mercredi 17 octobre 2018

"(Le) sentiment de l'immortalité, voilà ce qui domine dans les monuments égyptiens" (Édouard Naville)

photo : MC
"Laissant de côté tout ce qui n'a pas une valeur littéraire proprement dite, j'ai hâte d'en venir à ce qui est à mes yeux la partie la plus intéressante de la littérature égyptienne : ce sont les écrits funéraires, c'est-à-dire cet ensemble presque innombrable de stèles, de papyrus, de statuettes, d'inscriptions de toute espèce qui se rattachent à la mort et à la vie dans l'autre monde. Il y a là tout un champ à peine exploré, et où, à travers tous les détours d'une imagination orientale, d'un mysticisme qui alla toujours en se développant, on retrouve encore une morale d'une grande élévation et des croyances religieuses dignes d'admiration. J'ai parlé déjà de ce besoin de connaître le passé, de le fixer dans ses annales, qui caractérisait l'esprit de l'Égyptien; il se rattachait au sentiment de l'immortalité de l'âme et de la vie qui l'attendait dans l'autre monde. Le besoin de durer, de persister et d'assurer son existence au delà de cette vie, voilà ce qui tourmentait sans cesse l'âme de l'Égyptien. Car ils pensaient beaucoup, ces hommes dont l'apparence semble indiquer un calme absolu et une tranquillité que rien n'eût pu troubler. Ils avaient l'esprit inquiet, agité par ces spectres fantastiques dont ils peuplaient leur enfer. Ils tremblaient devant l'obscurité de la nuit, ou, comme ils l'appelaient, devant les ennemis prêts à les détruire. À tout prix il fallait garder son corps de la destruction, il fallait l'embaumer, le cacher dans un sépulcre où la postérité viendrait lui rendre un culte ; il fallait au besoin le déposer dans des profondeurs où l'on ne pourrait atteindre, ou même l'enfermer dans une pyramide dont les blocs énormes cachaient simplement un sarcophage. 
Et voilà, Messieurs, l'origine de ces édifices gigantesques sur la destination desquels on a tant discuté. La pyramide n'est qu'un tombeau destiné à protéger une momie contre les profanateurs, ou contre la main plus terrible du temps. Hérodote rapporte que la mémoire de Chéops et Chefren, les constructeurs des deux grandes pyramides, était en horreur aux Égyptiens ; on les maudissait comme des despotes et des oppresseurs. Je le crois sans peine, et c'est peut-être le sentiment qu'ils avaient été odieux à leurs sujets qui les poussa à entourer leur cadavre d'une aussi impénétrable défense. 
Dans une construction comme la grande pyramide, il me semble reconnaître non seulement le besoin de conservation inhérent à tout Égyptien, mais la crainte du roi qu'un peuple irrité ne vînt faire expier à son cadavre les crimes de sa vie, et l'anéantir ainsi pour jamais.
Ce sentiment de l'immortalité, voilà ce qui domine dans les monuments égyptiens ; je dirai même que cela vous poursuit. Il en résultait toute une série d'idées morales qui avaient une influence directe sur la vie et la conduite de chacun. Car il suppose la liberté de l'homme, le droit de choisir entre le bien et le mal. Suivant la voie qu'on avait suivie, cette vie à venir devait être heureuse ou ne pas l'être ; le mal devait y être puni ; le criminel ne s'en irait pas avec les bienheureux cultiver les champs de l'Aour ; il faudrait subir un jugement, paraître devant Osiris siégeant dans une salle à colonnes, assisté de 42 jurés ; il faudrait rendre compte de sa vie passée et se justifier des péchés capitaux. Il faudrait voir peser son cœur dans une balance dont l'autre plateau contient la déesse de la justice ; il faudrait entendre l'accusateur, le jugement du dieu et voir le scribe divin enregistrer l'arrêt. Si la justification n'était pas suffisante, si la balance n'était pas vide de crimes, il faudrait peut-être retourner sur la terre sous la forme d'un animal impur que des singes armés de baguettes chassent devant eux. 
Toutes ces pensées faisaient peur, et cette crainte des terribles conséquences de la responsabilité humaine se retrouve dans tous les tombeaux. Et quand nous considérons l'idéal de l'Égyptien pour cette vie future, et ce qui était son Élysée, n'oublions pas les circonstances particulières où il était placé, et la nature toute spéciale qu'il avait sous les yeux. La nature égyptienne est bien plus simple que la nôtre ; les phénomènes en sont bien moins nombreux, mais peut-être plus frappants : point de froid, point de pluie, point de nos montagnes neigeuses et de nos vallées fertiles ; point de bois et point de prés verts ; le soleil, un grand fleuve et le désert sans fin, voilà toute l'Égypte."


