dimanche 18 octobre 2020

"L'union qui existe entre l'art égyptien et la nature", par Jacques du Tillet

temple hypaétral (kiosque de Trajan), vu du temple d'Isis (île de Philae)
photo extraite de l'album L'Égypte et la Nubie, par Émile Béchard, 1887

"On reste confondu d'admiration devant le sûr instinct de ces artistes anonymes, devant leur sentiment profond de la beauté naturelle. En face de ruines parcellaires, - tel ce temple de Kom-Ombô qui dresse sur une falaise dominant le Nil ses murailles ébréchées, - on est saisi d'une sorte de stupeur. Leur beauté est "unique» et complète ; peut-être en est-il de plus séduisantes : celle-ci n'est comparable à rien. Alors, spontanément, on trouve l'émotion qu'on "tâchait" d'avoir au musée ou dans l'intérieur des temples. Bien mieux qu'une momie tordue et profanée, ces vestiges grandioses révèlent la grandeur d'une civilisation mystérieuse et magnifique...
Quand on cherche à comprendre, c'est qu'on n'admire pas assez. Nous peinions, naguère, à démêler les contradictions et les puérilités du culte d'Amon-Ra. Maintenant la beauté nous domine. Du culte inexpliqué, il nous suffit d'imaginer seulement les rites pompeux. Les processions se déroulent, telles qu'elles sont figurées aux murailles des temples. (...)
À peine avons-nous besoin d'imaginer. II suffit de se souvenir, tant sont précis les bas-reliefs des temples, Et, quant aux "officiants", à leur allure et à leur physionomie, nous n'avons qu'à regarder autour de nous. Les voici, avec leur profil caractéristique, leurs yeux bridés, leurs lèvres égales et l'avancement de leur menton. Nous avons là, à portée de notre main et de notre courbache, les portraits vivants des prêtres et des rois d'il y a dix mille ans !
De là vient, on ne peut trop le répéter, le charme unique, le charme inimaginable de l'Égypte. À chaque pas, le Présent ressuscite le Passé. L'antiquité, une antiquité lointaine à donner le vertige, s'éveille, vit, s'agite, - et mendie ! - autour de nous. II y a quelque chose de violemment burlesque à voir le visage même d'Osiris se tendre suppliant vers le bakschich. Et l'on est moins égayé encore que troublé... La religion égyptienne tient si fortement à la nature, que la nature égyptienne, à son tour, nous incline à cette religion. La doctrine de la métempsychose est encore l'une des plus satisfaisantes que les pauvres hommes aient inventées. On comprend qu'elle soit née sur cette terre où les mêmes traits du visage se perpétuent à travers les siècles. On n'est jamais bien sûr que l'enveloppe mortelle d'un ânier ne contienne pas l'âme vagabonde de Manès, ou celle même d'Amon-Ra le grand dieu conducteur du soleil.
Et cette prolongation d'un type identique fait apparaître plus étroite encore, et plus intime, l'union qui existe entre l'Art égyptien et la nature. Ils se tiennent de partout, si l'on peut dire. Partout l'on découvre le lien qui rattache les hommes aux dieux, les temples à la terre. On le retrouve à Esneh, dans les colonnes enfouies jusqu'au faîte ; à Abydos et à Dendérah, à Edfou, qui domine avec tant de majesté "Le Vieux fleuve alangui routant des flots de plomb...et dont le temple intact, portant à ses pylônes l'épervier héraldique, semble attendre les prêtres ressuscités d'Horus, dieu du soleil... On le retrouve à Karnak, prodigieux amoncellement de prodigieuses grandeurs ; à Louqsor, dont les pieds sont baignés par le Nil, et dont les sanctuaires rapprochés d'Aménophis Ill, d'Alexandre et de Constantin, dominés par une mosquée récente, mesurent le large espace des temps abolis. On le retrouve encore sur la rive gauche du fleuve, où l'aspect farouche de la Vallée des Rois ajoute tant de sombre beauté aux tombeaux séculaires. On le retrouve à Saqqarâh, au Sérapéum et au Mastaba de Tî. On le retrouve à Assouân, à Éléphantine, à Philæ... Chaque ville, chaque tombeau, chaque temple empruntent et ajoutent une grandeur nouvelle à la terre où ils s'élèvent, à la lumière ardente dont ils sont baignés."


