samedi 2 juillet 2022

"Rien ne peut rivaliser avec les peintures exécutées sous la XVIIIe et la XIXe dynasties" (Georges Bénédite, à propos de l'art égyptien)

tombe de Nakht - TT 52 - Vallée des Nobles - photo Marie Grillot

"La peinture, art auxiliaire et d'un emploi presque illimité, était tributaire de l'architecture, de la sculpture, de l'ébénisterie et de la céramique. Elle a débuté par le procédé le plus simple
et s'y est très généralement tenue : la teinte plate. Les parois lisses, divisées en zones ou registres formant tableaux, étaient peintes par le même procédé, consistant en un dessin au trait exécuté au pinceau et le champ ainsi cerné était recouvert après coup de teintes plates. Ce n'est pas tout : des retouches venaient reprendre le détail en traits d'un ton soutenu. (...)
Mais rien, dans l'état actuel des découvertes, ne peut rivaliser - en ce domaine, - avec les peintures exécutées sous la XVIIIe et la XIXe dynasties pour la décoration murale des tombes civiles de la nécropole thébaine à Cheikh Abd-el-Qournah, à l'Assassif, à Deir el-Médineh. Le peintre, qui était ici son propre dessinateur, s'est attaqué aux sujets les plus charmants ; et, avec ses procédés sommaires, les a rendus mieux que nous ne saurions faire avec le modelé savant de la fresque. La variété des attitudes et des mouvements, mise en valeur par la simplicité de la composition, nous a valu des scènes tellement typiques qu'on les gâterait
certainement en voulant transposer les sujets qu'elles représentent en des tableaux exécutés selon les formules d'ailleurs toujours discutées de notre peinture occidentale.
Dans ces peintures, on se rend compte que l'artiste, ayant à rendre la transparence des tissus dont étaient vêtues les dames thébaines, fut amené à chercher un procédé qui devait l'entraîner hors de la teinte plate traditionnelle. La blancheur du lin s'additionnait en effet de la couleur des chairs, là ou l'adhérence au corps était complète. D'autre part, les plis du tissu qui interrompaient la transparence posaient un autre problème. Le peintre s'en est bien tiré dans le premier cas, il a affaibli par un mélange des couleurs le ton des chairs vues en transparence ; dans le second, il en a interrompu plus ou moins la visibilité en revenant progressivement au blanc pur correspondant à la couleur normale du tissu.
C'est seulement, avons-nous dit, sous le Nouvel-Empire que le peintre prend goût à ces nuances. Il est même allé plus loin : il a non seulement pratiqué les dégradés qui rendent aux vêtements de lin une apparence de réalité, mais il a eu recours à l'emploi des ombres (mélange de blanc et de noir) pour donner du relief aux plis ; et, sous la XIXe dynastie, on le surprend à réchauffer la carnation des joues des Thébaines élégantes dans les tableaux de harem par des retouches qui font penser à nos peintures du XVIlIe siècle, et à modeler le corps sous la transparence du vêtement.
Mais dans ce pays de lumière aveuglante où la magie du soleil illumine les couleurs les plus sombres et abolit toutes les relations de la gamme, le vieux procédé traditionnel se suffisait à l'extérieur. Pour ce qui est de l'intérieur des chambres, la pénombre, chère aux peuples des pays chauds, arrivait au même résultat par un moyen opposé. C'est bien d'ailleurs à propos de la peinture que l'on peut dire que chaque peuple a eu l'art de sa lumière."

extrait de L'art égyptien dans ses lignes générales, 1923, par Georges Bénédite, conservateur des antiquités égyptiennes du Louvre, professeur à l'École du Louvre

vendredi 1 juillet 2022

"L'art égyptien ne procède point d'une inspiration librement créatrice" (Wilhelm Lübke - XIXe s.)

