mercredi 23 décembre 2020

"Ah ! comme on comprend que les anciens Égyptiens l’aient adoré, ce Nil" (Georges Rodier)

photo MC

"Nous remontons le Nil. Les rives sont prodigieusement fertiles ; de chaque côté, une épaisseur de terre cultivable énorme, tranchée presque à pic, baigne dans le fleuve. C’est comme un argile chaud et fécond, de place en place fendu de larges fissures. Des champs immenses de douras (sorte de blé, dont les fellahs font leur pain), poussent dans ce sol privilégié. Ah ! comme on comprend que les anciens Égyptiens l’aient adoré, ce Nil, auquel ils doivent tout, ce puissant fécondateur de leur pays ; et qu'ils aient adoré, aussi, ce soleil immuable, dont les rayons brûlants achèvent l’œuvre du fleuve divin ! Du reste, il semble que tout le secret de l'Égypte antique soit dans ce Nil, et qu'on s’initie davantage, en le contemplant, à tous les mystères de cette civilisation de trente siècles ! 
Les montagnes abruptes, violacées et d’un mauve clair, parfois, qui se dessinent à l’horizon, ont la forme de pyramides ou d’immenses mastabas, aux sommets aplatis. C’est certainement la vue de ces monuments naturels qui aura inspiré aux Pharaons le désir de dormir leur éternel sommeil, sous de semblables montagnes, œuvres artificielles de leur toute-puissance quasi-divine.
Les fellahs, eux-mêmes, qui, dans des attitudes, pour ainsi dire, figées, nous regardent passer, ont, dans la silhouette de leurs belles formes simples et sculpturales, quelque chose des statues de Boulaq.
Et ces oiseaux innombrables qui semblent philosopher, perchés sur une patte, ne sont-ce pas les mêmes que ceux que nous reconnaissons, sans cesse, dans les hiéroglyphes qui couvrent les stèles et les temples ?
L’esprit est ainsi, par cette nature solennelle, pour ainsi dire hiératique elle-même, ramené aux monuments qu'elle à inspirés ; on est forcé de convenir, qu'ayant sous les yeux ce spectacle, l'Égypte ne pouvait pas concevoir un autre art que celui dont les restes nous stupéfient encore, par leur colossale harmonie ! (...)
Les belles montagnes de l'horizon sont toutes percées de grands trous sombres, assez réguliers, comme des ruches gigantesques ; ces grottes et ces puits étaient pleins, jadis, de momies et de crocodiles.
Nous longeons de grands bancs d'un sable cendré et ardent, peuplés de grues, le cou replié sous leurs ailes grises, et de pélicans. Sur les rivages, des grèbes et des martins-pêcheurs du Nil, blancs et noirs, qui paraissent de grosses pies trapues.
Au-dessus de nos têtes, sur le fond bleu turquoise du ciel, des vols de pélicans, dont le soleil dore les pattes recourbées, décrivent de grands zigzags : ils me rappellent ces oiseaux que les Japonais aiment à représenter, dans les peintures exquises de leurs laques."

extrait de L'Orient - Journal d'un peintre, 1889, de George Rodier (1864 - 1913), professeur de philosophie et universitaire français, spécialiste de la philosophie grecque.

mardi 22 décembre 2020

"La simple majesté et la souveraine grandeur" du temple de Denderah, par Georges Noblemaire

le temple de Denderah, par David Roberts (1796-1864)

