samedi 31 octobre 2020

"Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient" (Laurent Laporte)

aucune précision de date pour cette carte postale, éditée par l'Union postale universelle

"Pardonne-moi, mon cher ami, tous ces détails un peu longs peut-être et monotones, ces souvenirs, ces ébauches rapides, ces descriptions à peine esquissées ; laisse-moi oublier un peu les hiéroglyphes et les momies, les ruines de l'orgueil des hommes et de l'opulence des cités ; laisse-moi te parler d'un village sans nom, d’un palmier ou d'une fellahine, laisse-moi surtout te raconter mes jours perdus.
"Ce sont les jours perdus, dit M. Ampère qui n'est pas seulement un savant, mais aussi un poète et un philosophe, ce sont les jours perdus qui comptent quelquefois le plus dans les souvenirs que laisse un voyage : si l'on ne faisait que passer et étudier, on ne garderait aucune impression des lieux. Il faut des jours vides d'action pour qu'ils puissent être remplis d'images."
Laisse-moi donc te raconter les pensées, les images, les impressions de ces jours perdus. Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient, et essayer pour s'en souvenir de jeter quelques coups de crayon sans couleur sur une feuille éphémère. 
Sans doute il est bon de déchiffrer les hiéroglyphes, de lire les inscriptions des siècles d'autrefois, d'interroger les idoles oubliées ; mais il est meilleur encore de se pénétrer de la teinte des lieux, de plonger ses regards dans le profond azur de ce ciel, de se recueillir et de méditer longuement en face de cette nature étrange et radieuse, devant ce fleuve sans pareil, et d'imprégner son imagination de cette merveilleuse mise en scène qui suscite toute les réminiscences de la Bible.
Ai-je tort ? Que suis-je venu chercher, en Égypte ? Est-ce la science ? Est-ce le soleil ? Est-ce le pays de la IVe ou de la XVIIIe dynastie ? Est-ce au contraire le pays où mourut Joseph et où naquit Moïse ? On peut étudier en France et à Paris ; on peut lire les cartouches et les hiéroglyphes dans le fauteuil de son cabinet ; mais ce qu'on ne saurait trouver ailleurs, ce sont les palmiers, les fellahines, les villages du Nil ; ce sont ces tableaux lumineux de l'Orient, ces charmantes scènes de la Bible ; c'est cette terre et ce soleil, c'est l'Égypte enfin avec son prestige et ses souvenirs. Comment ferais-je pour ne pas t'en parler ?

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris

lundi 26 octobre 2020

"Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain" (Laurent Laporte)

par David Roberts (1796–1864)