temple de Ramsès III - Medinet Habou - photo Marie Grillot

"Pendant plus de trois mille ans la sculpture, compagne fidèle de l'architecture, a couvert l'Égypte de monuments qui ne le cèdent en rien aux œuvres grandioses de la construction. Elle fournit le même spectacle étonnant d'une pratique figée dès sa naissance dans des formes invariables, poursuivie à travers trente siècles sans révolution organique et presque sans modifications. Quelque légères divergences que les investigations modernes aient pu découvrir dans la conception des figures, la sculpture et la peinture sont restées dans l'esprit et dans la lettre, dans leurs rapports intimes, dans leurs types même et leurs modes d'exécution, immobiles et immuables autant que la nature du pays. Ce phénomène frappant résulte de la position dépendante qui leur fut assignée dans l'art égyptien. Soit en effet qu'elles couvrent de tableaux et de bas-reliefs les parois immenses, les colonnes, les plafonds des monuments, soit qu'elles s'adossent aux piliers, qu'elles s'assoient aux portes ou qu'elles trônent dans les sanctuaires, elles sont restées exclusivement et constamment les vassales de l'architecture. (...)
ll est intéressant de constater (...) que les premières œuvres de la statuaire égyptienne, restes antiques du royaume de Memphis, ont un caractère accentué de réalisme. Telles les deux remarquables statues de Prêtres et le Scribe accroupi du Musée du Louvre ; telles les grandes figures assises que Mariette a déterrées au pied de la pyramide de Chéfrem, et données au nouveau musée du Caire. Telle encore et surtout la statue en bois déposée au même musée (...).
Les tendances si réalistes de cet art naissant devaient être les prémisses d'une plastique pleine d'indépendance et de vie. Mais il n'en fut rien. La sculpture égyptienne, née dans le temple avec les hiéroglyphes, resta soumise à l'architecture et à la religion, qui lui imposèrent, l'une, des lignes austères, l'autre, une symbolique rigide. Les prêtres en outre interdirent sévèrement la pratique et même l'étude de l'anatomie ; en sorte que les Égyptiens, bien que familiarisés de longue date avec les formes du corps humain, peu ou point vêtu, furent réduits et astreints de bonne heure à l'emploi d'un canon fixé une fois pour toutes. Ce canon subit à la vérité quelques modifications ; on le vit devenir plus élancé sous les Ptolémées, et plus tard, sous les Romains, dessiner les os et les muscles ; mais ce ne furent que des questions d'écoles, de modes, au milieu desquelles le principe ne varia point. La sculpture égyptienne fut donc assujettie dès le début à deux principes absolus : le sacrifice du détail à l'ensemble et le symbolisme. (...)
La plupart des sculptures égyptiennes en ronde bosse sont colossales. Cela tient d'une part à la grandeur des constructions qu'elles accompagnaient, d'autre part à ce symbolisme naïf, commun à l'enfance de tous les peuples, qui exprime par le développement du signe la grandeur de la chose signifiée. Il n'est pas rare en effet de trouver parmi les allées de sphinx et de colosses, ou les Pharaons assis, des statues hautes de 6 à 9 mètres. Les six colosses dressés devant le petit temple d'lbsamboul mesurent 10 mètres 50 ; les quatre statues de Rhamsès II assises devant le temple principal du même lieu ont 18 mètres. Le Memnon et son frère géant dominent de 21 mètres les ruines de Médinet-Habou, et le sphinx de Memphis s'étend sur une longueur de 42 mètres. Tous ces colosses sont les œuvres d'une observation intelligente, d'une pensée concise et d'un ciseau énergique ; mais la vie leur fait défaut, par ce qu'elles représentent des types et non pas des individualités. À part cela, on peut admirer sans réserve l'étonnante habileté et la patience infatigable qui ont taillé sans aucune défaillance les matériaux les plus durs, marbres, granits, basaltes, et couvert les murs, les piliers, les colonnes, les sarcophages et les obélisques d'hiéroglyphes sans nombre et sans défauts.
Si considérables que soient les œuvres de la statuaire égyptienne, elles disparaissent dans l'étonnante profusion de bas-reliefs qui recouvrent à l'envi les parois de tous les monuments. Cette sculpture, qui forme le complément et à certains égards l'envers de l'art solennel de la ronde-bosse, paraît dès la plus haute antiquité absolument fixée dans ses lois, ses types et ses modes d'expression, a pour objectif l'histoire ou plutôt la chronique de la vie égyptienne, divisée en chapitres distincts correspondant à la nature des espaces décorés. (...)
La composition de ces scènes prouve une fois de plus que l'art égyptien ne procède point d'une inspiration librement créatrice. Encore ne sont-elles pas composées dans le sens propre du terme ; mais elles ont de l'allure, du style même et une sorte de rythme conventionnel qui trouve sa principale expression dans le parallélisme des membres et des mouvements et dans la "répétition". L'observation de ces lois, jointe à une interprétation intelligente et concise de la forme, suffit à les rendre intéressantes et grandes. Mais il est à remarquer que ces images mouvementées de la vie n'ont au fond pas plus de vie réelle que les statues raides et graves de la ronde-bosse. Si la majesté passive de celles-ci n'est que l'expression d'une inertie voulue, l'action multiforme de celles-là ne sait donner que l'idée du mouvement : aux unes comme aux autres il manque encore et toujours cette notion de l'individualité qui peut seule engendrer la vie. C'est ainsi que, sous les apparences les plus actives du mouvement, l'art oriental n'arrive à produire que des images d'immobilité ; que figé dans la pensée et dans le signe, il n'a que des oscillations, des hauts et des bas, mais pas de phases de développement proprement dites. Il ne peut y avoir de développement que lorsqu'une conception nouvelle éclate sous une nouvelle forme."