"Nous sommes au temple de Denderah. 
Enfin, me voici pour la première fois en face d'un monument complet, de dimensions assez restreintes en somme, mais dont les grandes lignes et l'ordonnance générale subsistent intactes ; instantanément, tout ignare, tout piètre archéologue que je sois, je me sens empoigné, fasciné par la simple majesté et la souveraine grandeur de ce qui m'entoure. 
Mon premier soin est de m'enquérir si je peux monter sur les terrasses supérieures pour jeter sur l'édifice un coup d'œil d'ensemble ; c’est, je crois, la bonne méthode que celle du quò non ascendam ? en art, en philosophie, dans la vie même, je pense qu'il faut toujours s’efforcer de monter d'abord sur les sommets, d'acquérir d'abord des notions générales ; il est toujours temps de descendre du simple au composé et l'on ne risque pas ainsi de s'égarer dans les détails, de satisfaire de vaines curiosités au risque de ne pouvoir dégager les grandes lois, les immuables vérités.
Pardonnez-moi cette profession de foi, peut-être un peu infatuée ; en réalité c'est d'un idéal qu'il s'agit et l'idéal s'atteint rarement. Dans le cas présent, c'est l'affaire de quelques gradins effrités à escalader, rien de plus aisé aux jarrets d’un alpiniste, même aussi médiocre que moi.
Du premier coup, l'œil saisit la structure générale de l'édifice ; elle est des plus simples, revêtant la forme géométrique à peu près parfaite d’un vaste tronc de pyramide à base rectangulaire. Mais si la hauteur du mur extérieur est à peu près la même sur tout le pourtour, les dimensions des salles qu'il enserre vont en décroissant régulièrement à partir du péristyle d'entrée. Cette décroissance successive des proportions est rendue tangible par la forme même du toit constitué de terrasses s'étageant en larges gradins. 
Si, descendus de notre observatoire, nous pénétrons à l'intérieur du monument, il est impossible de ne pas faire tout de suite la même constatation. D'abord une grande salle tenant toute la largeur avec dix-huit colonnes massives aux monstrueuses proportions, une seconde salle moins haute, moins large, avec, à droite et à gauche, deux annexes sombres, et ainsi de suite ; sur toute la profondeur de l'édifice, la multiplication infinie des murs de cloison avec, tout au fond, un petit réduit plein d'horreur mystérieuse, semblant écrasé sous l'énorme voûte de pierre et que l'on sent avoir été le siège redoutable d’une sombre divinité de terreur et de sang. Il est impossible de rêver plus complète divergence d’aspects avec nos églises chrétiennes dont l’architecture tout entière tend toujours à placer l’autel dans un épanouissement d'air et de clarté, sous la haute envolée des coupoles lumineuses. Contraste saisissant entre les deux religions : l’une toute d'espérance, de pieux amour, de fervents élans vers le ciel, l’autre toute d’obscurité, de mystère et de terreur.
Tout autour du monument, de véritables montagnes de décombres, informes amas poussiéreux où l'œil ne peut discerner aucune ligne, ne peut deviner aucun plan. Les civilisations successives étaient venues ensevelir le temple antique sous leurs monuments, "ils n’ont passé qu’un jour, ils n'étaient déjà plus".
Ces murs de larges briques plates portent indéniablement la date de l'occupation romaine. Sur ces niches, qui gisent à terre, tronquées et mutilées, voici le signe de rédemption, la croix byzantine ; ce minaret lézardé dont tout un pan n'est déjà plus que poussière reste le dernier vestige d’une puissante mosquée ; on dirait que l’ancestral monument a lui-même secoué tous ces revêtements profanateurs dont les temps écoulés ont essayé de le couvrir et, sur cet amas de décombres, la jeunesse éternelle du temple antique affirme, en dépit des siècles, son indestructible et sculptural orgueil."


extrait de En congé -Égypte, Ceylan, Sud de l'Indede Georges Noblemaire (1867-1923), homme politique français, ancien élève de l'École polytechnique et de l'École des mines de Paris, administrateur de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, officier d'artillerie, député des Hautes-Alpes.

vendredi 18 décembre 2020

"Medinet-Abou, même après Karnak, reste une des plus pures merveilles qu'il puisse être donné de contempler" (Georges Noblemaire)