extrait de En Égypte, 1900, par Jacques du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français

jeudi 15 octobre 2020

Crépuscule sur le Nil, par Vicente Blasco Ibañez

bords du Nil par Karel Ooms (1845-1900) - source Wikipédia

"Notre navigation, douce, paisible et monotone, trompe sans cesse notre vue d’une façon comparable aux illusions produites par les mirages du désert. Il nous semble que nous glissons sur une suite de lacs. Nos yeux ne peuvent jamais se convaincre que nous voguons sur un fleuve. Devant notre proue de grandes nappes d’eau, mais elles paraissent toutes bordées d’une bande de terrain qui ferme l'horizon. La où le Nil fait un coude, la rive qu’on voit en face est très proche. Quand il se déroule en droite digne, les deux rives, qui s’avancent parallèlement, semblent finir par se toucher, et barrent ainsi la perspective.
À chaque changement de paysage, nous nous demandons mentalement : Par où sortirons-nous de cette prison ? 
Jamais l'horizon n’est fermé par une nappe d’eau s'étendant à l'infini. Toujours il est borné par une colline, par un escarpement, par une ligne de végétation. En réalité nous ne savons pas comment nous allons passer d’un paysage à l’autre, et nous persistons à croire dans notre illusion que nous traversons une suite de lacs communiquant entre eux. 
La nuit commence à tomber. Le ciel et le fleuve ont des reflets nacrés auxquels se mêlent les teintes d'arc-en-ciel propres aux régions dont l'air est saturé d'humidité. Partout le crépuscule fait refluer vers les petits villages le flot des travailleurs, une fois leur journée finie. Sur les deux rives passent des files de petits ânes portant sur leur dos leurs maîtres, qui reviennent des champs.
Nous devinons comment on vit dans ces bourgades encore invisibles, en voyant la procession de ceux qui s'y rendent. Des femmes à la tunique terminée par une longue queue, descendent pour remplir sur le bord du Nil la dernière cruche de la journée. Les norias lancent leurs derniers grincements. Le fellah entonne d’une voix mélancolique les strophes finales de la chanson de l’eau. On voit encore monter et descendre au-dessus des rives les bras innombrables des chadoufs, sorte de norias fonctionnant à la main, terminées par un récipient unique suspendu à une longue perche en forme de balancier, que le paysan égyptien manœuvre avec autant d'adresse que de rapidité, tirant du fleuve des seaux pleins pour en déverser le contenu dans le petit canal d'irrigation creusé deux mètres plus haut. 
Dans l’air bleuâtre résonnent les derniers bruits d’une opération que depuis huit ou dix mille ans on exécute toujours de la même manière, avec la résignation fataliste de celui qui se soumet aux lois de la Nature et aux arrêts du Destin. Du fond de ce fleuve, éternel nourricier de l'Égypte, s'élève une vapeur qui, enveloppant les personnes et les choses, fait trembloter leurs contours d’une façon fantastique et recouvre leurs couleurs d’une patine violette.
L'heure cristalline est venue, où tout vibre, emplissant l'air d’échos que la distance n’affaiblit point. Nous entendons distinctement des voix d’hommes qui marchent le long des rives, à une distance telle qu'ils semblent petits comme des fourmis, des aboiements de chiens invisibles dans des villages tellement éloignés qu'ils ont l'air de sortir d’une boîte de jouets. Tous ces sons paraissent se produire aussi près de nous que les divers bruits de notre vapeur, que la résonance la chute d’une rame dans une barque cachée au milieu des roseaux, que le hennissement d’un cheval enfoncé jusqu'au ventre dans les herbes d’un marais.
Nous croisons un vapeur semblable au nôtre, dont toutes les lampes électriques sont déjà allumées dans ses salons. La nuit tombe, brusque et instantanée, comme dans les régions tropicales.
Demain, au lever du soleil, nous serons à Philae."


extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

"Le moment où Abou-Simbel est dans toute sa gloire", par Vicente Blasco Ibañez

par David Roberts, 1836

"C’est le point du jour. Les feux lointains de l’aurore nacrent les eaux du Nil. Les colosses commencent à devenir rouges, comme s'ils laissaient transparaître une lumière intérieure. Le soleil va se lever, comme il se lève toujours dans les régions tropicales, avec une rapidité presque instantanée, sans être voilé par le moindre nuage, offrant aux regards d’abord l’image d'un sourcil de feu, puis celle d’une coupole, et enfin s’arrondissant comme une cerise gigantesque, pour se dégager par une rude secousse de l’étreinte où l'emprisonnait la ligne de l’horizon. 
C’est là le moment où Abou-Simbel est dans toute sa gloire. Nous allons voir se réaliser le miracle de la lumière, le soleil naissant lancer ses flèches d'or, et c’est pour assister à un tel spectacle que nous avons abandonné notre lit en pleine nuit. Un chœur immense d'oiseaux cachés dans la verdure au bord du Nil, ou montant des jardinets jusqu'à l’esplanade de sable et de roches où nous sommes, ouvre la grande symphonie du matin. Le soleil s'est levé.
Les architectes égyptiens ont orienté le temple rigoureusement pour que les premiers rayons horizontaux projetés par le dieu du jour puissent pénétrer jusque dans les profondeurs les plus intimes du sanctuaire. Ramsès a voulu que son œuvre gigantesque n'apparût dans sa beauté que pendant une heure, la première de la matinée, alors que se réveille la Nature et que surgit Osiris, l’astre déifié par les Égyptiens. Nous voyons un rayon du soleil qui vient de naître, se traîner le long des marches rouges comme un enfant au pas chancelant, se glisser par la porte du temple, enfin envahir par sauts et par bonds les salles intérieures. Les ténèbres s’évanouissent dans le souterrain sacré. La lumière y pénètre maintenant, comme le jet d’une lance faisant fuir devant sa pointe d'or la nuit vaincue.
Nous courons vers l’intérieur du temple, mais quelqu'un nous précède, c’est notre ombre. Comme nous avons le soleil derrière le dos, nous projetons devant nous de longues taches noires jusqu’au fond du sanctuaire. Chacune d'elles est pendant quelques secondes aussi énorme que les statues de l’intérieur qui servent de piliers.
Groupés autour des quatre statues de dieux polychromes qui sont dans la dernière chapelle, nous voyons se renouveler le miracle de chaque jour. Le temple entier s’est couvert de tentures d’or resplendissantes. Les piliers colossaux, les batailles et les pompeux cortèges des rois sculptés sur les murs, les statues de dieux aux diadèmes pointus se dépouillent de l'ombre dont ils étaient revêtus. Et à travers les trois salles nous voyons, comme nous pourrions les voir par le tube d’un télescope, la grande porte rectangulaire et, au delà, le fleuve qui semble en ébullition, coupé par une bande verticale de feu, la rive opposée qui le domine, sur ses eaux de petits bateaux égyptiens, entièrement noirs, comme s'ils avaient été peints à l’encre de Chine, enfin au-dessus du panorama offert par la vallée un soleil couleur de sang fraîchement versé, qui nous lance directement son faisceau de dards lumineux et nous force à détourner les yeux.
Ce spectacle magique dure quelques minutes. Puis le soleil monte, et son disque, coupé par l’arête du seuil de pierre, disparaît pour nous peu à peu. Il se cache à nos yeux en prenant des formes qui sont l'inverse de sa configuration à son lever et à son coucher. Il perd d’abord la calotte qui le surmonte, puis a simplement l'aspect d’une chaudière incandescente, et finit par ne plus être qu’un croissant rouge. Le temple, qui a semblé d’or pendant quelques minutes, devient bleu. Pendant le reste du jour il sera plongé, maintenant qu'au-dessus de sa porte le disque du soleil n’est plus visible, dans une pénombre de souterrain, et de nouveau ses ornements architecturaux s’estomperont.
Tous les visiteurs s’en vont, dès que le soleil a cessé de se montrer. Pour moi, je trouve intéressant de rester seul, complètement seul, dans ce souterrain séculaire, creusé par des hommes dont les cendres même ne subsistent plus. Maintenant la grande porte, qui seule donne accès à la lumière, encadre jusqu'à la moitié de sa hauteur un segment du Nil couleur d’étain. Mes pas éveillent de nouveaux échos dans la profonde solitude. J'avance avec une certaine crainte religieuse jusqu’au fond du temple, recoin obscur où sont assis les quatre dieux rouges ou bleus, la tête surmontée de coiffures différentes, tiares, cornes ou disques solaires.
Je puis les examiner de près et même les toucher. Leurs visages de pierre sont rongés et semés de trous semblables à ceux de la variole, et leurs nez ont été rabotés par le temps. Comme la lumière qui arrive ici à travers les salles successives, est pareille à celle qui descendrait au fond d’un puits, les quatre dieux paraissent dans la pénombre être animés d'une vie mystérieuse. 
J'éprouve un sentiment d'humilité mêlé d'admiration en songeant que ces statues de pierre durent depuis trois mille ans et dureront encore peut-être davantage..."


extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

mercredi 14 octobre 2020

"L'Égypte a son caractère propre : c’est toujours, d’un bout à l’autre, l'opposition violente entre les terres d’une fécondité inépuisable et les grands espaces sans vie" (Auguste Le Dentu)

photo MC

"Le désert, on ne le perd jamais de vue, depuis le Caire jusqu’à Assouan, et au delà jusqu’à Ouadi-Halfa et Khartoum. Plaines étroites ou océans de sables, montagnes dépourvues de toute trace de végétation, il est là toujours présent, et c’est pourquoi l'Égypte a son caractère propre. C’est toujours, d’un bout à l’autre, l'opposition violente entre les terres d’une fécondité inépuisable et les grands espaces sans vie.
Les longues traînées de roches qui constituent les collines et les montagnes se ramassent de distance en distance en groupements pittoresques et envoient vers le fleuve de puissants contreforts. Leurs flancs creusés de profondes érosions attestent les ravages des eaux aux temps plus que préhistoriques où la vallée n’était qu’un immense lac. 
Les stratifications du calcaire blanc fortement accusées par l'effritement des parties les moins dures, dessinent par places des ruines gigantesques aux formes de tours et de forteresses. Les crêtes, perdant leur habituelle régularité, se coupent parfois de dentelures pittoresques ou se dressent en masses puissantes. Tantôt parallèles, tantôt presque perpendiculaires au fleuve, elles s'offrent sous des incidences très diverses aux jeux de la lumière diffuse ou aux embrasements solaires. Les sinuosités de la route, imposant aux regards d’incessants changements d'orientation, les montrent sous des aspects tellement mobiles que, pour qui aime à scruter le détail des choses, la monotonie ne peut naître de leur contemplation prolongée.
La rive libyque s’élargit à notre droite et la verdure semble s’étaler jusqu'aux collines lointaines à peine aperçues. De vastes champs de cannes à sucre alternent avec les céréales. De temps en temps les banales constructions d’une usine, les murs de briques, les cheminées hautes et massives souillant le ciel pur par des jets de noire fumée, nous causent un sursaut de révolte. Cette note moderne nous ramène du fond de si lointaines rêveries ! Il faut cependant bien l'accepter sans trop de résistance. D'ailleurs que sont les quelques hectares devenus le 
domaine de l'utilitarisme par rapport aux immenses étendues encore baignées dans l'atmosphère antique ?
Sur l’autre rive le désert et l'aridité ne se laissent pas oublier. Presque toujours la chaîne arabique nous accompagnera jusqu’à Assiout. À Magagah, limite de la haute et de la basse Égypte, nous contournons le Gébel Karara, grandiose promontoire surmonté d’une sorte de tiare de rochers. Les tons clairs du calcaire ont des délicatesses exquises, et les ombres portées mettent, avec les noirs des excavations, des notes fermes dans ces douceurs. Partout ce sont carrières, affouillements naturels,
entrées d’hypogées, et à leur pied de larges vagues de sable accumulées par les tempêtes de khamsin, et plus loin, au Gébel el Tyr, se reproduisent sous une forme toujours majestueuse les mêmes aspects, les mêmes effets de lumière."


extrait de Visions d'Égypte, 1911, par Auguste Le Dentu (1841-1926), chirurgien français, suppléant de la chaire de clinique chirurgicale à l'hôtel-Dieu, professeur de clinique chirurgicale à Necker, président du Comité de l'Association française de chirurgie.
Il fut "initié aux choses d'Égypte" par Maspero, "le savant illustre, l'infatigable chercheur", auquel il dédie cet ouvrage.

mardi 13 octobre 2020

La "majesté sereine" et la "fière solitude" des pyramides de Gizeh, par Auguste Le Dentu

