dimanche 14 octobre 2018

"Les monuments du Caire méritent d'être étudiés", par Léon Hugonnet


"L'importance considérable et inattendue qu'ont acquise les études égyptologiques, depuis la découverte de Champollion, a eu pour résultat d'absorber l'attention des artistes et des savants, au grand préjudice des innombrables et merveilleux produits de l'art arabe que renferme le Caire. Le gouvernement égyptien lui-même s'est laissé entraîner dans ce courant qui porte à ne voir, en Égypte, que les antiquités et il laisse tomber en ruines des monuments bien supérieurs au point de vue artistique. Soit que les Turcs aient peu d'estime pour tout ce qui vient des Arabes, soit qu'ils préfèrent élever de nouvelles constructions auxquelles ils peuvent attacher leur nom, il est toujours regrettable qu'ils n'aient pas cru devoir restaurer et préserver du vandalisme des touristes les monuments historiques du Caire. Nous savons que les artistes sont peu partisans des replâtrages et qu'ils professent une grande admiration pour les ruines. Ce sentiment s'explique lorsqu'il s'agit des monuments égyptiens, grecs ou romains ; mais l'architecture arabe ne possède pas autant de solidité et elle est beaucoup moins austère. Gracieuse, élégante, polychrome, elle s'accommode très peu de la vétusté, parce qu'elle brille moins par les grandes lignes que par les détails infinis de l'ornementation.
Il n'est pas étonnant que les Arabes aient été inimitables dans leur architecture, car c'est presque le seul art qu'ils aient pu cultiver, par suite de l'interdiction formulée par le Coran contre les idoles et qui a été étendue, par des commentateurs fanatiques, à toute reproduction de la forme humaine. Bien qu'il soit possible de signaler plusieurs infractions à cette rigoureuse réglementation, il faut reconnaître qu'elle a déterminé la voie nouvelle dans laquelle se sont lancés les artistes arabes qui, renonçant à imiter la nature, ont puisé en eux-mêmes toutes leurs inspirations. Chez eux la science s'alliait à l'imagination et c'est dans la combinaison infinie des lignes géométriques qu'ils ont trouvé des conceptions si originales et d'une si prodigieuse variété. Car il faut noter que les artistes arabes ont mis leur amour-propre à ne jamais rien imiter et à trouver toujours du nouveau, c'est pour cela surtout que les monuments du Caire méritent d'être étudiés, car ils ne ressemblent nullement à ce que nous connaissons de l'architecture mauresque telle qu'elle s'est révélée en Espagne. De même que le dialecte d'Égypte est plus rude que celui du Maghreb, les monuments du Caire sont plus austères que ceux de Grenade et de Cordoue. Il semble que les architectes arabes aient subi, aux bords du Nil, l'influence des majestueuses et énigmatiques constructions égyptiennes. (...)

En ce moment, on construit au Caire deux mosquées, dont une de proportions colossales, ce qui prouve que le gouvernement de ce pays préfère attacher son nom à des constructions nouvelles, plutôt que de conserver les anciennes et c'est bien dommage, car rien ne serait comparable aux Tombeaux des Kalifes s'ils étaient convenablement restaurés. Cette nécropole se compose d'un grand nombre de mosquées de vastes proportions, d'une richesse et d'une variété d'ornementation prodigieuses. L'immense cité des morts est située dans une vallée aride et sablonneuse qui contraste singulièrement avec la splendeur des édifices qu'elle renferme. Il faudrait un personnel considérable et de sérieuses dépenses pour maintenir ces derniers dans un état parfait de conservation. Ils sont actuellement abandonnés aux soins de familles besogneuses qui y ont élu domicile et qui ne les protègent pas suffisamment contre les déprédations des visiteurs, dont les baschich les font vivre. 
Il faut renoncer à décrire cette infinie variété de coupoles et de minarets construits en pierre du Mokatan qui ressemble à du bronze doré et qu'on prendrait pour du limon pétri de soleil, car elle est d'une nuance assez peu différente de celle du sol. Il faut surtout admirer la vallée des tombeaux pendant la nuit, par un de ces clairs de lune qu'on ne voit qu'en Orient. Alors les sommets argentés de tous ces édifices se détachent sur le ciel bleu foncé et prennent un aspect des plus féeriques.
Il ne leur a manqué que d'être chantés par les poètes pour acquérir la célébrité de l'Alhambra. En attendant qu'ils trouvent leur Hugo ou leur Byron, nous croyons devoir les signaler aux artistes et aux écrivains qui, depuis un demi-siècle, se sont lancés, dans une dernière croisade, à la conquête de l'Orient, cette source éternelle de lumière et d'idéal."