"Je pensais que Karnak avait épuisé toutes mes facultés admiratives et que je n'aurais plus d'enthousiasme à ma disposition ; je me trompais grossièrement, car la journée d'aujourd'hui me réservait peut-être plus admirable encore et Medinet-Abou, même après Karnak, reste une des plus pures merveilles qu'il puisse être donné de contempler. (...)Une petite station au temple de Deir-el-Medinet, un joli monument, de dimensions restreintes ; caché dans un pli de terrain, où l'on peut admirer d'élégants chapiteaux aux frais coloris, et nous voici à Medinet-Abou.
Ceci, je l'ai dit tout à l'heure et je le répète avec conviction, c’est une merveille incomparable ; l’esprit devrait être fatigué, l'œil blasé, après tant de tombeaux, tant de temples, tant d'hiéroglyphes : les édifices de Medinet-Abou leur donnent comme un ressort nouveau et font jaillir puissamment la source d'un enthousiasme qui semblait devoir être tari. Les deux temples et le palais sont, au dire de Mariette, ce que l’on possède de plus précieux et de plus complet parmi les débris de civilisation des Pharaons : en vérité cela saute aux yeux, d'autant mieux que l'œuvre de reconstitution, terminée depuis l’an dernier, a entièrement déblayé le monument et permet de se rendre un compte très exact de ses dispositions générales. Certes ceci est beaucoup moins grand que Karnak, nous n'y trouvons rien qui ressemble à cette écrasante salle hypostyle qui semble sortie du cerveau d’un Titan, mais du moins nous ne sommes plus perdus dans un océan de pierres ; des travaux menés avec une patience et un art infinis ont fait tomber les constructions parasites qui s'étaient greffées sur les antiques bâtiments, ont écarté le linceul de sable qui les recouvrait et ont redonné aux vieilles pierres une jeunesse toute neuve.
Il faut espérer qu'avec la compétence et l'ingéniosité qui le caractérisent, M. Legrain parviendra un jour à faire pour le temple de Karnak ce qu'on a fait pour celui-ci, et alors quelle invraisemblable magnificence ! Mais pour le moment et pour longtemps encore, c'est Medinet-Abou qui peut le mieux fixer vos idées, donner une forme précise à vos imaginations. Ici l’on n'a qu'à regarder, ailleurs l’on avait trop à deviner.
Quelques sensations, - car je n'ai pas la prétention de vous promener méthodiquement à travers les deux temples et le palais de Ramsès III, ni de vous faire une nomenclature raisonnée que vous trouverez dans les guides.
D'abord, de l'air, beaucoup d'air dans les constructions ; cela n'approche pas encore de l'exquise légèreté du petit temple de Philae et de ces sveltes colonnades où l'air et la lumière se jouaient si délicieusement : les purs égyptologues se voilent la face et vous disent, tout méprisants, que c'est de l'art de la décadence - va pour cette décadence-là, je m'en accommode fort bien.
Une seconde remarque : la tendance manifeste qui poussait ces antiques architectes à ce qu'on pourrait appeler l'asymétrie ; on en trouve la marque un peu partout, nulle part autant que dans le monument qui nous occupe, par exemple dans cette magnifique cour qui suit le premier pylône et dont tout un côté est bordé de grosses colonnes arrondies avec l'éternel chapiteau en fleur de lotus, tandis que les architraves du bord opposé sont supportées par de lourds piliers carrés, précédés de colossales statues d'Osiris, formant cariatides. Il est certain que cela est contraire à toutes les règles - c'est parfaitement beau, cela suffit.
Je ne pouvais mieux terminer mon séjour à Luxor, et quand, à six heures du soir, mon bateau m'emmène et qu'il me faut dire adieu à ces champs qui virent la gloire de Thèbes, je ne sais quel sentiment l'emporte en mon cœur, de l'admiration pour tout ce que j'ai vu ou du regret amer de l'avoir vu troop vite.
"

extrait de En congé -Égypte, Ceylan, Sud de l'Indede Georges Noblemaire (1867-1923), homme politique français, ancien élève de l'École polytechnique et de l'École des mines de Paris, administrateur de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, officier d'artillerie, député des Hautes-Alpes.

