photo datée de 1925. Auteur non identifié |
Il faut un peu vivre d'avance avec ces hommes dont les noms semblent toucher à la fable et dont les œuvres vont évoquer pour nous la réalité. Et pourtant que d'incertitudes encore dans ce champ si courageusement attaqué ! Que de points nébuleux, ou éclairés par des lumières si faibles, que le doute est non seulement permis, mais presque obligatoire ! Que de travaux avant d'avoir fouillé à toute sa profondeur ce terrain qui renferme une histoire muette depuis tant de siècles ! La mine est loin d'être épuisée : les lacunes sont nombreuses dans ces listes dont la science recompose un à un tous les noms ; et lorsque des existences savantes et infatigables se seront consumées sur cette tâche, aride peut-être, mais néanmoins glorieuse et méritante, les ouvriers de la dernière heure pourront encore soulever quelque fragment inconnu, résoudre quelque problème insoluble jusque-là.
En saurait-il être autrement ? Les monuments égyptiens, uniques sous ce point de vue, ouvrent devant l'esprit des horizons sans bornes : quand les autres civilisations commençaient à briller, le rôle de l'Égypte était fini ; lorsque Homère chantait, le siècle de Sésostris avait depuis longtemps cessé. Et cependant, avant ces gloires de la grande époque des Pharaons, des dynasties entières s'étaient succédé sur leurs trônes : ces dynasties ne sont pas de vains mots inventés par la tradition ; les monuments subsistent pour prouver leur existence, leur civilisation déjà perfectionnée. Qu'on songe alors à tout ce que comporte ce mot de civilisation avancée, qui embrasse tous les stages divers par où passent l'activité et l'intelligence humaines avant d'arriver, par des progrès plus ou moins lents, depuis la simplicité et l'ignorance primitives jusqu'à la culture intellectuelle, morale et artistique. Que de degrés à parcourir ! Et si la pensée veut sonder ces profondeurs, que d'échelons à redescendre dans la nuit des temps ! On conçoit alors que les siècles soient une mesure trop restreinte pour évaluer ces périodes écoulées. Ici c'est par milliers d'années qu'il faut compter, et l'on voit alors reculer devant soi les limites du temps. L'imagination de l'homme n'osait pas s'aventurer si loin. Il fixait des bornes étroites à la durée du monde qu'il habite : Nous sommes d'hier, se disait-il, et notre demeure est d'hier aussi ;- et d'une main tremblante il ajoutait deux ou trois siècles de plus aux dates établies comme celles du Déluge ou de la Création. Mais Dieu qui permit aux sables du désert de recouvrir les vestiges de l'ancienne Égypte et de les conserver pour le jour où les investigations de la science leur demanderaient des révélations nouvelles, Dieu ne défend pas à l'homme d'agrandir le cadre qui l'entoure et d'assigner toujours plus loin l'origine de ses œuvres providentielles. L'homme ne peut que reconnaître combien il est lui-même petit au milieu de cette immense succession d'êtres semblables à lui, appelés comme lui au bonheur, lorsqu'il croyait la terre encore en proie aux désordres du chaos : il ne perd cependant pas le droit de murmurer : Nous sommes d'hier, car les milliers et les milliers d'années, que sont-ils auprès de l'éternité ?"
(extrait de En Orient - Souvenirs de voyage : 1858 - 1861, 1863, par Fernand de Schickler (1835 - 1909), historien, banquier, descendant d'une famille de financiers prussiens, fondateur de la Société d'histoire du protestantisme français)
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