extrait de "La littérature de l'ancienne Égypte : Séance donnée à l'Athénée le 14 mars 1871", par Édouard Naville (1844-1926), égyptologue suisse

"Comment s'étonner que le soleil marque d'un radieux sceau tant de monuments égyptiens ?" (Alexandre Moret)

photo theluxurytravelexpert.files.wordpress.com (via Pinterest)
"Au soleil, les Égyptiens devaient leur climat propice qui favorise l’homme et la plante ; la lumière saine et pure, qui tue les miasmes, prolonge la vie, tient les cœurs en joie ; la chaleur, qui simplifie les conditions d’existence, active la germination et, lorsqu'elle n’est pas accablante, suscite partout l’activité.
Comment, dès lors, s'étonner que le soleil marque d'un radieux sceau tant de monuments égyptiens ? Le Nil crée la terre noire ; le soleil l’éclaire, la réchauffe, la féconde, la protège enfin en "dissipant la tempête, en chassant la pluie, en dispersant les nuages". Aussi, le soleil physique, l'astre du jour apparut-il toujours aux Égyptiens comme le roi du monde, dispensateur d’une lumière à la fois redoutable et bienfaisante, mais dont tout être, même le plus humble, a équitablement sa part ; forme visible et splendide d’une puissance supérieure à la terre, qui régit notre vie matérielle et morale, gouverne l'univers avec régularité, ordre et justice. La gratitude qui s'élève dans l’âme de tout Égyptien à la vue de son bienfaiteur s’est exprimée avec un bonheur singulier dans la littérature égyptienne, en particulier dans les hymnes au disque solaire, dieu Aton, composés par Aménophis IV-Ikhounaton.
Voici l’un de ces poèmes, qui, rédigé et gravé à la fin de la XVIIIe dynastie, vers 1370, nous a conservé l'accent, les images, la poésie de chants populaires qui remontent certainement beaucoup plus haut dans le passé :


"Tu te lèves bellement, Ô Aton vivant, seigneur de l'éternité ! Tu es rayonnant, tu es beau, tu es fort ! Grand et large est ton amour : tes rayons brillent pour les yeux de toutes tes créatures ; ta figure s’illumine pour faire vivre les cœurs.
Tu as rempli les Deux-Terres de tes amours, Ô beau seigneur qui s'est bâti lui-même, qui crée toute terre et engendre ce qui existe sur celle-ci, les hommes, tous les animaux, tous les arbres qui croissent sur le sol.
Ils vivent quand tu te lèves pour eux, car tu es une mère et un père pour tes créatures. Leurs yeux, quand tu te lèves, regardent vers toi. Les rayons illuminent la terre entière ; tout cœur s’exalte de te voir, quand tu apparais comme leur Seigneur. (Mais), quand tu te reposes dans l'horizon occidental du ciel, ils se couchent, tels que des morts ; leurs têtes sont couvertes, leurs narines bouchées, jusqu’à ce que se (renouvelle) ton resplendissement, au matin, dans l’horizon oriental du ciel.
Alors, leurs bras adorent ton Ka, tu vivifies les cœurs par tes beautés, et l'on vit ! Quand tu donnes tes rayons, toute la terre est en fête ! on chante, on fait de la musique, on crie d’allégresse dans la cour du château de l'Obélisque, ton temple dans Ikhoutaton, la grande place où tu te complais, où te sont offerts vivres et aliments...
C’est toi Aton (le disque solaire), tu vis éternellement... Tu as créé le Ciel lointain pour te lever en lui et voir (d’en haut) tout ce que tu as créé. Tu es (là-haut) tout seul, et (cependant) des millions (d'êtres) vivent par toi, et reçoivent (de toi) des souffles de vie pour leurs narines. À voir tes rayons, toutes les fleurs vivent, elles qui poussent sur le sol et prospèrent par ton apparition ; elles s’enivrent de ta face. Tous les animaux sautent sur leurs pieds ; les oiseaux, qui étaient dans leurs nids, volent joyeusement ; leurs ailes, qui étaient repliées, s'ouvrent pour adorer Aton vivant...
"