extrait de Essai de l'histoire de l'art, 1886, de Wilhelm Lübke (1826-1893), traduction par C. Ad Koëlla.
Wilhelm Lübke était un historien de l'art allemand, né à Dortmund. Il a étudié à Bonn et à Berlin ; a été professeur d'architecture à la Bauakademie de Berlin et professeur d'histoire de l'art à l'École polytechnique de Zurich, à l'École polytechnique de Stuttgart et à la Technische Hochschule de Karlsruhe. (source : Wikipedia)

Lorsque "les fouilleurs de tombeaux, les directeurs de musées et les amateurs d'antiquités (auront) à répondre de leurs œuvres", par Mme H. D. -XIXe s.

photo Abdullah Frères

"Une partie de la matinée du 16 fut consacrée au musée d'antiquité qui se trouve provisoirement à Boulaq, le port du Caire. Dans les diverses, salles et vestibules de ce vieux bâtiment, nous sommes de nouveau transportés à plusieurs milliers d'années en arrière, entourés de souvenirs des antiques monarchies égyptiennes. (...)
Devant les traits desséchés d'une jeune femme, je m'arrêtai en me demandant : "Était-elle par hasard une beauté, il y a six mille ans ? Faisait-elle le bonheur d'un mari ? Quel fut son roman ? Ces lèvres ont souri, cette bouche a parlé, ces bras ont peut-être serré un petit enfant sur son cœur !" 
La voix de mon compagnon de voyage vint me distraire de ma rêverie en me criant du fond de la salle : "Viens donc, ne t'arrête pas si longtemps devant chaque momie, ce n'est pas pour la première fois que tu en vois, je pense ; elles sont toutes la même chose !"
Et moi qui les trouvais toutes différentes ; elles exerçaient sur moi une étrange fascination, et tous les autres objets du musée n'avaient à mes yeux qu'un intérêt très secondaire. J'avais pitié de ces pauvres gens, exposés aux regards indiscrets de l'univers entier, eux qui avaient tant désiré rester cachés jusqu'au jour de la résurrection.
Souvent depuis lors, je songe combien ces mêmes corps, si un jour leur âme vient les ranimer, seraient étonnés, en se réveillant de leur long sommeil, de se trouver dans les froids musées de l'Europe, loin de leur pays natal. C'est alors que les fouilleurs de tombeaux, les directeurs de musées et les amateurs d'antiquités auraient à répondre de leurs œuvres !
Nos divinités, nos amulettes, nos bijoux, où sont-ils ? s'écrieront ensemble toutes les momies.
Tel corps, dans le musée britannique de Londres, réclamera son bras, qui se trouve à Paris dans la vitrine d'un antiquaire ; tel autre ne pourra marcher, ses pieds faisant en Allemagne la joie d'un collectionneur, et l'on verra peut-être le désespoir d'un corps dont le crâne est une des curiosités d'un musée bien connu. Il y aura de pauvres âmes qui, après la terrible scène du jugement, ayant été déclarées pures, viendront chercher leurs corps pour s'unir de nouveau à eux ; après de longues recherches, elles finiront par les trouver, mais elles chercheront en vain à les ranimer du souffle de la vie car le scarabée qui leur tenait lieu de cœur a disparu, et fait l'ornement principal du collier d'une grande dame.
Quelles scènes déchirantes il y aura !
Malgré la ferme croyance des Égyptiens à une résurrection en chair et en os, en vue de laquelle ils se sont donné tant de peine pour conserver et pour cacher leurs corps, espérons pour les uns et les autres qu'elle n'aura pas lieu d'une manière aussi matérielle.
À Boulaq, les momies n'ayant plus l'attrait de la nouveauté, je ne fais que les saluer comme de vieilles amies pour porter toute mon attention sur les autres objets de l'antique civilisation égyptienne, qui, depuis notre excursion à Saqqarah, ont pour nous un double intérêt."

