jeudi 30 juin 2022

"Nous allons au mystère, à l'inconnu, et l'âme est émue de ce calme implacable" (Lucien Augé de Lassus, visitant la Vallée des Rois)

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"La nécropole de Thèbes, digne de la cité dont elle reçoit les morts, se partage en plusieurs groupes, le plus souvent nettement distincts ; ces groupes correspondent à des époques diverses ou à des classes de citoyens particulières. La pieuse Égypte ne connut jamais la promiscuité de la tombe. C'est ainsi que les collines de Gournah-Murray, d'Abd-el-Gournah, d'Assassif, paraissent avoir été réservées aux sépultures des prêtres ou des fonctionnaires importants, tandis que les pentes rocailleuses qui s'étendent alentour étaient abandonnées au profane vulgaire. Les dépouilles plus précieuses encore des rois, des reines, étaient enfermées aux profondes vallées de la chaîne libyque. (...)
Dans son ensemble, la nécropole de Thèbes couvre une superficie de quatre kilomètres de longueur environ sur deux kilomètres dans sa plus grande largeur. Quelle énorme population ! quel entassement de générations il a fallu pour peupler ce dortoir éternel !
Il est, sur la rive gauche du Nil, un rempart de montagnes dont Thèbes s'environne, cherchant, dirait-on, derrière cette enceinte, un refuge contre les envahissements du désert ; c'est vers ce rempart qu'il faut se diriger. Là, aux défilés de Bab-el-Molouk, se dérobent les sépultures des rois.
La piété jalouse des sujets exilait, loin des tombes vulgaires, les tombes royales. Il y a ici comme une sévère étiquette jusque dans la mort : le maître qui n'est plus reste le maître ; il ne saurait souffrir le voisinage de quelqu'un de ces pauvres humains que foulaient ses sandales.
Bab-el-Molouk est comme le Saint-Denis des Pharaons de la dix-neuvième et de la vingtième dynasties. Ces dynasties présidèrent aux destinées de l'Égypte, du quinzième au douzième siècle avant notre ère.
La chaîne libyque apparaît comme une barrière, qu'on ne saurait franchir sans une escalade aventureuse. Une brèche cependant se découvre, puis une vallée étroite. Cette vallée incline, serpente ; à peine y sommes-nous entrés, qu'elle se referme derrière nous.
On ne voit aucune issue. Est-ce un piège perfide où nous aurait pris quelque divinité jalouse de punir notre curiosité impie ? Quelle enceinte désolée ! Les montagnes se dressent formidables, affreusement arides. Tantôt ce sont des falaises taillées à pic, tantôt des entassements confus. Des blocs se sont écroulés des cimes les plus hautes et encombrent le sentier, d'autres se découpent sur le ciel en créneaux dentelés, puis s'arc-boutent, surplombent et menacent nos têtes d'un effroyable écrasement. Les rocailles font de larges traînées, comme si les eaux d'un torrent tari depuis des siècles les avaient charriées. Pas un brin d'herbe qui germe en quelque petit coin, pas un lichen qui s'accroche à quelque rocher, pas un insecte qui bourdonne, pas un reptile qui se glisse sur le sable. Il semble que la nature ait oublié de peupler ces solitudes. Le soleil flamboie 
d'aplomb ; ses rayons furieux nous enveloppent, et la terre et les rochers se renvoient des reflets embrasés. Tout est blanc ou jaunâtre et d'un éclat qui fait pleurer les yeux. Nous sommes enfermés en d'étroites limites ; nous avançons, il est vrai, mais notre prison marche avec nous. Plus d'horizon lointain où se perde librement le regard, et avec l'horizon a disparu toute pensée de joie et de vie. Quelle avenue grandiose cependant, majestueuse, sublime comme ne le fut jamais avenue que l'homme flanqua de sphinx et borda de colosses ! Nous allons au mystère, à l'inconnu, et l'âme est émue de ce calme implacable.
Quel étrange et magnifique spectacle ce dut être que celui des funérailles royales, pompeusement promenées dans l'horreur de ces gorges funèbres ! Quelles voix mystérieuses s'éveillaient aux flancs des rochers ! Quels échos répondaient aux hymnes sacrés ! Puis le grand silence retombait. Il ne ne sera plus de bruits glorieux qui le troublent jamais. Seule la mort encadre la mort.
La vallée change de direction, mais sans changer d'aspect ; toujours les mêmes rochers abrupts, les mêmes montagnes qui croulent en ruines, les mêmes sommets chauves. Nous cheminons ainsi durant plus de trois kilomètres. Puis des trous noirs apparaissent, faisant brutalement tache sur les falaises blanches et les rocailles jaunâtres : ce sont les lombes royales."

