France, c'était Luxor, dont on voyait principalement les pylônes, le portique de la première cour et quelques massifs de constructions. Nous mîmes pied à terre pour visiter ces ruines. 
En approchant du pylône de ce monument, nous examinâmes d'abord l’obélisque qui faisait pendant à celui de la place de la Concorde, et que Londres jalouse s'était fait donner par Méhémet-Aly ; mais il attend encore le bâtiment qui doit le transporter dans la brumeuse Angleterre. L’impassible Arabe, en apprenant les projets d'enlèvement de ces obélisques, s'est borné à dire ma-fiche (cela ne sera pas). Si ce ma-fiche a été démenti par la France, il paraît devoir être vrai pour l'Angleterre. Quelle que soit la cause de l'indifférence britannique à cet égard, ce magnifique monolithe paraît devoir dormir longtemps encore dans cette position.
Si quelque chose vivait dans cette masse inerte, combien cet obélisque devrait se réjouir de l'oubli du gouvernement anglais, combien il déplorerait le sort de son compagnon exilé, qui, après quelques années seulement, voit déjà ses flancs se fendre et céder sous l'influence des intempéries du nord ! Il faut à l'obélisque le Nil bleu et non la Seine, pas plus que la Tamise ; il lui faut le ciel ardent et les chaudes caresses des vents du désert, et, à ses pieds, un sol chargé de ruines qui attestent la longue série de siècles qui ont passé sur ses angles sans les user. Là, le voyageur promène son regard avec une respectueuse attention sur les ibis et les signes mystérieux incrustés dans ses quatre faces. Ces caractères très énigmatiques pour ses yeux parlent à son imagination, et font passer devant son esprit les images de l’antique splendeur des Pharaons. Cherchez ces impressions profondes devant l’obélisque remis à neuf de la place de la Concorde, emprisonné dans sa grille dorée. Le bon bourgeois qui en passant y jette un coup d'œil se contente de trouver assez bizarre l’idée qu'ont eue ces Égyptiens d’autrefois de graver l'image de canards sur ce monolithe.
Ces deux obélisques jadis dressés de chaque côté de la porte du palais de Luxor, et à peu de distance en avant des pylônes, étaient comme les tables d'inscriptions hiéroglyphiques placées au frontispice du monument.
Chez les Égyptiens, qui n'avaient pas comme nous les ressources de l'imprimerie pour transmettre l'histoire et les principes de la religion aux générations futures, les obélisques spécialement et les faces des monuments subsidiairement remplissaient autant que possible ce but. Aussi les édifices publics ont-ils eu dans l’ancienne civilisation égyptienne une bien autre importance que de nos jours. Chacune des faces de ces obélisques est couverte d'inscriptions. Toutes les faces des pylônes qui donnent entrée au palais sont chargées de grands sujets et d'hiéroglyphes. Les parois de l’intérieur du monument, et souvent même de l’extérieur, sont de véritables musées où sont gravés dans la pierre des tableaux et des inscriptions de toutes sortes."

extrait de Égypte et Éthiopie, de Pierre Trémaux (1818-1895), architecte, dessinateur et photographe français. Il s’est intéressé à l’urbanisme, au percement du canal de Suez. Il voyagea en Algérie, Tunisie, Haute-Égypte, Soudan oriental et en Éthiopie en 1847-1848. D'Alexandrie, il remonta le Nil jusqu'en Nubie. En 1853-1854, il entreprit un second voyage à but photographique en Libye, Égypte, Asie Mineure, Tunisie, Syrie et Grèce.

samedi 5 septembre 2020

L'écrivain public "semble un professeur à l’école de la vie" (Jeanne Arcache)

par David Roberts (1796–1864)