extrait de Six semaines bien employées. Souvenir d'un voyage en Orient, 1879, par Madame H. D. (aucune information disponible sur cette auteure)

"L'art égyptien visait avant tout à l'impression de grandeur" (Antoine Salliès)

photo MC

"Il n'est pas surprenant que la vue de cette nature grave, reposée, sévère malgré tout, quoique riante, ait profondément pénétré ceux qui l'avaient constamment sous les yeux. De fait, nulle part peut-être, plus qu'en Égypte, l'influence du milieu ne s'est fait sentir sur l'art ; nulle part l'artiste ne s'est plus inspiré des modèles que lui fournissait la vie extérieure ; nulle part aussi, sa pensée et son sentiment esthétique ne sont plus faciles à saisir.
Régularité des lignes, éclat de la couleur, voilà ce qui frappe avant tout dans la nature égyptienne ; voilà aussi les traits dominants de l'art égyptien. Comment naquit cet art ? Quand ? D'où est sortie la civilisation qui s'est épanouie sur cette terre
privilégiée, et dont les origines se confondent avec celles même de l'humanité ? Ce sont là autant de questions, dont la réponse est encore incertaine, et qu'il faut peut-être renoncer à voir jamais résoudre. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'aussi loin que nous reculions les bornes de l'histoire, par delà les limites de l'horizon que nous sommes habitués à parcourir, à l'heure où les peuples de l'antiquité classique n'étaient pas encore sortis du néant, au temps fabuleux peut-être de la Tour de Babel, quinze siècles avant la guerre de Troie, deux mille ans avant la fondation de Rome, bien longtemps avant Moïse, il y avait dans la vallée du Nil, une société organisée, polie, raffinée, dont les monuments encore debout attestent l'état florissant et la prodigieuse activité, qui possédait déjà la plupart des notions recueillies ou retrouvées plus tard par ceux que nous nommons aujourd'hui les Anciens, et dont personne, si ce n'est les Grecs, n'a jamais dépassé l'éclat. (...)
Les reproches qu'on adresse à la peinture et à la sculpture égyptienne, s'appliquent aussi sans doute à l'architecture et à la statuaire. La plastique en est souvent un peu sommaire ; l'anatomie du corps humain n'y est ni très approfondie, ni très nettement indiquée. Les cariatides drapées, surmontées de coiffures énormes, sont bien massives, avec leurs poses éternellement les mêmes, leurs visages souriants aux traits largement ébauchés. Les colonnes, tantôt formées d'une seule tige, tantôt composées d'une série de tiges réunies en faisceau, invariablement terminées par le calice du lotus épanoui, ou par le bouton épais et ramassé de la même fleur, manquent souvent de grâce, presque toujours de légèreté. Mais j'ai dit que l'art égyptien visait avant tout à l'impression de grandeur. Les lignes en étaient dépourvues de sveltesse, parce que la nature, où il prenait ses modèles, était faite ainsi : pour uniforme qu'il fût, un tel style ne manquait pas de beauté. Le sphinx qui dort depuis 6000 ans au pied des Pyramides, n'a jamais approché, pour la perfection des formes, de la plus vulgaire des figurines grecques, et pourtant il est presque sublime. Cette statue, ou mieux, comme l'a dit Charles Blanc, ce rocher transformé en statue, dont le visage seul atteint des proportions invraisemblables, dont la bouche mesure 2 mèt. 32, l'oreille 1 mèt. 80 de haut, et le nez près de 2 mètres, produit encore, tout mutilé qu'il est, un effet qu'aucune expression ne peut traduire. Qu'on songe à ce que devait être, par exemple, le temple de Karnak, quand la vie circulait au milieu de son vaisseau gigantesque, long de 350 mètres, quand les pointes dorées des obélisques miroitaient au soleil, quand les mâts plantés dans les mâchicoulis des pylônes faisaient flotter leurs banderoles sur l'azur limpide et profond du ciel, quand les barques aux proues sculptées, peintes des plus riches couleurs, évoluaient sur le lac sacré, quand les cortèges fabuleux, dans leur appareil éblouissant, au son des instruments, défilaient à l'ombre des 134 colonnes de sa salle hypostyle, dont les plus grandes, celles de la nef centrale, avec leurs 12 mètres de circonférence et leurs 22 mètres de hauteur, pouvaient porter cent hommes assis à l'aise sur chacun de leurs chapiteaux ! L'art seul était capable de réaliser de semblables merveilles : l'Égypte qu'il avait ébloui, n'en rêva jamais de plus beau. Les princes qui recueillirent la succession des dynasties thébaines, s'attachèrent à le copier servilement, et les monuments que nous retrouvons plus tard, jusqu'à Cléopâtre inclusivement, qu'ils fussent l'œuvre des souverains d'origine persane, ou des rois de la race des Ptolémées, ont tous été inspirés par le même idéal."

