samedi 18 juin 2022

"L'esprit demeure accablé sous le poids de la grandeur égyptienne" (le duc de Raguse - XVIIIe-XIXe s. - visitant Karnak)

photo d'Antonio Beato, vers 1880

"Les ruines de Louqsor, quoique présentant une énorme masse et qu'elles soient d'un beau caractère, ne firent pas tort aux souvenirs que nous avaient laissés celles de Médynet-Abou ; mais il ne devait pas en être de même des ruines de Karnak, qui sont placées à une demi-lieue plus bas.
Ici la plume échappe. Qui pourrait décrire les merveilles rassemblées sous ses yeux ! L'imagination ne saurait créer un pareil tableau, et le langage est insuffisant pour en reproduire la plus faible partie. C'est un amas de palais, de temples, qui couvrent une surface immense et dont cinq ou six monuments comme le Louvre, réunis, n'approcheraient pas encore. L'esprit demeure accablé sous le poids de la grandeur égyptienne ; il faut contempler dans le silence de l'admiration ses créations majestueuses. Tout ce que j'essaierai, ce sera de donner quelques notions succinctes de ces magnifiques ruines.
On ne peut douter qu'elles ne se composent des restes de plusieurs palais ; mais on reconnaît facilement ce qui formait le palais principal. (...)
Il est certain que les monuments de Karnak sont l'ouvrage de plusieurs rois. Quels que fussent les moyens d'exécution, de pareils travaux ont dû exiger une longue suite d'années. (...)
Tel est en abrégé le coup d'oeil que présente Karnak. En voyant ces immenses ruines, on serait tenté de croire que les palais dont elles sont les restes ont été bâtis et habités par des hommes d'une nature supérieure à la nôtre. Tout y a un caractère de grandeur qu'on ne retrouve nulle part au monde. C'était un jeu pour les Égyptiens de cette époque que de réunir les masses les plus lourdes, d'exécuter les travaux les plus difficiles, et d'entreprendre les constructions les plus gigantesques."


extrait de Voyage en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée et sur les bords de la mer d'Azoff, à Constantinople et sur quelques parties de l'Asie Mineure, en Syrie, Palestine et en Égypte, Volumes 4 à 5, 1841, par Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont (1774-1852), Duc de Raguse. Ce Maréchal de France participa aux campagnes de Napoléon, le "trahit" à Fontainebleau en 1814, puis servit les Bourbons, dut défendre les ordonnances en 1830 comme commandant de l'armée de Paris, et volontairement s'exila, voyageant en Autriche, en Syrie, en Palestine et dans les États de Venise.

"Le peuple égyptien, voué aux travaux rudes, montra qu'avec des gestes, des mouvements du corps, on peut exprimer toute la Pensée" (Georges Migot - XXe s.)

