samedi 3 octobre 2020

"Des saisons de l'Égypte", par Johann Michael Vansleb - XVIIe s.

Jacob Jacobs, Le khamsin, ou le vent chaud du désert (1859)

"La saison tempérée, qui tient du printemps et de l'automne ensemble, lesquelles deux saisons on ne saurait bien distinguer en Égypte, commence au mois de septembre ; et c'est alors seulement qu'on commence à respirer, à cause de l'air frais qui se fait sentir. Mais parce qu'en cette saison la campagne est encore toute couverte d'eau, et qu'on ne se peut ni promener, ni faire aucun voyage par terre, sans une très grande incommodité, on ne reçoit pas encore une entière satisfaction ; il faut attendre jusqu'au milieu de novembre ; alors la campagne est sèche, la chasse des oiseaux commence, les chemins sont libres et battus, les eaux étant écoulées ; l'air est agréablement frais, la chaleur du soleil est supportable, les champs verdoient, et on y ressent de doux zéphyrs, et agréables. Enfin, la saison est pour lors pleine d'agréments, et dure jusqu'au milieu d'avril.
La saison fraîche, qui répond à notre hiver, commence au milieu de décembre. C'est un temps doux et agréable, excepté les sept jours que les Arabes appellent Berd il agiuz, ou le froid de la Vieille : ils commencent le 7 de février, et durent les sept jours suivants, pendant lesquels on sent le matin un froid un peu rude 
; l'air est couvert ordinairement de nuages ; les pluies y sont fréquentes, et les vents impétueux y règnent fort pendant ce temps-là.
Quoique l'hiver soit fort doux, les gens un peu accommodés ne laissent pas de porter des robes fourrées, depuis le mois de novembre, jusqu'au mois de mars. Ce n'est pas que le grand froid les oblige à cela, car il n'y en a point du tout, mais 
parce qu'alors le temps étant fort variable, ils craignent d'être incommodés par des maladies que le changement du temps produit ordinairement.
L'été est la saison la plus incommode de toutes, à cause des chaleurs excessives, des vents chauds, et des maladies dangereuses qui y règnent, particulièrement dans le temps que les Égyptiens appellent le Camsins, que nous nommons le temps pascal. Il commence le lundi après la Pâque des Coptes, et dure jusqu'au lundi d'après leur Pentecôte. C'est en ce temps-là que les vents du Midi, appelé en arabe Merissi, règnent ; ils sont si 
chauds, et si incommodes, qu'ils empêchent tout à fait la respiration, et enlèvent avec impétuosité en l'air une si grande quantité de paille et de sable que le ciel semble être couvert de nuages épais. Ce sable est si subtil qu'il pénètre non seulement les coffres bien fermés, mais même dans un oeuf qui est tout entier.
C'est cette saison aussi qu'il y a beaucoup de fièvres malignes, de 
dysenteries, et plusieurs autres maladies, que la moindre devient incurable, si d'abord on n'y applique pas le remède nécessaire. Et ceux même qui ne sont pas malades, quand ces vents soufflent, ils se sentent tout à fait abattus.
Il faut néanmoins remarquer que ces vents méridionaux ne soufflent pas tous les jours dans cette saison, ni toutes les 
années également, et avec la même force. Car en l'année 1672, ils n'ont soufflé que douze fois, et l'année suivante deux seulement, et même avec modération ; tout le reste du temps pascal régnèrent des vents maestraux frais, et très sains, et on ne saurait exprimer la joie que le peuple ressent lorsque ces vents méridionaux soufflent peu.
Le temps ordinaire des pluies et des vents, qu'on pourrait comparer avec notre automne, commence au mois de décembre, et dure les mois de janvier et février, quoiqu'à Alexandrie et à Rosette, il pleuve encore hors de cette saison, à cause du voisinage de la mer. (...) Ce qui fait voir qu'il est faut, ce qu'on dit ordinairement, qu'il ne pleut pas en Égypte."


extrait de Nouvelle relation en forme de journal d'un voyage fait en Égypte en 1672 & 1673, par Johann Michael Vansleb (Wansleben), 1635-1679, père dominicain, théologien, voyageur, orientaliste. (texte établi selon l'orthographe actuelle)