extrait de "L'Art égyptien", conférence faite au Cercle de Lyon, le 21 décembre 1891, par Antoine Salliès (1860-1943), conseiller général du Rhône, député du Rhône (1928-1942), avocat à la Cour d'appel de Lyon ; auteur d'ouvrages sur la musique ; membre de l'Académie de Vaucluse ; président de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon et de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon.

"Cette fameuse excavation est sans doute le plus splendide tombeau qui soit au monde" (M. A. Matthey, à propos de la tombe de Séti Ier)

tombe de Séthi Ier, par Jean-Pierre Dalbéra (Wikimedia Commons)

"La merveille de la vallée funèbre de Biban-el-Molouk est la tombe de Séti Ier, père du grand Ramsès, cette tombe n'a pas de rivale pour la fraîcheur des peintures et pour la finesse du travail. 
Ce magnifique tombeau fut découvert par l'infatigable Belzoni. Il reconnaît par une sorte de seconde vue des traces qui lui indiquent l'existence d'un sépulcre. Il fait creuser, et à la profondeur de 18 pieds il trouve l'entrée de la tombe fermée par d'énormes pierres. On comprend facilement la joie et l'enthousiasme de Belzoni qui s'avance de merveille en merveille dans l'immense excavation. Cette tombe frappe d'autant plus le voyageur qu'il est moins préparé au spectacle qui l'attend. 
Il quitte cette triste nature, aride, désolée, où tout parle de mort, il descend quelques pas, et sa surprise n'est pas moindre que s'il eût plongé dans la grotte d'Aladdin. L'éclat des flambeaux se reflète non pas, il est vrai, sur des arbres de diamants, mais bien sur toute une légion de personnages de l'autre monde et de figures bizarres et monstrueuses très activement occupées à s'acquitter du rôle qu'elles ont à remplir dès qu'une âme séparée de son corps entre dans la région des ombres. Ces curieuses sculptures sont encore aujourd'hui revêtues de brillantes couleurs, que le laps de 3000 ans n'a pas ternies.
Au bout d'une des galeries s'ouvre un puits de 30 pieds de profondeur, de l'autre côté est un mur, la tombe semble finir là. En travers du puits est une poutre à laquelle est attachée une corde, mais corde et bois tombent en poudre dès qu'on les touche. Belzoni fait apporter deux autres poutres et traverse le puits. La muraille du fond rend un son creux, il l'enfonce au moyen d'un tronc de palmier en guise de bélier et pénètre dans une nouvelle salle de toute magnificence.
Cette fameuse excavation est sans doute le plus splendide tombeau qui soit au monde. Franchissons une longue suite de salles plus ou moins richement ornées, et arrivons à la dernière chambre où l'heureux Belzoni trouve son célèbre sarcophage. Ce monument est du plus bel albâtre oriental, il a 9 pieds 5 pouces de long et 3 pieds et demi de large, son épaisseur n'a pas 2 pouces ; il devient transparent dès qu'on met une lumière dans l'intérieur. En dehors comme en dedans, il est couvert de plusieurs centaines de figures sculptées, hautes de deux pouces à peine ; rien de ce qu'on avait apporté d'Égypte jusqu'à ce jour, ne peut se comparer à cet admirable monument. Le couvercle manquait, il avait été enlevé, porté au dehors et brisé en plusieurs pièces qu'on retrouva dans les décombres. Le sarcophage reposait au milieu du salon sur un escalier qui communiquait avec un passage souterrain ; le courageux explorateur y pénétra et s'avança jusqu'à la distance de 300 pieds. Là, des immondices dus à la présence de chauves-souris obstruaient le passage, il fallut revenir. La partie du souterrain qui s'étend depuis l'entrée jusqu'à la salle du sarcophage, a une longueur de 320 pieds, sa profondeur verticale est de 90 pieds (d'après les mesures de Wilkinson).
Prokesch qui a visité cette tombe, nous dit : Quiconque tenterait de la décrire avec exactitude, devrait écrire des volumes, et cependant tout en restant dans la vérité, il passerait aux yeux du lecteur pour un visionnaire. Cette quantité de corridors, de chambres, de salles hautes de deux étages, creusés dans le roc vif, ces milliers d'images et d'hiéroglyphes d'une exécution admirable l'éclat des couleurs, tout cela dépasse de beaucoup tout ce qu'on pourrait imaginer de nos jours.
La dépense de splendeur, de travail, de science religieuse dans l'exécution des plus petits détails, est si prodigieuse qu'on ne peut concevoir comment un souverain, eut-il été le plus puissant du monde, ait pu imaginer de faire exécuter une pareille construction."


extrait de Les Tombes d'Égypte, nouvelles recherches dans les nécropoles de Memphis et de Thèbes. Cinq séances données à Genève et à Lausanne par M. A. Matthey. 
Données biographiques incertaines sur cet auteur. Sans doute son nom est-il le pseudonyme d'Arthur Arnould (1833-1895) à Paris, est un ancien employé de l’Assistance publique, écrivain et journaliste libertaire français. 

Une "perfection absolue devant laquelle les âges modernes ne peuvent que s'incliner" (Jean Doresse, à propos de la civilisation égyptienne)

photo de Jean-Pascal Sebah (1872-1947)

"Ce qu'il y a d'étrange dans la civilisation égyptienne telle qu'aujourd'hui nous la voyons, perdue très loin dans des brumes d'il y a quatre ou cinq mille ans, c'est que rien n'a subsisté des longs siècles de préparation d'où jaillirent ses premières œuvres. Car ses tout premiers ouvrages sont trop parfaits déjà pour que l'on puisse admettre qu'ils soient nés subitement, spontanément. La construction de pyramides, loin d'être un essai, suppose à la fois une technique précise et une intelligence sûre de ses ambitions.
Si encore cette apparence de génération spontanée se bornait aux origines ! Mais le phénomène se répète pour toutes les grandes époques de l'Égypte. Regardons ce que les siècles ont bien voulu épargner de cet art : même si nous perdions, de la littérature ou des mythes pharaoniques, tout ce qui est connu, bref, tout le bagage de la science égyptologique -, ces monuments ne diminueraient pas, de ce fait, à nos yeux, et leur beauté suffirait à nous inspirer une même admiration pour cette civilisation défunte.
Car on sent, dans ce passé, l'expression de forces colossales, illimitées. On découvre que rien n'y est vraiment monotone. On y distingue des époques séparées par des fossés profonds. Chacune de ces périodes créatrices semble avoir atteint, par un nombre toujours respectable de chefs-d'œuvre, tel ou tel point de cette perfection absolue devant laquelle les âges modernes ne peuvent que s'incliner. En doutons-nous ? Voici quelques exemples précis de ce que furent les plus grands monuments et les œuvres maîtresses qui les enrichirent encore.
À peine l'Ancien Empire a-t-il développé autour de Memphis, à cette limite de la Haute Égypte et du Delta marquée par le "Mur Blanc", des principes politiques, moraux et religieux admirablement équilibrés qu'il en jaillit, comme une étincelle aveuglante, de pâles monuments aux lignes pures, dépouillées, puissantes. C'est l'architecture sans tache de l'ensemble funéraire de Djéser, la montée vers le ciel des grandes pyramides, les lignes massives des temples d'Abousir. À cela s'ajoutent les minutieux bas-reliefs des tombeaux de Ti à Saqqarah ; l'admirable mobilier plaqué d'or d'Hétep-Hérès, mère du grand Chéops ; la tête de faucon en or, presque vivante, de Kôm-el-Ahmar ; le portrait modelé sur bois, tout en nuances, de Hésirè : art de dessinateurs exigeants, capables de réussir des œuvres sans bavures. Qu'admirera-t-on le plus dans tout cela ? Est-ce ce grand talent de paraître simple et sans emphase, manifesté par une civilisation à son début ? Est-ce ce génie d'un Snéfrou qui, en trois essais de pyramides successives, - on le sait depuis peu -, brûle les étapes et opère à lui tout seul la transition entre la pyramide à étages et la pyramide parfaite, s'acquérant ainsi, plus que Chéops, sur ce qui va être le colossal ensemble de Gizeh, un absolu droit de paternité ?"

extrait de Regards sur l'Égypte, 1956, texte par Jean Doresse (1917-2007), archéologue et historien, spécialiste de la littérature copte, docteur ès lettres

"Il n'y a rien ici, pas même la mort ; le néant seul" (comte Albert de Luppé, à propos de la Vallée des Rois)

Biban el-Moulouk,  par Henri Duval (18...-19...)

"Étageant ses terrasses au fond d'un cirque dominé par un gigantesque mur de roches, le temple de Deir el-Bahari, longue colonnade presque blanche, se voit de partout.
Mais la vallée se rétrécit brusquement. Au pied du promontoire qui grandit devant nous, le village arabe de Kourna annonce le temple de Séti I. Monument incomplet et peu grandiose. Mais son rôle aujourd'hui est presque symbolique. Près de lui, on tourne à gauche, on quitte la vallée nourricière et l'on s'engage dans la montagne, par le chemin qui mène aux Tombeaux des Rois.
Pendant près d'une heure, la voiture nous transporte au petit trot par le défilé de mort. Vallée de torrent, raide st sinueuse, que les eaux dédaignent depuis des milliers d'années. Lointaines ou menaçantes, les roches grises, nues, usées, accentuent leur tristesse près des cailloux blancs du chemin. Partout le pied des falaises a été sondé, fouillé, creusé par les chercheurs de trésors, indigènes ou savants. Mais en vain. Il n'y a rien ici, pas même la mort ; le néant seul. Il y a le soleil qui se déchaîne et éclaire le désolant paysage, comme un visage fané. Tout est immobilité et tout est lumière. Il n'y a point d'ombre. Dans cette tortueuse vallée de montagne, le soleil n'est pas le visiteur, parfois indiscret, mais bienveillant, de nos climats. C'est un dieu, toujours présent, maître de l'air, et maître de la terre qui réfléchit ses rayons et nous plonge dans un bain de feu.
La route, enfin, aboutit à un cirque de dimensions restreintes. Murailles grises, sol éclatant de blancheur. Quelques sommets dénudés, une falaise à pic, comme boursouflée d'immenses tuyaux d'orgue, dominent des amoncellements de cailloux blancs, où courent des chemins. C'est là-dessous que l'on a découvert, que l'on découvrira encore l'entrée des tombes royales qui s'enfoncent sous la montagne.
À peu de distance de la barrière, au milieu même du cirque, un petit mur bas, une guérite, un soldat en armes. C'est le tombeau de Toutankhamon. Il vient d'être comblé et ne se distingue pas du sol voisin ; jusqu'à l'automne prochain, les fouilles sont interrompues. Les visiteurs, naguère, pouvaient y pénétrer. Des chambres, déjà, sont vides ; mais le sarcophage où le roi repose est encore inviolé, l'uræus ceint d'une humble couronne de fleurs naturelles. Nous, nous n'entrerons pas chez Toutankhamon ; mais nous avons vu son double au musée du Caire, et nous savons les disputes scientifiques, personnelles, administratives et nationales qu'a déchaînées sa découverte."

extrait de "Six semaines en Orient", in Le Correspondant N°1516 - 25 novembre 1925, par le comte Albert de Luppé (1893-1970), homme de lettres et historien français