jeudi 17 décembre 2020

La Vallée des Rois, "spectacle de la plus morne désolation" (Théophile Gautier)

Biban el-Moulouk (Vallée des tombeaux des rois) / H[enri] Duval ; 
[photogr. reprod. par A. Cintract pour la] Société de géographie. Source : Gallica

"On arriva bientôt à l'étroit défilé qui donne entrée dans la vallée de Biban-el-Molouk. On eût dit une coupure pratiquée de main d'homme à travers l'épaisse muraille de la montagne, plutôt qu'une ouverture naturelle, comme si le génie de la solitude avait voulu rendre inaccessible ce séjour de la mort.
Sur les parois à pic de la roche tranchée, l'oeil discernait vaguement d'informes restes de sculptures rongés par le temps et qu'on eût pu prendre pour des aspérités de la pierre, singeant les personnages frustes d'un bas-relief à demi effacé.
Au delà du passage, la vallée, s'élargissant un peu, présentait le spectacle de la plus morne désolation.
De chaque côté s'élevaient en pentes escarpées des masses énormes de roches calcaires, rugueuses, lépreuses, effritées, fendillées, pulvérulentes, en pleine décomposition sous l'implacable soleil. Ces roches ressemblant à des ossements de mort calcinés au bûcher bâillaient l'ennui de l'éternité par leurs lézardes profondes, et imploraient par leurs mille gerçures la goutte d'eau qui ne tombe jamais ; leurs parois montaient presque verticalement à une grande hauteur et déchiraient leurs crêtes irrégulières d'un blanc grisâtre sur un fond de ciel indigo presque noir, comme les créneaux ébréchés d'une gigantesque forteresse en ruine.
Les rayons du soleil chauffaient à blanc l'un des côtés de la vallée funèbre, dont l'autre était baigné de cette teinte crue et bleue des pays torrides qui paraît invraisemblable dans les pays du Nord lorsque les peintres la reproduisent, et qui se découpe aussi nettement que les ombres portées d'un plan d'architecture.
La vallée se prolongeait, tantôt faisant des coudes, tantôt s'étranglant en défilés, selon que les blocs et les mamelons de la chaîne bifurquée faisaient saillie ou retraite. Par une particularité de ces climats, où l'atmosphère, entièrement privée d'humidité, reste d'une transparence parfaite, la perspective aérienne n'existait pas pour ce théâtre de désolation ; tous les détails nets, précis, arides, se dessinaient, même aux derniers plans, avec une impitoyable sécheresse, et leur éloignement ne se devinait qu'à la petitesse de leur dimension, comme si la nature cruelle n'eût voulu cacher aucune misère, aucune tristesse de cette terre décharnée, plus morte encore que les morts qu'elle renfermait.
Sur la paroi éclairée ruisselait en cascade de feu une lumière aveuglante comme celle qui émane des métaux en fusion. Chaque plan de roche, métamorphosé en miroir ardent, la renvoyait plus brûlante encore. Ces réverbérations croisées, jointes aux rayons cuisants qui tombaient du ciel et que le sol répercutait, développaient une chaleur égale à celle d'un four, et le pauvre docteur allemand ne pouvait suffire à éponger l'eau de sa figure avec son mouchoir à carreaux bleus, trempé comme s'il eût été plongé dans l'eau.
L'on n'eût pas trouvé dans toute la vallée une pincée de terre végétale ; aussi pas un brin d'herbe, pas une ronce, pas une liane, pas même une plaque de mousse ne venait interrompre le ton uniformément blanchâtre de ce paysage torréfié. Les fentes et les anfractuosités de ces roches n'avaient pas assez de fraîcheur pour que la moindre plante pariétaire pût y suspendre sa mince racine chevelue. On eût dit les tas de cendres restés sur place d'une chaîne de montagnes brûlée au temps des catastrophes cosmiques, dans un grand incendie planétaire : pour compléter l'exactitude de la comparaison, de larges zébrures noires, pareilles à des cicatrices de cautérisation, rayaient le flanc crayeux des escarpements. Un silence absolu régnait sur cette dévastation ; aucun frémissement de vie ne le troublait, ni palpitation d'aile, ni bourdonnement d'insecte, ni fuite de lézard ou de reptile ; la cigale même, cette amie des solitudes embrasées, n'y faisait pas résonner sa grêle cymbale.
Une poussière micacée, brillante, pareille à du grès broyé, formait le sol, et de loin en loin s'arrondissaient des monticules provenant des éclats de pierre arrachés aux profondeurs de la chaîne excavée par le pic opiniâtre des générations disparues et le ciseau des ouvriers troglodytes préparant dans l'ombre la demeure éternelle des morts. Les entrailles émiettées de la montagne avaient produit d'autres montagnes, amoncellement friable de petits fragments de roc, qu'on eût pu prendre pour une chaîne naturelle.
Dans les flancs du rocher s'ouvraient çà et là des bouches noires entourées de blocs de pierre en désordre, des trous carrés flanqués de piliers historiés d'hiéroglyphes, et dont les linteaux portaient des cartouches mystérieux où se distinguaient dans un grand disque jaune le scarabée sacré, le soleil à tête de bélier, et les déesses Isis et Nephtys agenouillées ou debout.
C'étaient les tombeaux des anciens rois de Thèbes ; mais Argyropoulos ne s'y arrêta pas, et conduisit ses voyageurs, par une espèce de rampe qui ne semblait d'abord qu'une écorchure au flanc de la montagne, et qu'interrompaient plusieurs fois des masses éboulées, à une sorte d'étroit plateau, de corniche en saillie sur la paroi verticale, où les rochers, en apparence groupés au hasard, avaient pourtant, en y regardant bien, une espèce de symétrie."