"L'Allemand Johann Michael Wansleben fit un premier voyage en Égypte en 1664 à la demande du duc de Saxe-Gotha. Revenu en Europe, il alla à Rome, abjura le protestantisme et prit l'habit des dominicains. Il publia en italien une relation de son premier voyage (1671), rencontra l'évêque de Montpellier qui le présenta à Colbert. Celui-ci le chargea alors d'un second voyage en Égypte dans le but de récolter des manuscrits et médailles et de nouer une alliance avec l'Éthiopie. Le Père Vansleb, comme il se faisait appeler alors, visita l'Égypte d'avril 1672 à octobre 1673, et fut le Français à avoir pénétré le plus au Sud dans le pays. De 1674 à 1676 il traversa l'Asie mineure et séjourna à Constantinople d'où il fut rappelé en France. Colbert se montra peu satisfait de lui et refusa de lui rembourser une partie de ses dépenses. Vansleb mourut dans la pauvreté en 1679, après avoir publié en français la présente relation de son second voyage en Égypte." (Drouot estimations)

vendredi 2 octobre 2020

"Philae est le bijou de l'Égypte ; l'Égypte est la terre des merveilles !" (Mag Dalah)

Philae, par Edward Lear (1812-1888)

"Ceux qui ont dit : « Voir Naples et mourir ! » ne connaissaient pas Philae. Ils n'avaient pas, comme nous, longé la cataracte pour déboucher tout à coup sur cette île charmante, dont Dieu et les hommes on fait un des sites les plus idéalement beaux qui soient au monde. (...)
C'est surtout lorsque, arrivé sur les crêtes, on descend en longeant le flanc des montagnes, que la vue est admirable. Le Nil, séparé en une infinité de petits bras par des îlots de rochers, ici mugit et écume entre les blocs de granit rendus polis et luisants par le frottement des eaux, là s'endort comme un lac tranquille, entre des berges basses envahies par la végétation. Des bouquets de palmiers se balancent au-dessus des écueils, des barques s'aventurent dans les endroits où le courant n'est pas trop violent. Ce panorama extraordinaire est d'une beauté que je ne saurais peindre.
Le soleil se couchait dans la pourpre et l'or quand nous arrivâmes en vue de Philae, qui nous apparut comme une île enchantée. La masse entière de ses pylônes, pleinement éclairés, se détachait sur le fond déjà assombri des montagnes lointaines, tandis que ses palmiers et les élégantes colonnes du temple hypèthre perçaient dans le ciel bleu et rose. Un paysage d'une beauté plus achevée, plus classique, d'une grâce plus exquise, existe-t-il au monde ? Je ne le crois pas : Philae est le bijou de l'Égypte ; l'Égypte est la terre des merveilles ! (...)
Le lendemain à l'aube, Philae nous parut encore plus belle dans sa fraîcheur matinale ! Le sommet des temples était éclairé d'un beau rayon rose, et le Nil, comme un miroir, réfléchissait les rochers noirs couronnés de verdure, de cette île incomparable.
Nous nous apprêtions à prendre possession de Philae pour toute la journée, lorsque nous l'avons vue envahie par les infidèles, je veux dire par une bande nombreuse de voyageurs Cook. Ah ! ces Cooks ! c'est la onzième plaie d'Égypte. Moïse ne la connaissait pas ! Je les connais trop bien, moi, ces voyageurs pressés, qui semblent tous n'avoir d'autre but, en parcourant les pays étrangers, que de contrôler les assertions de leur Guide. Ils vont, leur Murray à la main, vérifiant d'un coup d'oeil la hauteur des pylônes, la grosseur des colonnes, la superficie des cours. Ne leur parlez pas de la poésie des lieux, ils n'ont pas le temps d'y songer. Le barnum est là qui leur crie : "Voyez,, messieurs, ceci est la grande cour : elle mesure quarante-trois mètres sur quarante-neuf cinquante. Maintenant passons au sanctuaire, puis aux terrasses, et dépêchons-nous de déjeuner, pour aller ensuite à la cataracte !"
Et ils vont, essoufflés, suivant le programme depuis huit heures du matin jusqu'à la nuit close. Ne leur dites pas que Philae est bien belle au clair de lune : cela n'est pas dans le programme ! (...)
Ayant abandonné Philae aux Cooks, nous sommes allées faire une jolie promenade dans une île voisine et beaucoup plus grande, qui s'appelle Biggeh. Nous avons escaladé une colline d'où la vue s'étend au loin, sur cet invraisemblable chaos de rochers et de sable qui forme la cataracte. (...)
Les Cooks partis, Philae est retombée dans son calme habituel. Nous en avons profité pour la parcourir en tous sens, cette île enchanteresse, et visiter à notre aise les temples qui la couvrent. Il y a en Égypte des temples incomparablement plus beaux ; mais ce qui est merveilleux ici, c'est l'ensemble, c'est l'île entière : les monuments, les palmiers, le Nil et cet aperçu qu'on a de loin sur la cataracte. De quelque côté que se porte le regard, le spectacle est splendide. (...)
Le soir, nous avons fait une longue promenade en barque au clair de lune. Le Nil, uni comme un lac d'argent, enserrait Philae toute baignée de lumière, si belle, si gracieuse, avec ses pylônes blancs et les colonnes aériennes du temple de Tibère entouré de palmiers ! Tout était frais, calme, silencieux. De temps en temps nos rameurs chantaient à mi-voix de ces litanies plaintives que j'aime tant, ou bien, les avirons levés, ils nous laissaient aller à la dérive, lentement.
En voyant Philae si belle, nous avons failli arrêter ici notre voyage ; mais la crainte des regrets que nous aurions plus tard de n'avoir pas vu Abou-Simbel, et ce désir inconscient et irrésistible qu'on a d'aller toujours en avant, ont eu vite raison de nos indécisions. Nous partons demain."




extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

"Je suis éblouie de ce spectacle merveilleux, sans doute unique au monde" (Mag Dalah, à propos de la Vallée des Rois)

Vallée des Rois - photo de Bonfils

"Louqsor, Karnak, Bab-el-Molouk, voilà ce que nous avons vu depuis trois jours. Je suis éblouie de ce spectacle merveilleux, sans doute unique au monde, et j'hésite à le décrire, tant je me sens impuissante à donner une idée, même lointaine, des ruines de Thèbes.
Vingt auteurs ont essayé de peindre ce tableau, sans jamais y réussir ; j'aime mieux m'avouer vaincue d'avance, et, sans faire une description nouvelle de ces lieux tant de fois décrits, parler seulement de mon émotion en les visitant.
Dès le matin du premier jour, lorsque en ouvrant nos fenêtres nous avons aperçu, entre les palmiers du jardin, le Nil d'abord, puis une plaine verdoyante dans laquelle nous distinguions des monticules que nous savions être des ruines, puis les montagnes toutes roses avec des ombres bleues, nous avons jeté un cri de joie. Depuis lors j'ai vécu dans un émerveillement continuel.
Suivant le conseil de "Guido", et pour graduer l'intérêt de la visite, nous avons commencé par la rive gauche du Nil, réservant pour la fin les splendeurs de Karnak.
J'ai déjà dit que les anciens Égyptiens, assimilant la vie de l'homme à la course du soleil, ont presque toujours placé leurs nécropoles sur la rive occidentale du Nil, cachant la dernière demeure des morts dans les flancs de la montagne derrière laquelle le soleil disparaît chaque soir. Ce sont donc des tombes que nous allions visiter, des tombes royales et des temples funéraires. (...)
Après avoir traversé la plaine cultivée, on arrive au pied des montagnes libyques, et le sentier s'engage dans une vallée étroite, évidemment le lit d'un torrent desséché depuis des siècles. 
Brusquement toute trace de végétation a disparu. La gorge étroite et sinueuse court entre des falaises aux formes étranges, qui semblent parfois l'ébauche de quelque temple gigantesque. La montagne est d'une couleur extraordinaire, rougeâtre avec des éclats roses, et des ombres transparentes. Le sol blanc est encombré de rochers. Du sable et du rocher, on ne voit que cela. Tout est silencieux et terrible dans cette vallée de mort : pas un brin d'herbe, pas un être animé ne remue dans cette solitude. Parfois dans le ciel imperturbable un vautour passe et plane un instant, puis s'éloigne.
Cependant, telle est la magie de la couleur, que la stupeur se mêle d'admiration en contemplant ces rochers où le soleil d'Afrique verse à flots sa lumière. Nous allions à petits pas, oppressés par la chaleur, et nos âniers eux-mêmes devenaient silencieux.
J'ai vu en rêve la procession des prêtres égyptiens venant, il y a quatre mille ans, conduire un pharaon à son dernier palais : les prêtres en robes blanches, portant les insignes sacrés, brûlant des parfums, chantant des hymnes à la gloire du défunt. Les litières chargées de présents, puis la momie enfermée dans un triple cercueil peint et doré, fleuri de guirlandes. La procession passait où j'ai passé, entre ces mêmes rochers brûlants, où se dissimule, l'entrée d'autres tombes royales. Après une marche lente, on arrivait au lieu choisi par le roi lui-même, où, dès le commencement de son règne, les ouvriers avaient creusé sa tombe. Chaque année, tant que le roi vivait, on avait pénétré plus avant dans le flanc de la montagne, creusé de nouvelles chambres au bout des longs corridors, créant un véritable labyrinthe souterrain, au bout duquel était enfin déposé l'énorme sarcophage de granit ou de marbre.
Le roi mort, on s'est hâté de finir les peintures, et maintenant le pharaon arrive pour prendre possession de son palais funèbre. On a déposé la momie dans le sarcophage ; ayant accompli les rites, les prêtres se retirent silencieux, laissant derrière eux comme offrandes, des objets d'ameublement, des armes, des instruments de musique, même des vivres. Le sol est jonché de statuettes en faïence bleue, l'air chargé de lourds parfums. Quand le dernier prêtre est sorti, les ouvriers murent rapidement la porte, font glisser devant l'ouverture, désormais condamnée, un amas de sable et de débris, et tous s'éloignent. Personne ne viendra plus troubler le repos du mort.
Personne ?... Hélas ! quelques siècles à peine sont écoulés, et de hardis voleurs viennent la nuit chercher, derrière les décombres, le chemin oublié qui mène aux sépultures : ils arrachent au roi ses bijoux cousus au linceul. Le vol accompli, la momie dépouillée, la tombe violée retrouve le calme et le silence, jusqu'au jour où la pioche de l'archéologue découvre à nouveau l'entrée du souterrain. Mais le savant n'est pas seul ; derrière lui viennent les touristes, race sacrilège, qui grave des noms inconnus sur les bas-reliefs précieux et transforme la tombe en salle à manger. J'entends crier à la profanation ; je demande bien pardon aux mânes de Séti si j'ai déjeuné dans le vestibule de son tombeau : c'est que dans la brûlante vallée de Bab-el-Molouk il n'y a pas d'autre abri contre la chaleur de midi."


extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

jeudi 1 octobre 2020

"Tout embellit ce cours merveilleux qui créa une nature, un pays, une histoire" (Robert de Flers, à propos du Nil)

date de ce cliché : circa 1880 - auteur non mentionné

"Le désert inspire toujours celui qui arrive au seuil de ses plaines sans fin de graves réflexions. Avant de mettre le pied sur le premier grain de sable, le mahométan s'agenouille dans la direction de la Mecque et, balançant son corps de droite à gauche, il gesticule la plus humble de ses prières. Chacun, en sa langue et en son esprit, murmure quelque grave parole, fût-ce un blasphème, au seuil de cette immensité qui le dépasse et le rejette au milieu de ces grains de sable comme une misérable poussière.
Cette séparation entre la terre cultivée et le commencement des sables marque nettement où s'arrête la bienfaisante inondation du Nil, le fleuve-pays "présent des dieux". La dernière touffe de dourah et le dernier épi de maïs poussent sur la dernière motte de vase limoneuse. Des paillettes commencent à étinceler ; puis ce sont de petites plages lumineuses, encore séparées par les plaques vertes de l'herbe, bientôt plus rare, plus sèche, un peu plus loin roussie et fauve jusqu'à se confondre avec le sol, jusqu'à disparaître dans la teinte générale du désert désormais ininterrompu. Vers l'horizon, un bosquet de palmiers et de dattiers, le dernier, projette une ombre démesurée et violette.
Nous avons quitté le royaume d'Osiris ; celui de Typhon commence. Mais bientôt une verdure nouvelle éclate en taches vigoureuses sur la roseur pâle des terrains arides, et l'on pense une fois encore au fleuve, source de toute fraîcheur, véhicule sacré du bienfaisant limon. 
Le chemin de fer, en effet, ne tarde pas à traverser la branche phalétique du Nil, déroulant vers Damiette une large bande d'un jaune mat et violent. Ce n'est point sans émotion que l'on passe au-dessus de ses eaux fameuses qui, à vrai dire, semblent épaisses et lourdes. La végétation molle et luxuriante des berges atteste déjà la puissance vivifiante du fleuve. Tous les symboles dont on entoure son nom ne sont que les hommages d'une pieuse reconnaissance à l'égard de cette "grande eau" de cette "eau supérieure" de cette "eau vivifiante" de ce "père de Zeus" de ce "Dieu Nilus" artère féconde portant jusqu'au coeur de la vieille Égypte un sang toujours jeune et vigoureux. 
Albukerque, voulant ruiner le pays, chercha à détourner son cours et "si Mahomet avait bu l'eau du Nil, disent les Arabes, il aurait demandé l'éternité afin d'en boire toujours". Cette vénération n'a point disparu, et la Sublime Porte reçoit encore tous les jours la quantité d'eau nécessaire pour la consommation du Sultan et de son harem.
Évoquant les deux vers de Victor Hugo :
Comme une peau de tigre au couchant s'allongeait
Le Nil tacheté d'îles,
de minces palmiers, sur une bande de terre encore immergée, dressent au-dessus du courant leur sombre et régulier panache. Un jeune étudiant égyptien s'écrie avec conviction :"Ce qu'il y a de  beau, voyez-vous, monsieur, dans notre fleuve, c'est qu'on ne sait pas d'où il vient."
À sa puissance le Nil n'ajoute-t-il pas le charme de cette éternelle et prodigieuse énigme, la vieille questio capitis ? Jusqu'au mystère de ses sources qui sut accroître le prestige des dieux et faire rêver d'ambition César lui-même, tout embellit ce cours merveilleux qui créa une nature, un pays, une histoire. Et véritablement sa largeur, son courant à la fois grave et impétueux et la majesté de ses évolutions, ne le rendent pas inférieur à des souvenirs d'une aussi fameuse antiquité.
Après de nouvelles incertitudes entre la terre et le sable s'entremêlant comme en une lutte, et peut-être pour décider de la victoire du sol fertile sur le désert aride, apparaît soudain avec ses minarets embrasés, ses blanches coupoles, ses toits en équerre, entourée d'une ceinture de fleuve et de collines, une ville immense dont les derniers plans sont déjà noyés dans la brume violâtre du soir."

