samedi 6 octobre 2018

"L'Égypte c’est le Nil. Le grand fleuve n'a pas seulement fait le pays ; il a surtout façonné l'esprit des hommes" (Marius Fontane)

photo datée de 1875 - auteur non mentionné
"L'Égypte c’est le Nil. Le grand fleuve n'a pas seulement "fait le pays" ; il a surtout façonné l'esprit des hommes, en tourmentant leur raison, en stimulant leur curiosité. Ce fut la gloire et le malheur des Égyptiens, que cette fertilité miraculeuse des terres arrosées par le "fleuve-roi". Les convoitises les plus audacieuses ne cessèrent jamais d’être excitées vers ce "couloir africain" où la semence donne trois fois ce qu’on lui demande.
Il faut avoir vu le fleuve devant Memphis, devant Thèbes, devant Philæ, surtout devant Ibsamboul, pour comprendre l'attrait de l'Égypte, pour éprouver la fascination du Nil.

En faisant du Nil le "Jupiter égyptien", les Grecs exprimaient bien la pensée craintive qui vient à l'esprit lorsque, dans le silence lumineux des lourdes journées égyptiennes, l’homme, qu'il soit de Perse, de Grèce, de Rome ou de Byzance, voit descendre, et couler, lentement, inévitablement, ce fleuve magnifique portant en soi toute la richesse d’un pays. Tel despote pourra décréter la destruction des temples, la flagellation du peuple, le bouleversement du sol ; l'Égyptien sait que le Nil viendra à l’heure dite, et que la terre lui sera rendue, comme si le despotisme n'avait rien ordonné. L'Égyptien, par le Nil, à appris à attendre ; et lorsqu'il souffre, il compte sur le "grand ami" qui sait le consoler.
La constante régularité avec laquelle depuis tant de siècles le Nil accomplit ses bontés, fut pour l'homme plus qu’un sujet d’étonnement. L'Égyptien ne pouvait pas prévoir les lois scientifiques qui devaient expliquer un jour ce phénomène. Il croyait autant à l'intervention d'un maître inconnu qui "créait" le fleuve et l’envoyait, qu’à l'intelligence du fleuve lui-même, agissant de sa propre volonté, venant à l'Égypte avec résolution. (...)
... l’Égyptien de notre siècle, comme celui du temps d'Amrou, et du temps de Ménès, émerveillé, plein de confiance, comptant sur le Nil, ne semble pas avoir la curiosité de surprendre le secret de la merveille dont il jouit. D'où vient le Nil ? où va-t-il ? quelle est la raison de sa régularité prodigieuse, qui le fait blanc, et vert, et bleu, et rouge tour à tour ? Quel ami, quelle puissance met en lui ce limon fécondant ? À quelle source inépuisable emprunte-t-il sa richesse ? Qu importe ! Il est le maître de son mystère, et son despotisme est si bon qu’il y aurait de l’ingratitude à le questionner. Il n'a jamais failli à son devoir ; il entretient l'Égypte qui est son œuvre ; il sait, sans doute, ce qu’il veut, et nul au monde ne serait capable, eût-il des armées innombrables, de faire avancer d’un jour ou retarder d’une heure le flot bienfaisant qu’il apporte de l'inconnu. Qu'est l’homme devant cette puissance qui, si elle se détourne, détruit un monde par le seul fait de son abandon, et le vivifie malgré tout si elle continue à l'aimer ? Tout dépend du Nil ; les pharaons ne sont que ses esclaves ; l'Égypte n'existe que parce qu’il est là. Sous la dépendance du Nil, l’Égyptien accepte les munificences du fleuve, sans oser, sans vouloir rechercher les causes des bienfaits qu'il reçoit."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

