samedi 20 octobre 2018

"L'imagination fatiguée de calcul ne garde plus que l'idée d'immensité" (Jan Potocki, devant les pyramides de Guizeh)

les pyramides, par Luigi Mayer, 1801
"J'avais aperçu pour la première fois les pyramides lorsque, remontant de Rosette au Caire, j'eus atteint la pointe du Delta. J'en étais à dix lieues, et elles m'avaient paru comme des montagnes, dont la couleur bleuâtre annonçait une grande élévation. Je les avais perdues de vue en me rapprochant du Caire, et je ne les retrouvai plus que vers Gizeh. La distance de ce village aux pyramides est de trois lieues, et paraît à peine de six cents pas.
Je distinguais parfaitement leurs différentes assises, et jusqu'aux séparations des pierres, qui ne me paraissaient alors que de la grandeur de nos briques, et mes yeux mesurant la hauteur de ces monuments sur cette fausse échelle n'y trouvèrent plus rien de merveilleux. La même chose m'était arrivée à Saint-Pierre de Rome, et doit arriver nécessairement à la vue de tout édifice lorsque la parfaite proportion de ses parties ne laisse pas d'objet de comparaison qui puisse faire juger de la grandeur de leur ensemble. Pour juger donc de celle des pyramides, il faut aller jusqu'à leur base ; alors le sommet disparaît peu à peu, et l'on ne voit plus que l'entassement des blocs énormes dont on avait d'abord si mal jugé. Alors si l'on veut porter la clarté du calcul sur le témoignage rectifié de ses sens, on trouve que le nombre de ces blocs se monte à plus de trois cent trente-quatre mille trois cent soixante-sept, qui font une solidité de soixante-deux millions trois cent neuf mille six cents pieds cubes.
Alors que l'on s'éloigne autant que l'on voudra, l'imagination fatiguée de calcul ne garde plus que l'idée d'immensité et la conserve toujours.
Les Arabes, qui savent que les voyageurs sont curieux de graver leurs noms à l'entrée de la pyramide, sont venus m'apporter un ciseau ; je m'en suis servi pour y faire placer ce vers du Poème des Jardins : "Leur masse indestructible a fatigué le temps."
Et quels monuments ont mieux mérité une telle inscription ? Trente siècles en ont à peine ébréché quelques saillies. Les tremblements de terre n'en ont pas déjoint une assise. L'angle de leur inclinaison fait servir à leur stabilité cette même force de gravité qui détruit tous les monuments des hommes. Les efforts réunis de toute la population actuelle de l'Égypte ne suffiraient plus pour les égaliser au sol qui les supporte ; et qui sait si la Nature elle-même, jalouse de voir les ouvrages de l'Art atteindre à la durée des siens, aurait des moyens pour les anéantir ?
Telle est l'impression que m'a faite la vue des pyramides. Vous trouverez peut-être qu'elle tient de l'enthousiasme, et j'en conviendrai sans peine. Mais quelle est l'âme assez inaccessible à l'admiration pour pouvoir toujours se défendre de ce sentiment exalté ? Et peut-il jamais être plus excusable ? Je sens cependant que la plume du voyageur, descriptive comme son crayon, ne doit pas aller au-delà de ce qu'il voit, et je m'empresse de faire reprendre à la mienne le caractère qui lui convient.
La grande pyramide était entourée de plusieurs petites, dont les bases subsistent encore. On y reconnaît aisément la situation de celle qu'Hérodote dit avoir été bâtie par la fille de Chéops, aux frais de ses amants, qui payaient chacune de ses faveurs d'un bloc de pierre d'Éthiopie. Cette pyramide n'avait, selon notre auteur, qu'un phletre de base, c'est-à-dire soixante-sept pieds et demi ; elle était donc beaucoup plus petite que celle dont nous venons de parler. Mais je me suis convaincu que c'était parce que les pierres en étaient moindres, et non pas parce qu'il y en avait moins. Cependant, ne prenant que la moitié du nombre marqué ci-dessus, nous aurons cent soixante-sept mille trois cent quatre-vingt-trois faveurs, somme qui, pour une jeune princesse, paraîtra toujours assez considérable.
À trois cents pas des pyramides se voit la statue colossale du Sphinx, ou plutôt la tête de cette statue, car tout le reste est enseveli sous le sable. Cette tête est si grosse que toute ma petite caravane s'était mise à l'abri sous son menton, et s'y trouvait fort à l'aise.
J'aurais beaucoup désiré pouvoir monter au sommet de la plus haute des pyramides, d'où j'aurais vu toute l'Égypte étendue à mes pieds comme sur une carte géographique. La chose n'est pas fort difficile, mais mes forces ne m'ont pas permis de l'entreprendre. J'ai eu même assez de peine à en parcourir l'intérieur, pour parvenir jusqu'au tombeau du Pharaon."