extrait de "L' art : revue hebdomadaire illustrée, deuxième année", tome IV, 1876, par Léon Hugonnet (1842 - 1910), homme de lettres et publiciste

samedi 13 octobre 2018

"C'est bien ici le pays de la couleur et de la lumière !" (Eugène Poitou, à propos de l'Égypte)


"Les monuments qui, avec les fontaines, contribuent le plus à embellir le Caire, sont les mosquées. Le nombre en est considérable : on en compte, je crois, plus de trois cents. Souvent j'en ai vu deux, trois et quatre dans une même rue, et à quelques pas de distance. Leurs minarets ont des formes très variées, toujours hardies et légères : les frises sont ornées de dentelures et de sculptures. Mais ce qui frappe d'abord le regard et donne à ces édifices un aspect original, c'est que leurs hautes murailles sont peintes de larges bandes horizontales, d'un rouge pâle, disposées à des distances égales : décoration qui s'harmonise merveilleusement et avec cette architecture arabe, gracieuse et fleurie, et avec le ton général de le pierre, qui a pris partout les teintes chaudes et dorées de ce beau ciel.
C'est bien ici le pays de la couleur et de la lumière ! La couleur, elle s'étale partout, riche et splendide ; la lumière, elle ruisselle et éblouit. C'est une fête perpétuelle pour les yeux. Tout leur est spectacle et enchantement. À côté d'un chef-d’œuvre d'architecture, un rien les étonne et les charme ; une porte de mosquée en ruine, une échoppe de marchand, un coin de rue tortueux avec ses fenêtres sculptées et ses balcons treillages : voilà, tout un tableau, et un tableau charmant si un rayon de soleil vient en animer les détails. Que de fois, en parcourant les rues du Caire, nous nous sommes arrêtés tout à coup pour admirer quelqu'un de ces effets magiques de couleur, de ces jeux merveilleux de l'ombre et de la lumière. Je me souviens entre autres d'un carrefour situé, je crois, à l'extrémité du bazar des étoffes. Une vieille mosquée s'élevait d'un côté, avec ses murs rayés de blanc et de rose ; de l'autre, de grandes maisons aux fenêtres étroites et grillées. Des frises de la mosquée aux terrasses des maisons étaient tendues des toiles, des nattes, des tapis, destinés à tempérer l'ardeur du jour. Mais, à travers ces tentures à demi pendantes, glissaient jusqu'à terre quelques rayons de soleil qui, projetant sur les masses d'ombre comme des îles de lumière, faisaient briller par places la foule bariolée et mouvante, et étinceler aux étalages des marchands les soies chatoyantes et les étoffes brochées d'or et d'argent. Cadre et personnages, caractère et costumes, contraste vigoureux des clartés et des ombres, nous avions là sous les yeux une de ces scènes qu'affectionne et qu'a reproduites vivantes sur la toile le pinceau de Decamps."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers

"La sérénité exquise de ces deux grandes figures qui ont survécu aux siècles" (Blanche Lee Childe, à propos des Colosses de Memnon)




 
photo de Lekegian
"Je n'oublierai jamais ce retour à travers les champs fleuris, après l'excitation de la journée.
À mesure que nous en approchons, les Colosses, seuls dans cette étendue de verdure, nous frappent de plus en plus. L'impression de sublime tranquillité qu'ils donnent exerce une sorte de magie. Nous sommes fatigués de ruines, de lieux tourmentés, de poussière des morts, d'atmosphères étouffantes de tombeaux, puanteurs de momies, cauchemars gigantesques, et voici la paix, la lumière, la sérénité exquise de ces deux grandes figures qui ont survécu aux siècles. Elles sont là, veillant, les mains sur les genoux, paraissant sonder l'espace jusqu'aux temples lointains de l'autre côté du fleuve.
Il y a vingt siècles, leurs piédestaux s'élevaient à l'entrée de l'avenue de sphinx qui menait au temple magnifique d'Aménophis. Dans ces temps-là, le fleuve n'envahissait pas jusqu'ici et l'allée se déroulait majestueuse, longue d'un quart de lieue.
Aujourd'hui ils sont seuls. Tout ce qu'ils gardaient a disparu. Autour d'eux l’émeraude des prés, la senteur des fèves, la grande ombre portée, fraîche, invitant au repos sous cet auguste patronage, ont remplacé le passé. Derrière, au loin et comme un doux repoussoir, se profitent les murailles roses de la falaise que nous descendions tout à l'heure. On oublie leur dilapidation, - car ces géants sont eux-mêmes la ruine d'une ruine, - mais l'harmonie de leur merveilleux rapport avec ce qui les entoure durera toujours. Est-ce là le secret de leur charme infini ? Je le croirais, car de loin comme de près, vus de tous les points, ce charme subsiste, bien que leurs visages soient presque entièrement mutilés."