Description du temple de Louqsor, par Gustave Flaubert

photo datée de 1880 - auteur non mentionné
"Nous sommes arrivés à Louqsor le lundi 3o avril, à huit heures et demie du soir ; la lune se levait. Nous descendons à terre. Le Nil est bas, et un assez long espace de sable s'étend du Nil au village de Louqsor ; nous sommes obligés de monter sur la berge pour voir quelque chose. Sur la berge, un petit homme nous aborde et se propose à nous comme guide, nous lui demandons s'il parle italien : Si, signor, molto bene. La masse des pylônes et des colonnades se détache dans l'ombre, la lune qui vient de se lever derrière la double colonnade semble rester à l'horizon, basse et ronde, sans bouger, exprès pour nous, et pour mieux éclairer la grande étendue plate de l'horizon. 
Nous errons au milieu des ruines, qui nous semblent immenses, les chiens aboient furieusement de tous les côtés, nous marchons avec des pierres ou des briques à la main.
Par derrière Louqsor et du côté de Karnac, la grande plaine a l'air d'un océan; la maison de France éclate de blancheur à la lune, comme nos chemises de Nubien ; l'air est chaud, le ciel ruisselle d'étoiles ; elles affectent ce soir la forme de demi-cercles, comme seraient des moitiés de colliers de diamants, dont çà et là manqueraient quelques-uns. Triste misère du langage ! comparer des étoiles à des diamants ! 

Le lendemain, mardi, nous visitons Louqsor. Le village peut se diviser en deux parties, divisées par les deux pylônes : la partie moderne, à gauche, ne contient rien d'antique, tandis qu'à droite les maisons sont sur, dans, et avec les ruines. Les maisons habitent parmi les chapiteaux des colonnes, les poules et les pigeons huchent, nichent dans les grosses feuilles de lotus ; des murs en briques crues ou en limon forment la séparation d'une maison à une autre, les chiens courent sur les murs en aboyant. Ainsi s'agite une petite vie dans les débris d'une grande.
Il y a trois colonnades, deux de petites colonnes, une de grosses ; les grosses ont des chapiteaux-champignons, les petites ont des chapiteaux-lotus non épanouis.
La corniche des pylônes a été brisée, elle subsiste seulement dans la partie interne de la porte. Des deux côtés de la porte, deux colosses enfouis jusqu'à la poitrine ; les épaules du colosse de gauche sont la seule chose d'eux qui soit intacte ; ils devaient être d'un très beau travail à en juger par les bandelettes et les oreilles. Un troisième colosse, sur le pylône de droite, est complètement enfoui ; on n'en voit plus que le bonnet de granit poli qui brille au soleil comme une pipe de porcelaine allemande. En face des pylônes, sur les maisons qui font vis-à-vis, pigeonniers ; les pigeons s'envolent et vont battre des ailes au sommet des pylônes. Sur le pylône de gauche on voit une bataille : les chars sont alignés, c'est-à-dire échelonnés les uns sur les autres, par défaut de perspective ; tous les chevaux sont cabrés ; pêle-mêle de gens et de chevaux tombant les uns sur les autres ; le roi (grande stature) est debout sur un char à deux chevaux, et tire de l'arc, derrière lui un flabellifère ; il est au milieu de la bataille ; plus loin sont des gens dans une grande barque, debout. Un homme debout (stature moyenne) sur son char, conduisant les mains très en avant, chic anglais. Sur le pylône de droite on voit vaguement des chars et des guerriers ; un homme (de grande stature), assis, semble recevoir des captifs. Le pylône de gauche représentait la bataille et celui de droite le triomphe. 

C'est contre le pylône de gauche que se trouve l'obélisque, dans un état parfait de conservation. Une chierie blanche d'oiseaux tombe d'en haut et s'épate par le bas comme une coulée de plâtre ; c'est par la merde des oiseaux que la nature proteste en Égypte, c'est là tout ce qu'elle fait pour la décoration des monuments, ça remplace le lichen et la mousse. L'obélisque qui est à Paris se trouvait contre le pylône de droite. Huche sur son piédestal, comme il doit s'embêter là-bas, sur la place de la Concorde, et regretter son Nil ! Que pense-t-il en voyant tourner autour de lui les cabriolets de régie, au lieu des anciens chars qui passaient jadis au niveau de sa base ?
L'intérieur des pylônes est difficile à monter ; les pierres sont disposées angle sur angle, de la même manière que dans les couloirs des Pyramides. D'en haut, nous voyons Joseph en bas avec sa chemise blanche, tranquillement assis sur la natte de la mosquée, car il y a, en dehors de la mosquée, une sorte de longue plate-forme ou terrasse basse recouverte d'une natte. Pour monter sur les pylônes, nous passons par l'intérieur de la mosquée où piaule, en se dandinant sur ses jambes
croisées, toute une école de bambins ; le maître lit tout haut, chantant d'un ton de fausset. L'escalier du pylône descend jusque dans l'intérieur de la mosquée."