extrait de Le Roman de la Momie, de Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français.

mardi 8 décembre 2020

"Τhèbes fut en réalité la plus haute expression de l'art égyptien" (Georges Hanno - Gabriel Hanoteaux)

photo datée de 1880 - auteur non mentionné

"Toutes les traditions, toutes les légendes, tous les monuments de l'antiquité parlent de Τhèbes d'Égypte avec un enthousiasme que le lointain de l'espace et du temps ne fait qu'accroître ; depuis le vieil Homère, qui racontait sans les avoir vues "les fabuleuses richesses de la ville aux cent portes, par chacune desquelles passent deux cents chars tous attelés de blancs chevaux, et montés par leurs cavaliers en armes", jusqu'à Germanicus, qui visita l'Égypte en amateur éclairé et se fit expliquer par les prêtres les hiéroglyphes inscrits sur les murailles. "Il admira la grandeur des ruines de la vieille Thèbes et s'étonna, dit Tacite, d'apprendre que la puissance des anciens rois d'Égypte avait écrasé les peuples voisins de charges et d'exactions non moins lourdes que celles dont les accable maintenant la puissance des Romains."
Dans les temps modernes, ce fut en de grandes circonstances que ces ruines oubliées apparurent de nouveau et rentrèrent en quelque sorte dans le champ de l'Histoire dont elles étaient sorties depuis si longtemps.
L'armée française remontait en conquérante le cours du Nil. Épuisée par la fatigue, par les privations, abattue par l'âpreté d'un ciel et d'un sol inaccoutumés... tout à coup, au détour du chemin, Thèbes apparut. L'armée s'arrêta tout entière, et un cri, une acclamation sortie de toutes les poitrines salua le grand spectacle que le désert venait de dérouler tout à coup.
Quelques années plus tard, Champollion ayant découvert déjà le secret caché dans les inscriptions hiéroglyphiques, écrivait à son tour, en arrivant au même endroit : "Les Égyptiens, en présence de ce que je vois, concevaient les hommes de cent pieds de hauteur et l'imagination qui, en Europe, s'élance bien au-dessus de nos portiques, tombe impuissante au pied des cent trente-quatre colonnes de la salle de Karnak. Je me garderai bien d'en rien écrire ; car ou mes expressions ne vaudraient que la millième partie de ce qu'on doit dire en parlant de tels objets ; ou bien, si j'en traçais une fois l'esquisse très coloriée, je risquerais de passer pour un enthousiaste ou peut-être même pour un fou."
C'est que Τhèbes fut en réalité la plus haute expression de l'art égyptien ; que là se résuma, se traduisit en poèmes de pierre, ce délire architectural, que se transmettaient héréditairement les vieux Pharaons l'un après l' autre. Depuis les plus reculés jusqu'aux contemporains des Grecs, ils rivalisèrent là d'effort et de dépenses : temples, maisons, tombeaux tout y fut taillé dans le colossal. L' Égypte entière a souffert des siècles pour la bâtir, et des siècles d'abandon n'ont pas suffi pour en faire disparaître les merveilleux vestiges."