Un autre hymme, du même roi, ajoute ceci : 

"Tu crées le Nil dans le monde inférieur, et tu l’amènes (sur terre), où tu veux, pour nourrir les hommes (d'Égypte) ; toi, le Seigneur de la terre."

Ainsi, le Nil lui-même, le créateur de la terre noire, est l’œuvre du Soleil, auteur suprême de l'Univers, qui donne la vie à tout être, à toute chose. Le Nil exige des Égyptiens qu'ils coordonnent leurs efforts : le Soleil leur révèle qu’un pouvoir unique régit le monde."


extrait de Le Nil et la civilisation égyptienne, par Alexandre Moret (1868-1938), égyptologue français, titulaire de la chaire d'égyptologie au Collège de France à partir de 1923, président de la Société française d'égyptologie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et directeur honoraire du musée Guimet.

mardi 16 octobre 2018

"Les Pyramides ont produit sur moi, selon la distance d'où je les contemplais, trois impressions différentes" (Xavier Marmier)

photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890)
"Après une marche d'environ quatre heures, après de longs circuits nécessités par les derniers points de stagnation du fleuve, nous arrivâmes au pied de la colline de sable où s'élèvent les Pyramides. Une vingtaine de Bédouins, les pieds nus, la poitrine nue, accoururent autour de nous pour nous offrir leurs services. Depuis que l'Égypte est devenue si accessible aux étrangers, et que des bateaux à vapeur y convergent de tous les points de l'Europe, il s'est formé autour des Pyramides une industrie toute nouvelle qui s'alimente par la curiosité des voyageurs. Les Arabes qui habitent un village voisin font métier de vendre à tout venant des statuettes en pierre, des scarabées et autres simulacres d'antiquité, la plupart façonnés de leurs propres mains et enfouis quelque temps dans le sol pour leur donner un air plus respectable. Ils en ont des sacoches toutes pleines, et ils jurent leurs grands dieux que tous ces objets sont de la plus parfaite authenticité, qu'ils les ont déterrés eux-mêmes avec une peine extrême dans les cavités des sépulcres, dans les grottes de Sakkarah. (...)
Tout ce trafic de statuettes et toutes ces promenades sur la cime et sous les voûtes sépulcrales sont une grande profanation, je l'avoue, pour l'orgueilleux édifice de Chéops. Que dirait ce tyran de l'Égypte, bon Dieu ! s'il pouvait voir livrée à un tel sacrilège l'œuvre à laquelle il avait sacrifié tant d'années, hélas ! et la vie de tant de milliers d'hommes ? Mais il y a longtemps que la précieuse poussière de Chéops a été dispersée par les vents comme toute poussière humaine, et les petits bénéfices que les Égyptiens retirent aujourd'hui des monuments élevés à tant de frais par lui et par ses imitateurs, sont comme la tardive moisson des sueurs et du sang dont ce pauvre peuple esclave les a jadis arrosés.
Les Pyramides ont produit sur moi, selon la distance d'où je les contemplais, trois impressions différentes. Dans un certain éloignement, au Caire, par exemple, leurs cimes majestueuses, noyées dans les rayons d'or et d'azur du ciel, ont un merveilleux aspect. On ne peut croire que ce soient des édifices humains qui s'élèvent ainsi à l'horizon, on les prendrait plutôt pour des montagnes. À mesure qu'on s'en rapproche, il semble qu'elles se rapetissent, soit par un effet d'optique, soit à cause des collines qui les entourent. Mais lorsqu'on arrive à leur base, elles surprennent plus que jamais le regard et la pensée, et l'on ne peut, sans une sorte de stupéfaction, mesurer de l'œil ces énormes blocs de pierre rangés symétriquement sur un si vaste espace, étagés l'un sur l'autre plus haut que la sommité aérienne de la flèche de Strasbourg, et une fois plus haut que la balustrade du Louvre.
C'est devant celle de Chéops que nous nous sommes d'abord naturellement arrêtés, et je ne puis rendre l'étonnement qu'elle nous causait. Quelle entreprise de géants ! Quelle construction merveilleuse ! Mais aussi quel travail ! Deux années seulement (*) pour bâtir la chaussée destinée au transport des pierres, vingt années ensuite pour édifier la pyramide, cent mille hommes à l'ouvrage, le tout pour préserver un misérable cadavre du contact des vivants et de la morsure des vers ! M. de Chateaubriand a écrit une des belles pages de son Itinéraire pour démontrer que celui qui avait eu la pensée d'ériger un pareil monument était un esprit magnanime. Que le ciel préserve les nations d'une telle magnanimité !
Je n'essaierai point de donner une nouvelle description des Pyramides. Je ne suis ni savant, ni archéologue, et les savants et les archéologues ont assez disserté sur ce sujet. Hérodote a expliqué le moyen probable dont on s'était servi pour élever l'une sur l'autre ces masses de pierre de deux à trois pieds d'épaisseur et de six à sept pieds de longueur, et pour leur donner ensuite à l'extérieur une surface lisse de façon à les rendre inaccessibles. (...)
Quelle autre œuvre d'une utilité immense pour le pays Chéops n'eût-il pas pu faire avec les hommes, l'argent, les matériaux employés à celle-ci ! Mais il ne songeait qu'à se créer, après sa mort, une demeure sans pareille, à illustrer son nom par un édifice unique au monde..."