extrait de Œuvres complètes de Gustave Flaubert. 10, Par les champs et par les grèves ; Voyages et carnets de voyages. [1], par Gustave Flaubert (1821-1880), écrivain français

Les Égyptiens "ne pouvaient guère aimer la vie sans penser à la mort" (Charles Edmond)


photo : Marc Chartier
"Il faut bien se pénétrer de l'impression étonnante qu'éveille l'Égypte, tout entière baignée par le désert comme une presqu'île de verdure par un océan de poudre aride. 
Les anciens Égyptiens, la retrouvant partout dans la nature, partout l'ont mise dans les œuvres de leurs mains et de leur intelligence. Ils ne se sont fait une si haute idée de la mort que par contraste avec la vie, et ils ne pouvaient guère aimer la vie sans penser à la mort. Là est le secret curieux de leur conscience religieuse. Tous les bruits de leur civilisation, jour par jour, d'année en année et de siècle en siècle, s'en allaient se perdre dans les profondeurs muettes et éternelles de l'Arabie et de la Libye. 
Ils sentaient bien qu'ils ne faisaient que passer eux-mêmes, et ils voyaient s'écouler les eaux de leur fleuve, et l'immuable désert autour d'eux leur parlait sans cesse d'immortalité. De presque tous les côtés sur leur horizon, ils voyaient écrit : pulvis es, et pourtant il leur semblait bien doux de vivre sous le beau ciel d'Égypte ! Comment donc ne leur serait-il pas venu au cœur ce prodigieux besoin qu'ils ont eu de durer même au delà de la vie, de durer après la mort encore ? Le Nil ne leur enseignait-il pas à lutter contre le désert, et la lutte contre le désert n'est-elle pas aussi une lutte de la vie contre la mort ? Tout le long de leur immense histoire, ils ressentent, au plus profond de leur âme, cette impulsion secrète de faire vivre à tout jamais la mort même.
À peine nés au monde, ils songent tous à y faire éternellement bonne figure ; et chacun, en même temps qu'il se construit une maison, travaille à construire et à orner son tombeau. Ils appellent leurs tombeaux des maisons éternelles."

extrait de L'Égypte à l'Exposition universelle de 1867, par Charles Edmond (1822-1899), "commissaire général de l'exposition vice-royale d'Égypte"

vendredi 5 octobre 2018

"Le Nil me paraît plus grand, peut-être, quand il coule dans la solitude" (Narcisse Berchère)

Marilhat, Vue du Nil de Basse Égypte, vers 1840
 "Pour l'Égypte, prenons le peintre qui l'a le mieux saisie dans ses détails et dans son sentiment intime : Marilhat. Que voyons-nous ? De frais et calmes paysages baignés par des eaux limpides, des temples dont les colonnes s'enlèvent sur un ciel du soir, des villes pittoresques, des rues noyées d'ombre et de lumière, parfois quelque pauvre caravane marchant péniblement à travers les sables ; mais la figure est devenue secondaire, et ce qui est sensible avant tout, c'est l'impression du pittoresque, du pur paysage. 
Le rôle de la figure a été de rendre le tableau plus complet, de lui donner juste l'animation qui lui est nécessaire, mais à la condition de rester subjective, pour employer une expression de l'école. Et pour moi, s'il faut ici parler d'une impression personnelle, je vous dirai que le Nil me paraît plus grand peut-être, quand il coule dans la solitude, entre ses rives couvertes de bois de palmiers et de sycomores ou au milieu des sables du désert, que quand il passe au pied des villes, avec ses barques flottantes et la joyeuse population de ses bords.
La haute Égypte, avec ses temples, ses palais qui témoignent si hautement de son passé, n'a nul besoin, pour être belle, de la présence d'un être vivant : il y est plutôt écrasé ; ses hommes à elle, ce sont ses colosses, ses sphinx, sa population de granit immobile et silencieuse, si bien en harmonie avec ses pylônes et ses hypogées.
J'ai pensé souvent à un beau tableau qu'il y aurait à faire. La nuit tombe, un feu de pâtre à moitié éteint se devine dans l'ombre, et de grands troupeaux de moutons sont gardés par des sphinx accroupis à la face placide, aux yeux sans regard, à la bouche toujours scellée qui n'a pas dit son secret. Et pour conclure je dirai : Admirons, aimons cette belle nature qui nous entoure, dans ce qu'elle a de pittoresque et d'intéressant."