Tombe de Rekhmirê, fabrication de briques

"En opposant l'Art égyptien à l'Art grec, opposition que nous serons obligés de faire à chaque instant, nous remarquons immédiatement le souci de l'analyse du détail affirmé dans les œuvres grecques, opposé tout à fait en cela aux œuvres égyptiennes. Celles-ci se caractérisent par un esprit de synthèse, ne conservant que les directives générales et caractéristiques dégagées de l'interprétation de l'Homme et de la Nature.
Cette notation des caractères de la race égyptienne fut si exacte qu'à 4.000 ans de distance nous en retrouvons encore des exemplaires dans les types égyptiens subsistants : les Fellahs.
Avec le magnifique réalisme dont sont empreints les portraits, réalisations individuelles, les artistes égyptiens nous font laisser dé côté l'idée de primitivité pour nous faire réaliser toute la valeur esthétique de leur conception synthétique de l'Homme et de la Nature, dans la fresque sculptée par exemple.
Il est même assez curieux de noter le peu de personnalité dégagée par le "portrait grec" comparé au portrait égyptien.
L'analyse grecque faiblit devant la synthèse égyptienne.
Géométrique, l'esprit grec est analytique.
Esthétique, l'esprit égyptien est synthétique. Oserons-nous répéter : la Science c'est l'analyse, l'Art c'est la synthèse ?
Avec ce même instinct esthétique tout à fait supérieur qui leur a permis la synthèse, jusqu'à la limite de compréhension et de conservation de la personnalité des quadrupèdes et des oiseaux pour créer l'écriture hiéroglyphique, les Égyptiens ont réussi la synthèse de l'Homme et de l'homme égyptien. En ce faisant ils ont perfectionné jusqu'au plus haut point un moyen d'expression. Ils se sont créé une "écriture" esthétique splendide et souple.
Splendide puisque parfaitement adéquate à tout ce qui fait leur milieu et leur race, leur psychologie et leur physiologie.
Souple puisque variable à l'infini ; n'étant pas entravée par la réalisation des détails secondaires, dont la suppression même augmentait la possibilité d'exprimer toute chose.
Dégagés de ce souci des détails, les Égyptiens ont pu réaliser librement et parfaitement toutes les eurythmies.
Ils ont compris que dans un groupe l'homme en tant qu'individu était secondaire ; que ce qu'il apportait d'essentiel était son mouvement, son rythme, se joignant aux autres pour créer l'eurythmie.
Les détails personnels supprimés, l'homme ne s'isolait plus du groupe en attirant à lui le centre eurythmique.
Le centre lui était extérieur. Il y allait.
De là cette impression de mouvement, de vie esthétique dégagée des eurythmies du groupe par les rythmes de chacun allant vers ce centre.
Cette impression de mouvement est accentuée encore par la non-symétrie chère aux Égyptiens et par les têtes en profil des personnages.
Devant la merveille de mouvements combinés et eurythmiques qu'est la fresque sculptée égyptienne, l'art égyptien tout entier, on peut se demander quelle a été la raison qui leur a permis de concevoir et de noter la vie avec cette intensité de mouvement esthétique.
Est-ce le caractère de leurs institutions politiques et sociales ?
Alors que les Grecs ne conçurent la vie que sous la forme intellectuelle, à un tel point qu'ils appliquèrent cette conception au développement du corps humain lui-même en créant l'athlétisme et les jeux olympiques, le peuple égyptien voué aux travaux rudes, montra qu'avec des gestes, des mouvements du corps, on peut exprimer toute la Pensée.
Quelle différence en effet entre le personnage égyptien, si "pensant" dans le geste qu'il accomplit, et la statue de l'athlète grec, superbe bête humaine, sans pensée, isolé du groupe, négation même de son utilité, s'exprimant complètement à lui seul et limité, puisque sa possibilité d'expression est elle-même limitée à ce pour quoi il a été créé.
Que nous sommes loin du personnage égyptien qui s'aidant des autres, par la division même du travail, arrive au groupe, c'est-à-dire à la pluralité des images, des rythmes que contient chaque mouvement pour exprimer un ensemble.
Un déclic de la volonté fait mouvoir l'athlète et lui seul.
Chez l'Égyptien, le mouvement d'un personnage est fonction, cause et résultante des mouvements de la série des personnages composant une fresque ou un bas-relief.
C'est un dynamisme eurythmique.
N'est-ce pas la vie même de labeur en commun, en foule, de tous ces travailleurs dont les rythmes individuels créaient les eurythmies d'ensemble, puisqu'ils étaient guidés par une immense et patiente mélopée, clepsydre vivante, des cent mille voix de ceux qui dressèrent les Pyramides
et bordèrent dans son lit le fleuve divin.
Réalisation splendide d'une perception eurythmique des mouvements.

extrait de Essais pour une esthétique générale, 1920, par Georges Migot (1891-1976), compositeur, pianiste, peintre et graveur français

jeudi 16 juin 2022

"La figure humaine tient dans l'art égyptien une place exceptionnelle" (Paul Richer - XXe s.)

mastaba de Mererouka - nécropole de Saqqarah
photo extraite du site OutoftheTombs