extrait de Un hiver au Caire : journal de voyage en Égypte, par Blanche Lee Childe (-). Fille du baron Henri de Triqueti, sculpteur français, mariée à Edward Lee Childe, elle a ses entrées dans les milieux littéraires et artistiques et "a joué un certain rôle dans la reconnaissance de Pierre Loti" (Daniel Lançon, Les Français en Égypte, 2015)

vendredi 12 octobre 2018

"Il est probable que les générations à venir n’élèveront jamais des monuments aussi magnifiques, aussi durables que ceux des Égyptiens" (Hector Horeau)

Karnak - photo datée de 1880 - auteur non mentionné
"Lorsqu’on considère les monuments d'Égypte construits ou creusés dans le roc, on est frappé tout d'abord de la simplicité des masses, de la sévérité des lignes, de l’unité et de l’originalité qui les caractérisent : il semble qu'un même esprit, qu'un même artiste les ait tous conçus et fait exécuter, et que cet artiste se soit, par-dessus tout, appliqué à faire des monuments aussi durables, aussi éternels qu'il soit donné à l’homme de les faire (...). 
Dans les salles hypostyles, on voit de petits jours, traversant le plafond des terrasses, répandre la lumière dans de grandes salles et satisfaire parfaitement aux nécessités des régions tropicales ; enfin, dans la construction, où brille un sage emploi des matériaux, on voit que les blocs de granit, de grès, ou d’albâtre et de calcaire sont non seulement parfaitement dressés, équarris, réunis entre eux, mais encore que leurs dimensions sont telles que l’imagination en resterait confondue, si l’on ne savait qu'un fleuve providentiel facilitait le transport des matériaux répandus à profusion sur ses rives, si l’on ne savait encore que l'organisation sociale permettait de disposer à très peu de frais de beaucoup de bras, et qu'enfin pendant des siècles de paix les Pharaons tinrent à honneur d'ériger des monuments toujours plus splendides, plus magnifiques que ceux de leurs devanciers : n’avaient-ils pas, en effet, besoin, pour accréditer leur origine réputée divine, de faire atteindre aux hommes le maximum de la puissance humaine ?
On concevra que, sous l’influence de semblables circonstances, l’architecture égyptienne ait atteint le plus haut point de perfection dans les données qu’elle avait à parcourir ; il est même probable que, ces circonstances extraordinaires n'ayant pas à se reproduire, les générations à venir n’élèveront jamais des monuments aussi magnifiques, aussi durables que ceux des Égyptiens."


 
extrait de Panorama d'Égypte et de Nubie : avec un portrait de Méhémet-Ali et un texte orné de vignettes, par Hector Horeau (1801-1872), architecte français

Une "promenade de la fin de temps", au coeur de l'île de Philae engloutie sous les eaux, par Pierre Loti