extrait de Voyage en Turquie et en Égypte, fait en l'année 1784, par Jan Nepomucen Potocki (Jean Potocki) (1761-1815), grand voyageur, savant et écrivain polonais, de langue française

vendredi 19 octobre 2018

Thèbes la nuit, par Maurice Pillet

photo : pxhere.com/
"Auprès d'une double rangée de béliers géants, mutilés et impassibles, deux montagnes de pierre s'élèvent dans la nuit bleue semée d étoiles ; cette nuit d'Égypte, transparente et froide où les contours s estompent et fuient. Elles montent, montent si haut que l'œil à peine les peut suivre dans la pénombre lointaine.
Une gorge étroite coupe leurs massifs et s'enfonce dans la nuit : un parvis est là, jonché de blocs énormes, colonnes massives, lourds bandeaux de pierre, au milieu d’un écroulement de rochers.

La demeure du grand dieu de Thèbes sommeille sous son linceul de ruines, dans l'obscurité des millénaires écoulés, amas formidable de pierres et de granits auxquels des millions d'hommes ont peiné sous l'ardent soleil durant vingt siècles. Sur les grands murs, un rayon clair vient se poser ; la lune à l'horizon paraît, plaquant des ombres mortes sur le sol bouleversé.
Le parvis est immense et immenses sont les ruines entassées : aux flancs des murailles, des collines de terre s’accrochent, les colonnades se dessinent, grandioses ; un fût isolé et gigantesque s'élance vers de ciel.
La noire muraille devant nous forme une barrière haute comme une falaise et dans son ombre un pharaon veille, coiffé de l'antique tiare des premiers rois. Toute une file de colosses apparaît maintenant à droite, Osiris géants, enveloppés dans leurs suaires, le fouet et la crosse du pasteur en mains, ils s’alignent autour d’une étroite cour. L'astre les éclaire, agrandit l'orbite de leurs regards ou les mutilations de leurs faces : ils veillent eux aussi sur un sanctuaire dont l'ombre voisine se creuse au milieu des colonnades.

Auprès d'un pharaon, gardien géant de murs prodigieux, un passage s'ouvre dans la muraille, prolongé par une forêt de puissantes colonnes, dont le sommet s'épanouit en larges corolles, disques immenses et opaques qui roulent dans la nuit étoilée.
La forêt s'épaissit encore autour de l'allée cyclopéenne, à peine peut-on circuler dans l'ombre des fûts plus gros que des tours. Des raies de lumière s'y jouent, montrant les divinités d'allures hiératiques, face à face, s’interpellant silencieusement à travers les siècles et les hiéroglyphes mystérieux courent en longs bandeaux sur les pierres énormes ; ils grimpent jusqu'au plus haut des colonnes, couvrent les chapiteaux aux linteaux formidables, suspendus dans l'azur bleuâtre.
Perspectives de géants dont la base naît de la nuit et se perd dans les étoiles, qui donc vous créa en puissance et en beauté ? Les dieux d'autrefois étaient-ils donc ce que racontent les légendes, Titans renversant des montagnes pour construire leurs demeures ? 
L'homme ici n'avance plus qu'avec crainte et dans l’hypostyle abandonnée de l'asile divin, le cœur se serre, l’effroi saisit.
Échapper à cette angoisse est impossible : au sortir de l'ombre immense, le chaos des ruines se poursuit, gigantesque sous le froid éclairage lunaire, dominé par des aiguilles monolithes qui jaillissent de l'amoncellement des constructions effondrées.
Géants parmi les ruines géantes, les obélisques montent dans le ciel : le plus éloigné, le plus formidable aussi, sur sa base robuste surpasse encore les colonnes massives de l’hypostyle. Son dur granit, teinté de violet sous les rayons de la lune, s'éclaire de reflets argentés et sa pointe, si loin perdue là-haut, brille et s'illumine.