extrait de Vers l'Orient, par Robert de Flers (1872-1927), dramaturge, librettiste et académicien français.
"Ayant un temps songé, après des études de lettres et de droit, à faire carrière dans la diplomatie, c’est finalement vers la littérature et le journalisme qu’il s’orienta. Un voyage en Orient qu’il avait fait à la fin de ses études lui inspira ses premiers écrits : une nouvelle, La Courtisane Taïa et son singe vert, un récit de voyage, Vers l’Orient, et un conte, Ilsée, princesse de Tripoli." (site internet de l'Académie française)

mercredi 30 septembre 2020

"Voyez les monuments de l'Égypte : quel sentiment profond de la vie universelle !" (Lucien Davesiès de Pontès)

temple d'Esna - photo de Zangaki

"Le dogme des Égyptiens, du moins leur dogme populaire, n'a senti la divinité que dans sa manifestation matérielle ; de même leur Art ne puise ses inspirations que dans le monde extérieur. Il demande des types à tous les règnes, il se prend à la Nature entière , il la représente dans tous ses actes et la glorifie dans toutes ses productions. C'est le colosse de Memnon, qui ne vibre qu'aux rayons du soleil.
Quand l'Égyptien est parvenu à vaincre cette Nature qui semblait d'abord devoir l'engloutir dans les débordements du désert et du fleuve ; lorsqu'il a contenu par des digues les flots et les sables ; qu'il a fait enfin le sol et la cité ; il a besoin de protester contre le Néant par la grandeur et la solidité de ses ouvrages. Alors il bâtit des édifices ; il les fait longs, larges, immenses ; toutefois, il ne les fait pas élevés, il ne les porte pas vers le ciel : il les attache, au contraire, à cette terre qui le nourrit, et souvent même il les fait pénétrer dans ses entrailles, où, suivant ses croyances, doit se perpétuer sa vie future. À l'exception des Pyramides, la hauteur des monuments de l'ancienne Égypte n'est pas proportionnée à leurs autres dimensions. Il est impossible de n'être point frappé de cette différence qu'on a déjà si justement remarquée entre les constructions lourdes et massives des temples païens et les formes aériennes, vaporeuses, fantastiques des églises, si pleines de charmes, emblèmes de la pensée chrétienne, qui semblent s'élancer avec elle vers les régions inconnues du paradis céleste. L'Art égyptien emploie des matériaux épais, compacts, résistants, préférant le granit aux autres substances, et les masses monolithes aux agrégations de pierres. Non content même d'avoir placé son oeuvre à côté de l'oeuvre de la Nature, il façonne cette Nature elle-même, il taille le rocher en temple, en statue ; il se l'approprie et en fait son oeuvre.
Ce qu'il y a de commun entre les temples du paganisme égyptien et ceux du catholicisme, c'est qu'ils prouvent également la puissance d'une foi religieuse se perpétuant de siècle en siècle, et déterminant les fils à continuer les travaux de leurs pères en l'honneur des héros ou des dieux bienfaiteurs de tous. Il fallut sans doute les efforts successifs de plusieurs générations, pour achever ces édifices qui couvrent une lieue de terrain, précédés d'avenues de sphinx, vastes comme de grandes villes, où l'on s'égare dans des forêts de colonnes, et qui élèvent l'homme à la taille de leur prodigieuse immensité.
Voyez les monuments de l'Égypte : quel sentiment profond de la vie universelle ! quel éclatant témoignage ! quelle glorification du ciel et de la terre ! Les uns, comme le zodiaque de Denderah, sont empreints du sentiment du monde céleste ; les autres, tels que les sphinx, sont le symbole de la puissance androgyne de la Nature.
Entrez dans les temples. La colonne s'élève, évasée à sa base comme le stipe déchaussé du palmier, et les trois arêtes qui la partagent en divisions presque imperceptibles ne semblent destinées qu'à rappeler la tige triangulaire du papyrus consacré ; le chapiteau qu'elle supporte s'épanouit en calice gracieux, et sur sa gubbe immense se déploient des feuilles de lotus et de papyrus attachées par des cordons disposés comme l'appareil d'une griffe, cet appareil d'où sortent les fruits du dattier et qu'on appelle les spathes.
Puis, auprès de cette colonne à la forme élancée, aux proportions gigantesques, une autre plus humble se termine par une corolle renversée d'où elle descend jusqu'à terre comme un long pistil.
C'est parmi les végétaux que l'architecture égyptienne choisit ses ornements : c'est la perséa ; c'est l'arnoglossum, dont les sept côtés rappellent les sept planètes ; c'est le lotus surtout, symbole de l'union des deux sexes. Toutefois, hâtons-nous de le reconnaître, ce qui prédomine dans les formes de l'architecture égyptienne, c'est le caractère mâle. Elle affecte partout la ligne droite, le plan, et n'introduit guère la ligne et la surface courbes, que dans la colonnade et dans la modénature. Or, la ligne droite, par sa rigidité, par sa précision mathématique, se rapporte surtout à la science, à l'homme, tandis, que la courbe, dans sa sinuosité capricieuse et souvent insaisissable pour le calcul, entre dans le domaine du fait, du sentiment, pour ainsi dire, et appartient à la femme."

extrait de Études sur l'Orient, par Lucien Davesiès de Pontès (1806-1859), homme de lettres, helléniste, traducteur de "L'Iliade" d'Homère et de "Childe Harold" de lord Byron.

"(Ce) fragment de la plus grande importance concernant l'antique architecture des Égyptiens (...) contient des aperçus absolument neufs sur cette architecture et sur son caractère symbolique. (Il) mérite d'être recueilli dans un répertoire de documents relatifs l'histoire de l'Art en tous les temps et en tous les pays, car on y trouve en germe un système d'interprétation générale pour l'ensemble des monuments de l'ancienne Égypte." (Paul Lacroix)

mardi 29 septembre 2020

"Thèbes est ce que l'Égypte nous a légué pour témoigner d'elle-même" (Léon Verhaeghe)

Edward William Cooke (1811-1880) : Pylons at Karnak, the Theban Mountains in the Distance
(Wikimedia commons)