auteur de ce cliché non mentionné
 "Philae...
C'était au fond de cet immense cirque de granit que le Nil serpentait jadis, formant des îlots frais, où l'éternelle verdure des palmiers contrastait avec ces hautes désolations érigées alentour comme une muraille. Aujourd'hui, à cause du "barrage" établi par les Anglais, l'eau a monté, monté, ainsi qu'une marée qui ne redescendrait plus ; ce lac, presque une petite mer, remplace les méandres du fleuve et achève d'engloutir les îlots sacrés. Le sanctuaire d'Isis - qui trônait là depuis des millénaires au sommet d'une colline chargée de temples, de colonnades et de statues - émerge encore à demi, seul et bientôt noyé lui-même ; c'est lui qui apparaît là-bas, pareil à un grand écueil, à cette heure où la nuit commence de confondre toutes choses. (...)
Toujours au chant des rameurs, nous avançons péniblement sur ce lac artificiel - que soutient comme en l'air une maçonnerie anglaise, invisible au lointain, mais devinée et révoltante ; lac sacrilège, pourrait-on dire, puisqu'il ensevelit dans ses eaux troubles des ruines sans prix : temples des dieux de l'Égypte, églises des premiers siècles chrétiens, stèles, inscriptions et emblèmes. C'est au-dessus de ces choses que nous passons, fouettés au visage par des embruns, par l'écume de mille petites lames méchantes.
Nous approchons de ce qui fut l'île sainte.
Par places, des palmiers, dont la longue tige est aujourd'hui sous l'eau et qui vont mourir, montrent encore leur tête, leurs plumets mouillés, donnant des aspects d'inondation, presque de cataclysme.
Avant d'aborder au sanctuaire d'Isis, nous touchons à ce kiosque de Philae, reproduit par les images de tous les temps, célèbre à l'égal du Sphinx ou des Pyramides. Il s'élevait jadis sur un piédestal de hauts rochers, et les dattiers balançaient alentour leurs bouquets de palmes aériennes. Aujourd'hui, il n'a plus de base, ses colonnes surgissent isolément de cette sorte de lac suspendu et on le dirait construit dans l'eau à l'intention de quelque royale naumachie.
Nous y entrons avec notre barque, et c'est un port bien étrange, dans sa somptuosité antique ; un port d'une mélancolie sans nom, surtout à cette heure jaune du crépuscule extrême, et sous ces rafales glacées que nous envoient sans merci les proches déserts. Mais combien il est adorable ainsi, le kiosque de Philae, dans ce désarroi précurseur de son éboulement ! Ses colonnes, comme posées sur de l'instable, en deviennent plus sveltes, semblent porter plus haut encore leurs chapiteaux en feuillage de pierre : tout à fait kiosque de rêve maintenant, et que l'on sent si près de disparaître à jamais sous ces eaux qui ne baissent plus. (...)

Au sortir du kiosque, notre barque, sur cette eau profonde et envahissante, parmi les palmiers noyés, fait un détour, afin de nous conduire au temple par le chemin que prenaient à pied les pèlerins du vieux temps, par la voie naguère encore magnifique, bordée de colonnades et de statues. Entièrement engloutie aujourd'hui, cette voie-là, que l'on ne reverra jamais plus ; entre ses doubles rangées de colonnes, l'eau nous porte à la hauteur des chapiteaux, qui émergent seuls et que nous pourrions toucher de la main. - Promenade de la fin des temps, semble-t-il, dans cette sorte de Venise déserte, qui va s'écrouler, plonger et être oubliée. 
Le temple. Nous sommes arrivés. Au-dessus de nos têtes se dressent les énormes pylônes, ornés de personnages en bas-relief : une Isis géante qui tend le bras comme pour nous faire signe, et d'autres divinités au geste de mystère. La porte, qui s'ouvre dans l'épaisseur de ces murailles, est basse, d'ailleurs à demi noyée, et donne sur des profondeurs déjà très en pénombre. Nous entrons à l'aviron dans le sanctuaire. Et, dès que notre barque a passé au-dessus du seuil sacré, les bateliers interrompant leur chanson, poussent en surprise le cri nouveau qu'on leur a appris à l'usage des touristes : Hip ! hip ! hip ! hurrah !
Oh ! l'effet de profanation grossière et imbécile que cause ce hurlement de la joie anglaise, à l'instant où nous pénétrions là, le cœur serré par tant de vandalisme utilitaire ! Ils comprennent d'ailleurs qu'ils ont été déplacés et ne recommenceront pas ; peut-être même, au fond de leur âme nubienne, nous savent-ils gré de leur avoir imposé silence. Il fait plus sombre là dedans bien que ce soit à ciel ouvert, et le vent glacé siffle plus lugubrement qu'au dehors ; on est transi par une humidité pénétrante, - humidité d'importation, bien inconnue autrefois dans ce pays avant
qu'on l'eût inondé. Nous sommes dans la partie du temple non couverte, celle où venaient s'agenouiller les fidèles. La sonorité des granits alentour exagère le bruit des avirons sur cette eau enclose, et c'est si déroutant de ramer et de flotter entre ces deux murs où jadis pendant des siècles les hommes se sont prosternés
le front contre les dalles !"



extrait de La mort de Philae, par Pierre Loti (1850-1923). De son vrai nom Louis Marie Julien Viaud, cet écrivain français a mené parallèlement une carrière d'officier de marine.

jeudi 11 octobre 2018

"La contemplation de Karnak est, au point de vue architectural, le plus merveilleux spectacle de la haute Égypte" (Louis Malosse)

photo : Lekegian
"Thèbes !... La seule pensée que l'on approche des lieux où fut la métropole antique et glorieuse cause une sensation profonde.
Ma première vision de la cité disparue m'apparaît comme à travers une hallucination. Le Nefertari était arrivé le soir à Luxor. À peine débarqués, quelques passagers et moi avions résolu de nous rendre sans retard aux ruines de Karnak. La nuit était très noire. (...)