Quelques dieux, oubliés sans doute, veillent encore çà ou là, un sourire éclairant leur face auguste et impassible ; d'autres personnages trônent à l'ombre des grands murs, la main tenant le sceptre ou tendue vers le papyrus posé sur leurs genoux, prêts à enregistrer la parole divine qu'ils attendent depuis des siècles.
Après avoir dépassé un réduit obscur et vide, situé au cœur du temple, voici que s'ouvre devant nous une esplanade à peine semée de quelques blocs épars, avec, au fond, des colonnades encore et des amas de pierres des murs en ruines, des statues mutilées.

Au hasard des pas, en franchissant ces éboulis, une masse d’eau brillante et miroitante éclaire une vaste étendue déserte d'herbes et d’arbrisseaux. De grands murs s’échelonnent, jalonnant une autre avenue géante où veillent des colosses encore. Debout, sortant de l'ombre et prêts marcher ou assis sur leurs trônes de pierre, le regard fixé au loin, contemplant les choses d’éternité, depuis des siècles et des siècles, ils sont là silencieux et immobiles, dédaigneux des civilisations qui passent et s’écroulent à leurs pieds.
Dans la nuit bleuâtre, une longue plainte retentit parmi les ruines, l'aile de l'oiseau nocturne glisse dans bruit et l’écho répète son appel. L'air frémit un instant, puis le silence à nouveau retombe sur la demeure du dieu antique chargée de siècles sans nombre."



extrait de Thèbes - Karnak et Louxor, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak

"C'est à leurs idées sur la mort que les Égyptiens doivent le caractère si personnel et les progrès si rapides de leur sculpture" (Roger Peyre)



 
triade de Mykérinos (musée du Caire)


"La sculpture est aussi vieille en Égypte que l'architecture. Dès les premiers temps, peut-être avant Ménès, était taillé dans le roc l'immense sphinx qui, à moitié enfoui dans le sable, semble encore garder la sépulture des Pharaons ; le Louvre possède les statues d’un fonctionnaire nommé Lepa et de ses deux fils, à peu près contemporaines de la pyramide de Sakkarah, et qui témoignent déjà d’un art plein de vie. 
Dès la IV° dynastie, la sculpture égyptienne compte des œuvres que l'on peut ranger parmi les plus remarquables qu'elle ait produites, et que les Grecs seuls sauront dépasser. C'est encore à leurs idées sur la mort que les Égyptiens doivent le caractère si personnel et les progrès si rapides de leur sculpture. Ils leur doivent aussi la variété des sujets représentés dans leurs bas-reliefs et dans leurs peintures, qui reproduisent toutes les scènes de la vie usuelle, dans toutes les professions.
En effet, les anciens Égyptiens croyaient que le mort continuait à subsister comme une espèce d'ombre, comme un double de l'être vivant. Ce double avait besoin d’une forme matérielle sur laquelle il pût s'appuyer ; de là le soin qu’on prenait de donner au cadavre la plus grande durée possible, par l'embaumement ; pour mieux assurer ce résultat et obvier à la disparition possible de la momie, on plaçait dans la tombe, autant que le permettait la fortune de la famille, des représentations plastiques plus ou moins exactes du défunt, et des statuettes qui devaient tenir lieu des domestiques destinés à son service. C’est pour cela également que l'on voit, dans les tombes égyptiennes, tant de peintures et de bas-reliefs représentant des aliments, des scènes de la vie de chaque jour ; on prononçait au moment de l'ensevelissement des incantations magiques qu’on croyait capables de donner une certaine vie à ces représentations, car le double revenait habiter la tombe et avait des besoins analogues à ceux des êtres vivants.

Aussi les sculptures égyptiennes, surtout dans les premiers temps, témoignent d’un sentiment très vif de la nature : les têtes sont variées et expressives, ce sont des portraits ; les formes, quoique les détails soient volontairement éliminés, sont justes. C'est ainsi que les artistes de Memphis et de Thèbes savaient dégager avec une précision remarquable, même dans leurs bas-reliefs les plus simples, les traits caractéristiques du visage, du corps, du costume des divers peuples, de manière à rendre parfaitement reconnaissables leur race et leur pays.
On peut reprocher à leurs statues l’uniformité des poses, la raideur, la symétrie exagérée des membres ; mais cela tient en partie à ce que les Égyptiens n'avaient à leur disposition que des matières ou trop tendres ou trop dures, sinon des instruments imparfaits ; et la sculpture égyptienne nous donne ainsi un exemple frappant de l'influence des moyens d'exécution et des éléments employés sur le génie des artistes. Car ce n'était pas l'inexpérience ou l'esprit de système qui, par exemple, attachait au torse les bras de leurs statues ; ce qui le prouve, c’est qu'il n’en est pas ainsi dans leurs œuvres de petites dimensions et dans les statues en bois. Mais les grands arbres sont rares en Égypte."

extrait de Histoire générale des Beaux-Arts, 1898, par Roger Peyre (1848-1923), professeur agrégé d’histoire et de géographie au lycée Charlemagne, critique et historien d’art

Les différentes façons de voyager en Égypte, par Louis Pascal

photo datée de 1898 - auteur non mentionné
"Il y a différentes façons de voyager. En général, le touriste arrive en Égypte avec des idées préconçues ; il a lu certains ouvrages, il s'est pénétré des idées qu'il y a trouvées, il s'est créé un pays fantastique ; puis l'imagination a brodé là-dessus, a revêtu de brillantes couleurs les sites décrits dans les livres ; en agissant ainsi, on se prépare bien des désillusions et l'on risque de gâter son voyage ; ou bien on se berce de l'idée qu'on exécutera une excursion en Orient aussi facilement qu'un voyage en Europe ; on rêve de trouver en Égypte le confortable des pays civilisés : des hôtels dans toutes les villes, des lieux de plaisirs, enfin la vie et l'animation là où ne règne que la monotonie.
Pour le voyageur qui a parcouru avec toutes ses aises la Suisse et l'Italie, un voyage en Égypte se présente sous l'aspect d'une série d'excursions faites sous un ciel toujours bleu, à l'ombre de forêts de palmiers ; au milieu de peuplades aux mœurs empreintes d'un caractère original qui donne du piquant au paysage. Amère déception, quand il a vu de près le peuple qu'il avait rêvé (...)

Alors, passant d'un extrême à l'autre, il n'aspire qu'à quitter cette terre mensongère ; les beaux rêves s'évanouissent, et il prend presque en haine l'objet de son amour passé : pour lui, ce ciel d'une pureté lumineuse a perdu son mérite ; ces bruits étranges et mystérieux du soir cessent de toucher son cœur, et les monuments mêmes perdent à ses yeux le caractère sacré qu'il leur avait prêté ; ce soleil qu'il avait rêvé, ces antiquités qu'il brûlait de contempler, ce peuple au milieu duquel il voulait vivre, ne lui inspirent plus que du dégoût : il veut s'en éloigner à tout prix, son voyage est manqué.
D'autres voyageurs, au contraire, se passionnent avec une facilité désespérante. Enthousiastes de la couleur locale, ils poussent son amour jusqu'à l'exagération ; pour eux l'Égypte est tout : "Qui n'a pas vu l'Égypte est indigne de vivre !" Ils tombent en extase devant la moindre pierre et s'inclinent respectueusement devant un hiéroglyphe. Dieu vous préserve d'un semblable compagnon de voyage ! À chaque instant il vous assassinera d'observations banales, il voudra vous imposer ses idées, vous reprochera votre froideur et votre absence de goût, enfin deviendra pour vous un importun moustique, qui vous harcèlera de ses piqûres et gâtera le charme de votre voyage.
Il ne sait pas un mot de turc ou d'arabe, et s'empresse d'adopter le costume du pays, espérant sans
doute qu'avec la robe et les babouches, il s'assimilera la langue ; il se modèle sur les gens du pays, imite leurs coutumes, et, malgré la gêne qu'il éprouve, il ne veut plus que s'accroupir ; non content du chibouk, il lui faudra le narguileh, dût-il s'époumoner à le fumer ; un peu plus il renoncerait à toutes les coutumes d'Europe pour n'être qu'un musulman mauvais teint, raillé de ceux qu'il veut imiter, insupportable à ses compatriotes.
Dieu merci ! je n'appartiens ni à l'une ni à l'autre classe de ces voyageurs : j'avais peut-être, en arrivant en Égypte, des illusions que je n'ai plus ; mais, à mon avis, elle ne mérite ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
Au demeurant, je ne croyais pas trouver la terre promise et je ne regretterai pas les fatigues que j'ai éprouvées pour visiter les belles choses que j'ai vues." 



extrait de La Cange : voyage en Égypte, 1861, par Louis Pascal

jeudi 18 octobre 2018

Une règle que l'on doit suivre dans toute l'Égypte : "Ne jamais faire creuser au pied de quelque antiquité, ni rompre aucun morceau de pierre de quelque monument que ce soit" (Frédéric Louis Norden)

 
"Description de l'Égypte" : l'une des Aiguilles de Cléopâtre à Alexandrie, dessin de 1798
"J'ajouterai une règle que l'on doit déjà suivre à Alexandrie, et qui doit être exactement observée dans toute l'Égypte, c'est de ne jamais faire creuser au pied de quelque antiquité, ni rompre aucun morceau de pierre de quelque monument que ce soit. Il faut se contenter de voir ce qui est exposé à la vue, et les endroits où l'on peut grimper ou auxquels on peut parvenir en rampant. 
Quelque plaisir qu'il pût y avoir à considérer un monument antique dans son entier, il faut y renoncer ; les suites en seraient trop dangereuses. Un consul de France essaya de faire creuser auprès de l'obélisque de Cléopâtre à Alexandrie afin d'en avoir les justes dimensions. Il avait eu soin d'en demander la permission, qu'il n'avait obtenue qu'avec bien de la difficulté. Malgré cela il ne lui fut pas possible de venir à bout de son dessein ; à mesure qu'il faisait creuser le jour, on fermait la nuit le trou qu'il avait fait faire. 
Cette opposition opiniâtre vient de ce que tout le peuple, tant grands que petits, est persuadé que tous les monuments antiques renferment quelques trésors cachés. Ils ne sauraient s'imaginer qu'une pure curiosité engage les Européens à passer en Égypte uniquement pour y creuser la terre : au contraire ils sont si persuadés de notre avarice qu'ils ne nous permettent point de fouiller nulle part. Si on s'avise de le faire en cachette, et qu'ils viennent à s'en apercevoir, ils nous regardent comme des voleurs ; ils soutiennent qu'on s'est emparé du trésor qu'ils supposent être dans cet endroit ; et, afin d'avoir meilleure prise sur ceux qui ont fouillé la terre, ils font monter ce prétendu trésor à un prix excessif.
Il semble que les grands du pays, infatués de cette opinion, ne devraient jamais cesser de fouiller dans la terre et de détruire tous les restes d'antiquités. C'est en effet à quoi plusieurs d'entre eux se sont appliqués, et divers précieux restes de monuments antiques sont péris par-là. Mais comme ils n'ont rien trouvé, ils se sont à la fin lassés de la dépense. Ils ne se sont pas pour cela défaits de leur folle imagination ; au contraire ils y ont joint une autre idée encore plus insensée, en supposant que tous ces trésors sont enchantés, qu'à mesure qu'on en approche ils s'enfoncent de plus en plus dans la terre, et qu'il n'y a que les Francs qui soient capables de lever ces charmes ; car ils passent généralement en Égypte pour être de grands magiciens. 
Une autre raison encore a détourné de ces sortes de recherches. Deux de ceux qui s'étaient rendus fameux par cette entreprise de creuser la terre pour y chercher des trésors tombèrent entre les mains de leurs supérieurs, qui ne les épargnèrent pas, et ne voulurent jamais croire que ces hommes-là n'avaient rien découvert. Ils les accusèrent d'avoir trouvé des trésors, et de le nier pour ne les pas partager avec eux. On leur faisait tous les jours de nouvelles avanies sous des prétextes frivoles ; et enfin on leur fit payer les profits d'une recherche dont ils n'avaient jamais tiré aucun avantage. Ce qui se trouve d'antiquités à Alexandrie, tant en médailles qu'en pierres gravées et en autres choses semblables, se découvre, comme je l'ai déjà remarqué ci-dessus, sans creuser et seulement quand les terres sont lavées par la pluie. Si dans quelques occasions on remue la terre, on le fait sous d'autres prétextes, comme pour tirer des pierres quand on veut bâtir, etc. ; mais cela se fait sans toucher en aucune façon à ces pièces antiques qui sont debout (...)."



extrait de Voyage d'Égypte et de Nubie, par Frédéric Louis Norden (1708-1742), voyageur danois, "capitaine des vaisseaux du roi"

"Il n'y a guère de pays où la terre ait un plus grand besoin de culture qu'en Égypte" (Frédéric Louis Norden)


"J'observerai que, comme il ne pleut que rarement en Égypte, l'auteur de la nature a disposé si sagement les choses, que ce manque de pluie est heureusement remplacé par l'inondation régulière qui s'y fait, et qui y revient tous les ans. Rien n'est plus connu que cette inondation, mais aussi rien sur quoi on se méprenne davantage que sur la manière dont elle se fait, et sur la façon dont on cultive après cela la terre. Les auteurs qui ont entrepris de donner des descriptions de l'Égypte ont cru ces deux articles si généralement connus qu'ils ne sont presque entrés dans aucunes particularités : contents d'avoir dit que la fertilité du pays dérive uniquement de cette inondation annuelle du Nil, ils s'en sont tenus là ; et ce silence a donné occasion de croire que l'Égypte est un paradis terrestre où on n'a besoin ni de labourer la terre ni de la semer, tout étant produit comme de soi-même après l'écoulement des eaux du Nil. On s'y trompe bien ; et j'oserais avancer, sur ce que j'en ai vu de mes propres yeux, qu'il n'y a guère de pays où la terre ait un plus grand besoin de culture qu'en Égypte. C'est la raison qui m'a engagé à donner dans mes dessins, non seulement les diverses machines hydrauliques dont on se sert pour arroser la terre, mais encore le dessin d'une charrue dont on est obligé de faire usage pour labourer les terres aux environs de Gamase (Ghamâzah), dans la haute Égypte.
À la vérité dans le Delta, qui est plus fréquenté et plus cultivé, la mécanique y devient un peu plus facile que quand on remonte plus haut. On s'y sert, pour élever l'eau, de divers moulins qui la répandent dans une infinité de canaux, qu'on appelle communément en français canaux d'arrosage. Outre cela le Delta a encore un avantage du côté de la nature, c'est que le terrain s'y trouve plus bas et peut d'autant mieux être inondé. Au-dessus du Caire on se sert quelquefois de vases de cuir peur verser l'eau dans les canaux. On y fait aussi un grand usage de roues à chapelets que des bœufs font mouvoir ; et quoique ces machines ne soient pas absolument de la meilleure construction, elles sont néanmoins capables de fournir l'eau dont on a besoin pour arroser la terre. (...) J'ai principalement observé ces deux manières d'arroser les terres, depuis le Caire jusqu'à Derri. Tout cela ne serait pas encore suffisant. La sécheresse est si grande que le terrain n'a pas seulement besoin d'une inondation générale, il demande encore que, quand les eaux du Nil commencent à baisser, on ne les laisse pas s'écouler trop promptement, il faut donner le temps aux terres de s'en imbiber et de s'en abreuver. Cette nécessité a depuis longtemps fait chercher les moyens de pouvoir retenir l'eau et de la conserver pour l'arrosement des terres. Les anciens y avaient réussi à merveille, et de leur temps on voyait tout le terrain dans une beauté florissante jusqu'au pied des montagnes : mais le cours du temps et les diverses désolations dont le royaume a été affligé ont tout fait tomber dans une telle décadence que, si une extrême nécessité n'obligeait les Arabes à travailler, dans moins d'un siècle l'Égypte se trouverait réduite à un aussi triste état que la petite Barbarie, au voisinage des cataractes, où on ne laboure et ne cultive guère que l'espace de vingt à trente pas de terrain au bord du fleuve. Ces moyens consistent en des digues et en des calischs (khalidje) ou canaux, que l'on coupe ou creuse dans les endroits où le bord du Nil est bas. On les conduit jusqu'aux montagnes, au travers des provinces entières ; de sorte que, quand le Nil croît, ses eaux entrent dans ces calischs (khalidje), qui les introduisent au dedans du pays à proportion de la hauteur du fleuve. Quand il est crû à son point et qu'il a répandu ses eaux sur la surface de la terre, c'est alors qu'on pense à les retenir durant quelque temps afin que les terres aient le loisir de s'abreuver suffisamment. Pour cet effet on pratique des digues appelées gisser (djisr), qui empêchent que l'eau ne s'écoule, et l'arrêtent autant de temps qu'on le juge à propos. Enfin, quand la terre est assez arrosée, on coupe le gisser (djisr) pour faciliter l'écoulement des eaux.
Tout le bonheur et le bien d'une province dépendent de la bonne direction des calischs (khalidje): mais comme un chacun cherche à en tirer du profit, jusques-là que le bey de Gize (Djyzah) en retire actuellement plus de 5oo bourses par an, les calischs (khalidje) tombent çà et là dans une grande décadence, ce qui est cause que la fertilité de la terre diminue à proportion."


extrait de Voyage d'Égypte et de Nubie, par Frédéric Louis Norden (1708-1742), voyageur danois, "capitaine des vaisseaux du roi"

Au programme des festivités à l'occasion de l'inauguration du Canal de Suez : une "Promenade à Ismaïlia", par Gustave Nicole et Édouard Riou

aquarelle de Riou
 Promenade à Ismaïlia

"Le lendemain dès huit heures du matin, l’Impératrice monte à cheval, escortée d’une élégante cavalcade, elle s’élance dans la direction d’El-Guisr. Le prince Hussein-Pacha suit en voiture. Après avoir visité le seuil et le chalet du vice -roi, elle redescend vers Ismaïlia ; mais, cette fois, bravant une fatigue inconnue, elle est à dos de dromadaire. La bête, son long cou tendu vers le sol, fend l’air avec rapidité, laissant à peine aux Bédouins épars le temps d’admirer au passage l’étrange et charmante amazone. 
Vers deux heures, l’empereur d’Autriche, le prince et la princesse des Pays-Bas mettent pied à terre à leur tour et rejoignent l’Impératrice au nouveau palais du khédive. Une foule immense d’étrangers et d’indigènes se presse aux abords du palais. 
Au moment où les augustes personnages prennent place dans les voitures de la cour pour faire une promenade dans la ville, les cheiks exécutent une fantasia. Montés sur leurs chevaux ou juchés sur leurs méharis, les hardis enfants du désert font galoper et bondir sous eux leurs bêtes, les précipitent en avant, les enlèvent et d’un frein nerveux les rejettent brusquement en arrière, sur les jarrets. Cependant les longues lances garnies d’une houppe de crin, les luisantes carabines se croisent et s’entre-choquent. Bientôt la poudre parle, et la bande, excitée par ce bruit et cette odeur, se rue, se déchaîne en ardents tourbillons, poussant des cris farouches et soulevant le sable alentour. 
Mais les équipages s’ébranlent, l’empereur François-Joseph et l’impératrice Eugénie sont en avant, dans une calèche à quatre chevaux attelée à la Daumont. Le prince de Prusse et la princesse des Pays-Bas suivent dans une voiture semblable. Le prince Murat vient ensuite dans un panier qu’il conduit lui-même, et après lui, diverses calèches où se trouvent les dames d’honneur de l’Impératrice et de la princesse des Pays-Bas. À quelques pas de la voiture des souverains, le khédive, dans un élégant panier, conduit lui-même un superbe attelage de deux chevaux gris tarbes. Des piqueurs précèdent le rapide cortège, qu escorte un détachement des cavas du khédive."


extrait de Voyage des souverains :
Inauguration du Canal de Suez, texte par Gustave Nicole (1835-18..?) ; aquarelles d'après nature et portraits par Édouard Riou, peintre de Son Altesse le Khédive, 1870