Aucune précision sur la date de cette photo. Publisher: Lehnert & Landrock - Cairo

"Nous dépassons à gauche deux villages de Bédouins, parasites au milieu de ce peuple de fellahs, implantés là on ne sait comment, méprisés, paraît-il, par le pur Bédouin de désert arabique.
Maisons cubiques en pisé à couverture de feuillage, étroitement groupées les unes contre les autres, à peine distinctes du sable jaune foncé, presque brun, le type de la maison de paysan égyptienne, reproduisant vraisemblablement celui de l'habitation ancienne ; interprétation très admissible dans ce pays où tant de choses du passé se sont transmises intactes et comme cristallisées.
Maintenant les pyramides se montrent leur majesté sereine. En ligne l’une derrière autre, se masquant un peu par une partie de leur masse, elles nous attendent sans émoi comme elles ont attendu jusqu’à cette heure des milliers de visiteurs, ainsi qu'autrefois elles ont accueilli Hérodote et Strabon. Mais combien changé leur entourage, depuis cette date reculée, et même, sans remonter aussi haut, depuis un demi-siècle !
Si tant est que l’âme de l’histoire, dans un pays où celle-ci est si vieille, ait pu les pénétrer, elles ont dû frémir d’indignation, ces souveraines du désert inhabité, en voyant la végétation des cultures et des arbres gagner jusqu’à leur pied, un hôtel s'élever tout à côté d'elles avec ses annexes obligatoires, écuries et remises, puis garage pour automobiles, en sentant monter jusqu'à elles les senteurs brutales des boissons américaines et de la délétère absinthe, chères aux touristes anglo-saxons et aux chauffeurs.
Elles ont eu raison de frémir, car cette intrusion de choses banales, d’un modernisme insolent, dans leur fière solitude, nuit à l'impression qu'elles devraient produire. Et puis, on les a vues si souvent figurées par la peinture et la gravure, si souvent reproduites par la photographie! On s'attend trop à les trouver telles qu’elles sont réellement, sans l’amplification ordinaire de l'objet qu'on voit, par rapport à l’idée qu’on s’en est faite d'après l'insuffisante documentation de l’image, et l’on est dépité de ne pas sentir courir dans les profondeurs de son être le frisson d’admiration mêlé d’étonnement et de vénération que provoque habituellement la réunion dans une même chose de la ligne, de l'énormité et de la vétusté.
Et surtout on y arrive trop vite et trop facilement. Il faudrait avoir à traverser une large étendue de désert, une solitude impressionnante, avant de les voir se dresser devant soi. L'esprit serait mieux préparé au spectacle saisissant de ces monumentales et étranges constructions.
Montés sur de bons petits ânes, nous cheminons pour la première fois sur le sable qui commence là et couvre le sol à perte de vue vers l’ouest et le sud, et voici que l'ambiance s'empare de nous peu à peu et semble transformer nos dispositions. Bientôt presque oublié, le Mena house, oubliés les garages d'autos laissés derrière nous et en partie cachés dans un pli de terrain. Devant nous, là, tout près, les bases immenses, les arêtes et les faces fuyantes, les énormes blocs disloqués par places, les marches démesurées qu’escaladent de nombreux touristes soulevés et poussés par des Arabes, et tout là-haut le sommet tronqué sur lequel un petit groupe noir s’agite. La voici, l’ouverture mystérieuse si longtemps dérobée aux recherches, donnant accès dans les corridors intérieurs et dans la chambre mortuaire. 
L’extraordinaire vision que sont ces trois colossales figures géométriques se profilant en perspective montante sur le ciel d’un bleu délicat ! Et cela date de cinq ou six mille ans avant notre ère, et consacre la mémoire de trois pharaons de la quatrième dynastie, associés dans l’immortalité du souvenir humain, Khéops ou Khofrou, Képhren ou Khafra, Mykerinos ou Menkanra !
Des choses reviennent à la pensée, tellement vulgarisées qu’on ose à peine les rappeler, et l’on suppute le nombre de mains qu’il a fallu pour amener jusque-là, pour élever, agencer toute cette accumulation formidable de pierres. Évocation banale, soit, mais à laquelle je ne crois pas que personne puisse se soustraire. Ce sont ces réflexions, c’est ce ressouvenir de faits invraisemblables mais bien réels, qui imposent l'admiration plus encore que l’esthétique de ces masses, car, indépendamment de la majesté du colossal, on ne peut plaider en leur faveur que l’harmonie immanente aux figures d’une parfaite régularité et de proportions irréprochables.
On comprend que, la nuit, alors qu'un silence de cimetière les enveloppe, et que la clarté lunaire les couvre d'un blanc suaire, elles acquièrent un caractère de beauté terrifiante. Cette lumière faite d’éclat et d'ombre, même à ses heures de plus vive splendeur, qui communique aux choses une douceur infinie ou une tragique apparence, selon qu'elles l'absorbent partiellement ou la reflètent brutalement sur des surfaces environnées de ténèbres, cette lumière qui semble se plaire aux oppositions violentes, doit prêter aux trois pyramides géantes un relief prodigieux et faire monter très haut vers le ciel leurs cimes aiguës, en se déversant inégalement sur leurs pans divergents. Malheureusement ce spectacle magique nous est interdit ; le cycle lunaire n’en est encore qu’à son premier stade."