20 décembre (1863)
"Cette journée marquera dans le voyage. Nous étions prévenus que l'on approchait de Thèbes. Le matin, une haute montagne rocheuse apparaissait seule au milieu de la plaine, qui s'élargit ici comme pour faire place à une grande cité. Cette montagne est celle à laquelle s'adosse le village de Kournah.
Le vent ayant fraîchi, le drogman annonça pour midi l'arrivée à Thèbes. Il n'est guère que dix heures et demie quand le réis Mansour nous crie, en nous montrant l'horizon : Louqsor ! Karnak ! Nous accourons : nos lunettes sont braquées sur le point indiqué. Je ne voyais rien dans la vaste plaine que des bouquets de palmiers, et les masses de verdure qui abritent toujours les villages arabes. On y observait seulement un bel effet de mirage : les palmiers les plus éloignés dans les terres paraissaient baignés par un lac tranquille ; ils se réfléchissaient dans cette nappe d'eau imaginaire, comme dans un miroir du plus pur éclat.
Nous avions fort approché de la montagne de Kournah, et j'admirais ces masses rougeâtres, calcinées par le soleil, arides comme le désert. La chaîne libyque porte l'empreinte des efforts du Nil pour s'y creuser un passage : les parois de la montagne, écroulées de toutes parts, offrent la trace encore visible de ce gigantesque effondrement. Quant aux couleurs dont se revêtent les hautes parois de ces montagnes, rien n'en peut donner une idée dans notre Europe.
Cependant, j'aperçois enfin une masse noire qui commence à se dégager de la verdure. C'est le grand pylône du temple de Karnak. Les ruines immenses, les pylônes, les obélisques, ne tardent pas à se montrer plus distinctement : nous sommes devant Karnak, le lieu saint par excellence dans l’Égypte thébaine, le sanctuaire de ses dieux et le palais de ses rois.
C'est Thèbes enfin, cette ville dont les cent portes livraient passage aux milliers de guerriers dont parle Homère, qui vit ses rois triompher de l’Orient mille ans avant la naissance de Rome, et les arts fleurir dans son sein quand la Grèce était barbare encore ; cette ville dont les temples inaccessibles recélaient la sagesse répandue de là sur le monde hellénique, qui la transmit à l'Europe. 
Le mystère n'est pas le moindre attrait des grandes choses. Je songeais, en voyant se dérouler à mes yeux la plaine de Thèbes, à cette Égypte antique qui nous semble avoir vécu en dehors des lois de l'humanité, tant son esprit différa du nôtre. Ces temples de Karnak qui ne ressemblent en rien à ceux de la Grèce et de Rome, ces colosses qui déifiaient les rois, ces monuments bâtis pour ne tomber jamais, tout témoigne d'un peuple chez lequel les conditions de la vie n'étaient pas ce que le temps les a faites pour nous. La momification des corps, l'immortalité donnée aux restes de l'homme, démontrerait à elle seule l'antiquité de ce peuple, voisin des origines du monde : l'expérience ne lui avait pas encore appris l'inanité de longues générations qui se succèdent pour disparaître toujours. Plus on a vu mourir les hommes, moins on a donné d'importance à leur dépouille. Le génie de l'ancienne Égypte, isolé au milieu des déserts africains, s'est concentré dans le passé : dédaigneux de communiquer avec les hommes, il est demeuré lui-même jusqu'au jour où il s'est éteint pour jamais.
Memphis, la première capitale de l'Égypte, a disparu dans les sables, et n'a laissé qu'une mémoire fabuleuse ; Thèbes est ce que l'Égypte nous a légué pour témoigner d'elle-même, l'expression la plus complète de sa vie originale, la merveille de son antique civilisation, le sépulcre enfin d'où la science moderne est parvenue à exhumer son passé.
Après Karnak apparaissent dans la plaine, sur la rive opposée, les deux colosses de Memnon. C'est une étrange apparition que celle de ces géants assis, témoins immuables de la grandeur et de la chute de Thèbes. L'expression vague de leurs visages mutilés inspire d'abord comme une terreur superstitieuse. Derrière eux, on voit les débris immenses des temples et des palais de Médinet-Abou. Enfin, entre deux îles du fleuve, nous découvrons le village de Louqsor, et nous voyons surgir au milieu des masures arabes une gigantesque colonnade, le sommet d'un pylône, la pointe aiguë d'un obélisque. C'est le temple d'Aménophis III et de Sésostris le Grand.
Ces triomphateurs antiques ne songeaient guère que des peuples, ensevelis dans la nuit du pôle, et dont le nom, s'ils en avaient un, n'était jamais arrivé jusqu'à eux, que ces peuples viendraient un jour dépouiller les palais de Thèbes, et planter leurs enseignes sur ses débris. L'obélisque de Louqsor est allé orner la place publique d'une capitale nouvelle, et nous voyons flotter le pavillon anglais au sommet de la grande colonnade."