 
extrait de Les villes retrouvées, par Georges Hanno - pseudonyme de Gabriel Hanoteaux - (1853-1944), diplomate, historien et homme politique français, membre de l'Académie française.

mercredi 2 décembre 2020

La transport des momies royales, par Arthur Rhoné

Transport des sarcophages de Deir-el-Bahari au Nil.
Dessin d'après nature de M. Émile Bayard

"Trois cents Arabes furent réunis et, après quarante-huit heures d'un travail ardu, par 50° de chaleur, le caveau était vide et les momies rangées au milieu du cirque dont le fond tapissé de sable se creuse en une cuvette aux contours adoucis qu'entoure l'imposante muraille de rochers, découpée verticalement comme un jeu d'orgues. Au lieu d'une momie royale il y en avait trente-six ! Ce fut un spectacle saisissant, nous dit M. Brugsch, que de voir étendus côte à côte en cette solitude et au milieu du calme de la nuit, toutes ces gaines de momies aux formes rigides, aux yeux fixes, et dont la lune faisait revivre les enluminures, les ors et les blancheurs. 
Rien de plus pénible que de surveiller le transport de ces six mille objets, grands et petits, à travers l'immense plaine de Thèbes que certaines momies portées par seize hommes mirent huit heures à traverser ; il fallut même d'énergiques mesures pour arrêter les tentatives de vols de quelques jeunes Arabes, aussi habiles qu’obstinés à dissimuler. Lorsqu'on vint relever les momies pour les emporter, un fait singulier s'était produit : le soleil ardent, qui rendait les caisses vernissées aussi brûlantes que du fer rouge, avait agi sans ménagement sur le corps d'un personnage privé de couvercle et à demi démailloté. Les muscles momifiés s'étaient contractés comme des cordes à violon et l'avant-bras de ce mort, aussi vieux que les héros d'Homère, se dressait menaçant hors du cercueil. On eut grand'peine à le faire rentrer et il fallut y employer la force. 
Tout ce panthéon funèbre fut arrimé dans le bateau à vapeur du Musée (celui de feu Mariette) qu'on venait d'envoyer à Louqsor. Le pont, les divans, les tables étaient chargés de dépouilles royales ; le lit de Mariette et chacune des chambres que nous avions occupées et que nous occupâmes depuis, devint alors l'asile d'un roi ou d'une reine d'Égypte ; pour la dernière fois ils descendaient ce fleuve que si souvent ils parcoururent avec un appareil de guerre ou de fête. Ils durent être satisfaits, car les autorités civiles et militaires de toutes les provinces venaient leur rendre visite, demandant avec une candeur tout orientale si de pareils trésors ne suffiraient pas à payer toutes les dettes de l'Égypte. Au passage du bateau, sur lequel on apercevait ces grands corps allongés, la population de la Thébaïde accourait sur les deux rives du Nil : les hommes faisaient fantasia en tirant des coups de fusil, les femmes échevelées poussaient leur cri du zagharit, cette ululation argentine qu'elles font entendre à toute occasion de deuil ou de fête. Ne faut-il pas voir dans ce fait poétique et touchant une preuve à l'appui de ce que Mariette me disait en 1875 ? "On ne fera jamais de recherches complètes en Égypte qu'avec l'aide et l'autorité d'un gouvernement européen quel qu'il soit. L'intelligence des Turcs est absolument fermée à ces hautes études comme à toute compréhension de ce qu'elles peuvent avoir d'intéressant pour nous. Les fellahs seuls ont conservé le sentiment secret de leur ancienne gloire. Sans rien savoir, ils sentent que tout cela vient d'eux, que c'est leur histoire, car ils ont conservé jusqu'à un certain point le sentiment d'honneur de la race, si durable en Orient."
 