extrait de Les tombeaux, par Lucien Augé de Lassus (1841-1914), auteur dramatique, poète, librettiste de Camille de Saint-Saëns, archéologue, passionné de voyages.

mercredi 29 juin 2022

"L'histoire de l'Égypte devrait être partout le livre de l'éducation de la jeunesse" (Gratien-Michel Ollivier-Beauregard - XIXe s.)

Scribes - relief en calcaire de la tombe d'Horemheb, Saqqarah

"Mieux qu'aucune autre histoire des peuples primitifs, l'histoire des Égyptiens peut satisfaire, élargir et intéresser l'esprit moderne.
L'histoire des Égyptiens, telle que nous l'ont révélée leurs livres de pierre, n'est empanachée d'aucune oiseuse subtilité ; et, par exemple, si, dès les premiers jours de leur avènement à la vie sociale, les Égyptiens se trouvent en face de cataclysmes qui menacent de les détruire, en gens de cœur qu'ils sont ils vont tout droit au fait et s'en tirent par le travail et l'industrie. Ils savent, d'ailleurs, si sainement employer leur temps, leur esprit et leurs forces, qu'ils font, des causes de leur désastre présent, les instruments de leur fortune prochaine.
Tout est ainsi, pour nous, enseignement dans la vie de l'Égypte, ses difficultés d'existence plus encore que sa bonne fortune.
Les murs de ses palais et de ses temples, couverts d'inscriptions contemporaines des faits qu'elles relatent, sont aujourd'hui des pages d'histoire ouvertes à tous venants, des pages d'histoire simplement mais franchement dite.
Par elles on apprend que l'Égypte a conquis le monde des temps primitifs et qu'elle l'a civilisé ; que le sol qui l'a nourrie et qui la nourrit encore, est sa plus glorieuse conquête sur le désert ; que sa fertilité, dont a profité le monde ancien avec elle, est l'immédiate conséquence de son travail intelligent et de sa persévérante patience ; que l'Égypte s'est ainsi faite elle-même et d'elle-même, à l'encontre des sables envahissants et des vents desséchants du désert qu'elle a su dominer sinon vaincre absolument ; que des inondations qui d'abord la menacèrent périodiquement de mort, elle a su faire des instruments de prospérité, lesquels, après des siècles d'influence salutaire et bénie, attestent encore aujourd'hui sa gloire impérissable et assurent le renouvellement perpétuel de sa fortune.
Cinquante siècles et plus avant notre ère, l'Égypte a su par les faits de son expérience journalière et continue, que la patience et le travail sont, par leur union, le capital le plus réel que puissent jamais posséder les individus et les peuples ; que ce capital est inviolable et assurément le moins périssable, puisqu'il est fait de la vie des familles et des peuples.
L'étude des choses de l'Égypte conduit tout droit à la science du monde. On y voit naître, grandir et s'éteindre des peuples. On y apprend les causes de leur grandeur et celles de leur décadence, le secret de la superbe des rois ou de leur honteuse abjection.
Dans ses huit ou dix mille ans d'existence antérieure, l'Égypte elle-même a connu toutes les caresses de la fortune, toutes les aigreurs de la défaite. Les difficultés à vaincre l'ont grandie, élevée jusqu'au sublime ; la fortune l'a rabaissée et fait disparaître. Elle s'était appauvrie par la prospérité.
L'histoire de l'Égypte est le grand livre de l'humanité, elle embrasse l'existence du plus grand peuple qui fut dans l'antiquité première : à ce titre, et par préférence, elle devrait être partout le livre de l'éducation de la jeunesse. Hommes du peuple, personnes du monde n'entendront jamais trop dire, n'apprendront jamais trop tôt que la patience et le travail sont les éléments les plus vrais et les plus puissants de la prospérité publique, sont les agents les plus nobles de la fortune individuelle ; et il est honnête, sain et bon que chacun sache que l'Égypte, la contrée la plus justement glorieuse de la haute antiquité, n'a dû son existence d'abord, sa grande fortune ensuite, qu'à son travail incessant et persévérant, qu'à son infatigable patience."

extrait de La caricature égyptienne, 1894,  par  Gratien-Michel Ollivier-Beauregard (1817-1901) égyptologue et orientaliste, président de la Société d'anthropologie de Paris, auteur dramatique

mardi 28 juin 2022

"On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, d'entêtement même" (Textor de Ravisi - XIXe s.)

L'archéologue allemand Bollacher,
enregistrant des hiéroglyphes au temple de Medinet Habou

"Ce n'est pas un mince mérite pour les égyptologues que de ne pas garder un peu, dans leurs personnes ou dans leurs oeuvres, le pli et comme la ride de l'effort soutenu. Si nous cherchions, en effet, à rendre notre sentiment par une image, nous comparerions l'égyptologie à un vaste atelier encombré d'outils, où se prépare pièce à pièce, avec une activité toujours croissante, au milieu de la fumée et du bruit, le matériel d'une immense construction future. Les ouvriers sont dans tout le feu du travail, et ils ont tant à faire !
Si les femmes savent tout, suivant un ancien, (et quel moderne oserait le contredire ?) les égyptologues sont moins heureux : ils doivent tout apprendre. D'un côté, leur science est nouvelle, et sur aucun point ils ne trouvent la besogne achevée ; d'un autre côté, leurs ressources sont limitées, et aucun sujet ne leur fournit assez de matière pour les occuper longtemps. Force leur est donc de toucher à tous les détails de l'antique civilisation qui fait l'objet de leurs études : or, comment traiter d'un art ou d'un métier sans s'en rendre compte ?
 (...)
Nous avons fait une autre remarque. Il existe entre tous les égyptologues une véritable confraternité, et ils sont pleins d'indulgence pour les néophytes et pour les amis de l'égyptologie : Sinite parvulos ad me venire. Nulle part la collaboration n'est aussi fréquente que chez eux : Chabas a collaboré avec Goodwin et Birch, Pleyte avec Rossi, Brugsch avec Dümichen, Guieyesse avec Lefébure, Grébaut avec Pierret, Ebers avec Stern... Nous ne disons rien de Salvolini qui collaborait de la manière que l'on 
sait avec Champollion. (...)
Nous n'affirmerons pas assurément qu'il n'a jamais existé dans la famille égyptologique d'autre sentiment que celui de la bienveillance -, les luttes de Chabas nous réfuteraient ; mais si pour pour être égyptologue on n'en reste pas moins homme, ce n'est pas ici du moins, avouons-le, que les coteries ont été 
inventées. (...)
On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, 
d'entêtement même. (...)
Nous venons de mentionner la patience des égyptologues : c'est leur grande qualité. Il n'est pas de science où les matériaux soient aussi disséminés, ni où l'on doive par suite, compulser plus de livres et faire plus de recherches. Les textes sont classés par dynasties dans un recueil, par villes dans un autre, par sujets dans un troisième, si bien qu'il faut réunir, planche par planche, 
des documents épars de tous côtés, quand on étudie un règne, un monument ou un fait, ce qui nécessite la tenue de véritables répertoires correspondant à de volumineux index. Des difficultés du même genre existent sans doute dans d'autres branches de l'archéologie, mais elles se compliquent ici d'une façon particulière.
En premier lieu, suivant que le manque de temps, les obstacles matériels et l'ensablement des édifices ont plus ou moins gêné les copistes, les mêmes textes sont plus ou moins complets dans les différents recueils : - éternel sujet de perquisitions et de comparaisons, - éternel sujet, aussi, de précieuses découvertes, procurant ces joies d'antiquaire que Walter Scott a si bien comprises.
De plus, et c'est là un inconvénient bizarre dont il faut pourtant tenir compte, on n'étudie guère les hiéroglyphes qu'à la force du poignet. (...) Nous défions n'importe quel égyptologue de faire la monographie complète d'un seul mot sans compulser presque tous ses livres, et par conséquent sans manier, en détail, un poids d'au moins mille kilogrammes. (...)
Si nous avions voix consultative dans le cénacle égyptologique, nous rappellerions trois desiderata qui sont dans la bouche de tous, concernant la conservation, la reproduction et la vulgarisation des monuments égyptiens.
Que les mutilations et les dévastations des splendeurs pharaoniques restées debout malgré les efforts des temps et des hommes s'arrêtent donc enfin ! Lord Elgin enlevant les marbres du Parthénon a eu des modèles et des imitateurs en Égypte, à toutes les époques anciennes et modernes, et les débris des palais et des temples des Pharaons ornent les musées, les collections et les places publiques de tous les peuples. Ils y figurent sans doute magnifiquement, mais la photographie et la lottinoplastie nous enlèvent actuellement toute excuse pour continuer ce cruel vandalisme. Des photographies exactes et grossies, ou des moulages de grandeur naturelle (si facilement exécutables avec les procédés de Lottin de Laval et d'un prix de revient si minime) ne rappelleraient-ils pas suffisamment leurs originaux ?
Nous avons pu apprécier par nous-même en revenant de l'Inde par l'Egypte (1863) avec quelle déplorable facilité on pouvait, pour quelques pièces d'or et même d'argent, se procurer avec les Arabes des débris de monuments, des papyrus et des objets de toutes sortes qu'ils ont enlevés aux tombeaux et aux hypogées, peut-être même volés aux fouilles dirigées par les agents du Vice-Roi et à ses propres musées !"


extrait de L'égyptologue, par le baron Anatole-Arthur Textor de Ravisi (1822-1902), officier supérieur de l'Infanterie de Marine, puis percepteur de 1863 à 1885 ; officier de la Légion d'Honneur ; président du premier Congrès provincial des Orientalistes français ; président, vice-président et membre de plusieurs sociétés académiques, françaises et étrangères.

vendredi 24 juin 2022

"Il garde encore malgré ses blessures une sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au fond du cœur" (G. Gaillot, XIXe s., à propos du Sphinx)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"On traverse le Nil au vieux Caire, près de l'ile Rodah, tout éclatante de verdure, et on aborde à Gizeh, à quelque distance du village d'Embabeh où les Mamelucks furent si rudement culbutés par l'infanterie française.
L'herbe verte pousse partout dans les plaines et sous les palmiers qui abritent les dômes blanchis de quelques cheiks vénérés.

Tout à coup, la verdure cesse brusquement et le sable commence ; on aperçoit les pyramides, à mesure que l'on s'en approche, elles grandissent et on en distingue les assises ; le sphinx apparaît. Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert et regardant le fleuve, ressemblant par derrière à un incommensurable champignon et par devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'Empyrée, il garde encore malgré ses blessures une sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au fond du cœur.
Les Arabes l'appellent "le Père de l'épouvante". Avant-garde de pyramides, impassible sous le ciel, que fait-il là depuis 50 siècles au milieu des solitudes ? Les Pharaons, les Ethéopiens (sic), les Perses, les Romains, les conquérants Arabes, les Mamelucks, les Turcs, les Français ont dormi sous son ombre ; les temps, les nations, les religions, les mœurs, les lois ont défilé devant lui ; chaque mot de l'histoire a frappé sa large oreille entourée de bandelettes sacrées ; on est tenté de lui dire : Oh ! si tu pouvais parler.
Est-il la muette sentinelle du désert de Libye ?  Est-il l'immobile gardien de ces montagnes bâties à mains et à existence d'hommes ?
Est-il le symbole toujours cherché et toujours introuvé de l'inconnu qui nous sollicite et nous attend ? Ou n'est-il seulement qu'un fantôme grandiose et majestueux d'un roi des temps passés qui voulait perpétuer son nom que nul ne sait plus aujourd'hui ? Enraciné aux rochers de la chaine de Libye dans lesquels on l'a taillé en abaissant les terrains voisins de toute sa hauteur, il disparaît chaque jour sous les sables envahissants, sa croupe, son dos, ses pattes en sont couverts ; devant lui à son ombre, les Bédouins viennent souvent s'étendre et les vautours fatigués se reposent sur sa tête.
On est frappé d'admiration à la vue des pyramides, écrasé devant leur masse dont les mesures mathématiques peuvent seules donner une idée."

extrait de Le Nil, l'Égypte et la Nubie, 1881, par G. Gaillot, capitaine au 1er régiment de chasseurs à pied, capitaine à l'Institut cartographique militaire de Bruxelles.

"Hâtez-vous de courir vers ces magiques contrées !" (Léon-Daniel de Joannis, XIXe s., à propos de Denderah)

par David Roberts (1796-1864)

"Je termine là ces petits incidents de notre voyage, pour arriver à Denderah, et de là à Thèbes, douze lieues plus haut.
Le Luxor se traînait péniblement sous une faible brise, tombant de plus en plus ; les ruines de l'ancienne Tintyris nous apparaissaient au travers des bois de doum, dont le rivage était bordé, et nous brûlions d'envie de les visiter.
C'était le premier temple qui se trouvât sur notre route ; aussi appelions-nous le calme de tous nos voeux. Il ne se fit pas longtemps attendre : l'on mouilla.
Comme le vent pouvait s'élever d'un instant à l'autre, nous partîmes en toute hâte, le fusil sur l'épaule, pour aller repaître nos regards avides de ce magnifique spectacle. Oh ! que je voudrais pouvoir donner une idée d'une si belle chose ! que je voudrais pouvoir faire passer dans l'imagination de mes lecteurs les vives impressions que nous ressentîmes en face de ces admirables colonnes aux dimensions colossales, entièrement couvertes d'hiéroglyphes le plus finement ciselés ; en face de ces chapiteaux couronnés par quatre têtes d'Isis, accompagnés de draperies pendantes, de ces longues lignes droites des architraves, et de ce grand zodiaque peint en deux bandes au plafond du portique ! Allez donc, allez donc, artistes et hommes de loisir, hâtez-vous de courir vers ces magiques contrées ; car, un jour plus tard, le sol d'Égypte pourrait s'entr'ouvrir sous ces merveilles, et vous ne les auriez pas vues. Si des voix nationales viennent réclamer pour nos productions architecturales, je répondrai toujours : Partez, allez sur celte terre de géants ! et comparez, si vous l'osez, ses ruines aux créations bâtardes de nos jours !"


extrait de Campagne pittoresque du Luxor, 1835, par Léon-Daniel de Joannis (1803-1868), officier de marine, lieutenant de vaisseau, commandant en second du bateau 'Louxor', affrété pour le transport depuis Thèbes de l'obélisque qui sera érigé place de la Concorde à Paris.

mardi 21 juin 2022

Le Nil est "le père de l'Égypte et le secret de sa neuve espérance" (Marcelle Capy)

par Charles-Théodore Frère, 1877

"Le Nil est unique au monde. C'est le fleuve des prodiges. Il s'allonge sur 6.000 kilomètres, traverse la forêt tropicale et le désert ; abreuve le lion, le  singe, l'éléphant, la gazelle, l'hippopotame, le crocodile, le dromadaire, la vache aux cornes retroussées, l'âne au pelage argenté, et tous les oiseaux du paradis terrestre.
Il est le père de l'Égypte et le secret de sa neuve espérance.
Il porta la barque des Pharaons, le berceau de Moïse, le bateau à vapeur, l'hydravion à moteur, et de lui jaillira, dans un avenir proche, l'inépuisable écoulement de la force électrique.
On connaît sa source depuis moins de cent ans. Il a fallu pour la découvrir, l'étudier et en tracer les premières cartes, soixante explorateurs appartenant à quatorze nations.
Il a été adoré et un proverbe dit : qui a goûté de son eau veut en boire encore.
Aucun fleuve n'a été autant aimé, vénéré, remercié. Aucun n'a exercé pareille fascination.
On le croyait tombé du firmament et les Anciens l'appelaient "fleuve du Paradis".
Au commencement des temps, dit la légende, la déesse Isis s'avança jusqu'à la barrière du ciel, s'y accouda et pencha la tête vers la terre. Ce qu'elle vit désola son cœur pitoyable. Partout du sable, des roches calcinées, l'immobilité de la mort.
Pas un arbre, pas une herbe, l'infinie nudité du désert.
Isis pleura. Ses larmes firent pleuvoir sur l'étendue désertique la rosée miraculeuse de la céleste miséricorde.
Ainsi naquit le Nil, artère qui relie le cœur obscur de l'Afrique à la transparence de la pensive Méditerranée."

Extrait de L'Égypte au coeur du monde, 1950, de Marcelle Capy, pseudonyme de Marcelle Marquès (1891-1962), journaliste, écrivaine, militante syndicaliste, pacifiste et féministe libertaire française, directrice de la Ligue des droits de l'homme

samedi 18 juin 2022

"L'esprit demeure accablé sous le poids de la grandeur égyptienne" (le duc de Raguse - XVIIIe-XIXe s. - visitant Karnak)

photo d'Antonio Beato, vers 1880

"Les ruines de Louqsor, quoique présentant une énorme masse et qu'elles soient d'un beau caractère, ne firent pas tort aux souvenirs que nous avaient laissés celles de Médynet-Abou ; mais il ne devait pas en être de même des ruines de Karnak, qui sont placées à une demi-lieue plus bas.
Ici la plume échappe. Qui pourrait décrire les merveilles rassemblées sous ses yeux ! L'imagination ne saurait créer un pareil tableau, et le langage est insuffisant pour en reproduire la plus faible partie. C'est un amas de palais, de temples, qui couvrent une surface immense et dont cinq ou six monuments comme le Louvre, réunis, n'approcheraient pas encore. L'esprit demeure accablé sous le poids de la grandeur égyptienne ; il faut contempler dans le silence de l'admiration ses créations majestueuses. Tout ce que j'essaierai, ce sera de donner quelques notions succinctes de ces magnifiques ruines.
On ne peut douter qu'elles ne se composent des restes de plusieurs palais ; mais on reconnaît facilement ce qui formait le palais principal. (...)
Il est certain que les monuments de Karnak sont l'ouvrage de plusieurs rois. Quels que fussent les moyens d'exécution, de pareils travaux ont dû exiger une longue suite d'années. (...)
Tel est en abrégé le coup d'oeil que présente Karnak. En voyant ces immenses ruines, on serait tenté de croire que les palais dont elles sont les restes ont été bâtis et habités par des hommes d'une nature supérieure à la nôtre. Tout y a un caractère de grandeur qu'on ne retrouve nulle part au monde. C'était un jeu pour les Égyptiens de cette époque que de réunir les masses les plus lourdes, d'exécuter les travaux les plus difficiles, et d'entreprendre les constructions les plus gigantesques."


extrait de Voyage en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée et sur les bords de la mer d'Azoff, à Constantinople et sur quelques parties de l'Asie Mineure, en Syrie, Palestine et en Égypte, Volumes 4 à 5, 1841, par Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont (1774-1852), Duc de Raguse. Ce Maréchal de France participa aux campagnes de Napoléon, le "trahit" à Fontainebleau en 1814, puis servit les Bourbons, dut défendre les ordonnances en 1830 comme commandant de l'armée de Paris, et volontairement s'exila, voyageant en Autriche, en Syrie, en Palestine et dans les États de Venise.