"Toute la civilisation égyptienne n'est qu'un long effort, une longue lutte contre l'anéantissement. Elle a à sa base la croyance en une survie indéfinie après la mort. Au moment où le moribond rend le dernier soupir, quelque chose de lui persiste qui est comme un second exemplaire du corps en une matière légère et éthérée qui le reproduit trait pour trait. C'est le "double", continuation quasi immatérielle de l'être dont la nouvelle vie mystérieuse n'en est pas moins assujettie aux mêmes servitudes qu'autrefois.
Aussi les survivants sont-ils tenus de subvenir à tous ses besoins. Ils doivent mettre à sa disposition, dans la pièce du tombeau où ils ont accès, des mets et des boissons réels ou en images. De plus, cette sorte de dédoublement du corps terrestre ne saurait subsister sans s'appuyer sur la dépouille matérielle qu'elle vient de quitter, d'où la pratique des embaumements et la construction des tombeaux, qui sont de véritables forteresses, depuis les mastabas jusqu'aux pyramides, au plus profond desquels la momie, en son sarcophage de bois, de pierre, de granit ou de porphyre, devait reposer cachée et ignorée de tous, à l'abri des indiscrets et des voleurs.
Dans ce concours de circonstances exigées pour la survie du défunt, l'on comprend le rôle fort important qui revenait aux figurations matérielles que nous rangeons aujourd'hui au nombre des manifestations artistiques.
Il fallait d'abord, au cas où toutes les précautions prises seraient déjouées par la destruction de la momie, créer, en matière indestructible, des images fidèles du mort - véritables portraits en ronde-bosse - qui, en nombre plus ou moins grand, étaient également enfermées et murées dans le secret du tombeau. Ces effigies devaient avoir une ressemblance aussi complète que possible avec le mort au temps de sa vie terrestre, afin que le "double" pût s'y tromper.
De plus, il fallait faire revivre et fixer pour toujours les conditions et les circonstances de l'existence de celui qui n'était plus, même ses pérégrinations outre-tombe sous la protection et la direction des dieux, etc., afin que le "double" pût continuer dans les ténèbres de la tombe la même vie qu'il avait menée au grand jour. À cet effet, sur les murs du tombeau ou du temple, étaient retracées, en des bas-reliefs ou des peintures, les scènes civiles, militaires ou religieuses les plus nombreuses et les plus variées.
Dans ces vastes compositions toutes enluminées, car les bas-reliefs étaient également peints, l'art égyptien avait choisi, pour le nu de ses personnages, des teintes idéales bien que se rapprochant de la nature, pour la femme, la couleur lumineuse par excellence, le jaune, pour l'homme, le ton puissant et éteint du rouge-brun. (...)
C'est ainsi que les arts plastiques furent amenés à traiter les sujets les plus divers, et à embrasser dans son entier, depuis l'humble besogne du fellah attaché à la glèbe, jusqu'au commerce mystique du Pharaon avec les dieux, tout le cycle de la civilisation égyptienne.
Les tombeaux nous ont livré des statues, images des gens du peuple ou de la haute société, les temples, les portraits des souverains. Les murs des premiers sont les pages intimes où nous lisons les mœurs du peuple, les usages et les coutumes de la vie civile. Les murs des seconds sont les feuillets grandioses où sont retracés les hauts faits de son histoire religieuse ou militaire.
La figure humaine tient donc dans l'art égyptien une place exceptionnelle. La sculpture et la peinture en font le thème habituel de leurs représentations. Elle est employée dans la décoration des objets familiers. Dans l'architecture même, on ne peut nier le rôle que jouent les statues colossales assises à la porte des temples ou debout adossées aux piliers de l'intérieur. Elles font en quelque sorte partie de l'édifice lui-même.
Si la figure complètement nue est rare, le vêtement est toujours sommaire. Pour l'homme, c'est la schenti, sorte de pagne qui recouvre la partie inférieure du bassin et les cuisses et parfois se trouve réduit à une simple ceinture. Pour la femme, c'est une robe retenue sous les seins par deux bandelettes en forme de bretelles et descendant plus ou moins bas, mais toujours si bien modelée sur le nu qu'elle le cache à peine, ou bien encore ce sont de longues robes tellement légères et transparentes qu'elles ne voilent plus rien.
L'œuvre peinte ou sculptée de l'Égypte est immense. Elle remplit le tombeau, elle envahit le temple, elle recouvre les objets usuels et les bijoux.
Et pour remplir cette tâche considérable, l'art n'a eu que des moyens d'expression réduits. Il a su faire tenir l'infinie variété des aspects multiples d'une vie intense dans le cadre étroit d'une formule inflexible dont il ne s'est jamais départi.
L'artiste, d'ailleurs, n'était point ce qu'il est aujourd'hui. L'idée que nous devons nous en faire est tout autre. Il ne poursuivait pas la réalisation d'un idéal quelconque, d'une certaine idée de beauté ; il était simplement un ouvrier comme un autre, accomplissant une tâche purement utilitaire avec plus ou moins de soin ou d'habileté. Et de même qu'il y avait une méthode, des règles, des modèles pour construire des maisons, des temples, des instruments ou des meubles, de même il en existait pour bâtir la figure humaine.
Ainsi est née une formule dont l'effet a été, pour l'art, à la fois funeste et heureux. Elle a gêné, il est vrai, son libre développement en ne permettant l'initiative individuelle que dans les limites d'un cadre fixé d'avance, mais elle a été pour lui une cause d'unité et de grandeur. Elle a été ainsi comme une solide armature qui l'a maintenu. Elle a répondu, en somme, aux aspirations de tout un peuple, en étant pour l'art une condition de durée."