Nous courions dans l'inconnu, pressentant des sphinx lointains, des pylônes et des colonnades gigantesques, préparés à toute émotion, à tout émerveillement par cette course fantastique. Tout d'abord ce furent des apparitions confuses, des blocs de granit ou de grès couchés le long de la route, restes de ces sphinx ou de ces béliers entre lesquels on marchait jadis vers le temple, puis des masses noires énormes, dressées dans la plaine comme des fantômes, propylônes précédant les pylônes de l’enceinte, enfin des décombres, des amas de constructions, des murailles trouées de brèches, des colonnes, des cours bordées de murs, et encore des colonnes supportant de lourdes architraves. L'éboulement de tout un côté d'un pylône permet, par une ascension rude, de parvenir au sommet de la masse de pierre.
De là, la vue embrasse tout ce qui reste des monuments de Karnak, toutes les ruines enfermées dans l'immense enceinte de briques crues dont parle Diodore.
Une obscurité profonde couvrait toute la plaine, cachait à nos yeux l'emplacement sacré ; mais, au loin, sur les collines de l'est, une douce clarté montait, précédant l'astre de nuit, la lune blanchâtre aux rayons caressants.
Son disque apparut bientôt, sortant de l'étendue de sable, dissipant peu à peu les ténèbres opaques. Toutes les choses jusqu'alors très sombres s'éclairèrent lentement, apparurent très vagues encore sous cette pâle lumière, assez précises pour impressionner déjà les yeux inquiets de cette apparition quelque peu magique.
Les ruines de Karnak sortaient pour nous de leur néant. Les temples de Séti, de Ramsès, de Thoutmès, les pylônes des pharaons et ceux des Ptolémées, les obélisques de la reine Hatasou, les constructions d'Ousortésen, d'Amenhotep, les blocs isolés, les piédestaux effondrés, les monceaux de débris, tout ce qui était pierre, marbre, grès ou granit, se détachait successivement les uns des autres, se profilaient comme teintés de gris sur le fond noir des collines lointaines. Écrasant tout de ses proportions colossales, la grande salle hypostyle du temple, la merveille de Karnak, de Thèbes et de l'Égypte antique, se dégagea soudain de l'obscurité, apparut dans l'ombre avec ses cent trente-quatre colonnes de vingt-trois mètres de hauteur, de dix de circonférence, couvertes de sculptures, cartouches de rois ou tiges de fleurs, supportant un plafond massif, fait de pierres géantes. L'impression est immense. L'émotion se double d'une stupéfaction profonde, d'un étonnement sans bornes devant l'œuvre de tant de générations, conservée si grandiose encore malgré les ravages du temps. La lune qui adoucit tout, grandit encore le caractère fantastique de ces ruines. Le silence de la plaine les fait paraître plus vénérables encore, plus sacrées. L'esprit fait inconsciemment un bond en arrière, pénètre dans les âges les plus reculés de l'histoire, s’emplit de légendes, de récits crus invraisemblables jusque-là. La science des peuples anciens apparaît comme fabuleuse, leur génie comme ayant atteint les limites suprêmes. Contemplé la nuit, par un clair de lune, du haut d'un pylône monumental, Karnak produit un effet saisissant qui frappe la mémoire d'une marque impérissable, qui laisse dans la pensée une trace ineffaçable. (...)