Extrait de Voyage en Orient, 1862-1863, 
par Léon-François Verhaeghe de Naeyer (1839-1906), avocat et diplomate belge, gouverneur de la province de Flandre Orientale, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Chine.

samedi 26 septembre 2020

Dans le "bazar" du Caire, par Jacques du Tillet


"Nous voici au coin d'une ruelle ; nous descendons ; et, brusquement, l'ombre, la fraîcheur, presque le silence, à côté du fantastique brouhaha de tout à l'heure. C'est l'une des entrées du bazar. Les boutiques sont plus petites encore, plus pressées que dans le Mouski, et ouvertes du côté de la ruelle ; mais on n'y crie pas : on travaille ; presque chaque boutique et en même temps un atelier. 
Cette partie du bazar est consacrée à ces plats ou à ces vases de cuivre et d'argent repoussé qui sont connus de tout le monde. Les ouvriers, installés au dehors pour avoir un peu de jour, font leur besogne avec une adresse et une prestesse infinies ; une main tient le fil d'argent qui doit rehausser les dessins du cuivre : en deux coups de marteau, le fil s'adapte dans la ciselure, un troisième coup le tranche net ; et le travail continue, sans que l'ouvrier lève le nez... 
Nous reprenons notre route. Les ruelles sombres s'entrecroisent comme les mailles d'un filet : les unes plus larges, les autres plus étroites ; et les plus larges rappellent la légendaire Rue pour une personne dont s'honore Bruxelles.
Certaines sont coupées par des arcades. Une lumière crue tombe sur le chemin, laissant les boutiques dans l'ombre. Et pas une de ces ruelles n'est droite ; elles tournent, retournent, s'allongent en inextricables sinuosités. Ce n'est plus le formidable amoncellement du Mouski. Les marchandises sont de qualité supérieure, des "objets d'art", et les acheteurs sont presque tous européens... Des armes, des bijoux, des étoffes, des tapis. Derrière l'étalage très étroit, s'ouvre parfois une arrière-boutique vaste et haute, au toit vitré, et pleine de marchandises jusqu'au faîte. Ici des voiles d'Assouan, tissés d'or ou d'argent : là, de lumineuses étoffes de Brousse : ailleurs des soies brochées, des broderies d'or, des étoffes souples et brillantes, de mousseuses mousselines, des crêpes rêches... et partout et toujours des scarabées, des grands, des petits, des rouges, des gris, des noirs, tous anciens, authentiquement. Dans cette boutique, des armes et des fers, d'un "toc" évident, dorment sous la poussière ; et le marchand tire des profondeurs de sa robe quelques turquoises vraiment belles (si elles sont vraies), jure qu'elles ne "passeront" pas, prend à témoin la barbe du prophète, vous verse du café, et enfin proteste qu'il ne veut être payé que dans dix ans ! 
Les acheteurs, les passants surtout, sont assez nombreux, et les ruelles vite encombrées. Dès qu'on s'arrête devant une boutique, deux ou trois "commis" vous conjurent d'entrer. D'autres, qui tiennent le milieu entre le courtier et le guide, guettent l'acheteur à l'entrée du Bazar : quoi que vous désiriez, ils savent où le trouver (...). Même pas de bakchich à leur donner ! Soyez assurés, d'ailleurs, qu'ils n'y perdront rien. 
La complaisance des vendeurs est sans égale. Ils déballent leurs caisses, bouleversent leurs boutiques et vous montrent ce qu'ils ont, pour le plaisir... Mais, chose curieuse pour nous, leur avidité ne les empêche pas de faire passer avant tout leurs devoirs religieux ; le vendredi, les trois quarts des boutiques sont vides ; et vers midi la plupart des marchands sont à la mosquée. Je ne garantis pas que leur piété soit élevée ; elle est au moins sincère et sans aucun mélange de "respect humain". Aux heures prescrites, on voit des ouvriers laisser leurs outils, se jeter à genoux vers la Mecque, se prosterner quatre ou cinq fois, et reprendre ensuite leur tâche ; à Zagazig, entre Ismaïliah et le Caire, un tapis est étendu selon les rites dans un coin de la gare, et, pendant l'arrêt du train, des voyageurs y font leurs prières...
Si l'on excepte quelques bibelots assez beaux, notamment des jades sertis de pierreries, et quelques étoffes d'or ou d'argent, les tapis seuls sont dignes d'admiration ; quelques-uns sont d'une richesse de tons merveilleuse, mais d'un prix plus merveilleux encore ; on nous montre un tapis de prières, de dimensions modestes : cent cinquante mille francs !... 
Les facilités de communications ont mis l'exotisme à notre portée ; nous trouvons à Paris presque tout ce que nous trouvons au Bazar, et à peu près au même prix. Ce que nous n'avons pas, c'est, ou les choses médiocres, ou les choses très belles ; mais l'"orient" médiocre est affreux : et les tapis de cent cinquante mille francs ne sont pas à la portée de tout le monde..."

extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français