extrait de Le désert de Suez : cinq mois dans l'isthme, 1863, par Narcisse Berchère (1819 - 1891), peintre et graveur français

"Ce n'est pas seulement la partie instruite et cultivée des Occidentaux, c'est le monde entier qui connaît l'Égypte et les traits caractéristiques de son antiquité primitive" (Georges Ebers)

illustration extraite du livre de Georges Ebers
"D'où vient cet attrait merveilleux qui est propre au vieux pays des Pharaons ? Comment se fait-il que son nom, son histoire, sa constitution naturelle, ses monuments, se présentent à nous sous des aspects tout différents de ceux des autres nations de l'antiquité ? 
Ce n'est pas seulement la partie instruite et cultivée des Occidentaux, c'est le monde entier qui connaît l'Égypte et les traits caractéristiques de son antiquité primitive. L'écolier, avant même d'apprendre le nom de son roi, a entendu raconter l'histoire du bon et du méchant Pharaon ; avant de savoir quels cours d'eau arrosent son pays, il a entendu parler du Nil, d'où sortirent les vaches grasses et les vaches maigres, et de ses rives bordées de roseaux, au milieu desquelles la princesse compatissante trouva la corbeille de jonc où était le petit Moïse. Qui ne connaît cette belle histoire dont le charme se fait sentir également à tout age de la vie, l'histoire de Joseph le vertueux et le sage, ainsi que le théâtre sur lequel elle se passa, cette vénérable Égypte où la mère de Dieu, fuyant les persécuteurs, trouva le salut pour elle et pour le Christ enfant ? Mais l'Écriture sainte, si elle est la première à nous introduire dans la vallée du Nil, est muette au sujet des pyramides, des palais, des temples, de toutes ces œuvres gigantesques de la main humaine, qui semblent ne pas être soumises à la commune loi de fragilité de toutes les choses d'ici-bas, mais avoir été préparées pour l'éternité. Et pourtant, qui, dès l'enfance, n'a pas entendu parler de ces monuments, auxquels les Grecs imposèrent le titre orgueilleux de Merveilles du monde ? 
Une forme mathématique qui se rencontre fréquemment dans la nature, porte le nom de pyramide : c'est elle qui a pris ce nom aux constructions égyptiennes bâties sur le même principe, ce n'est pas elle qui le leur a donné. Nous appelons labyrinthe tout ce qui est embrouillé, disposé de façon obscure, complexe dans ses divisions : c'est à l'imitation du palais que construisirent les rois égyptiens, et dont les chambres présentaient une confusion telle qu'il était difficile d'en trouver l'issue. Toute pensée cachée sous sa forme mystique est pour nous un hiéroglyphe : c'est à cause des figures qui servaient d'écriture aux anciens Égyptiens. Chaque jour, à chaque heure, nous rencontrons, d'ordinaire sans en avoir conscience, des idées et des objets originaires du pays des Pharaons. Le papier sur lequel je trace ces mots doit son nom au papyrus égyptien, qu'on appelait aussi byblos, d'où le grec biblos et notre Bible. Il serait facile d'énumérer cent mots et cent notions analogues qui ont leur patrie en Égypte. S'il nous était permis de creuser plus à fond et de mettre à nu les racines de l'art et de la science occidentale, nous ne pourrions pas nous soustraire à la nécessité de remonter encore et toujours jusqu'à l'Égypte ; mais ce n'est pas ici le lieu de s'attarder à ces commencements.
Nous invitons le lecteur à nous suivre dans l'Égypte d'aujourd'hui. Elle a gardé son charme et son originalité, comme au temps où le Père de l'histoire disait d'elle qu'elle renfermait plus de particularités remarquables que n'importe quel autre pays ; de même que le climat y est réglé d'une manière inaccoutumée, et que le fleuve s'y distingue de tous les autres cours d'eau par sa nature, de même les habitants se distinguent de tous les autres hommes sous tous les rapports, par les mœurs comme par les lois. 
Le Nil, avec ses débordements réguliers et fécondants, le climat, bien d'autres choses encore, sont telles aujourd'hui que les décrivait Hérodote : jusqu'à présent le temps n'a réussi que fort peu à dépouiller l'Égypte de sa singularité naturelle. Toutefois, les lois et les mœurs ont changé entièrement : l'érudit seul retrouve dans les usages actuels des souvenirs et des legs des temps passés."