"Deux chaînes de montagnes arides, la chaîne arabique et la chaîne lybique suivent parallèlement le fleuve et forment la limite naturelle de l'Égypte. L'Égypte n'est qu'une longue vallée. Elle offre cette particularité remarquable qu'elle est légèrement bombée et que le Nil occupe la partie culminante du sol. En général les vallées présentent la forme d'un berceau et le fleuve qui les arrose passe au point le plus bas. Le contraire a lieu en Égypte et il suffit que le Nil dépasse légèrement la berge qui l'emprisonne pour qu'il inonde tout le pays.
Sur les flancs de ces montagnes s'ouvrent de nombreux hypogées ; ce sont des salles spacieuses creusées dans le rocher, des tombeaux, des corridors, dont toutes les faces sont couvertes d'hiéroglyphes et de peintures d'une étonnante conservation. Ce sont des puits très profonds où sont entassées de prodigieuses quantités de momies : momies d'hommes, de loups, de boeufs, de crocodiles, de serpents, d'ibis et autres animaux qui composaient le panthéon des anciens Égyptiens.
Par delà ces montagnes, c'est le désert, paysage stérile et enflammé. L'Égypte n'est qu'une grande oasis au milieu d'un immense désert. "Parfois, dit Chateaubriand, comme un ennemi il se glisse dans la plaine vaste. Il pousse ses sables en longs serpents d'or et dessine au sein de la fécondité des méandres stériles."
Devant nous le Nil capricieux fait de grands détours. Là, étroit, tumultueux, d'une teinte jaune ; plus loin, large, uni, bleu foncé comme le ciel ; tour à tour fleuve, rivière, torrent ; souvent il affecte la forme d'un immense étang, ses rives, dans leurs contours, ont l'air de se rejoindre, et l'oeil peu exercé cherche vainement l'issue de ce lac apparent.
De nombreux bancs de sable chauffent au soleil leurs dos arrondis et blanchâtres. Les crocodiles aiment à dormir sur ces îles basses, et c'est par milliers que les canards et les échassiers se rassemblent sur leurs bords.
Des barques de toutes les formes sillonnent jour et nuit le fleuve : bateaux de pêcheurs, canots, nefs à la poupe relevée, barques surmontées d'une cabane toute bariolée, radeaux de ballas, cargaisons d'esclaves, dahabiehs de voyageurs ; partout les voiles blanches, grises, carrées et pointues s'arrondissent au vent, se suivent, se dépassent et se croisent en tous sens. Si les voyageurs sont Français, nous les saluons des six coups de nos revolvers.
Voici de grandes meules de paille chargées sur deux barques accouplées qui disparaissent presque entièrement sous l'eau. Le reis assis au sommet de la pyramide flottante fume son chibouk avec un air antique et solennel qui fait songer au roi Chéops.
Tout à coup le fleuve se replie, et, au tournant qui se présente, un grand bateau à vapeur débouche orgueilleusement. Il passe fièrement sans même nous regarder. D'ailleurs notre petite voile est fière aussi ; elle a naturellement le plus profond mépris pour ces grandes machines hurlantes, sifflantes, fumantes, toujours essoufflées, qui voyagent avec grand fracas, mais sans aventures et sans agrément. Nous les accusons de troubler notre calme, d'agiter notre Nil, de ternir notre ciel, de gâter nos paysages, d'épouvanter les crocodiles et d'effaroucher les muses.
Autant il y a de poésie dans la pauvre petite voile qui s'en va humblement, sans bruit, sans fumée, d'une manière beaucoup moins directe, beaucoup moins rapide, mais beaucoup plus charmante, autant ces grandes machines sont prosaïques et odieuses avec leur vitesse, leur confortable, leur cheminée peinte en rouge et leur coque vernie.
Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain.
Le bateau à vapeur chemine dans le tourbillon moderne, il représente le progrès, la spéculation, la hâte, le tapage.
Le bateau à voile c'est la vieille navigation qui croit encore aux fables, qui aime l'imprévu et qui espère des aventures.
L’un compte sur la force des hommes, l'autre compte sur le souffle des bons génies, cette force invisible et mystérieuse qui vient d'en haut."

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris

samedi 24 octobre 2020

L'Égypte, "une terre d'élection pour le tourisme d'hiver" (Georges Zayed)

poster touristique des années 1930

"... notre industrie cinématographique n'a pas atteint le degré ni l'envergure qui conviennent au rôle qu'elle est appelée à jouer. On peut affirmer néanmoins, par suite des progrès déjà réalisés, que l'avenir lui réserve les plus belles perspectives. L'extraordinaire luminosité du ciel d'Égypte, qui permet des prises de vues impeccables, les décors naturels attirants qu'offre le pays, l'équipement moderne des studios, susceptible d’ailleurs d’un plus grand perfectionnement, sont autant de facteurs favorables au développement de notre production.
D'autre part, la multiplication des salles de cinéma, non seulement dans les grands centres urbains, mais dans les petites villes de province, nécessite une production plus abondante et plus variée, pour répondre aux goûts d'un public de jour en jour plus nombreux et plus exigeant. Le pays peut absorber un nombre beaucoup plus considérable de films égyptiens, à juger par celui des films américains et français qui y sont projetés.
L'extension du cinéma national est d'autant plus intéressante que celui-ci a des débouchés assurés dans tous les pays arabes, où nos films sont particulièrement recherchés et goûtés. Il y aurait naturellement avantage à tourner les films en deux langues ou plus, de façon à les rendre accessibles au public étranger et à permettre leur diffusion en Europe. Les films égyptiens projetés dernièrement au festival de Cannes ont emporté tous les suffrages. Il faudrait aussi que nos producteurs tiennent compte des goûts différents des pays auxquels sont destinées les versions et au besoin en sacrifier certains côtés pour les dépouiller de leur caractère trop typiquement égyptien.
Le Caire pourrait ainsi devenir le Hollywood de tout l'Orient et notre cinéma pourrait avoir un immense rayonnement dans le monde arabe et même forcer les frontières occidentales où il sera pour l'Égypte la meilleure propagande.