"Au coin de certaines rues ou près d’un bureau de poste de banlieue, l’on voit, dressés en plein vent, de petits pupitres d’écolier garnis d’un encrier de deux piastres, d’une ramette de papier quadrillé que retient un beau fer à cheval, porte-bonheur. Derrière ce bureau imposant, bien à l’abri du soleil, sous une tente faite d’une toile de sac, trône, sur son banc, l’écrivain public.
Regardez-le et enviez-le. C’est un sage. Il est toujours grave. Accoudé, la tête appuyée dans sa main gauche, toujours il semble méditer, à moins qu'il ne sommeille en attendant le client. Sa profession est presque un sacerdoce. Il tient du confesseur et du notaire. Il est à la fois confident et conseiller. Vers lui accourent les épouses délaissées, les domestiques renvoyés et les maris infidèles. Les amants malheureux versent dans son sein leurs plaintes et leurs soupirs. À lui de calmer la fureur, d’adoucir les désespoirs et de transformer un flot de paroles en une petite lettre bien tournée.
Il écoute d’abord, car il sait que parler est un si grand plaisir pour le client que l’on ne saurait l’en priver. Parler pour ces êtres en mal d'amour, ou ces domestiques sans place, c’est déjà atteindre la consolation. Mais lorsqu'il aura entendu avec force détails, force gestes, doigts réunis en bouquet et secoués frénétiquement pour donner plus d’accent à la chose, alors il pourra dire son mot.
Car ne croyez pas que ce soit un simple scribe, qu’il écrive tout bonnement sous la dictée. Non, il donne son avis. Cela fait partie de ses fonctions. Si l’affaire en vaut la peine, le cafetier du coin apportera sur un plateau nickelé la tasse de café indispensable aux longues conversations. Et il y en a ainsi pour une heure. Puis, avec une belle écriture appliquée, il composera la lettre sur une feuille blanche avec une plume taillée dans un roseau.
Non loin de lui, d’autres pupitres, d’autres confrères, d'autres clients. Chacun raconte sa petite histoire et parfois, dans la rue, c'est comme une série de confessionnaux garnis de pénitents à la veille d'une grande fête.
Aucune concurrence ; chacun a ses habitués. Ces écrivains ne se jalousent pas plus que des directeurs de conscience. Et puis je vous ai dit que ce sont des sages.
Assis sur un banc, devant un pupitre en dos d'âne, chacun semble un professeur à l’école de la vie."

extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

Le canal Mahmoudieh "semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger" (Jeanne Arcache)

tableau de Léon Belly (1827-1877), peintre orientaliste français

"C’est un étroit canal creusé entre deux berges de boue noire et fertile. Du Caire à Alexandrie, il reflète le ciel, comme lui, calme, comme lui, limpide. Nuages argentés, nuées roses, vapeur violette, le soir, au crépuscule, miroir fidèle, il réfléchit ces formes charmantes, ces coloris de rêve qui, bientôt, passent, dis-
parus, effacés...
De grands sycomores, un peu bibliques, jettent sur l’eau un manteau d’ombre légère. Le long de la berge limoneuse, d’un côté, des maisons arabes, cubes roses ou blancs, alternent avec des carrés de plantations maraîchères, choux violacés, vert tendre des tomates. De l'autre côté, la route, et, en bordure, de vieux palais prêts à crouler. 
- "Du temps d'Ismaïl..." disent les Alexandrins. Et l’on ressuscite pour l’étranger cette période de faste oriental. Aujourd’hui, ces palais tombent en ruine. Mais nous avons des maisons à huit étages, en béton armé. Les herbes folles ont envahi les beaux parcs abandonnés. Mais la ville est là, tout proche, moderne et cosmopolite.
Ce canal semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger : d’un côté, les pauvres masures de boue et toute la plaine fertile de l’éternelle Égypte du fellah, et de l’autre, cet effort de civilisation européenne. Trait d’union idéal, l’eau du Nil coule calme et douce.
Les oies blanches, théories immaculées, descendent tremper leurs pattes jaunes et s’élancent en escadrille sur l’eau. Les bufflesses noires et velues ou roses et imberbes y viennent boire et prendre leur bain. La tête seule émergeant de l’eau grasse, elles restent ainsi de longues heures perdues en une béate extase.
Et les peintres accourent, admirent et tentent de fixer cette lumière légère, ce pittoresque oriental. Les amoureux aussi accourent. L’eau attire... Comme la route qui longe le canal est macadamisée, à toute allure, dans une 40 C. V. ils promènent leur désir de vivre.
Tandis que, lentement, s’avancent, glissent sans bruit les lourdes barques à fond plat, hautes de vergue, de forme millénaire, pleines à déborder de coton que traînent, la poitrine creusée sous l'effort, les hâleurs en haillons.
C’est toute la fortune de l'Égypte qui passe..."


extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.