(*) Bien que l'auteur se réfère ici à Hérodote, il a évidemment confondu "deux" et "dix". 

extrait de Du Rhin au Nil : souvenirs de voyage, Volume 3, par Xavier Marmier (1808-1892), h
omme de lettres, voyageur et traducteur des littératures européennes

Les Égyptiens "cultivaient l'art, ils avaient souci du beau et ils poussaient très loin le soin de l'exécution, mais l’art n’était pas leur seul but" (Eugène Lesbazeilles)

statue de Ramsès II
"Les temples, les palais, les tombeaux gigantesques, n'ont pas suffi aux Égyptiens ; leur génie, épris du grand, n'était pas satisfait ; ils ont osé employer, dans la représentation de l'homme lui-même, des dimensions surhumaines ; ils ont créé la statuaire colossale. L'Égypte était couverte de statues hautes de trente, de cinquante, de soixante pieds. La Rome impériale puisa longtemps dans cette foule de géants de granit pour décorer ses places publiques ; l'Europe y a puisé et y puise pour enrichir ses musées, et le sol égyptien est toujours jonché de débris de colosses.
Il est impossible de se trouver en présence de quelqu'une de ces grandes statues et d’y rester quelque temps sans être pénétré d'une profonde émotion et sans reconnaître bientôt que cette émotion n’est pas due uniquement à la masse énorme qui vous domine et vous écrase : il y a là autre chose qu'une reproduction démesurée de la forme humaine. 
On ne peut nier que les auteurs de ces prodigieuses images, guidés sans doute par leur instinct plutôt que par la réflexion, n'aient du premier coup compris les conditions de l'art spécial qu'ils inventaient. Pour exprimer la grandeur, ils n'ont pas compté uniquement sur l'ampleur des dimensions, sur le volume de la matière ; ils ont trouvé le style qui pouvait le mieux servir leurs intentions et que le goût devait plus tard adopter : ils ont recherché, avec un parti pris qui peut paraître poussé à l'extrême, la simplicité des lignes, l'étendue des surfaces. Ils n’ont pas copié textuellement la nature, ils l'ont interprétée, ils l'ont modifiée en vue de l'effet qu'ils voulaient produire. Les détails qu'ils jugeaient inutiles ou nuisibles, ils les ont supprimés sans ménagement. Ils ont sacrifié les parties à l'ensemble, la variété à l'unité ; ils ont craint de diminuer l'impression en la divisant. L'attitude la plus simple, la plus calme, la plus éloignée du mouvement et de l'action, est celle qu'ils ont donnée à leurs colosses. Ceux-ci sont le plus souvent assis, le buste droit, les jambes rapprochées, les bras collés au corps, les mains posées et allongées sur les genoux. Les os, les muscles, les veines n'apparaissent nulle part, ils ne troublent par aucune saillie, par aucune ombre, la surface unie et claire des membres, dont la forme générale a seule été respectée. Les traits du visage largement accentués, d'une régularité et d’une pureté irréprochables, n'expriment autre chose qu'une placidité impassible ; les yeux ne regardent pas ; le front sans plis, impénétrable, ne laisse rien percer de la pensée intérieure ; un sourire mystérieux se dessine vaguement sur les lèvres closes. Dans les statues debout, l'une des jambes se porte quelquefois en avant, mais c'est une pose et non un mouvement ; les bras sont pendants le long du corps, ou s'ils s’en détachent, c'est pour montrer un attribut symbolique, une croix à anse, une fleur de lotus ; parfois, particulièrement dans les statues de femmes, le bras gauche est chastement replié sur la poitrine, comme pour garder le secret du cœur. Ce style sobre, large et sévère, contribue si bien à l'expression de la grandeur, que même aux statues de dimensions médiocres il prête l'apparence colossale.
Il était inévitable que la recherche constante du même genre d'effet eût pour résultat la monotonie. Tous les colosses égyptiens se ressemblent ; si l’on n'était renseigné d'ailleurs , par des inscriptions, par des légendes, sur les personnages qu'ils représentent, on pourrait croire qu'ils reproduisent tous la même image ; un modèle unique, un type convenu, immuable en dépit de la variété des lieux et de la succession des siècles, paraît s'être imposé à leurs auteurs. Cette uniformité n'était pas, aux yeux des Égyptiens, un inconvénient. Ils cultivaient l'art, ils avaient souci du beau et ils poussaient très loin le soin de l'exécution, mais l’art n’était pas leur seul but. Une pensée supérieure, une conviction religieuse les dominait. La nature de leurs monuments, le témoignage de l'histoire et plusieurs de leurs écrits, qu'on a pu déchiffrer, en font foi. "