Cette propagande aura pour effet d'attirer dans le pays un plus grand nombre de touristes et par suite de favoriser certaines manifestations de la vie économique.
De tout temps, l'Orient a excité la curiosité des peuples occidentaux. Terre de soleil et de lumière, de nuits diaphanes et de clairs de lune parfumés, terre de mirage et de volupté, il nourrit de rêves d'or leur imagination. Parmi tous les pays d'Orient, c'est surtout à l'Egypte que va leur sympathie.
La Vallée du Nil, en plus de son cachet oriental, possède d'incontestables charmes. Par ses beautés naturelles, la grandeur de ses monuments antiques, la salubrité et la douceur de son climat, la majesté de son fleuve et l'hospitalité native de ses habitants, c'est une terre d'élection pour le tourisme d'hiver.
Cependant l'État ne sait pas exploiter ces avantages de façon à en tirer le plus de profit. Le tourisme est une source importante de revenus pour le pays et par conséquent mérite tous les soins du Gouvernement. Deux au trois millions de livres égyptiennes sont en effet dépensés annuellement par les touristes, dont le nombre a varié de 14.000, avant 1914, à 20.000, en 1930 (maximum: 20.500, en 1928-29).
Longtemps la propagande touristique a été complètement négligée et se réduisait à celle, muette, de nos monuments antiques. En 1912, cependant, sous l'impulsion éclairée du Prince Fouad, dont l'initiative s'est fait sentir dans tous les domaines, l'Association Égyptienne de Propagande prit naissance. Son but était de faire connaître l'Égypte à l'étranger par tous les moyens publicitaires, de faciliter aux touristes la visite du pays et leur rendre le séjour attrayant, en un mot d'étudier toutes les conditions susceptibles de favoriser le tourisme. Faute de fonds et de subventions adéquates (à peine L.E. 8.000) cet organisme n'a pas produit les effets escomptés. 
Maintenant que la guerre est finie, il est probable, dès que la période de reconstruction sera terminée, que le tourisme reprendra sur une vaste échelle. Aussi faut-il mettre tout en œuvre pour le développer par une publicité intensive : journaux, revues, réclame lumineuse... Le cinéma, ce pilier de la publicité moderne, y prêterait son précieux concours. Les légations d'Égypte à l'étranger offriraient la collaboration la plus efficace. Plus de 200.000 touristes pourraient facilement venir chaque année dans notre pays et y laisser vingt ou trente millions de livres.
Attirer les touristes n'est qu'un premier pas, les y garder le plus longtemps possible est plus important. Cela ne se limite pas à leur réception courtoise, mais comporte une foule de mesures d'ordres économique, social, artistique et intellectuel. Il est de première importance de simplifier les formalités portuaires, visas des passeports, inspection des bagages, etc. La traversée de notre douane est particulièrement pénible pour les étrangers, la faciliter serait un grand soulagement, non seulement pour les étrangers, mais aussi pour les Égyptiens eux-mêmes.
À l'intérieur, les sociétés d'hôtels, les bateaux fluviaux ont, il est vrai, une organisation de premier ordre et offrent aux voyageurs tout le confort et l'agrément possibles, mais leurs tarifs ne sont pas à la portée de toutes les bourses.
De plus, le pays, en dehors de ses monuments pharaoniques et de la beauté de ses paysages, offre peu d’agréments aux touristes, habitués à des divertissements plus raffinés et moins froidement contemplatifs. Une fois la visite des monuments terminée, ils se hâtent de repartir et réduisent ainsi leur séjour au minimum. La création de centres d'attractions dans les villes les plus fréquentées, la construction de bonnes routes dans ces régions, l'amélioration des moyens de communication auront les meilleurs résultats sur le développement du tourisme et par suite d'heureuses répercussions sur notre économie nationale."