extrait de Visions d'Égypte, 1911, par Auguste Le Dentu (1841-1926), chirurgien français, suppléant de la chaire de clinique chirurgicale à l'hôtel-Dieu, professeur de clinique chirurgicale à Necker, président du Comité de l'Association française de chirurgie.
Il fut "initié aux choses d'Égypte" par Maspero, "le savant illustre, l'infatigable chercheur", auquel il dédie cet ouvrage.

lundi 12 octobre 2020

"Quand je suis loin de toi, je sais bien ce qui me manque" (Charles Puech-Barrera, dans son "Offrande" au ciel bleu d'Égypte)

photo MC

"Sous ton ciel bleu, je t’ai vue, Égypte, et je t’ai aimée. Non pas d’amours passagères et touristiques, mais avec la ferveur de ceux qui tentent de pénétrer ton âme si vieille et pourtant si naïve, de découvrir ton mystère incessant, et de remplir leurs yeux des merveilles de tes siècles enfouis.
Loin de ton ciel bleu, j'ai revécu les heures mortes sur ta terre, les douces comme les douloureuses, qui ont creusé dans ma vie leur ineffaçable sillon et j’ai souffert de ta nostalgie : j’avais bu l’eau du Nil ! Ne comparons pas les ciels. D’autres sont beaux, d’autres sont sacrés, d’autres sont ceux de mon enfance et des parents de mes parents. Je les aime plus que le tien et je les regrette, mais quand je suis loin de toi, je sais bien ce qui me manque !
Vers ton ciel bleu, mon âme est attirée par les mille liens qu'ont noués entre nous ta lumière, ton soleil, ton fleuve, tes barques, ton désert, tes nuits. Que d’autres choses m’appellent à toi, que d’impondérables ! Peut-être, quelle lointaine hérédité maure ! Et tu m'accueilleras à mon retour, immuable et nonchalante, avec un rire léger de femme victorieuse, un instant délaissée, mais sûre de son emprise.
Sous ton ciel bleu, j'ai ouvert tout grands mes yeux qui voulaient tout connaître et je t'ai chantée pour mieux graver en moi-même, au fil des jours, ce qui me plaisait en toi. Au hasard de mes promenades, les mille aspects de ton visage m'ont apparu et j’ai tâché de les décrire. Sois indulgente à mon audace, pardonne à mes malices aussi bien qu’à mes erreurs : je t’ai chantée avec amour et dans la joie."


extrait de Sous ton ciel bleu - Impressions d'Égypte, 1934, de Charles Puech-Barrera (1878-?), docteur en droit, président du Tribunal Mixte du Caire.

"Sous la forme nonchalante d'une série de petits tableaux, nous voyons défiler toute l'Égypte, son décor naturel, le ciel, le Nil, le désert, la mer, quelques monuments caractéristiques, quelques types des espèces humaine et animale, les fruits nationaux, si l'on peut dire, coton, canne à sucre, pastèque, sans oublier la truculente description des sous-produits de la gamousse. Le ton passe du sentimental au mordant. J'avoue, pour ma part, préférer la verve un peu rosse de l'auteur, d'une rosserie qui ne fait qu'égratigner, mais devant laquelle rien ne trouve grâce. La sérénité de l'ambiance donne à l'ensemble un cachet spécial d'émotion, qu'il s'agisse de la nuit douce et tendre de l'Orient, ou de la palmeraie, cette forêt aérée, sans embûches, sans ombre, sans mystère, illuminée. Ailleurs, "c'est une toute petite mosquée, sans faste et sans dorures". Puech-Barrera a vu également les gestes calmes et graves du Nubien, la noblesse de certaines de ses attitudes, même lorsqu'il va se distraire à son petit café tranquille." (Gaston Wiet, dans La Revue du Caire, juin 1939)