extrait de Gazette des beaux-arts, Volume1, 1883 par Arthur (-Ali) Rhoné (1836-1910), égyptologue amateur et érudit français. 
"Arthur-Ali Rhoné incarne à merveille la figure de l’amateur aux larges curiosités, se dévouant corps et âme à toutes sortes de causes patrimoniales, faute d’avoir pu trouver sa place dans l’institution académique. Il œuvra en particulier de manière décisive à la protection des monuments du Caire." (BnF Patrimoines partagés)

lundi 30 novembre 2020

Les savants de l'Expédition d'Égypte, prédécesseurs de l'égyptologie, par Louis Bréhier

Le général Bonaparte s’entretient à bord de l’Orient avec les savants de l’expédition d’Égypte.
À Paris : Potrelle, [1798]. - 1 grav. à l’eau-forte ; H. 15,5 x l. 12 cm
D’après un tableau du peintre anglais Bingham admis à l’exposition dans les dernières années de l’Empire.
Collection Ecole polytechnique
 "Grâce à leur esprit philosophique, les savants (de l'Expédition d'Égypte) sentirent qu'une étude de l'Égypte moderne ne pouvait avoir d'utilité que si elle était suivie d'une exploration des monuments qui permettent de remonter jusqu'à l'antique civilisation des Pharaons. Les conditions naturelles étant permanentes, il était nécessaire de comparer l'Égypte affaiblie des Mamlouks à la prospérité celles de l'Institut d'Égypte, elles ont eu un double résultat : elles ont enrichi la science et ont eu une application pratique en apprenant aux possesseurs modernes de l'Égypte par quels procédés ses anciens maîtres en faisaient surgir des richesses considérables. L'égyptologie était fondée et, malgré des erreurs, excusables d’ailleurs, car elles ne pouvaient être évitées que par la lecture des hiéroglyphes, ces prédécesseurs de Champollion et de Mariette ont fait les principales découvertes qui servirent de points de départ à leurs successeurs. Appuyés sur les textes d'Hérodote et de Diodore, ils essayèrent de trouver dans les monuments les éclaircissements nécessaires à l'intelligence de ces historiens, et ils s'aperçurent bientôt qu’une Égypte nouvelle allait surgir de ces fouilles. Chacune des provinces de l'Égypte eut ses explorateurs. Jollois, Jomard, Devilliers, Saint-Genis cherchèrent à retrouver les restes des villes disparues. Les ruines d'Abydos, d'Antinoé, de Memphis, d'Heliopolis, de Thèbes, etc., furent explorées. Un jeune ingénieur, Villiers du Terrage, visita le temple de Denderah ; mais, trompé par le style de l’édifice et dans l’ignorance des caractères hiéroglyphiques, il crut pouvoir attribuer aux anciens Égyptiens le dessin d'un zodiaque qui ne remonte en réalité qu'à l'époque des Ptolémées. L’ardeur des jeunes gens était telle que leur chef, Girard, se plaignit au général Belliard et déclara que les hiéroglyphes n'étaient pas la besogne des ingénieurs. Ces plaintes importunes n'étaient guère de saison et ne furent pas écoutées. Villiers remonta le Nil jusqu’à l’île de Philæ et put explorer les ruines de Thèbes. Il fournit d’utiles renseignements aux deux commissions nommées en septembre 1799 par Bonaparte pour interpréter les bas-reliefs et il rapporta au Caire des plans, des élévations et des coupes de tous les temples, palais, tombeaux, qu'il avait visités, ainsi qu'une carte de la plaine de Thèbes.