Le lendemain, par un soleil radieux, Karnak m'apparut dans tout son éclat, dans toute sa beauté. Les ruines couvrent une étendue considérable de terrain. C'était presque une ville. On se demande ce que devait êtreThèbes dont Karnak n'était qu'un faubourg. 
Karnak, avec sa forêt de pierres, donne déjà la sensation de l'immensité, mais de l’immensité qui a subi des ravages. Le temps, l'inondation, les invasions ont détruit l'œuvre phénoménale des hommes d'autrefois. Ce qui reste debout stupéfie encore, est grandiose. Tous les rois des dynasties successives contribuaient au développement de l'enceinte, voulaient avoir leur édifice dans l’ensemble de ces constructions. Les amoncellements de pierres, rochers, blocs et briques, débris de colonnes ou d'architraves, étonnent eux-mêmes, quelquefois plus que les architraves et les colonnes restées intactes. Des salles sont encore debout, demeurent vierges de toute dégradation, mais on prévoit l’écroulement prochain. Les murs subsistent on ne sait comment. Des pans de murailles entiers, penchés sur d’autres effrités eux-mêmes sur lesquels ils ne s'appuient que par quelques pierres légères, défient encore l'effondrement. 
Deux colonnes de la salle hypostyle sont un prodige d'équilibre. L'architrave de l’une en se brisant et en glissant l'a entraînée. La colonne voisine a résisté à l'énorme choc, a immobilisé l’architrave qui à son tour a immobilisé la colonne. Les trois masses forment un tout effroyablement instable, magnifique dans son horreur. Un tremblement de terre provoquerait un cataclysme, un bouleversement qui n'aurait pas son précédent dans l'histoire.
Les chocs s’entendraient à des distances considérables, feraient hurler les chiens dans un suprême cri d'effroi.
La contemplation de Karnak est, au point de vue architectural, le plus merveilleux spectacle de la haute Égypte. C'est sur ces ruines que se concentre la plus forte admiration. Le soleil couchant fait jaillir des reflets flamboyants de ces pierres noircies par le temps. Sous ses rayons incendiaires, les ruines s'embrasent, deviennent pourpres. Les pylônes et les propylônes, postés comme d'immenses arcs de triomphe aux extrémités des longues allées de sphinx, grandissent, prennent ces proportions démesurées. La nature donne à l'œuvre humaine une apparence de magie. 

On revit pour quelques minutes les époques fabuleuses où il est parlé de paysages indescriptibles. Par les clairs de lune ou par les soleils couchants, sous une clarté pâle ou sous une flamme ardente, la vision des débris de tant de monuments géants semble une vision de rêve. Plus tard, l'illusion grandira. Le souvenir des magnificences vues apparaîtra comme une irréalité."


extrait de Impressions d'Égypte, par Louis Malosse (1870-1896)

"On est forcé d'admirer le degré de perfection où les sculpteurs égyptiens avaient déjà porté leur art tant de siècles avant les maîtres immortels enfantés par la Grèce" (Victor Schoelcher)

Esna : le temple de Khnoum
"Quant à la sculpture égyptienne, elle demande, pour être bien jugée, à être prise telle qu'elle est, à son point de vue propre. On ne doit pas l'oublier : c'était un art religieux ; il y avait une forme dogmatique dont il n'était pas permis de s'écarter. Pour en être mieux convaincu, il suffit de se rappeler que les Grecs et les Romains, qui élevèrent des monuments aux divinités de l'Égypte, se conformèrent au style local, quoique assurément ils eussent pu le perfectionner, s'ils l'avaient voulu. 
Toutes les théocraties voient la stabilité dans l'immutabilité. (...) Il est difficile de ne pas croire que des idées analogues attachèrent les Égyptiens au mode primitif adopté pour représenter les dieux et les choses religieuses, et les empêchèrent d'innover dans la forme. Cette forme, au surplus, ils la tenaient traditionnellement, comme le reste, des Éthiopiens. On la retrouve, en effet, dans les monuments de Méroé, antérieurs à ceux de Thèbes (...).
La moindre attention portée sur les édifices de Thèbes ne laisse aucun doute à cet égard. Ainsi, les Égyptiens n'ignoraient certainement pas la science de la perspective ; on s'en peut assurer en examinant les sujets des frises creusés avec une profondeur graduée, ou sculptés en raccourci, pour produire leur effet vrai, vus d'en bas. Cependant, l'absence presque totale de perspective dans ces antiques sculptures blesse l'homme moderne le plus ignorant. Tout y est sur le même plan, et la taille surnaturelle prêtée aux princes pour symboliser leur grandeur forme, avec le reste des personnages, un contraste choquant.
Mais, une fois qu'on a accepté ces défauts sacramentels, on est forcé d'admirer le degré de perfection où les sculpteurs égyptiens avaient déjà porté leur art tant de siècles avant les maîtres immortels enfantés par la Grèce. On est surpris de la belle et constante simplicité de leur style, du caractère svelte et gracieux qu'ils surent prêter à des figures dont la raideur était commandée par la loi ecclésiastique et surtout de leur incomparable adresse d'exécution. Malgré les moyens restreints laissés à leur disposition, ils disent toujours ce qu'ils veulent dire, et leur pensée est traduite avec tant de précision, qu'il est impossible de ne la pas retrouver."

extrait de L'Égypte en 1845 par Victor Schoelcher (1804-1893), homme politique français, connu pour son combat pour l'abolition définitive de l'esclavage