extrait de L'Égypte, de Georges Ebers (1837-1898), égyptologue allemand.

"Plus je vois les bas quartiers du Caire, plus j'en suis enchantée" (Lady Lucie Duff Gordon)


 
"Comme Masr-el-Kebirah vous plairait ! Vous jetteriez quelques regards sur les jalousies en treillage ; vous resteriez bouche béante comme un ‘jhashim’ (un niais) à vous extasier dans le bazar ; vous deviendriez fanatique dans les mosquées ; vous ririez à voir les gros Turcs à énorme corpulence et les cheiks si solennels sur leurs ânes blancs ; vous boiriez du sorbet dans les rues ; vous monteriez follement à âne ; vous lanceriez un coup d’œil à la dérobée pour découvrir sous des voiles noirs de beaux yeux, et vous seriez enivré de tout cela. Je suis devenue un très bon 'cicerone' pour cette glorieuse et vieille cité. (...)
Plus je vois les bas quartiers du Caire, plus j'en suis enchantée. Quant à la beauté particulière de cette ville, il n'y a guère de mots pour l'exprimer. Les villes les plus vieilles de l'Europe sont uniformes et régulières en comparaison ; le peuple est on ne peut plus agréable. Si vous souriez de quelque chose qui vous plaît, aussitôt vous provoquez les sourires les plus bienveillants et les plus significatifs en retour. Les gens d'ici vous donnent l'hospitalité rien qu'avec leurs visages, et si vous bégayez quelques mots de leur langue : "Masha-Allah ! comme la Sitt Inglise parle bien l'arabe !" Les Arabes sont assez intelligents pour comprendre l'amusement d'un étranger, et pour en prendre leur part ; ils s'amusent à leur tour et sont extraordinairement libres de tous préjugés. Quand Omar m'explique leurs idées sur diverses choses, il ajoute toujours : "Les Arabes pensent de cette façon ; je ne sais pas s'ils ont raison." (...)
Quant aux prix exagérés que demandent les marchands, c'est la coutume ; le marchandage est comme une cérémonie à laquelle il faut se soumettre. Il appartient à l'acheteur ou au patron d'offrir un prix ou de fixer les gages ; - c'est l'inverse de l'Europe. Si vous demandez le prix de quelque objet, on vous répond, au hasard, par un chiffre fabuleux. On pourrait dépenser ici quelques centaines de livres sterling dans les bazars avec grand agrément. Les tapis, les couvertures aux belles couleurs, etc., sont à bon marché et fort jolis. Le Caire, ce sont les Mille et une Nuits. Il y a bien un peu de vernis européen par-ci par-là ; mais le gouvernement et le peuple n'ont pas changé depuis que ce tableau si fidèle de leurs coutumes a été écrit."
 

extrait de Lettres d'Égypte, par Lady Lucie Duff Gordon (1821-1869). Traduction par Mrs. Ross. Atteinte de tuberculose, l'auteure s'est installée définitivement en Égypte en 1862 sur le conseil de son médecin.