extrait de Égypte terre d'espoir, 1947, par Georges Zayed, docteur ès lettres, maître de conférences à la Faculté de commerce de l'Université Farouk Ier du Caire, spécialiste de l'œuvre de Verlaine.

vendredi 23 octobre 2020

"Ce qui retient ici et pétrifie la pensée, c'est ce défi porté par la Puissance à la Durée" (René de Bévotte, à propos de l'ancien musée de Boulaq)

musée de Boulaq par Délié et Béchard 1872 

"L'ancien palais de Boulaq, transféré sur la rive droite du fleuve, est un immense bâtiment gréco-romain, dont les portiques commandent une esplanade profonde entourée de casernes sur l’un de ses côtés et qui développe ses galeries autour d’un atrium central suivant un dispositif excellemment approprié aux merveilles dont il ne cesse de s’enrichir.
Comment tenter un inventaire et même un choix parmi les colosses de basalte et de granit, les Cynocéphales et les chacals géants, les vaches-déesses, les Knoums et les Anubis, les trônes emphatiques, les lits de parade et les chars de guerre, les sarcophages et les momies, les mobiliers retrouvés auprès de leurs dérisoires possesseurs, les statuettes, les groupes, les colliers, les insignes de la souveraineté, les couronnes, les pschents, les sceptres, les bracelets, les ors ciselés ou rehaussés, les bronzes, les terres cuites, les silex, qui emplissent les vestibules, les escaliers et les travées où nous avons erré une entière après-midi, nous laissant choir de fatigue et d'hébétude sur les sièges trop rares en ce panthéon de l’orgueil humain ? 
Ce qui retient ici et pétrifie la pensée, ce n’est pas l’art plus ou moins accompli de ceux qui ont travaillé sculpté, gravé, incrusté les plus précieuses matières pour perpétuer l'image et la fore corporelle des pharaons ; c'est ce défi porté par la Puissance à la Durée, cette prétention de soustraire pour toujours une dépouille inerte à la destruction et de la dérober à l’indiscrétion des siècles en l’enfouissant dans les entrailles de la terre ! 
C’est à quoi je songe devant ces masques en or massif, ces effigies, ces coffres funéraires triples, par lesquels les Sésostris, les Rhamsés, les Aménophis, les Aménothès, les Khepern, les Thoutmosis, les Tout-Ankh-Amon ont cru éterniser, non leur seule mémoire, mais leur chair éphémère et leurs membres promis par les décrets immanents à l’universelle mutation ! Attestations imprescriptibles de ce Vouloir-vivre posthume affirmé ailleurs par leurs temples, leurs pyramides, leurs obélisques, par tout ce qu'ils ont insolemment planté dans la poussière mouvante des sables de leurs empires !
La tête pleine de ce que m'ont soufflé les voix du plus fabuleux passé, je vais me détendre, au sortir de cette instructive et suggestive visite, dans le petit parc de l’Ezbékiyeh, dont l'accès n’est public que moyennant une piastre de bon aloi. Il s’y trouve de grands arbres et l’on y voit d’étranges fleurs de ce pays-ci dont je serais bien en peine de dire les noms, et c’est en plein jour et en plein centre une délassante retraite. Je m'offre aussi l’agrément de me perdre un peu dans les vieilles rues à arcades où je débouche en quittant ces ombrages, et, quelques emplettes faites, vais prendre le dernier mot d'ordre en vue de notre départ de ce soir pour la Haute-Égypte."

extrait de Le plus beau voyage (août - septembre 1934), par René de Bévotte.
Aucune information précise sur cet auteur n'est à ma disposition. Peut-être s'agit-il d'un avocat, docteur en droit, ayant exercé à Marseille (1891-1914)...

jeudi 22 octobre 2020

"Ce qu'il y a de plus beau à la citadelle (du Caire), c'est la vue dont on y jouit sur la ville et sur la contrée" (Jean-Augustin Bost)

Le Caire: vue de la place appelée el Roumeyleh et de la Citadelle : 
dessin d'André Dutertre (1753-1842) - Source : Galllica


"Si la citadelle est peut-être ce qu'il y a de plus beau au Caire, ce qu'il y a de plus beau à la citadelle c'est la vue dont on y jouit sur la ville et sur la contrée, vue splendide, vue de première classe. Située à cent mètres environ au-dessus de la plaine, la citadelle forme tout un ensemble de bâtiments et de constructions diverses, fonderie de canons, fabrique d'armes, imprimerie, hôtel des monnaies, arsenal, mosquée, palais, château, ministères, cours intérieures, puits gigantesque, etc. 
Nous ne visitons pas tout, cela va sans dire, mais nous visitons, munis des grosses pantoufles sacramentelles, la belle ou plutôt riche mosquée en albâtre de Méhémet-Ali, commencée par ce prince et qui renferme aujourd'hui son tombeau ; tous les styles s'y trouvent, sauf le mauresque ; le palais du vice-roi actuel, architecture orientale, meubles de Paris, tentures de Damas ; l'étroite place où furent massacrés le 1er mars 1811 les Mamelucks, dont un seul échappa, dit la légende, en lançant son cheval sur la ville ; nous avons la même légende à Berne. Nous visitons encore l'immense puits qui porte le nom de Joseph, ou Youssouf, qui fut creusé à la fin du 12° siècle par Joseph Saladin, Youssouf Salah el Din, et que la tradition fait remonter à Joseph le patriarche, le gouverneur de l'Egypte, quoique la ville du Caire ne date elle-même que de l'an 969. Elle fut fondée par le général fatimite Gowher qui, à la suite de ses conquêtes, la nomma El-Kahira, la victorieuse. 
L'ancienne ville, Fostat, aujourd'hui le Vieux-Caire, était située un peu plus au midi, en amont du fleuve ; peut-être selon quelques-uns l'antique Memphis, la capitale des Pharaons depuis Moïse, était-elle située encore à 3 ou 4 lieues plus au sud, non loin de Sakkarah. Il est donc bien difficile de s'orienter dans la recherche des souvenirs bibliques, soit qu'il s'agisse de Joseph ou du jeune Moïse exposé sur les eaux. Mais le puits n'en reste pas moins une merveille des temps anciens par sa forme, sa largeur et sa profondeur, qui est de 95 mètres ; il est taillé dans le rocher, et l'on peut y descendre par une spirale en pente douce.
Mais je l'ai dit, ce qu'il y a de plus beau, c'est la vue dont on jouit des terrasses de la citadelle. D'un côté la ville avec sa forêt de clochetons et de minarets, ses coupoles, ses mosquées, ses places depuis la Roumélieh jusqu'aux sycomores de l'Esbékiéh près de la gare ; ces rues qui se dessinent si nettement, les casernes du Karameïdan, les tombeaux des califes ; un peu plus loin des palais d'albâtre qui, parallèlement à la grande allée semblent réunir le Caire à Boulaq où se trouvent dans le Musée de M. Mariette, tous les dieux de l'ancienne Égypte avec un certain nombre de souverains desséchés. En remontant vers la gauche, l'oeil rencontre le palais et les jardins d'Ibrahim-Pacha qui bordent le Nil sur une longueur de 3 kilomètres, et qui sont l'une des plus belles créations de Méhémet-Ali, une conquête sur d'énormes amas de décombres et d'immondices. À gauche encore le Vieux-Caire, le Nilomètre, le Nil avec sa vigoureuse végétation. Enfin les pyramides qui malgré la distance se distinguent parfaitement et tranchent sur le sable du désert et sur l'azur du ciel. Si l'on regarde vers le nord, on a les vertes plaines et le commencement du Delta ; vers l'Orient, les hauteurs du Mokattam et les approches du désert par un chemin qui mène à la forêt pétrifiée."

extrait de Souvenirs d'Orient : Damas, Jérusalem, le Caire, 1875, par Jean-Augustin Bost (1815-1890), théologien, pasteur de l'Église réformée de France

mercredi 21 octobre 2020

"Un monde qui s'est conservé presque intact sous la poussière des siècles" (Jean-Augustin Bost, à propos de l'Égypte ancienne)

Transport des caisses contenant les objets de la tombe de Toutankhâmon
photographie de Harry Burton. Domaine public/Wikimedia Commons

"... indépendamment de ses nombreux rapports avec l'histoire sacrée, l'Égypte a son histoire propre qui en fait l'un des pays les plus mystérieux, les plus étranges et les plus grands de l'antiquité. Ce sera l'une des gloires de notre siècle d'avoir retrouvé la clé de l'Égypte, de l'avoir pour ainsi dire rendue à la circulation, d'avoir déchiffré les énigmes de ses papyrus et découvert le mot de ses inscriptions, de ses cartouches et de ses monuments. (...) L'histoire a été reconstruite à l'aide des documents ; les ruines ont recouvré la voix, les nécropoles ont livré des secrets enfouis depuis quarante siècles ; les meurs, les coutumes, les habitudes, la littérature, les arts, la religion, la vie publique et la vie privée des anciens Égyptiens ont été mis en pleine lumière, et les savants d'aujourd'hui nous en ont révélé davantage sur ce royaume disparu, que ne nous en ont raconté les Hérodote et les Manéthon contemporains de ses dernières années. 
C'est un monde qui s'est conservé presque intact sous la poussière des siècles, comme les villes italiennes se sont conservées sous les cendres du Vésuve ; et quand ailleurs on découvre péniblement ruine après ruine, maison après maison, ici les villes se découvrent par poignées, et l'on retrouve parfaitement conservés sous l'admirable ciel de l'Orient, des palais, des temples, des serapeum, des nécropoles et des monuments de tous genres, immenses, dans l'intérieur desquels on marche de surprise en surprise, étonné de tant de richesses amoncelées, de tant de révélations inattendues, de tant d'or, de tant de goût, et d'un développement artistique aussi remarquable. Quand l'Égypte actuelle ne compte plus que par son Delta, l'Égypte de l'histoire nous fait remonter le long des rivages du Nil à des cents lieues en arrière, et là nous contemplons, en les admirant, ces antiques cités dont il ne nous restait que la légende, et qui dépassent tout ce que cette légende même nous avait fait entrevoir ou pressentir.
Les soixante et quelques pyramides, les obélisques, les sphinx ensevelis dans les sables, les papyrus et les inscriptions hiéroglyphiques ne sont en quelque sorte que le vestibule grandiose de ce monde souterrain que les savants modernes ont ramené à la surface du sol. Ce sont des rois et des reines exhumés dans toute la pompe de leur momification ; ce sont des statues gigantesques de rois appartenant aux plus vieilles dynasties ; c'est la vieille Heliopolis avec son avenue de sphinx, déjà décrite par Strabon, avec son obélisque d'Ousertésén, vieux de quarante-six siècles ; c'est la statue de Sésostris, l'antique Rhamesès, Crocodilopolis, le Fayoum, le lac Moeris, le célèbre Labyrinthe ; puis, en remontant plus au sud, l'ancienne Tanis, qui a donné son nom à deux dynasties ; les ruines d'Abydos, avec leurs décombres et leurs temples ; Dendérah, dont le planisphère a inspiré tant de fantaisies aux incrédules du siècle dernier ; Karnak, avec sa gigantesque salle des colonnes ; enfin Thèbes, ou Louksor, dont la description exigerait à elle seule tout un volume ; c'est là que repose encore dans le tombeau des rois, la dépouille desséchée et emmaillotée du grand Sesostris. Ces ruines de Thèbes occupent aujourd'hui un emplacement presqu'aussi grand que le Paris actuel, mais ce n'est plus que la ville des morts. Tout ce qui était maisons a disparu, détruit par le temps, ou enfoui sous les alluvions du Nil ; seuls les palais, les temples et les tombeaux sont restés. Et quels tombeaux ! 