Grâce à ces travaux, les savants parvinrent à tracer une première esquisse de l’état de l’ancienne Égypte et, en procédant comme ils l’avaient fait pour l'Égypte moderne, étudier successivement l’état politique, les sciences, l’agriculture, l’industrie, les mœurs des contemporains de Ramsès. Jomard comparait la population de l'Égypte ; Boudet essayait de démontrer que les Égyptiens avaient inventé le verre ; de Rozière recherchait les industries disparues aujourd'hui ; Costaz étudiait l'agriculture, l'industrie et les mœurs ; Rouyer les embaumements ; Villoteau les instruments de musique figurés sur les monuments ; Fourier, Jollois, Devilliers et Jomard les sciences et l'astronomie ; Girard et Jomard les anciennes mesures. Aucune branche de l’antique civilisation n’était négligée, tandis que les ingénieurs, Dubois-Aymé, Jomard et Lancret essayaient de retrouver les traces des anciennes bouches du Nil et du lac Mœris, qui servait alternativement de réservoir et de déversoir au Nil.
Mais de toutes les découvertes la plus féconde devait être celle de la pierre trouvée à Rosette au mois d'août 1799 par l'officier du génie Bouchard et sur laquelle se lisaient trois inscriptions en trois bandes parallèles, l’une en grec, l'autre en caractères démotiques, l’autre en hiéroglyphes. Ce petit rectangle de granit noir fut, sur l’ordre de Menou, envoyé au Caire et étudié par les membres de l'Institut ; on en fit plusieurs empreintes que l’on expédia en France, et nul ne douta plus désormais qu’elle ne renfermât la clef de l'écriture hiéroglyphique. Après le traité d'Alexandrie, cette pierre tomba au pouvoir des Anglais et fut transportée au British Museum. Champollion devait l'y retrouver un jour et achever l'œuvre de l’Institut d'Égypte.
Il semblait donc que l'antique Égypte dût livrer tous ses trésors ; l’activité des savants avait encore augmenté pendant l’année 1800, lorsque l'invasion anglaise vint tout arrêter. Les Français avaient jeté les fondements de la rénovation de l'Égypte ; les Anglais empêchèrent leurs résultats d'aboutir. Si la route des Indes n’a pas été ouverte dès le commencement de ce siècle, si l'égyptologie a dû attendre de longues années ses Champollion et ses Mariette, il faut l'attribuer à la politique de l'Angleterre et à l'indifférence du Directoire. L'Angleterre a senti tout le danger qu’une Égypte puissante et soumise à l'influence française ferait courir à l’Inde. Elle a donc inauguré dès 1799 et 1800 la politique de jalousie et de méfiance qui devait être sa ligne de conduite jusqu'à ce qu’elle pût absorber l'Égypte à son tour. Mais si elle a ainsi enlevé l'Égypte à la France, elle n'a pas pu détruire le résultat moral de l’œuvre de ses savants. La science a fait de l'Égypte une terre française, et un barbare de talent, s'inspirant de cet exemple, va reprendre avec des Français l'œuvre que Bonaparte dédaigna d'achever."

extrait de L'Égypte de 1798 à 1900, par Louis Bréhier (1868 - 1951), historien, docteur ès lettres, chargé d'un cours d'Histoire et de Géographie ancienne et du Moyen-Âge à l'Université de Clermont-Ferrand. Son ouvrage sur l'Égypte fut couronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques.