samedi 8 avril 2023

"Un merveilleux spectacle dépassant toute imagination" (Joseph Joûbert, XIXe s., à propos de la salle hypostyle, Karnak)

photo MC

"La merveille de Karnak, c'est la Salle hypostyle. (...)
Ne se croirait-on pas transporté par quelque fée dans une forêt enchantée, quand on traverse cette salle incomparable où les fûts de certains piliers ont un diamètre égal à celui de la colonne Vendôme ? Couronnées de leurs invraisemblables chapiteaux de soixante-cinq pieds de circonférence dont la plate-forme porterait facilement cent hommes debout et qui répandent alentour l'ombrage comme les rameaux touffus de chênes séculaires, enguirlandées du haut en bas d'admirables hiéroglyphes et sculptures tantôt en creux tantôt en relief, ces colonnes, ou plutôt ces tours, se dressent là fières et superbes dominant les ruines qui les environnent. Impérissable architecture contre laquelle est venue se briser la rage destructrice des conquérants et que n'a pu entamer la patiente lime des siècles ! 
J'erre parmi ces chefs-d'œuvre cyclopéens qu'on dirait érigés non par des hommes mais par des Titans, confondu, émerveillé, osant à peine en croire mes yeux, et comme opprimé par ces colosses de pierre à côté desquels on se trouve si frêle et si menu. On se demande si l'on n'est pas le jouet d'un songe, si vraiment des êtres humains ont pu élever de pareilles constructions ou si la nature par quelque prodige n'a pas plutôt fait jaillir de son sein cette futaie de granit.
Je m'arrête au centre de la Salle hypostyle et je jouis d'un merveilleux spectacle dépassant toute imagination. Je ne vois que des colonnes et encore des colonnes qui, se profilant dans l'éloignement, semblent se toucher et former de chaque côté comme une énorme muraille de cent pieds de haut ; devant moi la baie des pylônes laisse apercevoir la ligne blanchâtre des monts libyques coupant l'azur céleste et, si je me détourne, mes yeux ne distinguent à l'extrémité de la salle que des collines de granit, que les voûtes dallées des temples au-dessus desquelles brille, sous les feux du soleil entre deux obélisques, l'architrave radieuse d'un arc de triomphe magistral. C'est un décor féerique!
Que l'on se figure ce que devait être Karnak, lorsque ces édifices aujourd'hui en ruines, écroulés pour la plupart, étaient encore debout dans toute leur intégrité, dans toute leur splendeur ! Que l'esprit se représente ces enfilades de dromos avec leurs troupeaux parallèles de sphinx et de béliers à la croupe puissante, à la tête noble et grave, ces portes monumentales surmontées de corniches aux couleurs éclatantes, ces pylônes aux angles démesurés, plus formidables que des bastions modernes, et précédés de mâts peints, pavoisés, élancés comme des flèches de cathédrales, ces arcs de triomphes superbes, ces obélisques hardis, aux pyramidions étincelants d'or, aiguilles de granit qui semblent porter dans les nues la gloire des Pharaons, cette forêt stupéfiante de colonnes gigantesques, un peuple de statues d'or ou d'ivoire, de cariatides en grès ou en basalte répandues à profusion, enfin une cité prestigieuse de temples et de naos magnifiques, tout bariolés d'hiéroglyphes, de cartouches et de sculptures admirables, œuvre successive des plus illustres dynasties, formant l'ensemble de monuments le plus splendide et le plus grandiose qui ait jamais existé !"


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

vendredi 7 avril 2023

"Il est difficile de rendre la variété des sentiments qui vous saisissent à la vue du Sphinx" (Joseph Joûbert, XIXe s.)

photo de John Beasley Greene, 1853

"Qu'était donc le sphinx des anciens Égyptiens, ce chimérique accouplement de la force et de la grâce ? Ne doit-on y voir que le prodigieux caprice d'un pharaon ? Faut-il y associer l'idée de mystère, d'énigme comme le sphinx, ou plutôt la sphinx grecque, en était le symbole ? Nous avons dit que le colosse de Gizeh est le portrait du dieu Harmachis ; mais que représentait le sphinx égyptien en général ?
Dans l'écriture hiéroglyphique, ce signe veut dire seigneur, roi ; le sphinx du Nil n'est donc que l'emblème de la royauté divine, c'est-à-dire de l'Égypte même personnifiée dans la souveraine et théocratique majesté de ses pharaons.
Il est difficile de rendre la variété des sentiments qui vous saisissent à la vue du Sphinx ; c'est un mélange un peu confus d'étonnement, d'admiration, de respect et de pitié. On demeure confondu devant ce géant du désert, colossal comme un temple, moitié statue, moitié montagne ; on admire cette image vénérable qui respire le calme, une puissante sérénité, même une suprême douceur, et dont l'exécution si parfaite révèle encore la finesse du ciseau de l'artiste. 
"Cette grande figure mutilée, a dit Ampère, qui se dresse enfouie à demi dans le sable, est d'un effet prodigieux ; c'est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre parait attentif ; on dirait qu'il écoute et qu'il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l'Orient semblent épier l'avenir ; le regard a une profondeur et une fixité qui fascinent le spectateur !"
C'est du respect que l'on éprouve aussi pour ce prodige des siècles, témoin de tant de guerres, de conquêtes, de dominations, dont l'antiquité plonge dans les abîmes insondables de l'histoire, qui a vu construire les Pyramides, naître, prospérer et périr Memphis, défiler trente-trois dynasties sous ses yeux impassibles, qui a vu les Hyksos dévastateurs respecter sa majesté, les Arabes fonder le Caire sur les rives voisines du Nil, les Mamelouks s'y disputer un trône souillé de sang, Bonaparte mettre en fuite leur redoutable cavalerie, l'Égypte sous l'illustre Méhémet-Alt renaître à la gloire et presque à l'indépendance, pour retomber bientôt sous le joug étranger imposé, cette fois, par un peuple du Nord.
Enfin, on se sent pris de pitié jusqu'au fond du cœur, en regardant cette noble figure au nez lacéré, au crâne brisé, indignement mutilée, couturée de cicatrices, victime résignée d'attentats sacrilèges et de criminelles profanations!
Quel spectacle saisissant ce devait être pour le voyageur, lorsque le Sphinx se présentait à sa vue intact, la tête surmontée de la mitre royale, le visage rayonnant de beauté et de noblesse, le menton orné d'une longue barbe comme la triple statue de Rhamsès II à Abou-Simbel, quand pour y accéder il fallait gravir un escalier monumental de quarante-trois marches conduisant à un dromos renfermé entre les pattes du colosse et que sous son cœur se dressait un autel !"


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

mercredi 5 avril 2023

"Le surnom de "Veilleur du Désert" convient mieux au grand Sphinx de Gizeh" (Charles Lallemand, XIXe s.)

photo MC


"Les Arabes ne voient en lui qu'une image placée sur le bord de ce désert redouté, d'où vient le Khamsin soufflant la soif et la mort, ensevelissant des caravanes entières sous les tourbillons de ses sables brûlants… Et ils l'ont appelé Abou'-l-hôl, le père de l'épouvante.
Le surnom de "Veilleur du Désert" convient mieux au grand Sphinx de Gizeh, qui montre sa grosse tête balafrée au-dessus des amoncellements des sables qui l'environnent, non loin de la pyramide de Chephren.
Symbole de la toute puissance physique par son corps de lion, symbole de la plus haute force intellectuelle par sa tête humaine ornée de la coiffure royale, le grand Sphinx regardait fixement le soleil levant.
C'est bien "regardait" qu'il faut dire : car ses pauvres yeux, crevés par des artilleurs mamelouks auxquels sa tête servait de cible, ne regardent plus ! De cet acte de vandalisme qui remonte à un siècle, proviennent les déchirures que l'on voit sur cette colossale face de pierre, haute de neuf mètres, que les boulets de ces imbéciles n'ont pu décoller.
Ceux qui ont vu jadis la tête magnifique de ce dieu bienveillant, se sont accordé à écrire que sa bouche exprimait l'ineffable bonté et que son regard était d'une grande douceur.
Les Pharaons passaient pour être, sur terre, l'incarnation du dieu solaire ; et ils avaient choisi les sphinx, emblèmes de la force dirigée par l'intelligence, pour représenter allégoriquement la nature divine de leur être.
Image d'un dieu puissant, le grand sphinx était appelé Harmakhis par les Grecs - ce qui était une corruption du nom égyptien Hor-em-khou, qui signifie "Horus dans le soleil, ou sur l'horizon", le Sphinx faisant face, en effet, au Soleil levant, lumière qui triomphe de l'obscurité, âme qui triomphe de la mort, fertilité qui triomphe de la stérilité.
Harmakhis, au milieu des tombes, est la résurrection pour les morts ! Harmakhis, sur la lisière des terres fertiles et des sables inféconds, arrête la stérilité et protège les champs cultivés contre les envahissements du désert.
Je l'aime ainsi, le Colosse assis dans les sables mouvants, souriant aux plaines superbes que le Nil féconde et qui s'étalent à ses pieds. Je l'aime, ce colosse haut de vingt mètres, long de près de soixante, taillé tout d'une pièce dans le roc vif, tranquille, indestructible, tournant le dos au désert dont les tourmentes couvrent sans cesse d'un linceul de sable l'immense ville des morts... pour la conserver, saisissante antithèse !
Du temps de Chéops, un rocher s'élevait sur la terrasse de la nécropole de Gizéh. Le pharaon décida que la grande pierre "deviendrait dieu". Chephren, le constructeur de la seconde pyramide, acheva l'œuvre de son prédécesseur et la statue cyclopéenne s'orienta vers le Nil.
Dès l'an 1500 avant J.-C., il fallut dégager le Sphinx des sables qui le recouvraient. Plus tard, Thoutmès IV, qui chassait souvent la gazelle dans ces parages, ne manquait jamais de rendre hommage à Harmakhis, lorsque le train de ses lévriers l'amenait près des pyramides. Un jour, il s'endormit à l'ombre du grand Sphinx et, dans un rêve, il entendit le divin colosse qui lui parlait de sa propre bouche, "comme si un père eût parlé à son enfant". Il lui ordonna de déblayer les sables qui recouvraient son image, déjà presqu'ensevelie. Thoutmès obéit ; et, pour fixer le souvenir de ce rêve, ainsi que celui du déblaiement qui s'ensuivit, le pharaon fit graver une grande stèle commémorative en granit, qui existe encore aujourd'hui et que chacun peut consulter... s'il comprend quelque chose aux hiéroglyphes."


extrait de Le Caire, de Charles Lallemand (1826-1904), écrivain, peintre dessinateur et illustrateur

lundi 20 mars 2023

"Pour les modernes comme pour les anciens, le Nil est en quelque sorte un fleuve mystérieux" (Marie-Joseph de Géramb - XIXe s.)

by Kelly, Robert Talbot (1861-1934)

"Enfin, mes yeux purent voir le roi des fleuves, le fleuve dont aucun voyageur n'approcha sans un vif mouvement de curiosité, dont aucun ne parla avec indifférence, le Nil. Je m'embarquai sur-le-champ. Le rivage était couvert de petits bâtiments pleins de soldats. Nous eûmes la plus grande peine à nous en éloigner. Parvenus au milieu du courant, nous trouvâmes le vent si contraire, que nous nous vîmes dans la nécessité d'aller aborder à Fouah, sur la rive opposée, et d'y attendre le lendemain. (...)
Comme le climat y est brûlant, et qu'il n'y pleut presque jamais, l'Égypte, sans le Nil, serait tout à fait stérile et inhabitable ; aussi n'est-il aucun fleuve dont les bienfaits soient mieux appréciés. Les Égyptiens ne trouvent point d'expressions assez fortes pour le louer dignement : le Nil est pour eux, le bon, le béni, le saint, l'abondant, le don de Dieu, le sacré. Ils sentent et se plaisent à déclarer en toute circonstance qu'ils lui doivent tout. (...)
Pour les modernes comme pour les anciens, le Nil est en quelque sorte un fleuve mystérieux. D'où vient-il ? où sont ses sources ? Voilà des milliers d'années que la science s'occupe de les découvrir, et personne encore ne peut dire où il les cache. Les voyageurs et les géographes les plus récents les placent dans les montagnes de la Lune ou d'El-Kamar, et cette opinion est assez générale ; mais eux-mêmes, ils ne l'avancent pas sans quelque doute, et n'allèguent d'ailleurs aucune raison qui ne soit contredite. Image de l'homme bienfaisant et modeste, le Nil se dérobe aux regards en tout ce qui tient à une vaine curiosité, et ne se révèle que par les services que rendent ses eaux. Elles vivifient les régions sur lesquelles elles se répandent ; elles fertilisent les terres, non seulement par elles-mêmes, mais aussi par le limon qu'elles y apportent et qu'elles y laissent en se retirant ; distribuées dans une infinité de rigoles et de canaux que l'homme leur a ouverts, elles vont lui fournir, ainsi qu'aux animaux qui l'entourent, la boisson dont ils ont besoin ; elles vont arroser ses jardins, ses prairies, ses champs ; amollir, préparer le sol à recevoir la semence, et épargnent au cultivateur l'effort de tracer péniblement avec la charrue le sillon auquel elle doit être confiée.
La crue periodique du Nil, de laquelle dépendent l'existence et la prospérité de l'Égypte, a lieu tous les ans vers le 20 juin. Au milieu du mois suivant, les eaux commencent à déborder ; elles augmentent progressivement de manière à inonder tout le pays. Aux derniers jours de septembre, elles se retirent, mais insensiblement, et ce n'est qu'à l'approche de novembre qu'elles sont tout à fait rentrées dans leur lit, ce qui a fait dire à certains écrivains qui ne tiennent pas compte de quelques légères différences qu'elles sont aussi longtemps à croître qu'à décroître. Dans l'intervalle, l'Égypte est semblable à une vaste mer au-dessus de laquelle dominent les villes et les villages, tous bâtis sur un terrain assez élevé pour ne pas courir le risque d'être submergés."


Extrait de Pèlerinage à Jérusalem et au Mont Sinaï, 1843, 
par Marie-Joseph de Géramb (1772-1848), général et m
oine de l'Ordre des Cisterciens de la stricte observance (ou Trappistes)

dimanche 19 mars 2023

"L'enivrement de la fouille" : portrait de Georges Legrain par Georges Clairin (André Beaunier)

Travaux de restauration de la grande salle hypostyle de Karnak après l'effondrement du 3 octobre 1899. Photo par Georges Legrain, le 29 décembre 1899.
(domaine public)

"À Karnac, je trouvai un homme très intelligent, tout jeune et vraiment délicieux, un artiste et un savant, M. Legrain.
Une figure gaie, de gaies moustaches blondes, une perpétuelle bonne humeur, un entrain charmant dans son activité circonspecte d'archéologue. Toute la précaution qu'exige le délicat métier de restaurateur des vieux temples, et toute la fougue de qui a la noble passion de son art.
Il habitait, parmi les ruines des siècles morts, une cahute en terre avec un toit fait de branches de palmier. Dans cette solitude, il était heureux, il s'amusait : les ressources de son esprit et la joie de sa belle besogne lui tenaient lieu d'une agréable compagnie.
Un Parisien ; et qu'il me pardonne si je l'appelle un gamin de Paris : il était cela de la façon la meilleure, la plus spirituelle. Fils d'un typographe, si je ne me trompe, et sans fortune, il avait de bonne heure manifesté un goût très vif pour le dessin. Ses dimanches, il les passait dans les musées ; il n'avait de souci que de l'art, de telle sorte que bientôt on vit qu'il ne serait jamais typographe, ni rien de ce genre, et qu'il fallait, coûte que coûte, le laisser s'établir artiste. C'est ainsi qu'il entra à l'atelier de Gérôme. Et, quand nous nous vîmes à Karnac, n'étions-nous pas collègues ?
Nous fûmes amis en peu de temps.
Au Louvre, Legrain s'était féru des choses égyptiennes. Il avait dessiné et redessiné sphinx, dieux et momies. Les hiéroglyphes l'avaient intrigué… Bref, la maladie de l'Égypte le prit et, dès lors, il ne rêva que d'aller, sur les bords du Nil, voir les ibis vivants et les pharaons morts, parmi les pierres écroulées des temples.
Il n'était pas riche et le tourisme lui était refusé. Alors, volontaire, il passa les examens qu'il fallait... Bref, il se fit envoyer à l'École du Caire, où il se distingua. De Morgan vit en lui un collaborateur de premier ordre ; il le chargea de restaurer le temple de Karnac.
C'est à quoi travaillait Legrain quand je le connus. Il dirigeait trois ou quatre cents ouvriers. Il avait appris l'arabe et il menait cette petite armée avec aisance. Tout à son affaire, dévoué absolument à sa tâche, il allait, venait, voyait tout. Je suis resté deux mois auprès de lui. Nous faisions la popote ensemble ; et que j'étais loin de toute civilisation vivante!... Je me souviens de cette époque de ma vie avec une sorte d'émerveillement. Jamais je n'ai passé d'heures plus sereines, plus calmes, meilleures.
Le temple était à moi. J'en avais fait mon atelier. J'étais le maître de ces architectures prodigieuses que le temps avait abîmées, mais où l'histoire subsistait.
Quand les ouvriers - des fellahs - travaillaient, c'était une animation singulière. Avec leurs robes blanches, ils semblaient à mon imagination complaisante les prêtres, soudain ressuscités, de ce temple en délabre... Et voici : les prêtres ont décidé de rebâtir, après la catastrophe mystérieuse, le sanctuaire de leur piété longtemps abolie. Sous l'alluvion des sables que les siècles ont jetés sur ces ruines, ils cherchent une à une les pierres consacrées et les retrouvent et les remettent en place. Le temple surgira de l'amoncellement de ses décombres et la vie ancienne avec l'ancienne dévotion refleurira... Ah ! qu'ils avaient de hâte et de soin ! Comme ils employaient bien leur vie posthume à relever de l'oubli leur dogme!...
Le soir, quand les ouvriers s'en allaient, la solitude était immense, extraordinaire ; le magique silence, plein de siècles morts, enveloppait ces lieux ; et puis la belle nuit régnait, impératrice de la solitude...
Souvent, j'accompagnais Legrain. Je subissais comme lui l'enivrement de la fouille. C'est une sorte de vertige qui vous prend et qui vous fait frissonner de la tête aux talons. On devient un chien qui flaire et qui creuse. On devine que c'est ici qu'il faut remuer le sol. On trouve, et c'est une allégresse poignante. Le temps actuel n'existe plus. C'est lui, ce n'est plus le passé, qui s'est effondré, qui a disparu dans l'oubli. Le passé renaît et vous occupe et vous accapare..."

extrait de Les souvenirs d'un peintre, 1906, par André Beaunier (1869-1925).
L'auteur reproduit ici les souvenirs et propos du peintre Georges Clairin (1843-1919) qui visita la Haute-Égypte en 1895, louant un bateau avec son vieil ami Camille Saint-Saëns.

"Ils sont pareils à des moines laborieux" (Georges Clairin/André Beaunier - XXe s. - à propos des archéologues français)

Medinet Habou, par John Beasly Greene, 1854

"Je fus reçu, à Médinet-Habou, par M. Daressy, l'archéologue chargé de ce temple. M. Daressy dirigeait les travaux, à Médinet-Habou, comme Legrain à Karnac, Amélineau à Abydos.
C'est une belle chose que cette pléiade de jeunes savants français qui se sont partagé la tâche de ressusciter la vieille Égypte. Éparpillés tout le long du Nil et dociles tous à la même méthode prudente et scientifique, ils relèvent les temples, ils délivrent les statues, ils déchiffrent les inscriptions et les papyrus où, depuis des siècles, dormait le secret d'une civilisation prodigieuse, le mystère des origines. L'œuvre qu'ils ont assumée les occupe absolument. Séparés de tout le reste de la vie, seuls durant des mois et des mois, loin des plaisirs et des commodités de l'existence, ils sont pareils à des moines laborieux. Ils sont pareils aux solitaires de l'ancienne Thébaïde, pour l'abnégation, le dévouement à une pensée, la puissance de rêve et le détachement de tout ce qui n'est pas leur unique résolution. Ils demeurent dans des cabanes et ils se nourrissent n'importe comment. Mais ils sont gais et heureux, parce que leur besogne est belle et que la joie de découvrir est la plus belle joie d'ici-bas.
Après qu'ils ont dégagé du sable séculaire les anciennes architectures, ces colonnes et ces murailles devenues débiles et qui ont perdu leur soutien, comme étonnées de ne plus s'appuyer sur la funèbre alluvion, menacent ruine. Et il les faut affermir de nouveau sur leurs bases consolidées. Nos égyptologues font un travail d'érudits, d'ingénieurs et d'architectes. Sur tous les points de leur immense chantier, le succès fut le même, complet.
Un temple, une maison et puis le désert tout autour, c'est Médinet-Habou. La maison, la seule de l'endroit, est celle qu'habitait, avec sa femme et ses enfants, M. Daressy. Une vraie maison, d'ailleurs, plus confortable que la cahute de Legrain. Mme Daressy, - une Alsacienne, je crois, - était une femme excellente, qui s'occupait des malheureux fellahs, les soignait et cherchait tous les moyens d'améliorer leur sort. Elle était leur providence ; et ils avaient pour elle une sorte de dévot respect."

extrait de Les souvenirs d'un peintre, 1906, par André Beaunier (1869-1925).
L'auteur reproduit ici les souvenirs et propos du peintre Georges Clairin (1843-1919) qui visita la Haute-Égypte en 1895, louant un bateau avec son vieil ami Camille Saint-Saëns.

lundi 16 janvier 2023

Origine du nom du Nil, selon Plutarque (Ier-IIe s.)



"Le Nil, fleuve d'Égypte, qui coule auprès d'Alexandrie, s'appelait anciennement Mêlas, d'un fils de Neptune de ce nom. Il prit ensuite le nom d'Egyptus, par la raison que je vais rapporter. Egyptus, fils de Vulcain et de Leucippe, régnait dans cette contrée. Pendant une guerre qu'il eut à soutenir contre ses propres sujets, les eaux du Nil ne se retirant point des terres, et les peuples étant pressés par la famine, l'oracle leur promit une récolte abondante si, pour apaiser les dieux, le roi du pays sacrifiait sa propre fille. Egyptus, que les maux accablaient de toutes parts, conduisit à l'autel sa fille Aganippé, et l'immola. Mais bientôt, désespéré de cette perte, il se jeta dans le fleuve Mêlas, qui prit dès lors le nom d'Egyptus. Il le changea depuis en celui de Nil, et voici quelle en fut la cause. 
Garmathone, reine d'Égypte, pleurait amèrement, avec toute sa cour, son fils Chrysochoas, qui était mort avant d'avoir atteint l'âge de puberté. Isis lui ayant apparu subitement, la reine suspendit les témoignages de sa douleur, fit à la déesse l'accueil le plus gracieux, et lui laissa voir toute la satisfaction que sa présence lui causait. Isis, pour reconnaître sa piété, engagea Osiris à rappeler son fils des enfers. Il se rendit aux prières de la déesse ; mais Cerbère, que d'autres appellent Phobérus, poussa des hurlements si terribles, que Nilus, le mari de Garmathone, saisi d'une fureur soudaine, se précipita dans le fleuve Egyptus, qui depuis prit son nom.
On trouve dans ce fleuve une pierre qui ressemble à une fève : dès qu'un chien l'aperçoit, il cesse d'aboyer. Elle a la plus grande vertu contre les possessions des esprits, car on ne l'a pas plutôt approchée du nez d'un homme possédé du démon, que l'esprit malin se retire de lui.
Il produit d'autres pierres nommées collotes, que les hirondelles ramassent après que les eaux du Nil se sont retirées, pour construire le mur Chélidonien, qui résiste à l'impétuosité des flots et empêche que le pays ne soit ravagé par l'inondation du fleuve. 
Près du Nil est le mont Argillus, qui fut ainsi nommé à l'occasion suivante. Jupiter ayant enlevé de Lycte, ville de Crète, la nymphe Argé, dont il était amoureux, la transporta sur la montagne d'Égypte nommée aujourd'hui Argillus. Il en eut un fils nommé Dionysus, et qui, devenu grand, donna à cette montagne le nom d' Argillus, en l'honneur de sa mère. Dans la suite, il rassembla une armée de pans et de satyres, fit la conquête de l'Inde, et après avoir soumis l'Ibérie, il y laissa pour gouverneur Pan, qui, de son nom, appela le pays Panie, dont on a formé depuis celui de Spanie." 

extrait de Oeuvres morales de Plutarque, traduites du grec par Ricard, tome cinquième, 1844.
Plutarque, né vers 46 à Chéronée en Béotie et mort vers 125, est un philosophe, biographe, moraliste et penseur majeur de la Rome antique, d'origine grecque.