Des galeries de plusieurs centaines de mètres, creusées dans le rocher de la montagne, avec des couloirs latéraux, de vastes salles soutenues par des colonnes sculptées, des puits qui s'ouvrent sous les pas des visiteurs pour les engloutir ou tout au moins pour les dépister. Et l'on sait que le tombeau du riche est par là ; mais où ? On cherche le sarcophage, on va jusqu'à l'extrémité de chaque galerie, on examine si elle aboutit au roc ou à de la maçonnerie, on visite les salles dans leurs plus petits détails, et l'on revient désappointé de n'avoir rien découvert, surveillant sa lumière de peur qu'elle ne s'éteigne, et prenant garde aux puits dans lesquels une chute serait la mort. 
Mais quand l'explorateur est un homme de génie, comme Wilkinson ou Mariette, il s'obstine ; il ne veut pas en avoir le démenti ; le cercueil doit être là, quelque part ; il faut qu'il se trouve. Alors la visite recommence ; on fouillera les puits eux-mêmes ; on s'y fera descendre avec des cordes ; rien. Le fond c'est le rocher. En remontant on examine soigneusement les parois du puits, et à la hauteur de trois ou quatre mètres on découvre un étroit passage qui conduit à une petite chambre voûtée au fond de laquelle, sur un banc de pierre, on trouve enfin le sarcophage. 
Que de peine ces vieux Égyptiens se donnaient pour être bien enterrés, et pour mettre à l'abri leur dépouille terrestre ! Ils redoutaient les bêtes féroces, les maraudeurs, les violateurs de sépultures, les bandes de voleurs, les Arabes qui ne devaient venir que vingt siècles plus tard ; ils ne se sont pas défiés des archéologues, et maintenant ce sont des riches, de puissants seigneurs, des rois, des reines, dont les momies sont mises au jour et transportées dans les musées de l'Europe comme de simples objets de curiosité. (...)
Quand, en remontant le Nil, on arrive à cette nécropole du monde ancien (Thèbes), espèce de cirque naturel formé par la double chaîne des montagnes libyques et des collines plus douces de la rive orientale, on se trouve en présence d'un de ces tableaux qu'on est tenté de prendre pour un rêve, et l'on a peine à se persuader que l'on veille, lorsque sous le nom général de Thèbes, le drogman énumère successivement les noms magiques de Karnak, de Luxor, de Médinet-Abou et de Kournah. Le fleuve partage Thèbes en deux moitiés, et quatre îles principales ajoutent le charme de la nature à la mélancolique solennité des souvenirs. À gauche on admire tour à tour des propylées, le temple d'Aménophis, des obélisques, la grande colonnade, une avenue de sphinx, et une profusion d'antiquités de tous genres ; à droite, des palais et des colosses, mais surtout ces montagnes percées d'ouvertures sépulcrales en nombre immense, comme autant de jours ouverts sur l'empire des morts. (...)
Le voyage de Thèbes se recommande, s'impose presque à ceux que leur bonne fortune a déjà portés au Caire. Sans doute c'est encore une dépense supplémentaire (...), mais tout se réunit pour solliciter les voyageurs à poursuivre ce pèlerinage : la beauté du ciel, le charme d'une expédition sur le Nil dans une de ces canges traditionnelles qu'on ne trouve nulle part ailleurs ; cette navigation tout ensemble uniforme et variée sur un fleuve renommé par ses crocodiles, ses hippopotames et ses inondations régulières, entre deux rives admirables par la richesse de la nature, plus admirables encore peut-être par les ruines dont elles sont couvertes et qui donnent à chaque instant la tentation d'aborder. Il faudrait ne rien connaître de l'histoire ancienne pour que l'imagination restât calme et tranquille au milieu de ces souvenirs ; et plus encore que Ninive ou Babylone, les noms de Thèbes et de Memphis, ces berceaux de grandes et vieilles monarchies ont un langage qui provoque et réveille le désir de voir, de visiter et de connaître."


extrait de Souvenirs d'Orient : Damas, Jérusalem, le Caire, 1875, par Jean-Augustin Bost (1815-1890), théologien, pasteur de l'Église réformée de France

dimanche 18 octobre 2020

"L'union qui existe entre l'art égyptien et la nature", par Jacques du Tillet

temple hypaétral (kiosque de Trajan), vu du temple d'Isis (île de Philae)
photo extraite de l'album L'Égypte et la Nubie, par Émile Béchard, 1887

"On reste confondu d'admiration devant le sûr instinct de ces artistes anonymes, devant leur sentiment profond de la beauté naturelle. En face de ruines parcellaires, - tel ce temple de Kom-Ombô qui dresse sur une falaise dominant le Nil ses murailles ébréchées, - on est saisi d'une sorte de stupeur. Leur beauté est "unique» et complète ; peut-être en est-il de plus séduisantes : celle-ci n'est comparable à rien. Alors, spontanément, on trouve l'émotion qu'on "tâchait" d'avoir au musée ou dans l'intérieur des temples. Bien mieux qu'une momie tordue et profanée, ces vestiges grandioses révèlent la grandeur d'une civilisation mystérieuse et magnifique...
Quand on cherche à comprendre, c'est qu'on n'admire pas assez. Nous peinions, naguère, à démêler les contradictions et les puérilités du culte d'Amon-Ra. Maintenant la beauté nous domine. Du culte inexpliqué, il nous suffit d'imaginer seulement les rites pompeux. Les processions se déroulent, telles qu'elles sont figurées aux murailles des temples. (...)
À peine avons-nous besoin d'imaginer. II suffit de se souvenir, tant sont précis les bas-reliefs des temples, Et, quant aux "officiants", à leur allure et à leur physionomie, nous n'avons qu'à regarder autour de nous. Les voici, avec leur profil caractéristique, leurs yeux bridés, leurs lèvres égales et l'avancement de leur menton. Nous avons là, à portée de notre main et de notre courbache, les portraits vivants des prêtres et des rois d'il y a dix mille ans !
De là vient, on ne peut trop le répéter, le charme unique, le charme inimaginable de l'Égypte. À chaque pas, le Présent ressuscite le Passé. L'antiquité, une antiquité lointaine à donner le vertige, s'éveille, vit, s'agite, - et mendie ! - autour de nous. II y a quelque chose de violemment burlesque à voir le visage même d'Osiris se tendre suppliant vers le bakschich. Et l'on est moins égayé encore que troublé... La religion égyptienne tient si fortement à la nature, que la nature égyptienne, à son tour, nous incline à cette religion. La doctrine de la métempsychose est encore l'une des plus satisfaisantes que les pauvres hommes aient inventées. On comprend qu'elle soit née sur cette terre où les mêmes traits du visage se perpétuent à travers les siècles. On n'est jamais bien sûr que l'enveloppe mortelle d'un ânier ne contienne pas l'âme vagabonde de Manès, ou celle même d'Amon-Ra le grand dieu conducteur du soleil.
Et cette prolongation d'un type identique fait apparaître plus étroite encore, et plus intime, l'union qui existe entre l'Art égyptien et la nature. Ils se tiennent de partout, si l'on peut dire. Partout l'on découvre le lien qui rattache les hommes aux dieux, les temples à la terre. On le retrouve à Esneh, dans les colonnes enfouies jusqu'au faîte ; à Abydos et à Dendérah, à Edfou, qui domine avec tant de majesté "Le Vieux fleuve alangui routant des flots de plomb...et dont le temple intact, portant à ses pylônes l'épervier héraldique, semble attendre les prêtres ressuscités d'Horus, dieu du soleil... On le retrouve à Karnak, prodigieux amoncellement de prodigieuses grandeurs ; à Louqsor, dont les pieds sont baignés par le Nil, et dont les sanctuaires rapprochés d'Aménophis Ill, d'Alexandre et de Constantin, dominés par une mosquée récente, mesurent le large espace des temps abolis. On le retrouve encore sur la rive gauche du fleuve, où l'aspect farouche de la Vallée des Rois ajoute tant de sombre beauté aux tombeaux séculaires. On le retrouve à Saqqarâh, au Sérapéum et au Mastaba de Tî. On le retrouve à Assouân, à Éléphantine, à Philæ... Chaque ville, chaque tombeau, chaque temple empruntent et ajoutent une grandeur nouvelle à la terre où ils s'élèvent, à la lumière ardente dont ils sont baignés."


extrait de En Égypte, 1900, par Jacques du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français