extrait de Les colosses anciens et modernes, par Eugène Lesbazeilles (1826-1904), homme de lettres, directeur adjoint de la bibliothèque municipale de Versailles

lundi 15 octobre 2018

Comment l'on voyageait en dahabieh au XIXe siècle, par Ludovic Lepic

photo de Zangaki

"La dahabieh est un bateau de grandeur variable, qui se loue au Caire pour remonter le Nil. À l'avant se tient l'équipage qui couche à la belle étoile, l'autre partie du pont est garnie d'une sorte de maison qui s'élève comme un château d’arrière dans nos anciennes frégates du temps de Louis XIV et dans laquelle se trouvent des chambres, salons, salle à manger, bains, etc… Tout cela n'est pas énorme, sauf le salon, mais on y est suffisamment à l'aise. 
L'équipage se compose de sept jusqu'à vingt-cinq matelots, Berberins ou Nubiens pour la plupart. Un reïss les commande ; un pilote est engagé pour tout le voyage. Parmi les matelots s'en trouve un, plus payé que les autres et qui travaille moins. C'est une sorte de ménestrel, poète et chanteur, qui improvise et récite ou chante le soir après le coucher du soleil ou pendant que l'on rame. Si le concert a lieu le soir sur le pont, les matelots sont assis en rond près de lui, l'accompagnant d'un léger tapotement des mains et d’un tambour : ils marquent leur satisfaction en poussant des ah ! sonores et prolongés, dont l'intensité indique à l'improvisateur son plus ou moins de succès. Cette musique est nasillarde et toujours mineure ; le sujet c'est éternellement l'amour et histoires à l'avenant. Pendant de longs mois passés à bord, j'ai tous les jours entendu des plaintes à une certaine Bahadeh, que notre ménestrel semblait affectionner mais qui à la longue m'agaçait fort.
Le pilote en général est taciturne : il ne quitte pas sa barre, vit sur la terrasse qui surmonte les chambres et que recouvre une grande voile en forme de tente, quand le vent le permet. On lui sert à boire et à manger, sans qu'il bouge, et sa journée se passe à contempler son Nil, ou à commander la manœuvre de la voile. Cette vie contemplative et silencieuse lui fait à bord une existence à part. Le mien causait toute la journée avec le fleuve. "Eh bien, lui disait-il, te voilà de ce côté à présent : quelle est ton idée ? tu veux nous engraver, mais tu ne réussiras pas ; tu sais bien que tu dois couler de l'autre côté : attends quelque temps encore et tu seras bien forcé de grandir et de nous laisser passer où nous voudrons, etc..." Quand venait la nuit, il s’adressait à la lune ou aux étoiles, mais dans ce cas il parlait bien bas et on l'entendait à peine. Quant au reïss, c'est un monsieur qui ne fraye guère avec ses matelots. La cuisine est faite à l'avant, près du mât, dans une petite cabine, et c'est sur le dessus que le reïss se tient accroupi, regardant vers l’étrave et commandant la manœuvre. Au mât sont accrochés un ou plusieurs oignons pour corriger le mauvais œil, ou parfois même une peau d'épervier. Dans ce dernier cas, on retrouve la tradition remontant aux époques pharaoniques, pendant lesquelles l'épervier était considéré comme un porte-bonheur.
Il y a tous les métiers à bord : tailleurs, blanchisseurs, repasseurs, menuisiers, cordonniers, etc. car une fois en route, impossible de rien se procurer. Notre blanchisseur était un Nubien noir comme l'ébène, avec une tête superbe. Quand il repassait, en plein soleil, vêtu d'une robe bien blanche, entouré de ses linges d'une propreté éblouissante, il faisait le plus étrange tableau du monde.
Quant à la vie du bord, elle est assez monotone, et il faut s'occuper, sans quoi, à la longue, l'ennui ne tarderait pas à faire son apparition. Le soir seulement, on respire la fraîcheur du fleuve sur le rouf, qui est toujours garni de bons tapis et de divans confortables ; quand la chaleur le permet, on y passe sa journée en regardant les aspects si pittoresques des rives, et on mange ; mais c'est la nuit surtout, par ces nuits admirables de l'Égypte, que l'on s'y tient et souvent la conversation s'y prolonge fort avant dans la soirée."



extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français
 

L'île de Rhoda et la "fameuse eau du Nil", par Paul Lenoir

île de Rhoda, par Robert George Talbot Kelly
"L'île de Roudah, que nous visitâmes en détail à notre retour du Fayoum, est l’un des sites les plus charmants du Caire, et ce serait retarder trop longtemps notre voyage dans la moyenne Égypte que d’en faire ici une description prématurée.
L’extrémité de cette île, qui sépare le Nil en deux immenses bras, semble ralentir le courant impétueux du fleuve en en divisant les efforts. C’est pour cela sans doute que ce point fut choisi de préférence pour effectuer cet important passage.
C'est là le rendez-vous des bateaux de transport qui pour le commerce et la circulation relient les deux rives. Canges, dahabiéhs, petits bateaux de toute forme et de toute longueur, présentent en cet endroit l'assemblage d'une flottille des plus bariolées. Soit que le vent favorable permette de déployer les gracieuses voilures de cette forêt de vergues élancées, soit que le calme absolu de l'atmosphère fasse recourir aux rames colossales et aux rameurs de profession, ce point du Nil et du Caire forme le tableau de la plus vivante animation maritime. Rarement un choc ou une rencontre vient déranger ou attrister le tableau. Comme de véritables poissons , petits et grands bateaux se croisent indifféremment avec une égale rapidité, et rappellent l'habileté de nos voitures parisiennes au plus fort d’un encombrement. (...)
J‘étais déjà venu plusieurs fois en cet endroit, j’en avais fait deux études avec soin ; mais je n'avais jamais été aussi vivement frappé de la coloration jaune du fleuve. Le sable que le Nil roule constamment en est la cause, et le courant étant plus fort ce jour-là, nous naviguions sur une véritable crème vanille. La couleur gros Nil est, en Égypte, aussi spéciale et aussi connue que notre jaune Isabelle.
Nous passâmes sous la pointe extrême de l'île en côtoyant les murs énormes qui soutiennent le nilomètre. (...)
Nous venions de dépasser les derniers bancs de sable qui s'adossent à l'île, pour nous trouver au beau milieu du fleuve. Un spectacle unique s'offrait à nous, et le poétique balancement de notre barque complétait l’impression féerique de ce véritable rêve.
Il était environ neuf heures du matin ; le soleil miroitait sur chacune des vagues qui faisaient du Nil une véritable mer agitée, et la coloration jaune de l'eau rappelait les fleuves d’or des contes chinois. À notre droite, nous laissions l'île de Roudah se détachant tout entière sur le fleuve, car notre position nous permettait de la voir en enfilade et dans toute sa longueur. De ses rives et par-dessus les murs de ses jardins, des palmiers d'une incroyable hauteur semblaient s’élancer au-dessus du Nil comme d'interminables fusées. Derrière nous se groupaient les mille et un petits navires, barques et batelets, que nous avions trouvés sur la rive gauche ; cette forêt de vergues, ces voiles blanches pour la plupart, les étoffes aux couleurs variées qui sont généralement étendues au-dessus du pont pour abriter l’équipage des ardeurs du soleil, tout cela se mêlait agréablement au miroitement de l'eau.
Le panorama du Caire d’un côté, l’imposante ligne du désert et des Pyramides de l'autre, l'Égypte tout entière se montrait à nous dans ce qu’elle a de plus extraordinairement beau.
Par un sentiment de religieuse dévotion, je ne pus résister à l'envie de boire de cette fameuse eau du Nil, et profitant de l‘agitation des flots, je n'eus qu'à me pencher légèrement en dehors de la barque pour avaler une de ces gorgées d'eau historique que l'on n’oublie jamais."


extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérome, par Paul Marie Lenoir
(1843-1881), artiste français

dimanche 14 octobre 2018

Le Nil : "un caractère saisissant d’immobile majesté ou de grâce fugitive" (Gabriel Thomas)

photo : Marc Chartier
"Cette vallée qui tantôt se resserre au point de ne laisser place qu'au fleuve, large ailleurs de plusieurs lieues, c’est toute l'Égypte. Les terres que les crues périodiques recouvrent ou du moins arrosent à l'aide des canaux, sont d’une fertilité proverbiale : où s'arrête le dépôt limoneux, s'arrête la culture et subitement le désert surgit. Par des retours offensifs il avance ses dunes, il franchit les anfractuosités rocheuses, précipite ses torrents de sable et cherche à déployer son linceul sur la plaine verdoyante.
Ainsi une lutte sans trêve se poursuit entre ce bon et ce mauvais génie ; selon que le Nil ou le désert l'emporte, les paysages d'Égypte offrent l'aspect de la vie ou de la mort. Les fortunes contraires de ce combat, le caprice des crues, les grands circuits du fleuve qui déplacent les horizons et surtout les jeux imprévus d'une incomparable lumière ajoutent à la grâce et à la variété du spectacle.
Aussi, malgré l’apparente uniformité de cette vallée, longue, du Caire à Philé, de plus de neuf cents kilomètres, la navigation du Nil a-t-elle je ne sais quel charme qui vous gagne et peu à peu vous envahit tout entier. Cette impression peut être lente à venir ; elle se dégage dans la Haute-Égvpte, où s'épanouit une végétation déjà presque tropicale, où l’on voit rapprochés les types les plus divers, grâce à la douceur du climat, au voisinage immédiat de la Nubie, des oasis, de la côte arabique.
En même temps, les deux chaînes parallèles multiplient en se resserrant et accentuent leurs reliefs.

Les éléments de ce paysage sont d'une extrême simplicité. Mais la régularité toute architecturale des grandes lignes, la nudité de ces montagnes où ne subsiste aucun principe de végétation, montagnes sillonnées, calcinées, dévorées par les rayons ardents ; l'aspect rigide de cette nature minérale que le soleil, selon les heures du jour et du crépuscule, pare des colorations les plus éclatantes ou les plus délicates ; les profils de ces roches inabordables, les perspectives des sommets ravinés qui se prolongent et se renouvellent, tous ces traits donnent tour à tour à la vallée du Nil un caractère saisissant d’immobile majesté ou de grâce fugitive."
 
extrait de "En Égypte", par Gabriel Thomas, substitut du procureur général de Nancy, dans Mémoires de l'Académie de Stanislas (Nancy), 1893