"Jamais, jamais je n'ai rien vu de comparable à Karnak" (Maxime Du Camp)

 
Karnak : photo de Maxime Du Camp
"Toute l'histoire de l'Égypte est écrite là, sur les pierres de Karnac. Le sanctuaire d'Ammon fut érigé à Thèbes, la première fois par Osortasen, premier roi de la douzième dynastie, trois mille six cents ans avant Jésus-Christ. Chaque dynastie, chaque pharaon, chaque roi qui vint ensuite tint à honneur d'orner le temple consacré au père des dieux ; le nom seul des Perses en est absent. Mais, à côté des souverains aborigènes, on retrouve les Éthiopiens ; Alexandre de Macédoine et Philippe Aridée y coudoient les Ptolémées. Les Romains même continuent l’œuvre traditionnelle, ainsi que le prouve le cartouche de César Auguste.
De quelque côté qu'on se tourne pour regarder ces restes d'une civilisation emportée par les âges, on demeure étonné, confondu, écrasé devant de semblables merveilles ; qu'on se tourne vers le couchant et qu'on voie les enceintes, le promenoir de Tothmès, les obélisques qui semblent avoir pris pour piédestal le sanctuaire de granit, les bouleversements de pierres amoncelées, la façade intérieure des immenses pylônes, et au fond les montagnes de la Libye percées de grottes sépulcrales ; qu’on se tourne vers l'est, et qu'on aperçoive les pylônes renversés, les portes inclinées, les architraves des nefs latérales, les chapiteaux de la grande colonnade et les terrains remplis de touffes de joncs; qu'on regarde du côté du nord, vers les colonnes descellées, vacillantes, brisées, sculptées, peintes et superbes de la salle hypostyle, surmontée de ses croisées de pierre et précédée par une basse muraille où les pharaons galopent sur leurs chars ; qu'on jette les yeux vers le sud, en admirant les propylées égrenés mêlés aux palmiers ondoyants, la porte triomphale de Ptolémée Évergète, le temple de Khons et l'étang des purifications reflétant les ruines ; de partout, du septentrion ou du midi, de l'orient ou du couchant, plus on considère, plus on contemple, plus on comprend et plus on se sent saisi, oppressé, anéanti et comme terrifié sous le poids d’une admiration que nul spectacle n'effacera jamais.
J'ai parcouru l'Italie depuis Venise jusqu'à Pæstum, j'ai visité jusqu'aux dernières bourgades de la Grèce ; pendant un mois j'ai gravi tous les jours les durs sentiers de l'Acropole d'Athènes, j'ai piqué ma tente à Balbeck, j'ai dormi à Éphèse, à Sardes, à Milet ; je me suis promené dans les rues désertes de Rhodes ; j'ai regardé bien des ruines dans bien des pays, mais jamais, jamais je n'ai rien vu de comparable à Karnac.

Cela donne idée d’une civilisation terrible, pleine de cruels raffinements et de voluptés sanglantes. Les hommes qui habitaient ces palais, où, malgré soi, on parle à voix basse, devaient avoir cent coudées de haut ; ils marchaient lentement à travers les colonnades, laissant traîner sur les dalles peintes les plis flottants de leurs robes blanches. Leur front casqué d'or ne regardait jamais la terre ; ils étaient muets et ne parlaient que par signes. Sur leurs tables de porphyre, ils mangeaient des oiseaux inconnus et des monstres pêchés pour eux dans les profondeurs des océans indiens ; des concubines plus blanches que du lait, et vêtues comme des déesses, les attendaient sur des coussins de pourpre. Ils allaient précédés par des lions familiers ; à la guerre ils montaient sur des licornes. Ils vivaient pendant mille ans et ne riaient jamais.
Un jour, j'étais assis sur les architraves qui relient les colonnes de la salle hypostyle, et je regardais cette forêt de pierres germée sous mes pieds ; involontairement je m'écriai : "Mais comment donc ont-ils fait tout cela ?" 
Joseph, qui est un grand philosophe, Joseph entendit mon exclamation et se prit à rire. Il me toucha le bras, et, me montrant un palmier qui se balançait au loin, il me dit : "Voilà avec quoi ils ont fait tout cela ; savez-vous, signor, avec cent mille branches de palmier cassées sur le dos de gens qui ont toujours les épaules nues, on bâtit bien des palais, et encore des temples par-dessus le marché. Ah ! croyez-moi, ce temps-là, c'était un mauvais temps pour les dattiers ; on leur coupait plus de branches qu'il ne leur en poussait."
Et il continua à rire bruyamment en se passant la main dans la barbe, selon son habitude. Il pourrait bien avoir raison."

extrait de Le Nil : Égypte et Nubie, par Maxime Du Camp (1822-1894), écrivain, photographe, membre de l’Académie française