La "pure majesté des lignes" des pyramides (Charles Puech-Barrera)

photo de Félix Bonfils (1831 - 1885)

"Laissons aux touristes hâtifs la joie modeste de les découvrir en plein jour, quand le soleil les écrase. Elles ne sont alors que pierres sur pierres, effritées et calcinées. Nous, nous saurons aller les aimer par une nuit d’octobre ou de novembre, lorsque la lune à son quatorzième jour les pare d’une clarté mystérieuse et les découpe sur le fond bleu noir où pâlissent les étoiles.
Surtout, nous saurons demeurer respectueusement à distance et, pour les voir dans toute la beauté, nous tendrons, entre elles et nous, le sombre miroir du lac.
Serrés l'un contre l’autre, sur les coussins de la felouque, nous dérivons lentement sur cette eau voyageuse qui nous vient de si loin, pour bientôt s’enfuir et nous regardons avidement, intensément.
La pure majesté des lignes s’échappe de la terre indistincte pour se joindre en un point qui paraît atteindre aux astres. Et les mêmes lignes, inversées, s'enfoncent en reflets que les rides du flot ne parviennent pas à rendre incertains.
Elles demeurent rigides, nettes, volontaires, aussi violentes pour creuser l’abîme que pour escalader les cieux.
Dans le silence de la nuit illuminée, elles se dressent, immenses et terribles, comme des monts magiques que les génies auraient subitement érigés. Elles étendent leurs masses, comme des montagnes et, cependant, elles ont la fierté mince des sommets. Et le miracle du reflet les pose en un équilibre inouï sur leur pointe retournée.
Toi, que je sens près de moi, frémissante et grave, toi, qui sais pieusement écouter le murmure des âmes éparses dans la nuit, tu sauras ne jamais oublier l'heure unique où tu as compris, une fois encore, que l'effort des hommes n’est jamais vain.
Qu'importe le but poursuivi par ces Princes mortels dont l’orgueil insensé a voulu ces tombeaux, au prix de mille fois mille vies, puisqu'ils ont su les vouloir là. Qu'importe, puisque la terre, l’eau, le feu, le ciel et le temps les ont laissé faire, qu’ils ont respecté leur œuvre et qu’ils l'aiment, pour accepter ainsi de la présenter encore au monde. Qu'importe, puisque d’autres mortels dont nous sommes, ont senti leur cœur se fondre, par une nuit lumineuse et pure, devant l’idéale beauté."

extrait de Sous ton ciel bleu - Impressions d'Égypte, 1934, de Charles Puech-Barrera (1878-?), docteur en droit, président du Tribunal Mixte du Caire.


"Sous la forme nonchalante d'une série de petits tableaux, nous voyons défiler toute l'Égypte, son décor naturel, le ciel, le Nil, le désert, la mer, quelques monuments caractéristiques, quelques types des espèces humaine et animale, les fruits nationaux, si l'on peut dire, coton, canne à sucre, pastèque, sans oublier la truculente description des sous-produits de la gamousse. Le ton passe du sentimental au mordant. J'avoue, pour ma part, préférer la verve un peu rosse de l'auteur, d'une rosserie qui ne fait qu'égratigner, mais devant laquelle rien ne trouve grâce. La sérénité de l'ambiance donne à l'ensemble un cachet spécial d'émotion, qu'il s'agisse de la nuit douce et tendre de l'Orient, ou de la palmeraie, cette forêt aérée, sans embûches, sans ombre, sans mystère, illuminée. Ailleurs, "c'est une toute petite mosquée, sans faste et sans dorures". Puech-Barrera a vu également les gestes calmes et graves du Nubien, la noblesse de certaines de ses attitudes, même lorsqu'il va se distraire à son petit café tranquille." (Gaston Wiet, dans La Revue du Caire, juin 1939)