extrait de Nouvelle anatomie artistique du corps humain. Cours supérieur ("suite"). Le nu dans l'art. 1. Les arts de l'Orient classique. Égypte, Chaldée, Assyrie, par le Dr Paul Richer (1849-1933), neurologue, anatomiste, historien de la médecine, illustrateur, sculpteur et médailleur français. Professeur d'anatomie artistique à l'École des Beaux-arts.

mardi 14 juin 2022

"Le plus beau morceau qui soit resté du nouvel empire est la statue de Ramsès II qui se trouve au Musée de Turin" (Henri Motte - XIXe s.)


Ramsès II - Museo Egizio de Turin

"Les plus belles productions de la sculpture égyptienne appartiennent au nouvel empire, si nous admettons que la beauté dans cet art soit proportionnelle à la grandeur des œuvres. La sculpture égyptienne est toute monumentale.
Nous ne saurions trop admirer les colosses de cette époque si nous songeons aux difficultés qu'a dû présenter la mise en œuvre d'un bloc de calcaire comme celui où est taillé Ramsès.
Cette statue colossale mesurait 13 mètres ; elle était placée à l'entrée du temple de Pthah et devait produire une impression profonde sur les visiteurs du temple.
L'emplacement en avait été bien choisi : évitant les erreurs des modernes, les Égyptiens avaient placé le colosse dans un endroit limité où l'on ne pouvait découvrir de toutes parts la figure, ce qui forçait le spectateur à en saisir immédiatement la grandeur. Aujourd'hui dans des espaces sans limites on place un colosse ; on le voit de très loin mais c'est lui seul qu'on voit ; de telle sorte que son aspect à distance ne produit que l'effet d'un homme de grandeur normale. Les objets n'ont de grandeur que par comparaison avec les personnes ou les objets réels. Le colossal n'a de caractère que par son rapprochement avec l'homme. Dans une disposition comme celle où se trouve Ramsès, près d'une porte où passe continuellement la foule, et à côté d'un monument où se trouvent des bas-reliefs de grandeur humaine avec des pierres de dimensions normales, l'échelle s'indique d'une façon très saisissante.
Le plus beau morceau qui soit resté du nouvel empire est la statue de Ramsès II qui se trouve au Musée de Turin ; c'est la sculpture la plus délicate, celle où le ciseau s'est montré le plus habile. On peut trouver plus de souplesse dans le modèle de cette période, mais, en somme, c'est toujours le même art raide comme attitude et peu ingénieux dans la composition.
On s'est demandé avec raison comment les artisans égyptiens étaient venus à bout de la taille des pierres dures qu'ils avaient à travailler, car ils ne possédaient pas le marbre statuaire qui offre tant d'avantage au sculpteur. On est arrivé à conclure que leurs instruments étaient d'abord de bronze mou, mais qu'ils ont dans la suite connu la trempe. La pierre dure était taillée à la pointe puis écrasée au marteau ; cet instrument avait une frappe carrée à pointes de diamant comme celui des paveurs.
Le modelé s'obtenait par un polissage au grès en poudre, qu'on frottait avec une planche trouée afin de pouvoir arroser. Quand on taillait le calcaire, on le dégrossissait au ciseau ; mais cet instrument s'émoussait sur la pierre dure. Hérodote, en parlant de l'embaumement, nous raconte qu'on ouvrait les corps avec des pierres tranchantes : ces pierres ont dû servir pour le travail des calcaires, qui devait être long et pénible.
L'emploi de la pierre dure a peut-être eu une influence sur le style de la sculpture égyptienne, et l'on peut attribuer à la difficulté du travail l'attitude toujours engoncée des statues dont les bras et les jambes ne sont jamais détachés du bloc. La tête elle-même ne repose pas sur le cou complètement nu, car celui-ci eût paru trop mince ; elle est reliée au corps par une perruque ou une coiffure, et par la barbe elle-même, qui l'attache aux pectoraux.
La production de la sculpture en Égypte a dû être considérable ; chez aucun peuple on n'en a fait autant usage, et l'artiste reste stupéfait devant les découvertes faites dans un seul temple : 572 statues en granit noir de la déesse Setchet à tête de lion, ayant toutes la même attitude. Quelle éducation artistique avaient pu recevoir les 572 sculpteurs qui ont consenti à se livrer à ce travail ! L'imagination devait leur faire totalement défaut, et on peut arriver à cette conclusion qu'une seule de ces statues était l'œuvre d'un artiste, et que les 571 autres ont été exécutées par de tailleurs de pierre d'une habileté surprenante.
En outre, les lois du pays et les rites religieux devaient interdire les recherches des variantes ; celui qui était pris du désir d'inventer était probablement exposé à des peines terribles."


Extrait de Petite histoire de l'art, 1896, par Henri Motte (1846-1922), peintre, architecte, illustrateur notamment, avec vingt-quatre grandes compositions, de l'Iliade, de Homère (traduction par Émile Pessonneaux).

dimanche 12 juin 2022

Karnak, une des plus belles merveilles du monde, par Lambert de la Croix


salle hypostyle, 1895 - aucune mention d'auteur de ce cliché

"Karnak est certainement le plus merveilleux amas de ruines que l'on puisse voir et que l'on ne puisse pas décrire.
Tout ce que le travail absolument humain, - car les échafaudages étaient à peu près inconnus et on n'élevait les énormes blocs de pierre qui ont servi à ces constructions qu'à force de montages de sable correspondant à la hauteur désirée et sur lesquelles on les roulait, - tout ce que le travail humain, dis- je, laisse supposer de possible, a certainement été tenté et réussi pour la construction de ce Karnak qui a vu les barbares de l'antiquité la plus reculée se ruer, pour les détruire, sur ces merveilles qui semblent renaître de leurs cendres plus splendides que jamais, puisque, après trois mille ans, nous pouvons encore rester éblouis par ce qu'il en reste.
Il est impossible, ai-je dit, de décrire Karnak. En effet, plus d'ensemble, plus de suite ; des pylônes, des sphinx, des colonnades, des obélisques, tout cela enrichi de dessins et de peintures, mais tout cela en ruines, tout cela rongé par le sel de nitre qu'y dépose le Nil, ou plutôt les infiltrations du Nil, car le dallage du temple est de 1 m 90 au-dessous du niveau général de la plaine environnante. Et quel temple ! Une de ses salles, la salle hypostyle, compte à elle seule 134 colonnes. Une autre, à ciel nu, renfermait quatre obélisques ; deux sont encore debout, dont celui qui porte le nom d'obélisque d'Ahtasou ; c'est le plus grand des obélisques connus : il mesure 33 m 20 de hauteur, et est admirable de taille et de pureté. Tout le monde sait que l'obélisque de la place de la Concorde n'a que 22 m 80 de hauteur.
Ce qui reste de Karnak n'est pas moins beau ; on sent qu'il a fallu des tremblements de terre pour bouleverser ainsi de pareilles masses de pierres ; c'est donc avec peine qu'on voit un esprit élevé comme celui de Mariette-Bey admettre tranquillement la destruction de ce qui reste sous prétexte que les infiltrations du Nil rongeant tous les ans, par exemple, les 134 colonnes de la salle hypostyle, elles doivent tomber. Mais c'est par trop musulman cela ! Restaurez, monsieur, que diable ! et conservez au monde une de ses plus belles merveilles."

extrait de L'Égypte... cinq minutes d'arrêt !, 1870, par Lambert de la Croix.
L'auteur, membre de la société de Géographie, a parcouru l'Égypte à l'invitation du vice-roi pour l'inauguration officielle du canal de Suez, et a envoyé la relation de ce voyage au Moniteur universel, dont il fut le secrétaire général.

samedi 11 juin 2022

"Les ânes d'Égypte sont réellement étonnants !" (Albert le Play, XXe s.)

âniers du Caire - gravure du XIXe s.

"Le moyen de transport le plus original, bien spécial au Caire, à l'Égypte en général, le plus en faveur en tous cas auprès des touristes, est l'âne. Il n'est pas besoin d'attendre bien longtemps pour avoir quelques-uns de ces intéressants animaux, surtout auprès des grands hôtels, autour de l'Ezbekiyeh : il suffit de s'arrêter un instant sur les bords du trottoir et de lever la tête ; aussitôt, de tous côtés, apparaissent comme par enchantement, chargeant sur vous à grands cris, de jeunes fellahs, guidant leurs inséparables compagnons : ce sont les âniers du Caire, paillards et braillards ; ils crient tous à la fois : "bon boûdi (bon baudet) ! good donkey !" pour être plus sûrs d'être compris ; comme ils ne peuvent tous trouver place devant vous, ils se battent pour avoir votre clientèle ; cette concurrence permet, moyennant la somme de douze à quinze sous de l'heure, d'avoir un bon animal qui galope tout le temps, comme d'ailleurs l'ânier qui l'accompagne à pied. Celui-ci ne quitte jamais son âne, l'excitant de la voix et de la courbache, courant toujours à côté de lui, la main droite appuyée sur sa croupe, le bord antérieur de sa gandourah bleue dans sa bouche, pour ne pas être gêné. Ils peuvent ainsi faire plusieurs kilomètres sans le moindre essoufflement.
Ces ânes d'Égypte sont réellement étonnants ! Ils ont une souplesse, une résistance et une sûreté de marche remarquables ; ils connaissent admirablement le trot d'amble si agréable pour ceux qu'ils portent ; c'est à juste titre qu'on a vanté leurs qualités qui en font une race unique. Ils sont d'ailleurs indispensables dans ce pays où ils sont employés à tous les travaux et à toutes les besognes ; on ne conçoit pas un fellah sans son âne. 
Leur exportation est interdite ; ainsi, un grand armateur de Marseille ayant voulu à toutes forces en posséder deux, fut obligé d'employer le stratagème suivant : après avoir eu les plus grandes difficultés à se les procurer, il dut les faire embarquer clandestinement par un de ses bateaux sur la côte du désert arabique, dans la mer Rouge. Ces animaux, transplantés, n'auraient d'ailleurs pas montré à Marseille les qualités qu'ils déploient dans le pays des Pharaons. Les ânes commencent à disparaître du Caire, à cause du développement des autres moyens de locomotion, voitures à chevaux, tramways électriques, omnibus, automobiles. (...)
En même temps qu'ils frappent à tour de bras les malheureuses bêtes, les âniers ne cessent de crier pour les exciter et pour dire aux gens de se garer : "riglak" gare aux pieds ! La circulation est fort difficile dans cette rue très encombrée, proche du bazar, et il y a forcément quelques pieds écrasés, d'autant plus que, suivant un usage très oriental, le passant, même prévenu de l'obstacle, ne se détourne du droit chemin qu'à la dernière seconde. Ceux qui ont été blessés ou même bousculés ne sont pas les seuls à crier, leurs voisins se mêlent au concert pour invectiver les âniers qui sont déjà loin. À certains moments, la situation devient très compliquée : c'est lorsque la route est envahie par un cortège matrimonial, une procession de circoncision ou un convoi funèbre : dans ce dernier cas, le vacarme est indescriptible, car, au bruit des litanies chantées par les hommes, aux hurlements des pleureuses, aux cris des gens qui ont le pied sensible et aux vociférations des autres se joint souvent le braiment des ânes."


extrait de Notes et croquis d'Orient et d'Extrême-Orient, 1908, 
par le Dr Albert-E. Le Play (1875-1964), docteur en médecine, biologiste, lauréat de la Société de géographie

Les embarras du Caire, "après Constantinople, la plus grande et la plus belle ville de l'empire ottoman", par Jean-Baptiste Gal (XIXe s.)

Street Scene near the El Ghouri Mosque in Cairo
John Frederick Lewis (1805–1876)

"Les principales rues du Caire sont plus populeuses et plus encombrées que celles de Paris, mais la circulation y est bien différente et ne présente rien de régulier ; ici, la rue est obstruée par un groupe de musiciens autour desquels se pressent des badauds ; là, un marchand ambulant attire la foule en montrant les étoffes qu'il porte sur l'épaule ; un autre, les doigts chargés de bagues à vendre, les fait miroiter pour attirer les chalands ; souvent on est arrêté par des troupeaux de moutons et de chèvres ou par des chameaux chargés de bois de construction qui vous heurtent au passage.
La plupart des passants sont montés sur des ânes. Bien souvent, dans les rues du Caire, j'ai vu se reproduire la scène représentée par le célèbre tableau de la fuite en Égypte ; sur un âne une femme voilée, ayant un enfant dans ses bras, à côté, un homme à barbe blanche, en grande robe, tenant d'une main un long bâton et appuyant l'autre sur le col de l'animal pour le diriger et le presser. Il est un point, cependant, par où le tableau vivant dont je parle diffère du tableau que l'on connaît, c'est qu'en Orient les femmes ne s'asseyent pas sur leur monture, mais elles l'enfourchent comme font les hommes. Quand elles sont à pied, elles portent, d'ordinaire, leurs enfants à califourchon sur l'épaule gauche, et le marmot s'appuie des deux mains sur la tête de sa mère.
On voit au Caire un nombre extraordinaire d'ânes qui stationnent sur les places et aux coins des rues ; on dit qu'il y en a environ quarante mille. Chaque bête a sa selle, des étriers et un gamin qui l'accompagne. On enfourche le premier qui se trouve et l'on indique au garçon la direction qu'on veut prendre. Tous les deux se mettent en marche, d'un pas accéléré, au milieu d'un nuage de poussière suffocante. Les rues du Caire ne sont pas pavées, elles sont si encombrées d'allants, de venants, de chameaux chargés, qu'on est obligé de passer, à chaque instant, tantôt à droite, tantôt à gauche. Les ânes du Caire sont si petits que, si l'homme, qui les monte, a de longues jambes, il n'a qu'à les étendre, après avoir lâché les étriers, pour se trouver debout. Ces pauvres bêtes reçoivent plus de coups de bâton que de poignées de foin, aussi sont elles très maigres et la plupart ont des plaies sur le train de derrière. (...)
Les portes des maisons au Caire sont ce qui attire le plus l'attention : on les bariole de couleurs éclatantes et on inscrit au dessus quelques versets du Coran.
Il n'y a pas de fenêtres semblables aux nôtres, excepté dans les maisons construites et habitées par les Européens. Les ouvertures qui en tiennent lieu sont closes de cages de bois, découpées à jour et faisant saillie sur la rue. Grâce à ces treillis, les habitants de la maison voient ce qui se passe dans la rue sans être aperçus de dehors. L'usage de ces treillis existait déjà en Orient dans les anciens temps. Le cantique de Debora, dans: le Livre des Juges, représente la mère de Sisara attendant le retour de son fils qu'elle croit vainqueur, et cherchant à voir par les treillis si son char arrive. Salomon dit aussi dans le livre des Proverbes : "Comme je regardais à ma fenêtre par mes treillis, je vis un jeune homme qui passait dans la rue." (...)
Le Caire a 71 portes, qui sont la plupart dans la ville, parce qu'on a construit hors des remparts des édifices qui prolongent les rues. La ville forme un carré oblong. C'est, après Constantinople, la plus grande et la plus belle ville de l'empire ottoman.
Elle a été bâtie par Goyher, général des sultans fatimites, après avoir conquis l'Égypte au nom de son souverain El-Moëz. Elle est située à une petite distance à l'orient du Nil."

extrait de Voyage en Palestine, Phénicie et dans l'archipel, 1881, par Jean-Baptiste Gal (1809 ? - 1898 ?), docteur en droit, directeur du journal la Liberté, diplomate français, chef de section de 1re classe au département des Affaires étrangères